Repartir, mais de quel pied ?
Introduction
Philippe Meyer (PM) :
Selon le Fonds Monétaire International, la croissance du PIB mondial pourrait reculer de 3% en 2020 après avoir augmenté de 2,9% en 2019. Le recul serait de 7,5% pour l'économie européenne et de 5,9% pour les États-Unis. 2021 pourrait connaître un rebond de l'économie planétaire estimé à 5,8%. Pour la cheffe économiste du FMI, il s'agit de « la plus grande récession depuis 1929 ».
Paralysée en février par la pandémie, l'économie chinoise a enregistré une contraction de son PIB de 6,8% au premier trimestre. Dans son sillage, ses voisins asiatiques ont connu une forte chute de leur activité. En Asie orientale, les économies ont redémarré progressivement mais restent freinées par le peu d’activité en Europe et aux États-Unis. Toutefois, la Corée du Sud, quatrième économie d'Asie, n’a enregistré qu’une baisse de 1,4 % de son PIB. Les incertitudes sur une possible reprise de la pandémie planent sur l’avenir.
En France, selon une note de l'Observatoire Français des Conjonctures Economiques (OFCE) publiée le 20 avril, « l'impact de deux mois de confinement est estimé à environ 120 milliards d'euros, soit 5 points de produit intérieur brut (PIB) annuel en moins. » L'OFCE a calculé que les foyers français accumuleraient une épargne forcée de 55 milliards d'euros. La Banque de France estime que chaque quinzaine induit une perte de PIB annuel proche de 1,5 %.
Emmanuel Macron a plaidé pour la mutualisation des dettes publiques de la zone euro dans une interview au Financial Times le 17 avril : « Nous sommes à un moment de vérité qui consiste à savoir si l’Union européenne est un projet politique ou un projet de marché uniquement. » Dans un article de la revue Politique internationale l’ancien secrétaire général du Fonds Monétaire International, Dominique Strauss-Khan a plaidé pour l’allègement de la dette des pays à faible revenu, et pour l’usage des droits de tirage spéciaux du FMI. Selon lui, « les dégâts peuvent être limités par une politique appropriée sur la demande. » Il appelle à « une réponse budgétaire mutualisée » en Europe pour laquelle il faudra « rompre l'un ou l'autre de ces deux tabous : l'indépendance de la banque centrale ou l'unanimité des Etats membres. »
En dépit d’une « forte volonté d’avancer ensemble », soulignée par le président du Conseil européen Charles Michel, les chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne, réunis jeudi en visioconférence, sont restés divisés entre pays du sud et du nord de l’UE, sur la forme que devrait prendre un plan de relance européen. Cependant, les Vingt-Sept ont entériné les mesures d’urgence à 540 milliards d’euros qui complèteront, à partir du 1er juin, les 1 000 milliards d’euros que la Banque centrale européenne s’est engagée à injecter dans l’économie.
Kontildondit ?
David Djaïz (DD) :
Nous sommes face à une crise que j’appellerai « crise-monde », comme Fernand Braudel parlait d’économie-monde. Elle engage tous les aspects de la vie économique et sociale à une échelle planétaire. Nous faisons face à une problématique jamais vue auparavant, et il sera très difficile d’en sortir indemnes. La crise économique est déjà là.
Malgré les plans de sauvetage et de soutien sans précédent, la reprise est un véritable casse-tête, puisqu’on a une crise de l’offre, où les chaînes de valeurs sont profondément perturbées, puisque l’origine du virus se situe dans le cœur industriel de la Chine, et les producteurs ont découvert à quel point ils étaient exposés à ces chaînes. Dans le même temps, nous avons également organisé un choc de la demande avec le confinement, puis qu’aplatir la courbe de propagation du virus a eu un effet de dépression immédiat sur la consommation.
L’incertitude s’accroît aussi parce que la crise est mondiale. Comme les économies ne sont pas toutes touchées au même moment ni de la même manière, la reprise sera très dégradée et très différenciée d’un pays à l’autre. Quand bien même un pays parviendrait à sortir rapidement du pic épidémique et à tenter de relancer son économie, compte tenu de l’extraversion des économies, l’incertitude demeurerait par rapport au reste du monde.
