L’abstention et la crise de la démocratie représentative
Introduction
Philippe Meyer (PhM) :
22,61% des électeurs ont voté à Vitry sur Seine. Le communiste Jean-Claude Kennedy a recueilli les suffrages de la majorité de ces 22,61%, soit 12,3% des inscrits. A Tourcoing, moins d’un quart des électeurs a voté aux municipales. Gérald Darmanin, ministre d’Emmanuel Macron a été élu au premier tour, réunissant 9.592 votes sur 63.728 inscrits. Son voisin de Roubaix, le centriste Guillaume Delbar a dû attendre le deuxième tour pour rassembler sur son nom une majorité des 22,75% d’électeurs qui se sont rendus dans les bureaux de vote. A Paris, 63, 7% des électeurs sont restés chez eux dimanche dernier. Le taux d’abstention a augmenté dans la capitale de 13,2% La socialiste Anne Hidalgo a été réélue. A Grenoble, environ deux tiers des électeurs n’ont pas participé au scrutin. C’est 10% de plus qu’en 2014. Le vert Eric Piolle a conquis la mairie à la tête d’une troupe de 16.169 des 86.581 électeurs inscrits. A Strasbourg, près des deux-tiers des inscrits n’ont pas pris part au vote. La verte Jeanne Barseghian a convaincu 21.592 des 143.638 électeurs. A Lille, la socialiste Martine Aubry a été réélue par 15.389 des 124.439 inscrits.
Selon le ministère de l'intérieur, l'abstention aux municipales du 28 juin a atteint le record absolu de 58,4% pour des élections municipales. Un chiffre en hausse par rapport au premier tour où elle avait été de 55,3%. Les municipales perdent un à trois points de participation à chaque édition depuis les années 1980. Il parait que le maire est l’élu le plus aimé des citoyens.
Directeur général délégué de l’institut Ipsos, Brice Teinturier analysant le profil des abstentionnistes, constate que l’« abstention est massive chez les moins de 35 ans, et plus faible chez les plus de 60 ans. »
Les cadres sont moins abstentionnistes que les milieux populaires. Jérôme Jaffré, le directeur du Centre d'études et de connaissances sur l'opinion publique (Cecop) et chercheur associé au Cevipof pointe le risque d’« une cassure aggravée du lien entre le citoyen et l'acte du vote, de plus en plus nette dans les catégories populaires ». Le sociologue Vincent Tiberj relève qu’ « Autrefois, les plus précaires allaient tout de même mettre un bulletin dans l'urne. Aujourd'hui, non seulement une proportion importante ne vote plus, mais elle n'a plus aucune autre forme d'engagement, voire de sociabilité. »
Kontildondit ?
Nicolas Baverez (NB) :
Les chiffres qu’on vient d’entendre sont éloquents : le seul vrai vainqueur de ce second tour des élections municipales, c’est l’abstention. Elle est impressionnante, surtout chez les jeunes où elle atteint 72%. On a tôt fait d’attribuer cela au coronavirus, mais l’excuse me paraît un peu rapide et surtout facile. La peur a évidemment pu jouer, mais on constate que les plus vulnérables à l’épidémie sont les personnes âgées, or elle sont massivement allées voter. Il est également vrai que cette campagne n’a ressemblé à aucune autre, puisqu’elle a été interrompue pendant trois mois, que les électeurs ont perdu le fil des débats, mais là encore, l’enjeu était perçu comme très important, et il a donné lieu à des changements d’orientation majeurs, notamment dans les très grandes villes.
Ces raisons de fond ont indéniablement contribué à l’abstention, mais à mon avis, elles n’en sont pas les causes fondamentales. La vraie raison c’est une triple crise. D’abord, la crise d’Emmanuel Macron et de son parti, pour qui c’est une vraie débâcle (dont le seul rescapé, Edouard Philippe, a été débarqué peu après sa réélection). Ensuite, une crise politique profonde en France. Une partie de la population ne se reconnaît plus dans le système des partis, et est totalement déconnectée de l’acte même d’aller voter. Enfin, une crise démocratique, très préoccupante, puisque l’abstention est absolument massive dans cette élection à laquelle les Français sont ordinairement très attachés. Dans le même temps, le Parlement est de plus en plus introuvable, totalement déconnecté des citoyens et de l’opinion. On a à la fois une convention citoyenne, des demandes de référendum, bref autant d’éléments qui viennent achever la déstabilisation de la démocratie représentative.
