Macron 2, moi le 1er
Introduction
Philippe Meyer (PM) :
Emmanuel Macron, a annoncé, lundi 13 avril, la prolongation d’un mois du confinement en France. Il a esquissé la levée progressive des restrictions et une réouverture des écoles à compter du 11 mai. Cette allocution a été suivie par 36,7 millions de téléspectateurs, soit une part d’audience globale de 94,4 % « un record absolu », selon Médiamétrie. S’il a tracé des perspectives pour le déconfinement, le chef de l’État a aussi maintenu quelques incertitudes sur sa mise en œuvre, laissant le gouvernement assurer, dès mardi, un service après-vente ardu, appelé à être poursuivi avec la présentation « d’ici quinze jours » d’un « plan de l’après-11 mai ».
Plusieurs ministres ont temporisé, préférant parler du 11 mai comme d'un « objectif » et non d'une date officielle de déconfinement. Pour le ministre de l'Intérieur Christophe Castaner « ce qu'a annoncé le président, ce n'est pas le déconfinement le 11 mai, c'est le confinement jusqu'au 11 mai. Il y a des conditions pour que nous puissions déconfiner le 11 mai. C'est un objectif, pas une certitude ». Alors qu'Emmanuel Macron a annoncé une réouverture « progressive » des crèches, écoles, collèges et lycées à part du 11 mai, le ministre de l'Éducation nationale Jean-Michel Blanquer a apporté des précisions. « L'école ne sera pas obligatoire le 11 mai, le retour sera progressif. Il y aura des aménagements ». Le ministre a notamment mentionné des mesures différentes selon les régions.
Il appartient au gouvernement et à un haut fonctionnaire, Jean Castex, nommé délégué interministériel chargé des stratégies de déconfinement, de préparer cette phase cruciale dans les moindres détails. Elle consistera à mettre à l'abri les plus fragiles, à tester ceux qui ont des symptômes, à confiner strictement les malades et à équiper en « masques grand public » l'ensemble de la population.
Un passage du discours présidentiel a particulièrement retenu l’attention : « Il nous faudra bâtir une stratégie où nous retrouverons le temps long, la possibilité de planifier, la sobriété carbone, la prévention, la résilience. Sachons sortir des sentiers battus, des idéologies et sachons nous réinventer, moi le premier ».
Si 60% des Français souhaitent que la décision politique se fonde uniquement sur des « critères sanitaires », selon un sondage Odoxa, ils sont 39 % à considérer que « l’emploi et la reprise économique doivent aussi être pris en compte ». En outre, les Français doutent de la capacité du président à surmonter la crise. Sondage après sondage, la confiance s'étiole. Le 19 mars, trois jours après la proclamation du confinement, une enquête Ifop pour le Journal du dimanche indiquait que 55% des Français avaient foi en l'exécutif dans la conduite de « la guerre » contre le virus. Quatre semaines plus tard, ils ne sont plus que 38 %.
Kontildondit ?
Michaela Wiegel (MW) :
On peut dire, étant donné le temps relativement court depuis lequel sévit cette pandémie, que le président français a déjà bien changé. Il a préempté plusieurs rôles. Au début, il a minimisé la menace, en allant par exemple ostentatoirement au théâtre. Ensuite, il y eut un discours très martial, où il évoqua la « guerre sanitaire », ce qui choqua beaucoup en Allemagne, où le président Steinmeier déclara qu’il ne s’agissait pas d’une guerre, mais plutôt d’un test d’humanité. Ce dernier discours a vu Emmanuel Macron jouer une nouvelle carte, celle de l’humilité. Il a admis des erreurs et des failles pour la première fois.
« Sachons nous réinventer, moi le premier. » Ce fut effectivement la phrase la plus marquante de l’allocution, elle révèle que M. Macron a en quelque sorte fait le deuil de son projet présidentiel, qui consistait à préconiser tout un monde, celui précisément qui s’effondre actuellement. Je suis pourtant restée un peu sur ma faim, car c’est bien de vouloir se réinventer, mais donner quelques pistes sur ce que pourrait être cette réinvention eut été mieux : on ne voit pas quelles conclusions a tirées le président à propos des failles qu’il a admises. Il a parlé de temps long, mais ce qui est frappant, c’est qu’il n’a pas du tout regardé ce qui a bien marché ailleurs.
