Un mort noir de plus, un mort noir en trop / Donald Trump contre l’OMS / n°144

Un mort noir de plus, un mort noir en trop

Introduction

Philippe Meyer (PM) :
Le 25 mai un policier de Minneapolis a été filmé alors qu'il écrasait de son genou pendant neuf minutes le cou d'un Africain-Américain, George Floyd jusqu’à ce que mort s’ensuive. Dans son agonie, Floyd a gémi qu'il ne parvenait plus à respirer, une plainte qui rappelle les derniers mots d'Eric Garner, dont le décès, en 2014, a contribué à donner naissance au mouvement Black Lives Matter « les vies noires comptent ». La mort de Floyd est survenue seulement trois jours après l'arrestation en Géorgie de trois hommes accusés d'avoir traqué et assassiné un jeune Noir, Ahmaud Arbery, alors qu'il faisait son jogging.
À Minneapolis, les manifestants ont déferlé dans les rues, et la police a réagi beaucoup plus durement que face aux contestataires anticonfinement armés jusqu'aux dents. Dans la soirée du 27 mai, les manifestations pacifiques ont dégénéré en émeutes. Le lendemain, le gouverneur démocrate du Minnesota appelait en renfort la Garde nationale. La colère provoquée par la mort de George Floyd à Minneapolis a continué de s'étendre, embrasant quelque 40 grandes villes du pays. Certaines ont dû instaurer un couvre-feu.
Face à ces troubles, le président américain a menacé de déployer l'armée pour venir à bout de ce qu'il a qualifié de « terrorisme intérieur ». Il pourrait mettre en œuvre une loi de 1807, qui n’a pas été appliquée depuis 30 ans. Cette éventualité a semé le trouble dans l’institution militaire. L’ancien Secrétaire d’État à la défense, l’ex-général des marines, James Mattis, a publié, mercredi, une tribune incendiaire accusant le président de diviser le pays. « Je n’ai jamais imaginé qu’on ordonnerait à des soldats de violer les droits constitutionnels de leurs concitoyens », écrit-il dans le magazine The Atlantic. L’amiral Mullen, ex-chef d’état-major des armées, le général Allen, ancien patron de la coalition contre Daech et l’actuel chef d’état-major se sont prononcé contre le président. Mark Esper, l’actuel Secrétaire à la défense, a, lui aussi, pris ses distances avec la menace de la militarisation brandie par le président américain. Selon le New York Times, 40% des effectifs de l’armée américaine sont des « personnes de couleur ». Barack Obama a estimé que les noirs ont joué un rôle prépondérant pour « réveiller » le pays.

Kontildondit ?