S’ajoute à cela une question essentielle : les montagnes de dettes publiques qui résulteront des mesures de sauvetage et des plans de relance qui suivront. Ces montagnes arriveront dans un monde où l’endettement (public et privé) était déjà considérable. Et il n’y a pas pour le moment d’accord politique sur la façon dont nous allons traiter ces dettes. Mais il n’y a pas une infinité de solutions : dans les pays développés, il y a l’option de la monétisation ; encore faut-il s’entendre sur le terme : aujourd’hui il ne s’agit que de rachats de titres de dettes sur le marché secondaire pour la Banque Centrale Européenne, et il n’est pas du tout évident que l’Allemagne ou les pays du nord acceptent qu’on aille plus loin dans cette direction. Pour les pays émergents, la question du ré-échelonnement ou de l’annulation se posera. S’il faut introduire de la fiscalité (un « impôt coronavirus ») pour rembourser les dettes, il est certain que les problèmes sociaux seront immenses.
Enfin, le sujet européen. Nous sommes arrivés à l’heure de vérité. Après la crise des dettes souveraines, il était encore possible pour les pays du nord de l’Europe de parler d’aléa moral, refusant de mutualiser la dette au motif que les pays du sud n’avaient pas bien agi. Ici, nous ne sommes pas en présence d’un choc asymétrique, mais parfaitement homogène, puisque le virus ne connaît pas de frontière. On voit que les réticences des pays du nord restent les mêmes, sauf que cette fois-ci, leur argument moral ne tiendra pas. Cela met en évidence une vraie divergence philosophique quant au projet européen. Il est très clair que pour certains Etats membres, l’UE ce n’est pas la mutualisation fiscale, tandis que pour d’autres (comme l’Italie, l’Espagne ou la France) il faut financer ensemble des investissements publics pour porter la relance.
Les débats qui vont avoir lieu dans les prochaines semaines au sein de l’Europe seront absolument décisifs pour l’avenir de l’Union.
Nicole Gnesotto (NG) :
Je commencerai par dire une évidence, mais je crois utile de la rappeler : la sortie du confinement qui nous occupe actuellement ne sera pas du tout la sortie de la crise. La sortie du confinement se fera au pire en quelques mois, mais la sortie de crise durera des années, peut-être une décennie. Je rappelle que la sortie de la crise de 2008 a duré 8 ans, puisque ce n’est qu’en 2016 que les économies européennes ont retrouvé le niveau de richesse qu’elles avaient avant la crise. Et la crise de 2008 ne concernait « que » la finance et les dettes souveraines, tandis que la crise actuelle est totale, tous les aspects de la vie économique sont touchés.
Ce qui me frappe, c’est la difficulté majeure pour le gouvernement de concilier une stratégie de court terme (pour faire face à l’urgence et éviter le pire) à une stratégie à moyen et long terme pour réparer le modèle économique qui nous menés à cette catastrophe. On voit par exemple qu’en France, il y a un partage des tâches entre ces deux échéances, l’une étant dévolue au Premier ministre et l’autre au président de la République. Emmanuel Macron tient un discours réformiste, presque révolutionnaire par rapport à son credo libéral du début. Il a eu des phrases très fortes « penser l’impensable », « il faut tirer des leçons », « il faut changer, moi le premier » ...
Autrement dit un discours de refondation à moyen terme de la mondialisation et de l’Europe, fondé sur quatre points : retour de la souveraineté nationale sur certains aspects stratégiques, critique de l’interdépendance d’un marché sans contrôle politique, nécessaire relocalisation de certains bien, et priorité sociale enfin. Il devient presque le président des Gilets Jaunes.
De l’autre côté, un Premier ministre entièrement dévoué à la sortie de crise de court terme et à l’urgence. Éviter les faillites, éviter l’explosion des inégalités, limiter le chômage ... Notre gouvernement travaille dans le but d’amorcer une relance, et pour ce faire utilise toutes les vieilles recettes du libéralisme. Le MEDEF (qui n’est pas le gouvernement bien sûr) propose déjà de travailler plus, etc. On a donc une vraie contradiction en France, entre le président qui considère la crise comme une aubaine pour changer le monde d’une façon plus durable et plus sociale, et un gouvernement obsédé par la gestion de l’urgence, et englué dans les méthodes anciennes. Il sera très difficile de concilier les deux.