On compare souvent la France et l’Allemagne dans la gestion de cette crise, et je trouve très intéressant que la tendance du moment soit de dire « la chancelière allemande a été très prévoyante, et c’est pour cela que l’Allemagne s’en sort mieux ». C’est à mon avis complètement faux. Angela Merkel était tout aussi surprise qu’Emmanuel Macron ; ce qui les a différenciés, c’est que Mme Merkel a tout de suite laissé les acteurs régionaux et locaux faire leur travail, et n’a pas essayé de centraliser la totalité de l’action. C’est là que se situe la différence la plus fondamentale, et c’est aussi là qu’une leçon peut être tirée pour une crise future.
Matthias Fekl (MF) :
L’état d’esprit général de ce discours présidentiel révèle la très grande difficulté de l’exercice. Dans notre pays, ce qui est demandé à un président dans ce genre d’allocution consiste en deux choses, très contradictoires et potentiellement inconciliables. Il faut à la fois un côté « reine d’Angleterre », c’est à dire incarner une unité nationale dont nous avons grand besoin dans un moment si difficile, et puis être le « déconfineur en chef », c’est à dire entrer dans des annonces détaillées, pour montrer qu’on tient la barre. Les deux points sont extrêmement compliqués, et expliquent sans doute en partie pourquoi la confiance dans l’exécutif est plus faible en France que dans d’autres pays, chez nos voisins allemands notamment.
Le système institutionnel allemand est ainsi fait qu’il force à plus de collégialité dans la prise de décisions. Je suis par exemple très frappé de voir qu’il n’y a pas de régime unique de confinement en Allemagne, les mesures sont adaptées en fonction des réalités de terrain, une marge de manœuvre beaucoup plus forte est accordée aux autorités locales. C’est évidemment encadré, mais les initiatives sont prises à plus petite échelle, et cela crée une souplesse et une réactivité plus fortes.
J’évoquerai ensuite ce qui est devant nous. Ce qui attend le président de la République et l’exécutif, c’est un arbitrage politique très délicat, évoqué en introduction. Il va s’agir de concilier des impératifs qui semblent s’exclure : santé publique et reprise économique.
Enfin, j’aimerais aborder un dernier point qui me paraît très important : celui des libertés publiques. Je ne le fais pas du tout dans un esprit de polémique, ni en inspecteur des travaux finis venant déclarer ce qu’il aurait fallu faire, je pense que rien n’est pire en ce moment. Cette période met brutalement en évidence à quel point nos libertés sont fragiles, et à quel point beaucoup sont prêts à y renoncer dès que la peur s’installe. Je pense que ce débat devra avoir lieu, et j’espère que ce sera le cas de manière apaisée et raisonnable, mais la fragilité de ces libertés n’est jamais apparue plus clairement que dans les crises, et quand on liste les grandes libertés qui sont mises entre parenthèses (provisoirement, heureusement) sur la planète aujourd’hui : liberté de circulation, liberté de rassemblement, de manifestation ... il y a de quoi être inquiet. C’est un autre défi qui nous attend au moment de la sortie du confinement : replacer un curseur au bon endroit entre préservation des libertés et obligations sanitaires.
Lionel Zinsou (LZ) :
Je trouve que nous avons eu un grand discours, qu’il faudra probablement inscrire parmi quelques autres dont on se souviendra dans la 5ème République, comme ceux de de Gaulle ou de François Hollande après les attentats. Les Français ne s’y sont pas trompés, puisqu’ils ont été près des deux tiers à le trouver convaincant et à l’approuver. Par conséquent, j’ai quelques interrogations à propos des sondages, puisqu’on a à la fois une cote de popularité du président qui se tient, une grande satisfaction quand il s’exprime, mais aussi un doute, une perte de confiance sur le fonctionnement de l’Etat. Mais peut-être n’attribue-t-on pas au président la responsabilité de toutes les failles, lacunes et lenteurs de cette gestion de crise.
Le président est apparu très volontaire. Il y a manifestement eu des éléments d’impréparation, et il est à son crédit de le reconnaître. Le mot « humilité » a remplacé l’anaphore « nous sommes en guerre », il y avait un sentiment de vérité. C’était très réussi d’un point de vue rhétorique et du point de vue du ton, avec davantage d’empathie et de proximité. Il y a cependant eu de l’impréparation, et l’inquiétude que j’ai eue après le discours concerne la reprise : sera-t-elle également « impréparée » ?