Béatrice Giblin (BG) :
Depuis cet assassinat (puisque c’est de cela dont il s’agit), on parle d’émeutes raciales aux Etats-Unis, mais le terme ne me paraît pas juste. Elles sont très différentes de toutes les précédentes, que ce soit celles des années 1960 lors du mouvement des droits civiques, ou plus récemment en 1992 avec la mort de Rodney King, en 2014 à Ferguson, ou à Baltimore en 2015. Il s’agit plutôt ici de manifestations, même s’il y a eu ça et là quelques cas de pillages, il sont très minoritaires, l’essentiel des mouvements est pacifique. D’autre part, contrairement aux précédents cités, ces manifestations ne comptent pas seulement des Noirs, mais aussi des Blancs, des Latinos. C’est le reflet d’une société américaine scandalisée par l’atroce vidéo de la mort de George Floyd. Les réseaux sociaux ont grandement participé à la prise de conscience que trop, c’était trop.
Tous ces manifestants associent des problématiques différentes. L’injustice et la discrimination envers les Noirs bien sûr, mais également l’homophobie, les injustices sociales, bref ce sont tous les ennemis de Trump qui se font entendre en ce moment. Ces manifestations auront-elles une incidence sur les élections présidentielles américaines de novembre prochain ? Sur le plan international, les réactions sont importantes. Ainsi rien qu’à Paris, 20 000 personnes se sont réunies sans autorisation, ce qui est tout à fait étonnant.
Spontanément, on est tenté de penser que cet épisode va fragiliser Trump. Mais le système électoral des USA est très différent du nôtre, le président n’y est pas élu au suffrage universel direct, mais par un collège de grands électeurs. Et si les Républicains ne soutenaient pas tous Trump en 2016, ils semblent aujourd’hui en ordre de marche derrière leur président. Ce dernier les a beaucoup choyés (baisse d’impôts, majorité à la Cour Suprême), et joue habilement du sentiment nationaliste des électeurs du Grand Old Party. Ainsi, le président soigne la mise en scène de la rivalité du pays avec la Chine, car les Américains, qu’ils soient Démocrates ou Républicains, sont tous hostiles à la Chine.
Ces élections se jouant au niveau des Etats, je ne suis pas sûre que Trump soit vaincu. Cela dépendra énormément de la mobilisation de la jeunesse, et notamment des Noirs (qui s’étaient peu mobilisés pour Hillary Clinton). Et pas seulement de la mobilisation en nombre, mais aussi de l’endroit où elle a lieu. Si c’est dans les traditionnels bastions démocrates (New York, Californie), l’incidence sera nulle puisque cela ne fera pas changer le nombre de Grands Électeurs. Certains Etats sont décisifs, c’est là que tout va se jouer. Les Républicains font tout ce qu’ils peuvent pour rendre aussi difficile que possible l’acte même d’aller voter. Dans de nombreux endroits du pays, les bureaux de vote sont peu nombreux (donc lointains), les transports en commun sont très peu développés, et la Covid-19 va encore apporter une difficulté supplémentaire. Le virus va donc peut-être avantager Trump de ce point de vue.
D’une certaine façon, même si la situation étasunienne est inquiétante, il y a quelque chose de réjouissant à voir un pays se réveiller ainsi. Malheureusement, il n’est pas certain que cela se traduise politiquement en novembre prochain.

David Djaïz (DD) :
L’écrivain américain James Baldwin avait écrit de manière presque prophétique dans La prochaine fois le feu, il y a 50 ans : « il faut beaucoup de souplesse spirituelle pour ne pas haïr celui qui vous hait, et dont le pied écrase votre nuque, et ne pas apprendre à vos enfants à le haïr exige une sensibilité et une charité encore plus miraculeuses ».
L’Amérique ces dernières semaines a en effet un parfum des années 1960, entre la reprise des vols spatiaux habités d’un côté, et de l’autre la flambée des manifestations à caractère racial, tandis que Trump tweetait sur la majorité silencieuse. Il est triste de constater le peu d’évolution depuis les années 1960 sur ces questions. Quelques chiffres en attestent : les revenu moyen des ménages blancs aux USA est de 70 000$ par an, contre 40 000$ pour les noirs, le taux de chômage varie lui aussi du simple au double, et compte tenu de la structure des emplois occupés par les minorités racialisées, en particulier les Afro-américains, la crise économique va toucher beaucoup plus durement les Noirs, elle n’est d’ailleurs pas pour rien dans l’exacerbation des tensions de ces derniers jours.
La situation est très inquiétante et, comme l’a dit BG, quasiment inédite. D’autant plus qu’habituellement aux Etats-Unis, l’autorité fédérale joue le rôle d’amortisseur, à commencer par le président, qui cherche l’apaisement et la concorde. Ici au contraire, Trump jette de l’huile sur le feu chaque fois qu’il le peut, pour essayer de faire oublier sa gestion désastreuse de la crise du coronavirus, et remotiver sa base électorale, en partie composée de suprémacistes blancs. Il y a quelques jours, le président déclarait : « when the looting starts, the shooting starts » (« quand le pillage commence, la fusillade commence »), faisant écho à une phrase du chef de la police de Miami en 1968 dans le même contexte. En outre, Trump a accusé des maires et des gouverneurs démocrates de n’être pas assez fermes dans la répression de ces manifestations. Depuis quelques jours, il cherche une possibilité d’appliquer l’Insurrection Act de 1811 pour employer l’armée afin de rétablir l’ordre. Il est d’ailleurs fascinant de constater à quel point le droit américain regorge de vieilles lois fédérales donnant énormément de possibilités au président, y compris pour suspendre les droits civiques.
Ce qui est également inédit, c’est le fait que les plus hautes autorités militaires se soient prononcées contre ces perspectives. C’est à la fois rassurant sur la solidité démocratique de l’armée américaine, et inquiétant sur l’aggravation de la crise constitutionnelle.
Il est effrayant de voir un pays qui reste la première puissance économique, militaire et technologique mondiale s’enfoncer dans une crise sociale et démocratique toujours plus profonde. L’Amérique est plus que jamais divisée, le président exacerbe les tensions, on voit les suprémacistes blancs organiser des contre-manifestations. Il y a 340 millions d’armes en circulation, les inégalités atteignent un niveau record et risquent encore de s’aggraver. Les USA font face à une très grave crise de civilisation, sociale et démocratique, qui rappelle celle des années 1960. Je doute moi aussi que les élections de novembre la solutionnent. D’une part parce que Trump a de réelles chances de l’emporter, mais aussi parce que Joe Biden incarne lui aussi un système en bout de course. En creux, c’est l’insuffisance de l’action d’Obama qui est également posée avec ce problème des clivages raciaux.

