Macron : où passe son « nouveau chemin » ?
Introduction
Philippe Meyer (PhM) :
Dans son allocution du dimanche 14 juin, le président de la République a donné pour cap au pays « L'indépendance de la France pour vivre heureux et vivre mieux. » A deux ans du terme de son mandat, le chef de l’État a ajouté que « les temps imposent de dessiner un nouveau chemin ».
Emmanuel Macron n'entend pas pour autant se renier : « Je ne crois pas que surmonter les défis qui sont devant nous consiste à revenir en arrière. » Il rejette donc toute hausse d'impôts. Pour combler un endettement qui atteindra 121% du PIB, il faudra « travailler et produire davantage ». Le chef de l'État entend « tout faire pour éviter au maximum les licenciements », alors que son ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, anticipe la suppression de 800 000 emplois dans les prochains mois. La « reconstruction » économique du pays - terme utilisé à six reprises - devra, dans l’esprit, du président être « écologique », et « solidaire ». Sur le premier point, en soutenant la rénovation thermique des bâtiments, « des transports moins polluants » et les « industries vertes ». Sur le second, en revalorisant les salaires des soignants - des discussions sont ouvertes à ce sujet dans le cadre du Ségur de la santé - et en travaillant sur la dépendance des personnes âgées - le principe de la création d'une branche spéciale au sein de la Sécurité sociale vient d'être mis sur les rails à l'Assemblée nationale. La reconstruction économique devra être également « forte » et « souveraine ».
En pleine polémique sur les violences policières, Emmanuel Macron a aussi apporté un soutien sans faille aux forces de l'ordre et fustigé le « communautarisme », prévenant qu'aucune statue ne serait déboulonnée. Le chef de l'État a par ailleurs annoncé l'ouverture d'un nouveau chantier de réformes institutionnelles visant à amplifier la décentralisation. « Tout ne peut pas être décidé si souvent à Paris », a-t-il jugé, en manifestant sa volonté de « donner des libertés et des responsabilités inédites » aux élus locaux, aux hôpitaux ou aux entrepreneurs.
Le président a donné rendez-vous au pays en juillet, pour « préciser ce nouveau chemin, lancer les premières actions ». D'ici là, les présidents de l'Assemblée nationale, du Sénat et du Conseil économique, social et environnemental doivent lui faire parvenir leurs contributions, tout comme les 150 membres de la convention citoyenne pour le climat, qui rend ses travaux ce dimanche 21 juin.
Kontildondit ?
Nicolas Baverez (NB) :
Le quinquennat d’Emmanuel Macron était basé sur un projet : la modernisation du modèle français, lié à la refondation de l’Europe ; sur une stratégie : le « en même temps », et sur une méthode : la disruption des partis et de la classe politique traditionnelle. Ce projet a été heurté une première fois par le mouvement des Gilets Jaunes, puis par les grèves contre le projet de réforme des retraites, enfin et surtout par la crise du coronavirus.
Aujourd’hui, les cartes sont rebattues. Il ne s’agit plus de réformer le modèle français, mais de reconstruire une économie en ruine. En effet, le PIB a diminué de 12%, le chômage touche désormais 12% de la population active, et la dette publique atteindra bientôt 121% du PIB (soit environ 40 000€ par Français). Par ailleurs, la paix civile est de plus en plus menacée par la montée de la violence, les tensions communautaires, et l’incapacité à rétablir l’ordre public.
Dans cette période troublée, il faut un cap clair, l’heure n’est donc plus au « en même temps ». Par ailleurs, l’électorat d’Emmanuel Macron est désormais presque exclusivement constitué de la droite modérée, la gauche n’en fait quasiment plus partie.
Enfin, la disruption. Elle touche désormais la majorité et le parti du président. Ce dernier accumule défaites et malaises, quant à la majorité, elle se délite.