Les conséquences de cette situation sont très sérieuses. Nous avons des élus (notamment écologistes dans de nombreuses grandes villes) qui se sont engagés sur des ruptures très profondes, alors que leur base sociologique et politique est très réduite. On peut espérer que cela se passera bien, mais les risques de retournement sont réels si les citoyens se sentent déçus ou trahis. Le président de la République est de plus en plus « hors-sol » alors que nous vivons un moment-clef.
Nous avons un pays où la récession économique est historique, ainsi que le chômage de masse (qui se montera à 12% des actifs), une dette de plus de 120% du PIB ... Et en face, la défiance est maximale. On ne peut pas s’engager dans la reconstruction d’un pays avec des citoyens qui ne se reconnaissent plus, non seulement dans leur président, mais aussi dans le principe même de l’élection. Quand certains rétorquent que c’est pareil partout, ils ont tort : le 15 avril dernier, au plus fort de l’épidémie, se sont tenues des élections législatives en Corée du Sud. Elles se sont parfaitement déroulées, avec un fort taux de participation. On peut donc faire vivre une démocratie tout en gérant correctement l’épidémie et l’économie. Certes, la France est loin d’être la seule dans une situation difficile, il y a cependant de vrais facteurs d’alerte que nous révèlent ces élections municipales.
Richard Werly (RW) :
Nous avions consacré une précédente émission à la tenue de ces élections municipales, et à cette date du 28 juin pour le second tour. Je trouvais alors que c’était une mauvaise idée, maladroite et pas justifiée d’un point de vue démocratique. Et ce qui s’est passé dimanche dernier me conforte dans cet avis. Il est clair que l’exécutif vouait tourner la page des élections, ce qui se confirme avec la rapide révocation d’Edouard Philippe. On pourrait presque dire que la préoccupation d’Emmanuel Macron n’était pas tant l’expression des citoyens que de passer à l’acte II de son mandat. Je crois que ces municipales, avec un premier tour en pleine épidémie et un second dans une situation de désaffection généralisée, étaient une mauvaise idée. Je persiste à penser que ces élections auraient pu se tenir en septembre, avec deux tours normalement séparés d’une semaine.
Ceci étant dit, regardons tout de même ce que nous apprend ce scrutin. On peut déplorer l’abstention, mais le vote a bel et bien eu lieu, et il est riche d’enseignements, tant sur la composition du paysage politique français que sur les aspirations des votants. Sur le paysage politique, comme l’a dit NB, la première leçon est que le parti présidentiel n’arrive pas à s’enraciner ou à donner du sens à ses candidats. Il semble que la question qui s’est posée partout ailleurs qu’au Havre, c’était : « au fond, pourquoi voter pour un candidat LREM ? ». C’est souvent un candidat positionné à droite ou allié à la droite traditionnelle, et dans ce cas, autant voter pour le candidat de droite directement. Cette tentative du « ni droite ni gauche » ne fonctionne donc absolument pas avec les réalités locales, ni quand il s’agit de proposer des solutions concrètes aux électeurs.
L’abstention quant à elle me paraît refléter l’envie des électeurs français de s’exprimer autrement que par l’élection traditionnelle. Cela nous amène directement à la proposition avancée par la convention citoyenne pour le climat : un référendum écologique. Comment sera-t-il organisé, nul ne le sait, mais il semble qu’il faille ajouter quelque chose à la pratique démocratique française, dont la forme traditionnelle n’attire plus. Il y a une vraie demande de démocratie directe, peut-être aussi de davantage de « démocratie délibérative » (le mot qu’a employé Emmanuel Macron). Pour ma part, j’interprèterais plutôt cette abstention comme un appel à d’autres formes démocratiques que comme une désaffection pour la démocratie elle-même.