Marc-Olivier Padis (MOP) :
A l’heure où nous parlons, la situation est particulièrement instable, et il me paraît un peu prématuré de s’interroger sur son impact lors des élections présidentielles. La question de l’héritage d’Obama que vient de soulever DD interroge en effet. Les inégalités et les discriminations auxquelles les Noirs américains sont confrontés sont criantes, qu’elles soient sociales, sanitaires, sécuritaires ou résidentielles. Elles perdurent, et donnent l’impression que rien n’a changé depuis le mouvement pour les droits civiques, voire que la situation s’est dégradée.
On peut se demander si les « Obama-enthousiastes » (dont je fais partie) n’ont pas sous-estimé l’inertie des réalités sociales américaines, malgré le symbole de l’élection de 2008. Que les Américains aient été capables d’élire un président noir ne signifiait pas que les conflits raciaux étaient dépassés. Les deux élections d’Obama n’ont cependant pas été un « accident » électoral dans l’histoire politique américaine. Barack Obama a plaidé pour une union « plus parfaite », il a montré ce qui était possible et a donné foi à une promesse américaine d’accomplissement, par-delà l’héritage de l’esclavage et de la ségrégation.
Il me semble qu’il y a quelque chose de nouveau dans les manifestations en cours, malgré la tragique impression d’un éternel recommencement. Ces flambées de violences sont habituelles dans un pays où environ 1000 personnes meurent chaque année lors d’interactions avec la police (un chiffre ahurissant). BG a eu raison de faire la distinction : ici, il s’agit de manifestations, et non d’émeutes.
L’ancien Secrétaire à la défense James Mattis ne s’y est d’ailleurs pas trompé, puisqu’il dit dans son texte : « Je n’ai jamais imaginé qu’on ordonnerait à des soldats de violer les droits constitutionnels de leurs concitoyens » Il fait évidemment référence au droit de manifester, pour lui il ne s’agit donc pas d’émeutes. On assiste à un cycle inédit, malgré l’impression de déjà vu : fait divers tragique - manifestation - répression. Ici, la phase de répression du cycle ne se déroule pas comme à l’accoutumée, puisque des paroles de soutien aux manifestants se font entendre, et même des gestes (de la part de la police qui met un genou à terre).
Il se passe cette fois-ci quelque chose de différent, que Trump ne comprend pas. Soit parce qu’il n’a pas été dans le bon rythme (il a parlé de répression bien trop tôt dans le cycle), soit parce que la situation est réellement inédite, et qu’elle peut peut-être déboucher sur autre chose. Est-il permis d’espérer, cette fois ?