Tout est à reconstruire. Comme en 1945, un nouveau pacte politique, économique et social est nécessaire. Certains éléments ont été évoqués, mais très vaguement. Pour ce qui est du politique, c’est la décentralisation qui a été mentionnée. Pour l’économie, on a dit qu’elle devait être à la fois souveraine, écologique, solidaire et si possible efficace, mais tout cela reste à un niveau très abstrait. Quant au social enfin, on a deux pistes : la lutte contre le chômage, mais il n’y a rien là de très nouveau, et la prise en compte de la dépendance. Tout cela est loin de donner un vrai contenu à cette notion de reconstruction.
D’autre part, les contraintes sont bien visibles. D’abord l’absence de marge de manœuvre financière. Ensuite, les problèmes dans la gestion de l’Etat. Face à la crise sanitaire, les insuffisances ont cassé le lien de confiance avec les citoyens. La nation se délite et est très déclassée, par rapport à l’Allemagne notamment.
D’ici juillet, Emmanuel Macron va avoir deux situations politiques à traiter. D’une part, un changement de Premier ministre, qui paraît probable si l’on en juge par la tonalité de sa récente allocution. D’autre part, les conclusions de la Convention citoyenne pour le climat, qui pourraient donner lieu à un référendum. Mais le plus grand danger auquel il a à faire face, c’est Emmanuel Macron lui-même. Le climat de violence qui s’est installé, la défiance d’une grande partie de l’opinion visant le président de la République, la rupture de confiance avec les Français.
En cette période anniversaire de l’appel du 18 juin, on ne peut s’empêcher de penser à la phrase de de Gaulle sur Albert Lebrun : « au fond, comme chef de l’Etat, deux choses lui avaient manqué : qu’il fût un chef, et qu’il y eût un Etat ».
Comment restaurer un leadership si vacillant ? Et comment remettre en marche un Etat à la fois énorme et impotent ?
Michaela Wiegel (MW) :
Le tableau est en effet bien peu réjouissant. Je le nuancerai cependant un peu. Tout d’abord, je trouve très sain d’avoir enfin entendu le président déclarer qu’il allait falloir travailler et produire davantage. En effet, depuis le « quoi qu’il en coûte » du confinement, on pouvait un peu avoir l’impression qu’en France, on rasait gratis. Le président a aussi évoqué l’endettement de la France, et même s’il ne l’a pas déclaré ouvertement, il a laissé entendre aux Français que les marges de manoeuvre étaient très étroites.
Il y a tout de même un sujet de soulagement pour la France dans cette situation : l’accord avec l’Allemagne sur un grand plan de reconstruction semble acquis (même s’il n’est pas encore trouvé ni adopté par le reste de l’Europe). Mais qui qu’il arrive, l’Allemagne a très clairement montré qu’elle ne laissera pas tomber la France. En cela, il a finalement pu tenir une des promesses de sa campagne : forger une unité avec l’Allemagne, même si personne n’en avait imaginé les circonstances.
Bien sûr, cela ne résout pas tout, même si je suis pour ma part optimiste quant à l’approbation des autres Etats européens, y compris les « pays frugaux ». Cependant tout reste à faire en termes de clarification de positionnement du président. Il est encore trop dans l’incantation. Cela se voit au grand nombre de fois où il a répété « souveraineté » pendant son discours ; le mot paraissait alors vidé de son sens. Quand il parle de souveraineté, il ne précise jamais s’il s’agit de celle de la France ou de la souveraineté européenne. S’il considère qu’il peut reconstruire une souveraineté économique de la seule France, c’est un non-sens, toutes les relations économiques d’aujourd’hui dépendent de nos partenaires. On peut essayer de garder ou réimplanter des sites de production sur le territoire, mais il ne faut pas se leurrer : il y a des secteurs où nous ne pourrons jamais concurrencer des pays dont la main d’œuvre est à très bas coût.
Même si l’on entend dire que le président voit en ce moment beaucoup Jean-Pierre Chevènement et s’inspire de ses idées, c’est totalement incompatible avec son projet européen. Il devrait donc le clarifier.