Quant à l’Europe, je ne crois pas du tout que nous ayons un choc homogène, et c’est ce qui rendra très difficile une sortie de crise. Je vois par exemple que le décalage entre la France et l’Allemagne va grandissant. L’Allemagne, pour son plan de relance national met 10% de son PIB, soit 350 milliards d’euros, c’est à dire à elle seule la moitié du montant concédé par la BCE. D’autre part, elle a quatre fois moins de morts que nous, dans ces conditions, l’après-crise sera très différent d’ici. Sur le plan économique, la France risque d’être déclassée, et sur le plan politique, l’Allemagne n’aura pas de raison de changer la mondialisation, tandis que ce sera crucial pour la France.
Nicolas Baverez (NB) :
Cette crise est unique par sa soudaineté, sa violence et son universalité. Elle est complexe, et a trois facettes : sanitaire, économique, et politique. La partie économique est effectivement très compliquée puisque, comme l’a expliqué DD, elle touche à la fois l’offre et la demande.
On a parlé de crise-monde et de choc homogène, mais la diversité des réactions à ce choc a été très frappante. Côté chinois par exemple, nous avons eu la version « big brother numérique » du confinement, une reprise chaotique et un risque de deuxième vague. Du côté de l’Europe, le confinement généralisé s’éternise, avec de très forts reculs de l’activité, compris entre 8 et 12% du PIB sur l’année 2020. Du côté des populistes, on est dans le déni, et le nombre de décès aux USA ou au Brésil est catastrophique. Il y a enfin une poignée de pays qui sortent gagnants, car ils ont su anticiper, ont testé massivement et ont bénéficié d’un civisme zélé de leur population. C’est le cas en Corée du Sud, à Taïwan ou en Allemagne. Le tout dans un strict respect de l’Etat de droit.
Après le choc se profile la reprise, et les changements à long terme éventuels. Pour ce qui est de la reprise, elle sera très compliquée si l’on en croit l’observation de la Chine. La reprise y est poussive, et entravée par la stagnation du commerce international. Il sera difficile de faire repartir ce dernier, étant données les tensions politiques actuelles. Quant aux changements à long terme, on voit poindre des tendances de fond : utilisation accrue de la numérisation, nécessité de prendre en compte le changement climatique , nécessité d’améliorer la résilience des nations, recentrage des chaînes de valeurs.
Tout ceci n’est gérable que par une politique de l’offre centrée sur l’éducation, l’investissement et la recherche, mais elle sera extrêmement contrainte à cause de la quantité de dettes. La France par exemple devrait s’en sortir avec une dette publique de 120% du PIB, soit la situation de l’Italie avant l’épidémie. La dette italienne quant à elle atteindra 180% du PIB, plaçant le pays au niveau de la Grèce d’avant l’épidémie.
Ces grandes crises sont des machines à faire diverger les individus, les entreprises, les nations et les continents, en fonction de leur gestion du choc. Quand on regarde par exemple la rivalité entre les USA et la Chine, on voit que les Etats-Unis vont relancer la guerre technologique et commerciale. Par ailleurs, le mouvement de désoccidentalisation du monde va s’accélérer, la Chine va tenter de reprendre la mondialisation à son compte, même si la tâche est impossible étant donné son modèle mercantiliste et son système politique.
Le continent le plus touché aujourd’hui, c’est l’Europe. En nombre de morts (si tant est que l’on puisse se fier aux chiffres chinois) mais aussi d’un point de vue économique. Comme l’a rappelé NG, une énorme tension va naître dans l’Union Européenne en raison de la surpuissance de l’Allemagne et de l’absence de tout contre-pouvoir. La France va sortir exsangue de cette crise, avec une chute de plus de 10% du PIB, un déficit compris entre 12 et 15%, une dette autour de 120%, ainsi qu’une envolée des faillites et du chômage. L’Allemagne aura besoin de l’Europe dans un monde qui se régionalise, mais paradoxalement, plus elle sera forte, plus elle affaiblira l’Europe.