Nicole Gnesotto (NG) :
On a l’impression d’assister en direct à un krach. Il y a dans cette crise la conjonction de trois fractures : raciale, sociale, et politique.
Ce qui est étonnant avec la question raciale aux Etats-Unis, c’est qu’elle semble consubstantielle de l’histoire du pays. Elle était au coeur de la Guerre de Sécession, et on a l’impression que la société américaine en est toujours à peu près au même point. Il y a évidemment eu d’énormes progrès, mais cette fracture raciale semble indépassable, elle me fait penser au rôle que joue l’antisémitisme dans les sociétés européennes : toujours combattu, et jamais vaincu. Le problème est structurel, il va bien au-delà de ce qu’on pourrait reprocher à Obama. Un Noir américain a 2,5 fois plus de chance d’être tué par la police qu’un Blanc.
La crise sociale est beaucoup plus fluctuante, en revanche. Et on est forcé de reconnaître qu’avant la crise de la Covid, Donald Trump avait établi une société de croissance, le plein emploi, une bourse en pleine effervescence. On aurait pu penser que les inégalités sociales s’en trouveraient réduites. Évidemment le coronavirus est passé par là et il n’en a rien été. Les Noirs américains ont payé un lourd tribut au virus : ils représentent 13% de la population des USA, mais 25% des cas de Covid-19. 40 millions de chômeurs, des files d’attente interminables aux soupes populaires, la situation sociale des Etats-Unis post-Covid est très grave.
Il faut y ajouter la crise politique et morale, presque entièrement résumable à une seule personne : Donald Trump. Depuis son élection, beaucoup d’observateurs parlent d’un état de guerre civile larvée aux Etats-Unis. Les Démocrates n’ont jamais admis sa victoire, et les Républicains n’ont jamais voulu la réconciliation. Jamais le débat public n’a été aussi polarisé, la violence politique est portée par le président lui-même (tweets mensongers, injures ...).
Cette conjonction de toute les colères donne l’impression que les USA sont entrés dans une phase d’imprévisible politique. Tout peut arriver. La société américaine est violente, il y a plus d’armes que d’habitants aux Etats-Unis, l’extrême-droite est très puissante et diverse (on compte 900 groupes qui lui sont affiliés). De toute évidence, ni Donald Trump, ni Joe Biden ne sont les hommes de la situation.

Philippe Meyer :
N’oublions pas qu’il n’y a que quelques jours que des manifestants armés aux Etats-Unis pendaient des effigies contre des gouverneurs qui avaient légiféré en faveur du confinement.

Béatrice Giblin :
A propos du caractère indépassable du racisme américain qu’évoquait NG, cela me rappelle un texte de Tocqueville, qui expliquait que le problème des Noirs aux Etats-Unis, c’est précisément la couleur noire, qui fait qu’on les repèrera toujours, et qu’il leur sera par conséquent très difficile d’échapper à leur situation de dominés historiques (puisque les premiers Noirs des USA étaient des esclaves).
Pour ma part, je serai très prudente avec le terme de « guerre civile larvée ». Il peut y avoir des tensions très fortes, mais la guerre civile, c’est tout de même autre chose. Fort heureusement, nous n’y sommes pas encore, et la nation américaine, même à ce point de division, existe encore. Je vois pour ma part dans ces manifestations un signe d’unité américaine, qui peut faire naître un peu d’espoir chez les plus optimistes d’entre nous. Contrairement au mouvement des années 1960 où la répression faisait des dizaines de morts, ce n’est heureusement pas le cas pour le moment, précisément parce que les manifestations ne sont pas confinées à des populations ou des quartiers noirs.

Nicole Gnesotto :
Deux remarques. D’abord, même si les manifestants sont de toutes les ethnies, je ne suis pas sûre qu’ils soient tous anti-Trump ou pro-Démocrates. Je pense que beaucoup de jeunes, Noirs ou Blancs, en ont tout simplement assez du système américain, qui ne correspond pas à leur colère ou à leurs attentes.
Ensuite, à propos des conséquences de tout cela. Il me semble que l’une d’entre elles est de déligitimer encore davantage la prétention américaine à une espèce de leadership. Aujourd’hui, l’Iran fait la morale à Donald Trump en lui reprochant de maltraiter ses manifestants, l’ONU a demandé une commission d’enquête sur les violences policières ... Les Etats-Unis ont touché le fond.