Il est tout à fait normal de dire que le déconfinement sera très graduel et prudent, étant donné que beaucoup d’inconnues subsistent quant à la nature du virus et la dynamique de l’épidémie. C’est évidemment pénible de se voir imposer un confinement encore si long et si strict, mais personne je crois ne nie que ce ne soit nécessaire. Il va désormais falloir faire un acte de confiance quant la préparation de la reprise.
Autre chose qui m’a frappé : ce discours était à bien des égards un discours de gauche. On entend les mots « planifier », « temps long », on fait l’éloge du système social français, ainsi que du rôle extraordinaire des gens ordinaires, bref on semble retrouver des valeurs qui étaient dans la campagne électorale. C’est à mon avis un élément fondateur de cet « acte II » du quinquennat.
Enfin, Emmanuel Macron a répété une foi en l’Europe, et a évoqué une solidarité mondiale, en annonçant un geste (accompli depuis, avec quelques autres chefs d’Etats) en direction de l’Afrique : un effacement de la dette. Le président a expliqué que nous ne pouvions pas laisser tout un continent s’enfoncer tandis que les autres commençaient à s’en sortir. Nous avons donc aussi eu une dimension internationaliste et multilatéraliste dans ce discours de valeurs.
Michaela Wiegel :
Il y avait également, dans le discours de la compagne électorale d’Emmanuel Macron, tout un pan qui sera à mon avis très important dans l’après-confinement : l’autonomie plus grande laissée aux acteurs locaux. Un aspect girondin de la campagne qui fut très vite oublié une fois à l’Elysée, et qui était au cœur de la crise de Gilets Jaunes. On parlait déjà « d’acte II » alors, il me paraît donc plus juste de parler « d’acte III » avec cette pandémie.
Il va falloir que l’Etat français apprenne à différencier. Cette pandémie nous montre des différences de situations très importantes d’un endroit à l’autre : le Grand Est et l’Ile-de-France sont très sévèrement touchés, tandis qu’aucun cas grave n’est à déplorer en Lozère par exemple. Le retour à la normale ne pourra donc pas se faire de la même façon partout. La densité de population jouera un grand rôle, on n’imagine pas par exemple traiter Paris de la même façon qu’une région rurale. Comment l’Etat français répondra-t-il dans la pratique à ce défi, pour lequel son arme habituelle, le centralisme, est mal adaptée ? Beaucoup de maires ont essayé de mettre en place des choses, mais leur élan a été stoppé net. Il en va de même pour les régions, avec ce cas spectaculaire où l’Etat a réquisitionné des masques que la région Bourgogne-Franche-Comté avait achetés. Il va falloir faire beaucoup mieux dans l’interaction entre les différents acteurs, c’est aussi de cette façon que la confiance pourra revenir.
Matthias Fekl :
Le terrain est très mouvant. On est encore en pleine crise, nous ne sommes qu’à la moitié du confinement « dur » si celui-ci cesse le 11 mai. Il est donc encore trop tôt pour envisager les conséquences politiques, et nous devrions tous (moi le premier) nous montrer très prudents et modestes là-dessus, car tout le monde est encore sous le choc.
Je ne crois pas à ce « monde d’après » idyllique où tous nos rêves seront réalisés, même si je suis convaincu qu’énormément de choses vont changer, à commencer par le rapport à la mondialisation. J’ai toujours considéré que le balancier était allé trop loin ces dernières années dans le sens de la libéralisation, de l’affaiblissement de la puissance publique, etc. Les Etats eux-mêmes, depuis les années 1980, se sont dépossédés de toute capacité d’intervention sur le cours des choses. Désormais le risque est inverse, et le balancier pourrait aller, non pas vers plus de régulation, de pondération et d’écologie, mais vers le nationalisme pur et simple.