Les réponses sont connues, la première serait d’arriver enfin à moderniser la France pour lui permettre de reprendre pied dans le XXIème siècle, la deuxième serait d’avoir un accord sur le budget européen et un accord sur un soutien à l’Europe du sud, mêlant prêts et subventions, et assorti de deux conditions : d’abord ces fonds doivent être utilisés utilement et pas dans des rentes : éducation, recherche, résilience, lutte contre le réchauffement, ensuite il faudra qu’il y ait des conditions. De rétablissement progressif des comptes publics des pays du sud. C’est absolument impératif, et indispensable pour rétablir la confiance des pays du nord.
Lionel Zinsou (LZ) :
Même si je trouve très bonne l’expression de DD sur la « crise-monde », je ne suis pas d’accord avec les analyses précédentes. Je pense pour ma part que l’on va organiser une « reprise-monde ». Beaucoup d’éléments sont là et maîtrisés, et assez peu sont complètement hors de contrôle.
Tout d’abord, la réponse à la crise a été beaucoup plus efficace et rapide en matière économique qu’en matière sanitaire. Les entreprises ont bénéficié de l’importation d’un concept allemand, celui du « travail court » (rebaptisé en France chômage partiel), et ce système est exceptionnellement efficace. Il empêche beaucoup d’entreprises de faire faillite et leur permettra de repartir beaucoup plus vite. Nous n’avons pas comme aux Etats-Unis une explosion du nombre de chômeurs. C’est ce système qui a permis à l’Allemagne de rebondir dès 2010 de 4,9% de croissance (ce qui est considérable pour une économie européenne). Et depuis, c’est le plein emploi qui s’est installé en Allemagne, et non le chômage, même avec une entrée très importante de migrants sur le marché de l’emploi. Certains remèdes économiques ont donc fait leurs preuves face aux crises, et c’est pourquoi une grande partie du monde les a adoptés.
Quant à l’Union Européenne, elle a eu beaucoup de réactions très efficaces sur le plan économique (et il faut rappeler que les questions sanitaires ne relèvent pas de ses compétences). La BCE a été rapide, elle offre toutes les liquidités nécessaires pour éviter les faillites, et coordonne des plans plus structurels. Elle a immédiatement renoncé au pacte de stabilité (donc aux 3% maximum de déficit budgétaire), accepté qu’on remonte les critères de dette publique, elle a « monétisé », ce qui permet aux budgets de ne pas être engagés à l’excès. Le projet de loi de finance rectificative de la France mène à environ 4% de PIB d’impact budgétaire, on s’oriente donc vers un déficit à peu près semblable à celui des Allemands. Quant à la mutualisation de certaines dettes, l’idée est en chemin, et elle progresse vite. Divers mécanismes de stabilité sont déjà en place, et ce sont des débuts de mutualisation. La réponse de l’UE a donc été rapide et efficace.
Chaque crise apporte son lot de prophéties catastrophistes, et l’on se presse pour dire qu’on ne s’en sortira jamais, en oubliant toujours de rappeler quelques éléments importants.
Tout d’abord, les stocks, qui n’intéressent traditionnellement jamais personne en politique économique. Mais quand on sort de crise, on refait des stocks. Lors de la crise de 2009, les stocks ont joué pour à peu près moitié de la récession dans l’économie européenne, et pendant la reprise de 2010, ils ont compté pour à peu près 60% de la croissance. Ces éléments techniques de mouvements de stocks sont donc très importants. La remise en marche de l’appareil productif suppose des stocks, qu’il s’agisse de matières premières pour les entreprises ou de victuailles pour les restaurants. Nous avons déstocké, nous allons restocker. Le troisième trimestre sera donc en forte progression pour l’Europe.
D’autre part, l’énergie que nous allons devoir importer en Europe sera très bon marché, on l’a vu ces jours-ci où le prix du baril de pétrole brut a été négatif, tant la demande est faible. C’est un avantage très important en termes de pouvoir d’achat, et on l’observe à chaque sortie de crise. Personne ne se rappelle, et même personne n’accepte de le croire, mais le pouvoir d’achat des Français a augmenté pendant la crise de 2009-2010. Il était difficile de s’en apercevoir alors parce que les salaires n’avaient pas augmenté, mais la baisse de prix des matières premières, notamment des hydrocarbures, a un effet direct de pouvoir d’achat (carburant, fuel domestique ...).