Lucile Schmid (LS) :
En France, nous avons environ 600 000 élus, ce qui est une proportion très importante par rapport au nombre de citoyens. Et pourtant, d’élection en élection, l’abstention ne cesse de croître. On pourrait penser que la relation est proche entre le citoyen et l’élu, or il n’en est rien. Il semble que les deux évoluent de plus en plus dans des mondes parallèles. La représentativité de ces nouveaux élus municipaux est très faible avec une abstention pareille. Du côté des institutions, il est nécessaire de s’interroger sur cette crise de confiance, et de se demander pourquoi les citoyens français ne parviennent pas accorder ce grand nombre d’élus à la réalité sociale qu’ils souhaitent voir changer.
L’abstention de ce second tour est pour moi de nature assez différente de celle du premier tour, où la peur de la contamination jouait bien davantage. Il y a tout simplement eu du désintérêt pour ce scrutin. On peut donc se demander où se niche l’aspiration démocratique. Est-ce dans de nouvelles formes, comme l’a supposé RW ? Pour ma part, je suis un peu réservée à ce sujet : pour moi le référendum sur de telles questions ne va pas de soi, nous sommes dans un pays très différent de la Suisse à ce sujet, ici un référendum est un outil bien plus présidentiel, il n’est donc pas si simple de s’en servir pour provoquer un élan démocratique.
Les élections sont désormais clairement en crise dans la vie démocratique française actuelle, quels sont les outils qui peuvent la revitaliser ? S’il s’agit de participation citoyenne, il faut qu’elle s’accompagne de débouchés avec la démocratie représentative, et non que les deux aient lieu en parallèle. Le Parlement pourrait peser davantage dans notre vie démocratique ; on sait que la relation entre le législatif et l’exécutif s’est déséquilibrée au détriment du Parlement quand on a synchronisé les élections législatives avec les présidentielles. Depuis, on a l’impression d’une espèce de soumission des députés à la parole présidentielle.
Depuis quelques mois se sont créés de nouveaux groupes parlementaires à l’Assemblée Nationale, avec des représentants issus de LREM, qui ont de fortes préoccupations écologiques et sociales. N’y a-t-il pas là aussi un frémissement, un signe que le Parlement est las de cette soumission ?
Marc-Olivier Padis (MOP) :
Je trouve que le tableau qui est brossé par mes trois prédécesseurs est bien sombre, et je ne partage pas cette noirceur d’analyse. Tout d’abord, reconnaissons qu’il est difficile de mettre cette élection en série avec les autres, le contexte était tout à fait exceptionnel. D’autre part, la dynamique de la campagne a été coupée brutalement et il était très difficile de garder les enjeux en vue. Dans les analyses des élections, ce qui ressort n’est pas que la participation diminue inexorablement ; en réalité, ce sont les électorats « captifs » des partis qui se sont évaporés. Les formations politiques ne peuvent plus s’appuyer sur un socle électoral qui leur serait acquis a priori. Il faut désormais repartir de zéro à chaque élection. Rien n’est joué d’avance, et l’électorat est bien plus volatile qu’auparavant. En outre, nous sommes en ce moment dans une recomposition politique inédite, il est par conséquent très difficile de comparer cette élections aux précédentes municipales et d’en tirer des leçons définitives sur une désaffection démocratique.
Ce qui compte dans une élection, c’est de sentir l’enjeu. Et franchement dans celle-ci, c’était presque impossible. Pour ma part je suis allé voter, mais j’admets avoir eu toutes les peines du monde à le faire, tant j’étais complètement « sorti » de cette campagne. Cela dit, je pense qu’il fallait faire ce second tour maintenant, car 30 000 maire étaient déjà élus depuis mars, un chiffre record, dont la plupart étaient des reconductions de maire sortants. Cela montre plutôt une stabilité des électeurs.