Marc-Olivier Padis (MOP) :
Le président de la République a lui-même établi un calendrier assez étrange, qui nous place dans un entre-deux inhabituel. Son intervention a ouvert un moment d’incertitude et de spéculation : il a lancé des pistes tout en précisant que ses réflexions n’avaient pas encore abouti, et que c’est en juillet qu’on en saurait davantage. Il a donc stimulé lui-même toutes sortes d’interrogations sur ses intentions, notamment sur le remaniement ministériel (dont les commentateurs politiques sont toujours friands) mais aussi sur les lignes politiques plus profondes qu’il souhaite pour la fin de son quinquennat.
Dans cette manière de créer des attentes, il y a aussi de sa part une façon de gérer le résultat des élections municipales, qui seront sans doute peu favorables aux candidats de la majorité présidentielle. Programmer cette intervention peu après les résultats est donc une façon de rebondir politiquement.
Dans les contraintes qu’a repérées NB, j’insisterai sur l’écologie, qui devient un axe structurant du projet d’Emmanuel Macron, bien plus qu’au début du quinquennat, et ce malgré le départ de Nicolas Hulot. La réponse qui sera apportée aux propositions de la convention citoyenne sur le climat sera déterminante dans cette nouvelle phase. On sait qu’il va rapidement recevoir les citoyens de cette convention, pour s’entretenir avec eux de ce qu’il compte faire de leurs propositions.
Quant à la dimension européenne, elle reste très présente. Je ne pense pas que ce mot de souveraineté mérite trop de spéculations. Quand il prononce ce mot, il ne renie pas l’Europe, c’est même d’elle dont il est question, puisqu’il s’agit au fond de ne pas dépendre de la Chine pour la 5G, ou des GAFA pour l’état de notre espace public. Par « souveraineté », il entend construire des projets européens qui nous permettent de ne pas finir écrasés entre les mastodontes chinois et américains. Dans l’accord avec l’Allemagne, j’ai d’ailleurs été très frappé de constater qu’Angela Merkel a repris le thème industriel des « champions européens », considéré jusqu’à présent comme une lubie française.
Il y a également eu une manœuvre sémantique, mais cela fait partie du jeu politique, qui consiste à priver son adversaire d’une partie de son vocabulaire : voler aux souverainistes leur vocable préféré (tout en le tordant au passage).
Comment se réinventer tout en capitalisant sur un bilan ? Autrement dit, que faire des dossiers qui étaient enlisés juste avant le confinement ? De la réforme des retraites ou de la loi de programmation pluriannuelle de la recherche ? Cela fait partie des arbitrages que doit faire le président, et l’on imagine que la tentation doit être grande d’abandonner ces sujets si polémiques au moment où il faut refaire du commun.
François Bujon de l’Estang (FBE) :
Le mot clef ici est « réinvention ». Ce n’est pas nouveau, puisque chacun des présidents de la Vème République a eu ce défi à relever à mi-mandat. C’était évidemment encore davantage le cas lors des septennats. Les président étaient alors élus par la cohabitation, au fond. C’est cette obligation de cohabiter qui a permis à Mitterrand puis à Chirac de trouver un second souffle, et qui a sauvé leur présidence, en les amenant à exercer leur fonction de façon différente. C’est moins flagrant avec le quinquennat, mais on ne peut s’empêcher de constater qu’aucun de nos présidents élus pour cinq ans n’est parvenu à être réélu. Pour Emmanuel Macron qui ne cesse depuis le début de trébucher de crise en crise, le défi est particulièrement difficile.
Le discours du 14 juin ne nous a pas donné beaucoup d’indices sur ce à quoi pourrait ressembler la réinvention à laquelle le président s’invite lui-même. Il y a des priorités bien sûr : la relance économique, l’écologie, la décentralisation ... Mais on voit bien que le président souhaite aborder ces priorités tout en gardant le cap sur l’essentiel : pas d’impôts nouveaux, travailler plus et plus longtemps, libérer l’initiative.
Nous avons eu quelques pistes dans ce discours du 14 juin. Reprendre les choses en main lui-même d’abord. Il s’attribue le mérite du déconfinement par exemple. Il veut récupérer l’héritage gaullien, son insistance sur les sujets régaliens le révèle clairement. Il veut également donner plus d’initiative aux collectivités locales, et la priorité à la transition énergétique.