Quand on perd un point de PIB, le simple effet des matières premières importées représente un stabilisateur de 0,25 point de PIB. Donc si l’on perd dans l’année 10% de PIB en France (ce qui ne sera pas le cas, à mon avis, le FMI estimant la perte à 7,2%), on en rattrapera 2,5%.
D’autre part, on a accumulé de l’épargne pendant le confinement. Pas tout le monde certes, il y a beaucoup d’exclus et d’inégalités, mais à l’échelle du pays, les Français ont deux années de PIB en terme d’épargne, soit 5 000 milliards d’euros.
Pendant le seul confinement, les ménages ont épargné entre 55 et 100 milliards d’euros. Il n’y a aucune raison que cette épargne forcée ne se dépense pas significativement à la sortie du confinement. Cela nécessitera un effort de soutien ciblé de la demande, mais on sait parfaitement le faire, voyez par exemple le secteur automobile, les primes à la casse ou à l’hybride sont bien connues, c’est ce type de mesure qui sera nécessaire. Si ces 55 milliards étaient dépensés intégralement, ils réduiraient notre perte de 2% du PIB. Si les bonnes mesures d’aide à la demande sont prises, notamment dans le secteur de la construction, nous réduirons significativement le coût du confinement.
Jean-Louis Bourlanges (JLB) :
Je suis sensible à l’argumentation de LZ sur le court terme. Je ne parle pas ici des réponses quant au traitement de la pandémie, qui posent de grands problèmes. A commencer par le fait que le confinement, en empêchant une transmission rapide du virus, retarde aussi le phénomène d’immunité collective.
Mon pessimisme porte plutôt sur la dimension culturelle des choses. L’Europe et surtout la France vont être dans des situations plus difficiles que les autres, car tout ce qui se passe donne la part belle à nos défauts nationaux, et nous rend incapables de réagir aussi bien que les autres. Je citerai par exemple le mépris français de l’économie. Elle est considérée comme quelque chose de sale, inutile et immoral, il n’y a qu’à regarder la façon dont elle est enseignée dans le secondaire. Une telle perspective conduit à privilégier la santé par rapport à l’économie, ce qui est un réflexe tout à fait normal et sain, mais il ne faut pas pour autant le pousser à l’extrême. Sacrifier l’économie à la santé est présenté comme un grand avantage, alors qu’en réalité on sait que nous ne nous en sortirons pas si notre thérapie exclut l’économie.
Deuxième pathologie française : l’idée que l’argent public pousse sur les arbres, c’est à dire considérer que l’argent existe dès lors qu’on vous le donne. Il y a dans une grande partie de l’opinion l’idée que puisqu’on peut nous donner tout cela, on avait bien raison de critiquer les mesures d’assainissement des comptes. Cette idée s’accompagne d’une indifférence à l’endettement, avec le présupposé qu’on ne remboursera pas.
Troisième pathologie : le centralisme bureaucratique, une vieille affaire en France. L’Etat et les rapports sociaux se sont construits sur une mobilisation permanente du sommet, ce qui a été source de rigidité, d’inertie, de corporatisme, c’est à dire le contraire même de l’agilité et de la flexibilité qui nous seraient nécessaires.
Ces pathologies pèseront très lourd dans la façon dont le corps social va réagir aux efforts qui seront nécessaires, à savoir l’augmentation de la productivité, de la flexibilité et l’allègement de l’appareil public. Ce qui va suivre va heurter de plein fouet nos bonnes vieilles habitudes, qui sont en réalité de mauvaises vieilles habitudes.
Nicole Gnesotto :
Je souhaiterais moi aussi que l’on prenne de nouvelles bonne habitudes, mais en vous écoutant, j’ai l’impression que la sortie de crise sera le retour au monde d’avant. Je ne sais pas si ce sera la solution la plus efficace, pour l’Europe en tous cas. Je suis très admirative de l’optimisme presque implacable, chiffres à l’appui, de LZ, mais je ne suis pas convaincue non plus.