Ces élections ont eu lieu à un moment de mutation de l’échelle locale, puisqu’on a changé le rôle du maire, on a poussé les communes à fusionner dans des intercommunalités, on a créé des métropoles, et tout cela est un peu difficile à comprendre pour bon nombre d’électeurs. J’y vois une des causes de la désaffection, ou plutôt du désarroi, qui a accompagné cette élection. Nous sommes en ce moment en plein dans les élections des présidents d’intercommunalités, et personne n’en parle. Cela échappe complément aux radars de la presse et de l’analyse politique, alors que c’est à ce niveau que se distribuent les responsabilités, en fonction des équilibres locaux et non des affiliations politiques, c’est donc un niveau assez dépolitisé.
Philippe Meyer :
Le refus de procéder à une fusion des communes, pour mettre à la place ces usines à gaz que sont les intercommunalités déresponsabilise, et crée un désarroi chez les électeurs. Le premier interlocuteur du citoyen est l’élu local. Or désormais, la personne qui va se plaindre de quelque chose à son élu s’entend bien souvent répondre : « ah mais ça c’est plus nous ». Cependant la légitimité de l’intercommunalité est problématique, car elle ne passe pas par le suffrage universel direct, elle peut donc se transformer en appareil à démobiliser le civisme.
Nicolas Baverez :
Il y a une chose positive dans tout cela : les candidats et les listes « clairs » ont été largement favorisés. A l’inverse, les combinaisons d’appareils ont souvent échoué, car personne ne s’y retrouve.
Il reste cependant des contradictions que je trouve inquiétantes. Le président de la République a redécouvert les maires avec le grand débat. Il prétendait s’appuyer beaucoup sur eux, or il a sacrifié cette élection au profit du deuxième acte de son quinquennat. Ensuite, comment peut-on mettre la décentralisation au rang des priorités alors que la légitimité des élus est si faible à cause de l’abstention ? Dans les grandes villes, les nouveaux élus proposent des changements assez drastiques, des tournants majeurs qui seront effectués avec l’assentiment de seulement 10 à 20% des inscrits ...
Sur la démocratie délibérative et plus directe, il faut évidemment favoriser tout cela, mais on ne peut pas faire vivre cette nouvelle forme sur les ruines de la démocratie représentative. Le Parlement est devenu un théâtre d’ombres. On vient tout de même de dépenser 500 milliards d’euros, sur lesquels les députés n’ont eu aucun poids.
Marc-Olivier Padis :
Pour revenir aux intercommunalités, je serai moins négatif que PhM sur le principe. Je pense que 36 000 communes, ce n’est pas la bonne organisation territoriale. Notre problème politique est de ne pas avoir trouvé la bonne organisation locale, ni réussi à articuler correctement les différents échelons (État, région, départements, intercommunalités, communes, trop jacobin ou pas assez, etc.). C’est un handicap pour l’ensemble de notre vie démocratique, mais le statu quo précédent n’était à mon avis pas tenable.
Philippe Meyer :
J’en suis bien d’accord, mais personnellement j’aurais trouvé préférable des fusions de communes. Elles auraient permis que le contact entre les élus et les électeurs ne soit pas dilué, ni les responsabilités masquées.
Lucile Schmid :
Quand on s’abstient à une élection, cela signifie-t-il que l’on ira voter à la suivante, ou que l’on va s’installer dans l’abstention ? L’abstention peut avoir une signification politique, à savoir la déception quant à l’offre électorale. Le changement de cette offre réduira-t-il l’abstention ?
On a fait preuve d’une grande créativité ces derniers mois pour revitaliser la démocratie (le grand débat, la convention citoyenne pour le climat), mais tout cela n’a pas vraiment réussi à redémarrer la machine démocratique. Il nous faut d’abord répondre à ces deux questions : à quoi servent les élus, et nous représentent-ils vraiment ?