Pour ce qui est du nouveau chemin en revanche, il va nous falloir attendre encore. Celui-ci impliquera-t-il un changement de Premier ministre ? L’éventuel nouveau casting donnera une indication majeure sur la direction prise. Aura-t-il le courage de se défaire de ministres impopulaires ? Plusieurs sujets se prêteraient sans doute à un référendum (à réponse multiple), notamment concernant l’environnement. On sent le poids des préoccupations électorales. Il va s’agir d’empêcher un candidat crédible de droite ou de centre droit de s’installer entre lui et Marine Le Pen. Il va falloir garder le cap vers le centre droit, tout en séduisant de nouveaux électeurs, écologistes par exemple. Mais il reste un point fondamental : la confiance. Le style et la personnalité même du président sont en effet ses pires ennemis. Depuis les erreurs de la crise sanitaire, la confiance est rompue, aura-t-il la possibilité et le courage de reprendre des réformes actuellement en pause ?
Nicolas Baverez :
Je voudrais relever un paradoxe : l’Europe a été absente de cette intervention du 14 juin, alors que c’est sur l’Europe qu’il y a une vraie continuité du quinquennat. Cette crise a fait bouger l’Allemagne là où deux ans d’efforts pédagogiques n’avaient rien donné. On a une espèce d’inversion : sur la politique européenne, on va vraisemblablement avoir des résultats, tandis que sur la politique intérieure, on a une vraie cassure et une énorme interrogation.
La deuxième tension concerne l’économie. En effet, il faut absolument traiter l’urgence (la chute du PIB représente une perte de 4343€ par Français), mais c’est la relance de la dernière chance. C’est en effet la dernière fois que la France pourra mobiliser 20% de son PIB sous forme de dette publique pour essayer de remette son économie à niveau et en phase avec le 21ème siècle.
Troisième tension : la reconstruction économique n’est pas possible sans paix civile, et la paix civile elle-même est impossible sans régler les inégalités ou les délitements de la société française. Tout converge vers cette question du leadership, de la confiance et de la légitimité. La première étape indispensable est de rassembler.
Michaela Wiegel :
Je ne crois pas que l’Europe ait été absente de l’allocution du 14 juin. Le président a qualifié de tournant historique l’accord avec l’Allemagne, et a même déclaré que pour la première fois, l’avenir était envisagé en terme de « nous », et non plus comme une somme de « je ».
On se focalise sur un possible remaniement, comme si celui-ci allait résoudre quoi que ce soit. Mais les problèmes que NB a détaillés plus haut ne seront pas résolus par un changement de personnes. Certes, quelques postes pourraient repartir d’un meilleur pied (comme le Ministre de l’intérieur), mais pour l’essentiel il s’agit de problèmes de fond. Je trouve dommage que l’on s’obnubile sur quelques noms au lieu de traiter les problèmes eux-mêmes.
Erdogan s’installe en Libye
Introduction
Philippe Meyer :
En Libye, la chute, le 5 juin, des dernières positions du maréchal Khalifa Haftar en Tripolitaine a marqué la fin de son offensive lancée le 4 avril 2019 pour en renverser le gouvernement libyen d'accord national (GAN) de Fayez el-Sarraj. Il s'en est fallu de peu qu'il y parvienne, avec ses troupes de l’autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL) et avec l'aide des mercenaires russes, membres du fameux groupe Wagner, dont le nombre a pu dépasser le millier, ainsi qu’avec l’appui de l’Egypte, de la France et des Emirats arabes unis. Mais Fayez el-Sarraj s'est trouvé un allié plus puissant encore : Recep Tayyip Erdogan, auquel il a encore rendu visite à Ankara le 4 juin. C'est à la Turquie, à ses drones et aux quelques 7 000 hommes des milices syriennes qu'elle a fait venir d'Idlib que Sarraj doit son salut.