Donald Trump contre l’OMS

Introduction

Philippe Meyer :
Le président Trump a annoncé le 29 mai « mettre fin à la relation » entre son pays et l'Organisation mondiale de la santé (l'OMS. Il accuse l'organisation onusienne de se montrer depuis le début de la pandémie trop indulgente avec la Chine, où le coronavirus est apparu en décembre avant de se répandre sur la planète. La décision était redoutée mais attendue : après avoir gelé son financement en avril, puis l'avoir sommée, mi-mai, de se réformer en profondeur dans les 30 jours, Donald Trump a finalement privé l’OMS d'une part essentielle de son maigre budget et menacé ainsi des programmes de santé dans les pays les plus pauvres.
Née en 1948, l'OMS est une énorme machine de 7.000 employés présente dans le monde entier. Ses missions sont tributaires des crédits accordés par ses États membres et les dons de bienfaiteurs privés. Dotée de 2,8 milliards de dollars par an (5,6 milliards sur l'exercice biennal 2018-2019), l'OMS a « le budget d'un hôpital de taille moyenne dans un pays développé », a déploré son directeur général, l'Éthiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus. Avec 893 millions de dollars apportés sur la période 2018-2019, (15 % du budget), les États-Unis en sont le premier bailleur de fonds, devant la fondation Bill et Melinda Gates, premier contributeur privé, l'Alliance du vaccin Gavi, le Royaume-Uni et l'Allemagne, et loin devant la Chine et ses 86 millions. La contribution américaine va essentiellement en Afrique et au Moyen-Orient. Environ un tiers de ces contributions co-finance les opérations de lutte contre les urgences sanitaires, le reste étant d'abord consacré aux programmes d'éradication de la poliomyélite, à l'amélioration de l'accès aux services de santé et à la prévention et la lutte contre les épidémies. L'annonce américaine a stupéfié la communauté scientifique. Richard Horton, rédacteur en chef de la revue médicale britannique The Lancet, l'a qualifiée de « folle et terrifiante », estimant que « le gouvernement américain joue au voyou en pleine urgence humanitaire ».
Une question demeure sans réponse pour le moment : quand et comment les Etats-Unis couperont-ils concrètement les vivres à l’OMS ? Dans un tweet publié le 29 mai, Lawrence Gostin, professeur au O'Neill Institute for National and Global Health Law à l'université de Georgetown et collaborateur de l'OMS, a jugé la décision du président américain « illégale » à deux titres : les Etats-Unis ont signé et ratifié un traité d'adhésion à l'OMS et les crédits sont votés par le Congrès américain.

Kontildondit ?