Sur l’Europe d’abord, je suis d’accord, la BCE a bien réagi, mais pas la Commission. Cette dernière n’a cessé de courir derrière les Etats membres, qui ont décidé seuls de sortir du pacte de stabilité (le « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron a été prononcé bien avant que la Commission n’ait même envisagé de remettre en cause le pacte de stabilité). Même chose pour Schengen : ce sont les Etats qui ont fermé leurs frontières, et la Commission s’est contenté d’harmoniser après coup. Les institutions européennes ont été complètement dépassées par les évènements. En mars, Mme von der Leyen disait encore : « attendons, il faut voir ». Quant à Mme Vestager, commissaire à la concurrence, elle déclarait encore la semaine dernière qu’il fallait être prudent dans l’aide aux entreprises, pour ne pas fausser les règles de concurrence ... Il me semble que c’est ne rien comprendre à la situation.
Quant à la sortie de crise, si la bonne recette est allemande, il ne s’agit ni plus ni moins que de développer l’emploi flexible, c’est à dire précaire. Je doute que ce soit tenable socialement, pour la stabilité des différents gouvernements.
A aucun moment dans les réflexions sur la sortie de crise, il n’est question de modifier les règles de l’économie libérale de marché, alors que le président de la République l’a laissé entendre dans ses différentes déclarations. Il a du moins ouvert un débat, qui me paraît plus porteur que la répétition des vieilles recette libérales « augmenter le travail / diminuer les impôts des entreprises ».
David Djaïz :
L’optimisme de LZ, sans être contagieux, est pourtant stimulant, même si je partage plutôt l’analyse de NG. Je crois que cette crise, comme les nuées annoncent l’orage, est porteuse de menaces et de risques très grands, mais également d’opportunités, pour peu que l’on veuille s’en saisir.
La vraie question à se poser concernant la reprise est « comment redémarrer sans tout recommencer ? ».
Étymologiquement, « crise » signifie « bifurcation ».Il va donc s’agir de choisir ce que l’on veut garder de l’ancien, et ce que l’on veut créer de nouveau. Pardon de citer Lénine, mais il disait : « pendant des décennies, il ne se passe rien, et tout à coup, il se met à se passer des décennies ». C’est un peu ce qui nous arrive aujourd’hui, et les décisions que nous prenons dans l’urgence peuvent avoir par effet de cliquet énormément d’influence sur les années à venir.
Je prends un exemple très simple : les mesures de soutien par capitalisation aux très grandes entreprises en difficulté (compagnies aériennes, loueurs de voitures, hôtellerie, etc.). Il ne fait pas de doute que ces entreprises sont nécessaires à l’économie et pourvoyeuses de centaines de milliers d’emplois, mais il doit bien être possible de réfléchir en Europe à des pactes à conclure avec elles pour qu’elles adaptent petit à petit leur activité au changement climatique, par exemple.
La fragmentation du monde me semble inévitable puisque nous sommes dans un processus de fermetures de frontières. Le caractère asynchrone des chocs fait que malheureusement, les frontières resteront fermées longtemps et les échanges seront durablement perturbés. On peut donc s’inquiéter quant à la qualité de la reprise, puisque l’économie allemande par exemple est très dépendante de ses exportations.
Un recentrage des actifs stratégiques et des chaînes de valeurs sera sans doute nécessaire. Une re-régionalisation de la mondialisation en quelque sorte (qui au demeurant était déjà à l’œuvre depuis quelques années puisque la croissance du commerce international s’était considérablement ralentie après la crise financière). Ce recentrage se fera-t-il dans le désordre, et s’accompagnera-t-il d’un discours identitaire, raciste et national-populiste, ou bien sera-t-il organisé et coordonné ? Ce sera un enjeu existentiel pour l’UE, mais aussi une carte à jouer puisqu’elle peut être à la fois un nouveau modèle politique, et le véhicule d’un nouveau capitalisme, moins total que le modèle chinois, moins inégalitaire que le modèle anglo-saxon.
Je crains pour ma part une montée des inégalités. Fernand Braudel distinguait trois niveaux économiques : la vie matérielle (les besoins pour la subsistance), l’économie de marché (les échanges qui font la vie des nations), et la haute finance (le capitalisme financier). Dans la crise d’aujourd’hui, la vie matérielle et la haute finance fonctionnent toujours à peu près, c’est la deuxième couche qui est en grand danger, et c’est elle qu’il faut sauver si l’on veut éviter un creusement des inégalités ; il faudra la rétablir sur de meilleures bases, compatibles notamment avec la nécessaire transition écologique.