Le 28 novembre 2019, Erdogan a conclu, à Istanbul, un accord de coopération militaire et sécuritaire avec Fayez el-Sarraj. Les deux hommes s’inscrivent dans la mouvance des Frères musulmans. Bien qu'étant le chef d’un gouvernement reconnu officiellement par l'ONU, Sarraj était à l'époque au plus mal, retranché à Tripoli, et attaqué par le maréchal Haftar, maître de la Cyrénaïque. En décembre 2019, le président turc a assorti son soutien armé d'un accord de démarcation maritime. Par le biais de ce pacte, la Turquie s'arroge des droits de forage d'hydrocarbures en Méditerranée orientale. Un projet que la Grèce, Chypre, l'Egypte, les Emirats arabes unis et la France ont condamné, le jugeant illégal. La Libye est le premier producteur d’hydrocarbures africains, devant le Nigeria et l'Algérie.
Cet accord visait aussi, à moyen terme pour la Turquie, à se faire donner quatre bases stratégiques en territoire libyen : les aérodromes militaires de Watiya (proche de la frontière tunisienne) et de Joufra (charnière entre la Tripolitaine et le Fezzan), les ports de Misrata et de Syrte (afin de contrôler par le sud la Méditerranée centrale).
Le 2 janvier 2020, Erdogan obtenait du Parlement d'Ankara l'autorisation d'envoyer en Libye des forces turques qui ont emmené comme supplétifs plusieurs milliers de djihadistes, devenus oisifs dans la poche d'Idlib (au nord-ouest de la Syrie, à la frontière de la Turquie). Sans attendre, elles s'y déployèrent, permettant aux milices du gouvernement libyen d’union nationale de chasser progressivement de Tripolitaine les forces du maréchal Haftar.
Au milieu de la Méditerranée, à 400 kilomètres des côtes siciliennes, la Libye occupe une position stratégique, contrôlant à la fois son robinet énergétique et la filière des migrants subsahariens qui transitent par le corridor libyen.
Kontildondit ?
François Bujon de l’Estang :
La nouvelle donne en Libye est entièrement défavorable à l’Occident, à l’Union Européenne et à la France. Dans le chaos où la Libye est plongée depuis la chute de Khadafi en 2011, la Turquie et la Russie sont les puissances qui se disputent la plus grande influence. La Russie en Cyrénaïque avec le maréchal Haftar, la Turquie en Tripolitaine, soutenant le gouvernement d’accord national de Fayez el-Sarraj.
Il faut s’interroger sur la solidité du condominium russo-turc. D’une part parce que la Russie et la Turquie donnent l’impression d’être sans cesse au bord de l’affrontement, leur face-à-face est en tous cas très inconfortable et il a même donné lieu à quelques incidents en Syrie. Mais ce n’est qu’une impression superficielle, car en réalité les deux pays s’équilibrent et sont largement de connivence. La communication sur le terrain entre les deux puissances est permanente, elle a permis de limiter les incidents évoqués, et en Libye, nous n’avons pas assisté ces dernières semaines à la déroute de l’armée du maréchal Haftar, mais plutôt à un redéploiement. Celui-ci a entraîné l’évacuation des mercenaires russes du groupe Wagner et un désserrement du siège de Tripoli.
La Turquie et la Russie ont en réalité un grand nombre d’objectifs communs, qui se manifestent en Libye. N’oublions pas qu’en 2016, ce sont les Russes qui ont prévenu Erdogan de l’imminence d’un coup d’état, et ce dernier doit en être encore reconnaissant. Mais leur objectif commun est très simple : éliminer l’Occident du Proche et du Moyen-Orient, et s’y installer à la place. A tout le moins, contrôler et exploiter tout le littoral de la Méditerranée Orientale. C’est ce qui est en train de se produire.