Nicole Gnesotto :
L’OMS est a priori l’organe le moins conflictuel du système onusien. C’est une institution ancienne, créée en 1948 et sa mission est aussi consensuelle que possible : faire en sorte que le niveau de santé général sur la planète soit aussi élevé que possible. Et voilà qu’avec la pandémie de la Covid-19, l’OMS se trouve au cœur de l’affrontement géopolitique majeur du moment, à savoir celui entre les Etats-Unis et la Chine. Il s’agit là d’un problème américain, greffé à une crise plus globale du multilatéralisme.
Le problème américain est le suivant : Donald Trump accuse l’OMS et son dirigeant, l’Éthiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus, d’avoir tardé à réagir et défendu les intérêts chinois, autrement dit selon lui l’organisation est devenue un instrument au service de Pékin. Trump a donc annoncé la suspension de l’aide américaine le 4 mai dernier. Ce n’est pas la première colère de ce type du président américain. En 2017, il a rompu avec l’UNESCO (à cause d’une déclaration favorable aux Palestiniens), en 2018 il a quitté le Conseil des Droits de l’Homme (à cause d’une déclaration pas assez favorable envers Israël), sans parler de ses autres retraits : COP21, accord sur le nucléaire iranien, etc.
Cette accusation de partialité est-elle fondée ? On est bien obligé de reconnaître que la réaction de l’OMS face à cette crise est pour le moins suspecte. Si l’on regarde la chronologie, on constate que M. Ghebreyesus a effectivement tardé à reconnaître la pandémie et qu’il a encensé la réponse chinoise, à tel point que même l’Union Européenne a réclamé une enquête internationale.
La Chine ne fait rien d’autre que ce que les Occidentaux ont fait depuis 1945, à savoir instrumentaliser les organisations internationales à leur profit quand elle le peut. L’accusation des Etats-Unis me paraît donc fondée, même si évidemment nous n’avons aucune preuve.
Mais une crise plus générale du multilatéralisme s’ajoute à ce problème américain. C’est un vieux débat, mais depuis la montée en puissance des « émergents » (et notamment la Chine et l’Inde), point un défi de légitimité de toutes les institutions internationales créées après 1945. Celles-ci représentent la hiérarchie des puissances des années 1950, et absolument pas le monde de 2020. L’Inde n’est par exemple pas membre du Conseil de sécurité. C’est cette légitimité douteuse des institutions qui est à la racine de cette crise, et la Chine est au cœur de ce débat.
Elle était très mal placée dans le système multilatéral jusqu’en 1990. A partir de là, elle a lentement grignoté du pouvoir, obtenant des places de plus en plus importantes, jusqu’à se retrouver numéro 2 mondial. Elle a aujourd’hui la présidence de 4 organisations onusiennes sur les 15 : l’ONUAA (Organisation des Nations-Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture), l’Organisation Civile Internationale, l’Union Internationale des télécommunications et l’ONUDI (Organisation des Nations Unies pour le Développement Industriel), ainsi que 7 postes de Secrétaires Généraux sur 15. Elle est aussi le deuxième contributeur financier de tous les systèmes onusiens après les USA. Bref, elle s’est taillée une place considérable en 30 ans, obtenant même l’augmentation de ses droits de vote au FMI et à la Banque Mondiale, où elle devance désormais l’Allemagne et la France (6% désormais contre 2% autrefois).
Cela a engendré un grand malaise des occidentaux, en particulier des Américains, qui ont accepté de faire un peu de place, mais refusent le fait accompli de leur perte d’influence. La crise du multilatéralisme est d’abord une crise de la puissance occidentale, notamment américaine. Pour Trump, c’est totalement inacceptable, le partage du pouvoir n’a jamais été le point fort des USA, d’autant que les Etats-Unis sont le plus gros payeur de l’ONU (22% des budgets). Les Américains réagissent à ce qu’ils ressentent comme un rapt du pouvoir. Cependant, la réponse des USA paraît particulièrement stupide : se retirer des organisations, c’est laisser le champ libre à la Chine pour prendre la place laissée vacante par les Etats-Unis. Autrement dit, Trump fait exactement ce que Pékin espérait.

Marc-Olivier Padis :
NG a très bien résumé la situation du multilatéralisme et l’OMS prise dans le conflit entre les deux superpuissances. On voit cependant que le soft power chinois n’a pas grand chose de soft, et qu’il aura bien du mal à s’affirmer sur la scène mondiale.
J’aimerais aborder ce sujet par l’angle sanitaire, puisqu’après tout il s’agit là des prérogatives de l’OMS. La mission de l’organisation est d’aider les pays à prévoir et gérer les problèmes sanitaires. La crise actuelle a montré que nous avons affaire à de nouvelles maladies, dont les conditions d’apparition sont liées aux interactions entre les humains et les animaux. Ces évènements sont de plus en plus courants, ils suivent la progression de la déforestation ou du trafic d’animaux sauvages. Nous sommes donc de plus en plus en plus vulnérables à des maladies venant d’animaux, ce qu’on appelle des zoonoses. Alors qu’on s’attendait plutôt à voir émerger des zoonoses venant d’animaux domestiques (comme le SRAS ou le MERS, à cause de la progression des élevages industriels et de la hausse de la consommation mondiale de viande), il s’agit ici d’animaux sauvages.
Le problème est que si l’OMS a mandat d’observer les évènements attendus, elle n’est en revanche pas compétente sur les questions environnementales, ni même les protocoles vétérinaires à établir pour limiter ces zoonoses. Il y a d’autres agences le l’ONU (l’ONUAA, ou l’Organisation Internationale de la Santé Animale) dont c’est davantage le domaine. On a donc affaire ici à un problème typique de travail commun entre agences, qui doivent apprendre à observer un objet commun, l’émergence de risques épidémiques inédits. C’est un phénomène si global qu’il nécessite une diversité de compétences et de regards.
Depuis 2011, l’OMS a lancé un programme baptisé « One Health » (« Une seule santé »), pour justement étudier les interactions entre santé animale, humaine et environnementale. Ce programme, qui répond bien aux défis actuels, est encore malheureusement une coquille vide, très insuffisamment dotée.
En plus des problèmes exposés par NG, l’OMS est donc également confrontée à une redéfinition profonde de sa mission et de ses prérogatives.