Ce sera l’un des grands débats de l’après. Je sais bien que l’Histoire ne se répète jamais exactement à l’identique, il n’empêche que quand on regarde les années 1930, c’est bien la rétractation des échanges internationaux qui a accompagné la montée des pires xénophobies. Sans faire de rapprochement trop grossier, on ne peut pourtant pas nier que le risque de repli sur soi est très grand. Nous devons absolument tous être très attentifs à ce que cette crise n’exacerbe pas les vents mauvais qui soufflent déjà sur l’Europe et sur le monde entier. Il y a une solidarité européenne et internationale à construire, et elle ne se fera pas de façon incantatoire, il faudra des mesures concrètes de rapprochement, des politiques communes. Sans cela, l’après pourrait être vraiment terrible, non seulement du point de vue matériel, mais aussi de celui des valeurs.
Lionel Zinsou :
Le discours du président aurait pu être plus détaillé sur la reprise de l’activité, mais le risque était de brouiller le message de prudence quant au déconfinement.
L’appareil de production français est en train de se remettre en route, il était à -35% fin mars, il est aujourd’hui à environ -20%. Mais par exemple dans le secteur (crucial pour l’emploi et le territoire) de la construction, beaucoup de chantiers reprennent. Les chaînes logistiques fonctionnent bien, on ne connaît pas de problèmes majeurs pour s’approvisionner en biens essentiels. On peut donner un message d’espoir : le pays va revivre, même si la crise est sans précédent.
Ce discours rassurant a aussi été le choix du président Trump, qui après beaucoup d’erreurs, est parvenu à faire un peu remonter les marchés en annonçant comment l’économie et l’emploi seraient relancés en trois étapes. Notons que les moyens mobilisés aux USA ou en Allemagne sont bien plus important qu’en France, et qu’il nous faudra compléter les nôtres. L’Allemagne a présenté un plan qui n’est pas qu’un plan d’urgence, mais aussi un plan de relance de l’économie, avec des mesures très originales, notamment 150 milliards d’apport de capital aux entreprises, ce qui ne s’est jamais vu. Il ne faudra pas tarder, car d’autres grandes puissances ont déjà laissé entrevoir la forme que prendra leur sortie de crise, c’est un autre facteur important pour réinstaller la confiance.
Techniquement, l’économie française va se redresser par la simple reconstitution des stocks, avant même qu’on ne se demande si nous voulons consommer plus ou investir plus. C’est une dimension qui manque ici par rapport à d’autres pays. L’angoisse liée à l’emploi est grande, notamment pour les jeunes, qui seront très touchés. Ceux qui arrivent sur le marché du travail en 2020 risquent d’être sacrifiés. Il va falloir parler économie, et sans tarder. Un autre grand discours reste à faire.
Michaela Wiegel :
Sur la réponse économique, on peut déjà dire que le président français a tiré les leçons des insuffisances de la gestion de la crise financière de 2008. Il a tout de suite adapté le dispositif de chômage technique et chômage partiel (je préfère pour ma part le terme allemand, qui parle plutôt de « travail réduit » que de chômage ; là encore, une différence révélatrice). 9 millions de personnes peuvent être payées grâce à ce dispositif, et n’ont pas à subir de peur existentielle. Il faut saluer cette réaction.
L’Allemagne a effectivement annoncé le plus grand plan de relance depuis la seconde guerre mondiale, bien au-delà de ce qu’il y avait eu au moment de la réunification. Il s’agit de 10% du PIB allemand, c’est vraiment énorme, et cela bénéficiera aussi au reste de l’Europe.
Cette pandémie a remis en selle le gouvernent allemand, cette coalition qu’on disait en fin de course. M. Macron a appelé à l’unité nationale, tandis qu’en Allemagne on a vu les dirigeants des différents partis dire tous la même chose : « on ne joue pas l’économie contre la santé, nous voulons les deux ». C’est très important, car à mon avis l’alternative d’aujourd’hui n’est pas « soit la santé, soit l’économie » il faut avoir en tête les deux en permanence.
Philippe Meyer :
Il y a un certain nombre d’activités pour lesquelles la question économique est très importante, mais où elle n’est pas la seule. Non seulement pour les acteurs de ces activités, mais pour nous tous. Je pense notamment au spectacle et au monde la culture. Il va falloir imaginer au moins une partie de l’été sans activité culturelle, sans festivals, et c’est quelque chose qui a beaucoup à voir me semble-t-il avec le moral des troupes et avec le climat général du pays après le 11 mai.
Dette africaine moratoire ou annulation ?