Mais attardons-nous un instant sur les menées de la Turquie. Erdogan a une vision à long terme : rétablir l’influence traditionnelle de l’Empire Ottoman qui domina le monde arabe sunnite pendant 400 ans. Pour ce faire, il s’appuie sur le réseau des Frères Musulmans. C’est ce qu’on appelle la politique néo-ottomane. Il l’a appliquée en Syrie, et c’est désormais au tour de la Libye, qui est un accès au Maghreb et à l’Afrique, des zones qui lui sont très précieuses. Erdogan a toujours fait montre de grandes préoccupations africaines, il n’y a qu’à regarder le réseau aérien de Turkish Airlines pour s’en apercevoir. Les ambitions économiques turques en Afrique sont très grandes.
Mais c’est en Méditerranée Orientale que le président turc manœuvre le plus en ce moment. Il a conclu un accord maritime le 27 novembre dernier avec le gouvernement de Tripoli, qui lui permet de délimiter des zones économiques exclusives dans des eaux territoriales non-turques. Ce traité ne tient aucun compte du droit maritime, il a donc été dénoncé par de nombreux pays, mais il permet deux choses à la Turquie. D’abord, effectuer des forages pour trouver du pétrole ou du gaz, dans une zone où l’on sait que les réserves sont importantes. Mais cela lui permet également de peser sur les pipelines utilisés pour écouler le gaz israélien ou égyptien. Pour le dire vulgairement : il va pouvoir fermer le robinet à sa convenance.
N’oublions pas que la Turquie n’a jamais reconnu la république de Chypre, et que l’Union Européenne n’a de son côté jamais reconnu la république turque de Chypre du Nord.
Les intérêts de la Grèce, de Chypre, d’Israël, de l’Egypte, et plus largement de l’Union Européenne sont donc directement menacés. D’autant plus qu’Erdogan va pouvoir désormais contrôler directement le sort des réfugiés qui sont en Anatolie, ainsi que les flux migratoires intra-libyens à destination de l’Europe.
Cette situation est donc non seulement une menace pour l’Europe et la France, mais aussi un désastre pour notre politique étrangère. Nous avons beau jeu de dauber sans cesse sur le fiasco américain en Irak de 2003, mais l’intervention Franco-britannique de 2011 en Libye n’a pas grand chose à lui envier.
Les conséquences à long terme de cette opération sont encore en train d’être découvertes, mais celles que l’on connaît déjà sont désastreuses : la déstabilisation profonde du Sahel, qui nous a forcé à intervenir au Mali, mais aussi le chaos en Libye où les milices islamistes se développent, provoquant une forte émigration. C’est ce qui arrive quand se lance dans des opérations irréfléchies, avec des bons sentiments comme seul moteur. N’oublions pas que parmi les pays qui ont désapprouvé l’intervention Franco-britannique de 2011, il y avait au premier rang la Russie et la Turquie, qui tirent aujourd’hui les marrons du feu.
Nicolas Baverez :
La Libye est une nouvelle Syrie. On retrouve exactement les mêmes ingrédients : une révolte populaire au départ, suivie d’une intervention étrangère. Ensuite une structure de guerre civile sur fond d’affrontements tribaux. Enfin, un internationalisation, tant au Sahel avec les mouvements des djihadistes se redéployant en Afrique, qu’avec l’intervention d’autres puissances, ici la Russie et la Turquie.
Autre élément très spectaculaire : la montée en puissance du conflit, y compris dans les systèmes d’armes qui sont utilisés, puisqu’à un moment donné, en plus des 2000 mercenaires de Wagner, la Russie a déployé des Mig et des Soukhoï, tandis que la Turquie déployait des batteries anti-aériennes sophistiquées, des drones ... Cette montée en gamme est très inquiétante, puisque tout ceci se passe à quelques centaines de kilomètres des frontières européennes.
Si la Russie est prépondérante en Syrie, c’est la Turquie qui domine en Libye. La logique d’Erdogan comporte quatre points : reconstitution de l’empire Ottoman, mainmise sur le pétrole libyen, expansion et exploitation des ressources de gaz en Méditerranée Orientale, et chantage aux migrants sur l’Europe.
Étant donné la dangerosité de la situation, on ne peut qu’être stupéfait de l’inertie de l’Europe, mais aussi de sa division. La mauvaise conscience qui a suivi l’intervention de 2011 y est sans doute pour beaucoup, mais tout de même, les querelles entre Italiens et Français ont fait beaucoup de mal.