Nicolas Baverez :
J’aimerais revenir sur cette idée d’une « reprise-monde » de LZ et la comparaison qui avait été faite avec la crise de 2008. Je crois que les choses sont aujourd’hui très différentes. Le krach était alors financier, mais surtout le contexte a complètement changé. En 2009, on a créé le G20, et on a eu un vrai plan keynésien à l’échelle du monde, avec une vraie coopération, y compris de la Chine. Celle-ci avait alors fait un plan de relance massif, équivalent à 13% de son PIB, ce qui avait soutenu la croissance mondiale.
Aujourd’hui nous avons trois crises qui s’enchevêtrent : sanitaire, économique et politique. Nous avons également une très grande hétérogénéité dans la chronologie du choc et la manière dont les pays ont réagi. Enfin, l’état de défiance est très grand entree les nations.
On peut débattre très longtemps à propos de la mondialisation, mais à mon avis, on débat d’un mort. La mondialisation telle qu’on l’a connue au XXème siècle s’est achevée en 2009, avec quelques sursauts ça et là pour réamorcer l’économie. Mais désormais, entre le retour du protectionnisme et la guerre commerciale Chine / USA, son ancien avatar est bel et bien mort.
Ce qui va se jouer aujourd’hui est la façon dont elle va se réinventer. On s’achemine vers une restructuration autour de pôles régionaux, avec une compétition et des confrontations régulées. Mais on n’est pas à l’abri d’une explosion des tensions.
Si l’on observe le plan de relance actuel de la Chine, on voit qu’il est assez modeste, mais surtout totalement auto-centré. Et ce qui se passe dans le reste du monde est à peu près comparable. Le scénario de 2009 n’est donc absolument pas celui de 2020.
Il faut cependant faire jouer la coopération quand elle est possible. Les idées évoquées sont bonnes : se saisir de la crise pour accélérer la numérisation, repartir sur de meilleures bases écologiques, et renforcer la résilience des nations. Mais cela s’organisera bloc par bloc. Et c’est là que l’Europe sera déterminante, y compris pour l’Allemagne en effet. Je rappelle que les exportations constituent 47% du PIB allemand, et qu’elles soient vers la Chine ou les Etats-Unis, ce sera bien plus compliqué dans les années à venir. L’Allemagne a donc un besoin vital du grand marché européen, et c’est ce qui peut permettre, une fois la crispation passée, de rassembler l’Europe et de trouver une voie.
L’Europe, si elle n’est pas compétente en matière sanitaire, l’est pour ce qui touche à l’économie. Elle a patiné un peu au début de cette crise, avant de se mettre en ordre. Elle peut vraiment être une aide décisive lors de la reprise, à la fois pour réduire les divergences entre les pays et pour accélérer la reprise et les transitions nécessaires.
Lionel Zinsou :
Je constate un peu tristement que l’optimisme est nettement moins contagieux que le coronavirus ... Il ne s’agissait d’ailleurs pas vraiment d’optimisme, ce que je disais était seulement factuel.
Pour répondre à NG, je ne crois pas qu’il ait fallu 8 ans pour sortir de la crise de 2009. Il ne faut pas oublier que l’Europe est rentrée en récession (à cause de la crise grecque) entre le deuxième semestre 2011 et le deuxième semestre 2013. Et c’est ce choc qui a plongé l’euro zone dans la récession.
J’entends dans vos propos à tous une détestation commune de la dette. Mais ce qui rembourse la dette, c’est la croissance. Avant la crise de 2009, la dette allemande tournait autour des 90% de son PIB. L’effet de croissance suite à la reprise de plein emploi qu’elle a su développer a ramené cette dette à 60%. Si l’on est capable de faire de la croissance, on peut donc éponger la dette très rapidement. Si l’Europe parvient à rebondir entre 3 et 4% dès 2021 et continue sur cette lancée en 2022, le problème de la dette ne sera du tout insurmontable. La liquidité mondiale est très abondante, on est en taux négatif, et comme on est plutôt en déflation à cause des prix de matières premières, on n’a pas de risque imminent de redressement des taux. Quand un pays européen s’endette aujourd’hui de 100 milliards, cela lui rapporte au moins 500 millions de taux d’intérêt négatif. En outre, nous avons deux fois moins de dette privée que la Chine, et deux fois moins de dette publique que le Japon, qui ne sont ni l’un ni l’autre les plus mauvais élèves économiques du monde. Il y aura sans doute lieu de s’alarmer de la dette dans les futures émissions de 2023 ou 2024, mais elle ne constitue pas pour le moment la pire urgence.