Introduction
Philippe Meyer :
Peu ou encore peu touché par la pandémie, le continent africain va en subir de plein fouet les conséquences économiques. Pour la première fois en 25 ans, l'Afrique subsaharienne va connaître une récession économique, prévoit la Banque mondiale. Après une croissance de 2,4 % en 2019, la récession devrait se chiffrer en 2020 entre -2,1 % et -5,1 %. Pour la Banque mondiale, les économies africaines sont victimes de la chute brutale de la croissance de leurs principaux partenaires commerciaux (particulièrement la Chine, la zone euro et les États-Unis), des cours des matières premières, de la baisse de l'activité touristique, ainsi que des effets des mesures de lutte contre la pandémie, comme le confinement.
Le 13 avril, Emmanuel Macron a mis en avant la nécessité d’annuler massivement la dette de l’Afrique. Le pape François, l'ONG Oxfam et plusieurs dirigeants africains comme le président Sénégalais Macky Sall se sont exprimés dans ce sens. Dès mars, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international demandaient l'annulation ou un rééchelonnement de la dette. En outre, Le FMI a annoncé le 13 avril une aide d'urgence à 25 des pays les plus pauvres du monde.
L'endettement du continent africain est considérable. Sur le site de l'agence Ecofin, la Banque africaine du développement, dans ses perspectives 2020 sur l'économie africaine, précise que « entre 2008 et 2018, la dette publique moyenne des pays africains est passée de 38 % à 56 % du Produit intérieur brut (PIB) du continent ». En 2018, la dette publique externe des pays d'Afrique subsaharienne s'élevait à 365 milliards de dollars.
Mercredi, les ministres des Finances et les banquiers centraux du groupe G20 ont donné leur aval à une suspension immédiate et pour une durée d'un an de la dette de 76 États, dont 40 d'Afrique subsaharienne. Cette décision s’appliquera à compter du 1er mai jusqu’à la fin de l’année. Elle doit libérer 20 milliards de dollars de liquidités. « Tous les créanciers officiels bilatéraux participeront à cette initiative », précise le G20, en appelant les créanciers privés à participer à cet effort. Cette mesure est d’autant plus importante que le G20 compte parmi ses membres la Chine, l’un des principaux créanciers de l’Afrique. Elle devrait concerner 76 pays dont 40 en Afrique et 20 milliards de dollars de remboursements.
Kontildondit ?
Lionel Zinsou :
J’aimerais que nous examinions les chiffres de l’Afrique comme nous le ferions s’il s’agissait de n’importe quel autre continent, sans en exagérer le pathos. La dette publique est effectivement de 58% du PIB, mais rappelons qu’en France, elle est de 100%, et que le PIB de l’Afrique est exactement le PIB de la France. Le président de la République a parlé dans une interview à RFI de 95% de dette en Afrique, et c’est vrai quand on prend aussi en compte la dette privée. En France, la dette privée est de 130% du PIB. Donc, en Afrique, dette publique + dette privée = 95% du PIB, tandis qu’en France : 230% du PIB. Or les deux économies pèsent exactement le même poids (même si évidemment l’économie africaine est fragmentée entre 54 pays).
En outre, on dit souvent que l’Afrique levant moins d’impôts (parce que davantage de secteurs y sont informels), elle peut moins soutenir une dette comparable. C’est vrai qu’on y lève à peu près moitié moins d’impôts que la moyenne des pays européens, néanmoins la dette du continent est à la moitié de celle des pays de l’OCDE, tout cela reste donc logique, et l’Afrique n’est pas « ivre de dettes » à la suite de mauvaise gouvernance ou mauvaises prévisions.
Le FMI prévoyait pour l’année 2020 que l’on passe de 58 à 56% de dette publique, car la croissance africaine permettait au continent de maîtriser sa dette. La récession va en effet toucher l’Afrique subsaharienne : -1,6% de croissance selon le FMI. Mais selon la même prévision, ce sera -7,5% pour l’Union Européenne. Et ce qui fait ces 1,6% en Afrique, ce n’est ni la pandémie ni le confinement, mais le pétrole. Le continent est un grand exportateur d’hydrocarbures, or le baril est à 20$ ces jours-ci, alors qu’il était à 70$ il y a trois mois. Les chiffres africains sont donc en tous points comparables aux chiffres mondiaux, et il faut les examiner sereinement.