La Libye est désormais un sanctuaire pour les groupe djihadistes du Sahel. Par ailleurs, l’Europe est en passe d’être encerclée, la Méditerranée est en train de devenir une mer russo-turque. L’OTAN est déstabilisée, puisque la frégate Courbet a été « illuminée » par les Turcs (c’est à dire que les systèmes d’armement turcs se sont verrouillés sur elle), un incident qui fait théoriquement l’objet d’une instruction par l’OTAN, mais en réalité aujourd’hui les Etats-Unis sont dans une logique de soutien à Erdogan, et il n’y aura vraisemblablement pas de sanction sérieuse.
Tout cela conforte un mouvement révélé par l’épidémie de coronavirus : nous n’assistons plus à un « déclin » de l’Occident, mais à une véritable débandade. Il serait grand temps pour l’Europe de se mobiliser. Elle commence à se méfier de la Chine, mais en ce qui concerne la Turquie d’Erdogan elle se montre encore incroyablement naïve, alors que la menace est très sérieuse et bien plus proche. Une vraie clarification est nécessaire, ainsi qu’une stratégie.
Ce qui se passe aujourd’hui en Libye est exemplaire à la fois du retour au premier plan des menaces étatiques du 21ème siècle, et de l’escalade de la violence et des systèmes d’armement, dont la porté pourrait très bien nous toucher. En outre, les armes sont de plusieurs natures : les équipements militaires, certes, mais aussi les migrants, qu’Erdogan n’hésite pas à instrumentaliser.
Michaela Wiegel :
Je ne crois pas que la naïveté soit si grande face aux desseins néo-ottomans d’Erdogan, pas de la part de l’Allemagne en tous cas. J’en veux pour preuve que l’actuel ambassadeur d’Allemagne à Paris va désormais être ambassadeur pour l’Union Européenne en Turquie, ce qui est un signe clair que l’Allemagne est très attentive à la situation.
L’erreur de l’intervention franco-britannique a été l’absence totale de vision à long terme, c’est ce qui explique pourquoi l’Allemagne s’était abstenue au Conseil de Sécurité, tout comme la Russie.
Il y a une certaine responsabilité d’Emmanuel Macron dans les agissements de la Russie et de la Turquie. Il faut se souvenir du sommet à la Celle Saint-Cloud en 2017, qui a vu pour la première fois le maréchal Haftar mis au même rang que le Premier ministre reconnu par l’ONU, el-Sarraj. Je me souviens que la diplomatie allemande était très choquée par cette mise à égalité. C’est à la suite de cela qu’Haftar a effectué toutes sortes d’opérations militaires intempestives, qui ont conduit à l’intervention turque.
Cette erreur stratégique de miser sur Haftar a non seulement empêché l’unité européenne, mais aussi véritablement conforté la position des Russes et des Turcs dans la région. Je ne vois pas encore dans la « réinvention » française en cours une véritable prise en considération de tout cela, et c’est aussi pourquoi je trouvais le terme de « souveraineté » employé un peu abusivement. Car quand on parle de l’Europe, on ne peut pas ne considérer que les intérêts français, il faut prendre les autres partenaires en considération.
Marc-Olivier Padis :
On voit bien comment de multiples dossiers sont liés à cette question libyenne, au-delà de la situation sur le terrain. Il y a quatre enjeux très liés les uns aux autres : militaires,(avec l’intervention del OTAN), stratégiques (indissociables du dossier syrien), sécuritaires (à cause de la situation au Sahel) et économiques (les ressources énergétiques en Méditerranée Orientale). Pour ce qui est de l’OTAN, le sujet est difficile, on est gêné par les relations entre la Turquie et l’Europe. Comment gérer le dossier turc au sein de l’OTAN ? On risque soit un conflit direct entre la Russie et la Turquie (qui, par un jeu de dominos, pourrait entraîner tout l’OTAN), soit, comme le laissait entendre FBE, il y a une complicité souterraine entre les deux puissances, mais alors la situation est tout aussi embarrassante pour l’OTAN. La question de l’autonomie stratégique de l’UE est donc posée, et on en revient par conséquent à la la souveraineté dont nous parlions précédemment. On ne peut pas attendre que les Américains décident pour nous, d’autant plus que le pivot des USA vers l’Asie (autrement dit, leur désintérêt croissant pour l’Europe) va se poursuivre, que Trump soit réélu ou non.