Ce dont je me soucie davantage, c’est que pour le moment nous sommes en surépargne. Il faudra sans doute financer la relance en consommant de l’épargne, et c’est pourquoi nous aurons sans doute d’importantes mesures sur le logement, dans le secteur BTP, pour des raisons d’équilibre des territoires et de corrections des inégalités. Cela permettra de mettre en place quelque chose qui ne ressemblera pas au monde d’avant, notamment en ce qui concerne la transition énergétique, puisque l’amélioration du parc de logement y est cruciale. Même chose pour le parc automobile. Les occasion d’orienter les dépenses de façon meilleure sont là, pour les rendre plus vertes et plus équitables. Tout le monde le sait, et cela se fera sans aucun doute.
En ce qui concerne le leadership, je suis frappé par le fait que toutes les banques centrales agissent de la même façon, y compris celle des Etats-Unis qui soutient celles des pays amis. Pour la première fois, l’Afrique parle et négocie d’une seule voix, à travers le président de l’Union africaine, et les avancées en matière de gestion de la dette des pays pauvres sont réelles. Les mêmes mécanismes qui ont créé le G20 fonctionnent aujourd’hui assez bien.
Quant à la Chine, elle fera forcément un plan de reprise, mais on ne saurait lui demander cela à seulement un mois des premiers déconfinements.
Jean-Louis Bourlanges :
J’aimerais maintenant revenir sur la question : « est-ce que tout doit ou va changer ? ». Il me semble que les choses vont davantage se déglinguer qu’elles ne vont changer. Je suis sur ce point franchement pessimiste. D’abord à propos de la globalisation, vous dites tous qu’elle est finie. Il est vrai que l’on assiste déjà à une rétractation du commerce international, qu’on ira vers moins de flux tendus et davantage de stocks et que les sensibilités alimentaires se réorienteront certainement en faveur du locavorisme. En bref, les circuits vont plutôt se raccourcir.
En revanche, les tendances fondamentales à la mondialisation demeureront. Les chaînes de valeur ne seront pas bouleversées. La mondialisation des ces chaînes est mécaniquement induite par la complexification des processus de production, et elle ne sera pas remise en cause. L’unité du marché et les avantages comparatifs font faire que les grands acteurs économiques et financiers continueront à jouer sur la localisation éparpillée des modes de production. L’unification culturelle, par le biais du numérique notamment, ne s’interrompra pas. Nous sommes dans une situation d’interdépendance, et elle va demeurer, même si on pourra l’améliorer par quelques précautions.
Sur le verdissement, il est évidemment nécessaire, mais le processus était déjà engagé. Il faudra évidemment fonctionner avec quelque chose de durable et conforme aux exigences climatiques, mais il faut aussi admettre que dans un premier temps, nous serons contraints d’écoper. Certains des secteurs les plus durement touchés sont des points forts de la France : la construction navale, le tourisme, l’aéronautique ... On n’aura pas d’autre choix que de se battre pour survivre, on va par exemple augmenter la productivité en délocalisant le travail, bref les perturbations sociales et psychologiques seront très dures.
Sur le plan européen enfin, je crois que l’Europe n’a pas trop mal réagi, mais je suis inquiet. M. Macron pose le problème en termes rigoureux quand il dit qu’il faut désormais aller vers une solidarité accrue, mais celle-ci implique de tels efforts de la part des Etats riches, que pour ma part je crains que les Etats du nord ne calent. Je crois que le risque d’implosion de la zone euro est réel.
Tout ne va pas changer du tout au tout. Les défis qui nous attendent seront très difficiles, et nous sommes pas correctement armés d’un point de vue culturel et social pour les relever. Je suis très frappé par l’ampleur du dissensus idéologique en France. J’estime qu’à court terme les acteurs publics ont réagi à peu près correctement, mais je suis très inquiet quant au long terme.