Pourquoi l’annonce de l’effacement d’une partie de la dette est-elle si importante ? Pour le moment, le G20 a suspendu pour un an la dette bilatérale (c’est à dire la dette d’un pays envers un autre), et on négocie en ce moment à propos de la dette multilatérale (envers les grandes institutions comme la Banque Mondiale). Il restera un troisième chantier, celui de la dette privée. Les Etats ayant une croissance forte ont développé leur dette en émettant des titres sur les marchés financiers, la question d’un risque de défaut de paiement se pose. Y a-t-il une possibilité d’annulation de cette troisième dette ? C’est un chantier technique qui va prendre du temps, mais le geste symbolique est là. Et la raison en est très simple : effacer de la dette est exactement équivalent à accorder de nouveaux crédits.
Considérons par exemple l’aide aux entreprises françaises. L’idée est la suivante : « je vous accorde tant de nouveaux crédits, garantis par l’Etat ». C’est une technique, on aurait également pu l’adapter (et peut-être le fera-t-on ?) en effaçant une partie de la dette des entreprises, cela serait revenu exactement au même. La seule différence est que c’est instantané. La décision de mercredi soir donne à l’Union Africaine 40 milliards d’espace budgétaire, c’est à dire que pendant un an, les budgets vont pouvoir consacrer la somme qu’ils n’auront pas à rembourser à d’autres choses, principalement aux dépenses sanitaires et aux aides aux plus pauvres.
Aujourd’hui, la France, l’Allemagne ou les Etats-Unis s’endettent énormément. Il est prévu que la dette française passe de 100% du PIB à environ 130% dans l’année. L’Afrique doit en faire autant, mais c’est bien plus rapide de le faire en suspendant ou annulant une partie de la dette qu’en injectant des crédits nouveaux. Or l’urgence est extrême, et elle est double.
On entend souvent que l’Afrique est relativement épargnée par la pandémie. C’est faux, elle est simplement arrivée plus tard car elle a moins d’échanges et de liaisons aériennes. Si vous regardez la propagation du virus une carte, elle suit à peu près le volume des lignes aériennes. Nous évoquions plus haut le cas de la Lozère, plutôt épargnée jusqu’ici, car peu densément peuplée et rurale. C’est aussi le cas de l’Afrique, qui est un continent vide, avec seulement 40 habitants au kilomètre carré, (soit à peu près quatre fois moins de densité qu’en Europe) et très rural. Enfin, l’Afrique est plus jeune (la moitié de la population a moins de 34 ans), c’est aussi ce qui explique en partie une létalité moindre du virus.
L’Afrique est donc arrivé plus tard dans cette crise, mais malheureusement, les courbes de la maladie sont exponentielles , et si l’on n’est pas encore au rythme de contagion français ou italien d’il y a trois semaines, à savoir un doublement de la population contaminée tous les 3 jours, on s’en approche puisqu’on en est à un doublement tous les 5 jours en Afrique. Le continent n’échappera donc pas à la contamination. Et si la jeunesse de la population évitera sans doute quelques morts, en revanche le manque de moyens (médecins, lits d’hôpitaux, fournitures médicales) en fera beaucoup d’autres. C’est pourquoi cette bouffée d’air de 40 milliards est essentielle.
Pour le même niveau de PIB, on met en France 100 milliards d’argent budgétaire et 300 milliards de liquidités pour les banques. L’Afrique devra donc mobiliser des sommes comparables, ces 40 milliards sont donc un premier geste, rapide et efficace.
Philippe Meyer :
Les chiffres cités dans l’introduction sont ceux de la Banque Mondiale et du FMI, et je pense qu’il est important de les avoir énoncés, non pas pour dramatiser une situation, mais précisément pour pouvoir les remettre en perspective et les éclairer comme vous venez de le faire. Et donner ces chiffres participe à cet intérêt pour le reste du monde qu’il faut maintenir, à ne pas nous replier sur nous-mêmes comme MF craignait que nous ne le fissions précédemment.
Matthias Fekl :
Il est difficile de parler de ce sujet après LZ, qui en maîtrise tous les aspects, tant en termes d’approche financière que d’impact politique. J’apporterai donc simplement quelques compléments.