David Djaïz :
Sur ce sujet se mêlent effectivement une vaste crise du multilatéralisme et les griefs de Donald Trump vis-à-vis de l’OMS. Sur ces derniers, même si cela me peine de le reconnaître, Donald Trump n’a pas tort, et la lenteur de l’organisation à réagir au coronavirus force l’étonnement. Ainsi, le 14 janvier, l’OMS déclarait officiellement que « les enquêtes préliminaires menées par les autorités chinoises n’ont pas trouvé de preuve claire de transmission interhumaine ». Ce n’est que le 11 mars qu’elle a décrété la pandémie mondiale. Or beaucoup d’Etats s’appuient sur les avis et les recommandations de l’OMS pour leur politique sanitaire, il est donc très probable que cette nonchalance soit responsable de certaines lenteurs face à la pandémie.
La réaction de Trump, même si elle a des fondements, n’est cependant pas dénuée d’arrière-pensées politiciennes, mais il faut lui reconnaître une certaine cohérence doctrinale : les Etats-Unis sont depuis 1945 la clef de voûte du système international ; et ils sont subitement devenus les premiers contestataires de l’ordre mondial tel qu’il va, dans un stupéfiant virage à 180° dont Trump a le secret.
La liste des organisations et des accords dont Donald Trump a fait sortir les USA est longue et elle a été rappelée plus haut, mais à chaque fois la méthode est la même. Trump s’appuie sur une déclaration ou une absence de réaction pour provoquer un incident, ce qui lui donne un prétexte pour sortir. Son agenda fondamental consiste à en finir avec le multilatéralisme. Steve Bannon, longtemps conseiller du président américain, l’a reconnu dans une interview l’an dernier : la politique étrangère de Trump, c’est le retour en force des souverainetés nationales et le refus du multilatéralisme.
La conséquence concrète de cette politique est que les Etats-Unis ont complètement désinvesti les institutions internationales. En dehors des colères très médiatisées du président américain, il y a des effets concrets administratifs. Par exemple les Américains se retirent des comités techniques qui en coulisses définissent des normes ou des standards internationaux (dans l’agriculture, la lutte contre le terrorisme ...). Ce retrait est une aubaine pour la Chine qui à chaque fois investit en masse dès qu’un poste est vacant, imposant petit à petit les normes qui lui conviennent. Pékin met en place ses propres instruments internationaux, comme la Banque Asiatique d’Investissement dans les Infrastructures et le Développement, censée financer les Nouvelles Routes de la Soie. La Chine construit ainsi (comme les Américains en 1945) un réseau d’Etats créanciers ou obligés envers elle, s’assurant ainsi de leur vote lors des décisions internationales. C’est assez patent en ce qui concerne les pays africains, mais cela concerne aussi certains pays d’Amérique du Sud.
La crise su multilatéralisme est donc assez grave, et elle va bien au delà de la question sanitaire et de la seule OMS. Elle a révélé les grandes lacunes du système international. Depuis 40 ans, la majorité des efforts s’est portée sur les questions économiques, notamment la libération des flux économiques et financiers. On a obligé de nombreux pays à totalement ouvrir leur compte de capital, provoquant parfois des crises épouvantables (en Amérique du Sud ou en Asie du Sud-Est par exemple), en revanche très peu a été fait pour les biens publics mondiaux. C’est flagrant dès qu’on regarde les politiques environnementales mondiales. L’accord de Paris par exemple n’est quasiment pas respecté. Il serait peut-être temps de remettre la mondialisation sur ses jambes, et de sortir du débat stérile entre ceux qui prônent une mondialisation libérale ne reposant que sur des flux économiques et financiers et ceux qui appellent de leurs vœux une démondialisation. Il faut construire une mondialisation des biens publics, plus fraternelle, même si j’ai bien conscience que cela ressemble à un vœu pieux dans le contexte actuel.