En ce qui concerne la Syrie, le jeu est ambigu entre la Russie et la Turquie, puisqu’il y a à la fois accord et rivalité entre les deux. Le projet qui rapproche les deux puissances est indéniablement anti-occidental.
Pour ma part, je me demande si l’on a véritablement affaire à un projet d’envergure. Le terme « néo-ottoman » induit une grande échelle. Je ne doute pas qu’Erdogan ait une très grande ambition ou une inébranlable confiance dans ses propres capacités, mais il me semble que ce dont la Turquie est réellement capable est tout de même bien plus modeste. Il en va de même pour la Russie. Je les vois plutôt comme des acteurs très opportunistes, faisant feu de tout bois, et s’immisçant dans le moindre interstice laissé ouvert par le désengagement occidental.
La situation en Turquie est difficile : Erdogan est fragilisé personnellement, l’économie est dans un état catastrophique, la plupart des partis politiques se retournent contre le président, ce dernier n’a donc pas la position lui permettant de soutenir ses ambitions. Et il me semble que Poutine fait face à des difficultés similaires.
Quant à la question du Sahel, elle préoccupe la France au premier chef, puisque la frontière sud de la Libye touche au Tchad et au Niger, et que les Français sont très impliqués sur ce terrain. La France soutient l’opération Barkhane pour stabiliser la région, ce qui est un enjeu majeur pour l’Europe entière. MW a raison de pointer les responsabilités de la France et ses choix diplomatiques malheureux. Il faut dire que la continuité de l’action de Jean-Yves Le Drian (ministre de la Défense de François Hollande puis ministre des affaires étrangères d’Emmanuel Macron) explique le soutien continu apporté à Haftar, considéré comme capable de stabiliser le pays et lutter contre les milices islamistes. Mais les Français ne sont pas parvenus à convaincre leurs partenaires européens qu’Haftar était l’homme de la situation. Le fait que la Turquie se soit imposée sur le terrain aura au moins le mérite de clarifier un peu la situation.
François Bujon de l’Estang :
La conférence de la Celle Saint-Cloud a non seulement choqué nos amis allemands, mais les Italiens étaient eux aussi estomaqués d’être mis devant le fait accompli. La diplomatie française a effectivement été présomptueuse et indéniablement maladroite.
Le choix d’Haftar s’expliquait par ses liens avec certains de nos grands clients en matière d’armement (les Émirats Arabes Unis, l’Egypte), mais aussi parce qu’il était parvenu à unifier des tribus du sud de la Libye, ce qui permettait un meilleur contrôle des frontières du Tchad et du Niger. Mais aujourd’hui, il a apparaît clairement que nous n’avons pas misé sur le bon candidat. Aux questions de fond vont donc s’ajouter des problèmes plus immédiats.
Nicolas Baverez :
Je voudrais m’inscrire en faux sur ce qu’a dit MOP concernant le manque de stratégie ou de profondeur quant aux ambitions russes ou turques. Il est vrai que ce ne sont pas des puissances globales, que la Russie connaît un vrai suicide démographique et économique, mais il n’empêche que le pari russe consistant à tenir une politique très aggressive s’est avéré payant. Poutine est un adversaire très organisé, avec une vraie vision du déclin de l’Occident, et d’un monde post-occidental, post-libéral et post-démocratique.
Quant à Erdogan, s’il est moins structuré et si ses cadres de pensée sont très différents, il ne faut cependant pas le sous-estimer. Ses ambitions sont fortes, et pour le moment, malgré les grandes difficultés que connaît la Turquie, il tient bon et est efficace. Ces démocratures doivent être prises très au sérieux.