D’abord, il faut saluer la décision qui a été prise. C’est effectivement une annonce forte, qui s’inscrit avec d’autres, dans le cas d’institutions multilatérales (de la part du FMI notamment). La question de la mise en œuvre se posera bientôt. Comment cette annonce se traduira-t-elle concrètement ? En particulier, comment la Chine (qui a donné son accord) procèdera-t-elle ? Travaillera-t-elle avec le club de Paris ? Comment traitera-t-on la question des dettes privées, qui représentent entre 20 et 30% des dettes africaines ?
Au delà de la question de la dette se pose celle de partenariats à plus long terme avec l’Afrique. C’est le continent de l’avenir, et il nous faut mettre en place quelque chose de pérenne et de solide. Le continent présente une vitalité économique, sociale, artistique et intellectuelle dont nous ne pourrons pas nous passer. Comment la France et l’Europe bâtiront-elles des partenariats qui ne seront ni condescendants, ni dans la pure avidité ? L’approche chinoise est redoutablement efficace : infrastructures et plans de financement (en apparence très avantageux) livrés « clefs en main ». La Chine a ainsi remporté un très grand nombre de marchés sur le continent, mais elle a également créé des dépendances très fortes des Etats qui ont fait affaire avec elle. Quelle approche voulons-nous ? Cela suppose de nouvelles modalités de négociations commerciales, d’autres types de partenariats, de la visibilité à long terme. Avec toujours la question migratoire à l’esprit : plus la crise sera forte en Afrique, plus les flux migratoires seront importants.
Michaela Wiegel :
Ce moratoire était absolument nécessaire, et j’espère qu’il aboutira à une annulation de la dette. Je voudrais cependant nuancer quelques points, notamment sur la façon de procéder.
Emmanuel Macron a parlé comme si la décision d’annuler la dette ne dépendait que de lui, il a oublié de mentionner que la France n’était qu’un des partenaires du club de Paris, du G20, et de différents organismes internationaux gérant la dette. La dette bilatérale envers la France n’est qu’une petite partie de ce dont il s’agit ici.
Cette prétention à parler pour tout le monde sans même mentionner les partenaires européens choque en Allemagne, et d’autre part elle occulte la démarche européenne. Après 3 ans au pouvoir, Emmanuel Macron devrait avoir compris qu’il serait préférable de tenir compte de ses partenaires, ne serait-ce que symboliquement. En outre, si l’on veut vraiment défendre le multilatéralisme, cela me paraît la moindre des choses ...Il y a une contradiction dans le comportement du président.
Lionel Zinsou :
Je reviens aux chiffres, il me paraissait en effet nécessaire de les comparer à ceux de l’économie française, car les Français ont en tête les efforts de l’Etat ou l’importance du plan allemand.
Aujourd’hui la France ou l’Allemagne qui empruntent entre 250 et 300 milliards sur les marchés mondiaux vont augmenter leur dette, ce sera aussi le cas de l’Afrique, donc soulager le continent d’une dette ancienne est nécessaire et bienvenu. Le geste de solidarité est certes historique, mais il est normal dans la mesure où tout le monde fait la même chose. C’est la même pandémie pour tous, et le confinement a les mêmes effets sur toutes les économies. En Afrique, on est très parcimonieux avec la création de monnaie, alors qu’on se l’autorise énormément en Europe, et encore davantage aux USA, au Japon ou en Chine.
Sur la mise en œuvre du geste, il faut regarder comment cela a été fait. Il y a à présent et c’est nouveau, une voix qui parle pour toute l’Afrique, c’est celle du président de l’Union africaine, Cyril Ramaphosa, qui est aussi le président actuel de l’Afrique du Sud (seul pays africain représenté au G20). Les chefs d’Etat travaillent en vidéoconférence à travers le bureau de l’Union Africaine tous les vendredis. Il se trouve qu’ils ont eu l’idée d’inviter Emmanuel Macron, qui a participé le 3 avril à l’une de ces réunions, a écouté ce qu’étaient les besoins globaux du continent, notamment en matière de dette, et s’est engagé à plaider cette cause auprès de ses collègues européens et à soutenir le président Sud-africain au G20. Le fait d’avoir un interlocuteur pour le continent est récent, et il explique pourquoi M. Macron a « pris la tête » de l’initiative : il était l’autre interlocuteur invité. C’est donc simplement une affaire de chronologie.