Béatrice Giblin :
Je partage les analyses précédentes, je me contenterai donc d’insister sur un point : l’OMS est une organisation absolument indispensable. Son action est cruciale, et très positive même si l’organisation elle-même est loin d’être parfaite. Elle joue un rôle décisif dans la vaccination par exemple, et si nous connaissons une croissance démographique dans certains des pays les plus pauvres, c’est notamment grâce à son travail. C’est pourquoi la faiblesse de ses moyens devrait tous nous scandaliser, il faut prendre conscience qu’aujourd’hui les Etats ne participent qu’à 20% de son budget, les 80% restants viennent de fonds privés. On a complètement inversé ce rapport depuis les années 1970.
La responsabilité de cette faiblesse de l’OMS n’incombe pas seulement à Donald Trump, mais aussi à tous les Etats, qui rechignent toujours à confier une partie de leur souveraineté. Ils n’appuient pas vraiment l’organisation, et la mondialisation plus fraternelle que DD appelle de ses vœux n’adviendra pas si les Etats ne jouent pas le jeu.

Les brèves

L'énigme de la chambre 622

Nicole Gnesotto

"Je serai beaucoup plus superficielle, et j’aimerais vous parler du best-seller annoncé de l’été, le quatrième roman de Joël Dicker, d’ores et déjà en tête des listes de vente, premier tirage à 400 000 exemplaires. J’ai un sentiment très ambivalent, et je vous le livre. A la fin des 659 pages, quand vous refermez le livre, vous vous dites : « c’est vraiment nul ». Et pourtant durant toute la lecture se produit un phénomène d’addiction à l’intrigue qui est assez exceptionnel. Au final, je ne sais pas ce qui l’emporte : le plaisir de l’intrigue ou la déception d’avoir perdu son temps pour ce qui est tout, sauf de la littérature. "

L’Aigle, le Dragon et la crise planétaire

Béatrice Giblin

"C’est un ouvrage qui correspond très bien à nos discussions d’aujourd’hui, puisqu’il s’interroge sur la rivalité entre Chine et USA à l’aune des changements climatiques. Les deux puissances connaissent des phénomènes climatiques extrêmes, qui risquent de les pénaliser très fortement, or elles sont les plus grosses productrices de gaz à effet de serre, se livrent à une compétition féroce sur l’accès au ressources, font peser un poids très lourd sur la biodiversité, etc. D’une certaine façon, la course à la puissance de ces deux géants pourrait bien les mener à leur perte. "

Fermeture de l’UGC George V

Philippe Meyer

"Nous avons donc appris cette semaine qu’un cinéma situé depuis 82 ans sur les Champs Élysées, l’UGC George V, ne rouvrirait pas ‪le 22 juin‬, contrairement aux autres salles. La covid-19 n’y est pour rien. C’est le propriétaire des murs, la société Groupama qui en a décidé ainsi, parce qu’il juge le loyer « insuffisant ». Pas parce que l’UGC lui fait perdre de l’argent, pas parce que l’UGC George V ne lui rapporte rien, simplement parce que cette salle de cinéma ne lui rapporte « pas assez » et qu’il préfère la transformer en hôtel. Groupama est aussi propriétaire des murs du théâtre de l’Athénée que dirigea Louis Jouvet, de 1945 à sa mort. Le directeur de ce théâtre, qui a porté à 75% le taux de fréquentation de sa salle, essaie en vain depuis plusieurs années de faire adouber par le ministère de la Culture le projet de rachat des murs de l’Athénée par une fondation dont il a rassemblé les potentiels donateurs. Peut-on espérer que la fermeture de l’UGC George V secoue l’immobilisme de la rue de Valois ?"