Transformations politiques induites par les résultats
Introduction
Philippe Meyer :
Boudées par les électeurs, ces élections municipales 2020 dessinent un nouveau paysage politique. Une vague verte. Une forte résistance de la gauche dans ses bastions. Une droite à la peine. Une extrême droite qui ne parvient pas à s'ancrer dans le pays. Et une déroute confirmée du parti présidentiel. La liste des villes passées au « vert » comprend : Lyon, Strasbourg, Bordeaux, Tours, Annecy, Besançon, Poitiers, mais aussi Colombes et Savigny-sur-Orge. Martine Aubry, à Lille, a fortement tremblé. À Marseille enfin, c'est une candidate écologiste, bien que non-membre d'Europe Ecologie Les verts (EELV), qui est arrivée en tête. Les petites et moyennes communes restent largement acquises au parti Les Républicains et au Parti Socialiste. Les résultats de dimanche rebattent ainsi les cartes à gauche. Le Parti communiste durablement affaibli par de nombreuses pertes de bastions (Saint-Denis, Aubervilliers, Choisy-le-Roi, Champigny-sur-Marne, Arles ou Saint-Pierre-des-Corps) et la quasi-absence de La France Insoumise lors de ce scrutin laissent les écologistes en tête-à-tête avec le Parti socialiste. Le PS se maintient à Paris, Nantes, Rennes, Clermont-Ferrand, Rouen, Le Mans, Dijon, Brest, Villeurbanne, Avignon, Créteil et gagne Montpellier, Nancy, Saint-Denis, Bourges et Périgueux.
Du côté des Républicains le deuxième tour des municipales a un goût étrange. Si la formation de droite remporte sur le papier plus de 50 % des villes de plus de 9.000 habitants, réussissant même à conquérir de nouvelles villes comme Metz, Orléans, ou Lorient, les pertes symboliques (et sociologiques) des grandes villes sont un vrai coup dur pour un parti qui espère se positionner pour la présidentielle de 2022. Le Rassemblement national, lui, conserve la plupart de ses villes, et conquiert Perpignan, mais aussi Moissac ou Bruay-la-Buissière.
La majorité n'a pas masqué sa déception, malgré l'élection du Premier ministre, Édouard Philippe, au Havre. Premier ministre démissionnaire, remplacé vendredi par Jean Castex. Pour La République En Marche, les alliances avec la droite n'ont pas fonctionné, ni à Bordeaux, ni à Lyon, ni à Strasbourg. Quant à Paris, Agnès Buzyn y a connu le naufrage annoncé, réalisant au second tour un moins bon score (13%) qu'au premier. Le pari de l'implantation locale s’avère un échec pour le camp macroniste.
Kontildondit ?
Richard Werly :
A propos des Verts, j’avoue avoir une interrogation quant aux motivations des électeurs qui les ont choisis. Beaucoup de ces nouveaux élus étaient relativement peu connus, en tous cas ils n’étaient pas au premier plan de la politique locale. S’agit-il d’une véritable volonté de transformer ces métropoles de la part d’un électorat urbain (qui est précisément celui qu’Emmanuel Macron cherche à conquérir), ou s’agit-il d’une forme de « dégagisme », un message envoyé aux formations politiques traditionnelles ? J’ai constaté plusieurs cas où ce vote pourrait être interprété de cette façon, ce qui laisserait à Macron la possibilité de capter cet électorat s’il parvient à réorienter la politique de son gouvernement lors des deux prochaines années.
Ma seconde interrogation porte sur la droite. Je suis surpris, car la droite a réussi à limiter les dégâts, mais on voit bien qu’elle n’a plus de talents : il n’y a plus de nouveaux noms à droite, et je trouve cela très frappant. Je ne vois pas qui pourrait porter la relève dans le camp conservateur. Et là aussi, c’est un bon point pour le président, qui occupe le terrain du centre droit au niveau national, où il fait face à des leaders vieillissants.
Bref, il semble qu’Emmanuel Macron ait des avantages potentiels à retirer de ces municipales, tant du « dégagisme » vert, pas forcément irrécupérable, que du désert dans la droite traditionnelle.
Philippe Meyer :
A droite, la figure de Jean Castex vient d’émerger, même s’il est vrai qu’elle a aussitôt été récupérée ...
Nicolas Baverez :
Il y a effectivement un gagnant apparent très clair : les Verts. C’est une victoire impressionnante, puisqu’elle a lieu dans de grandes villes, mais elle est aussi très fragile, puisqu’elle repose sur un petit nombre d’électeurs. Du côté des forces traditionnelles, le Parti Socialiste s’en sort plutôt bien, tandis que la situation des Républicains est l’inverse de celle des Verts : il y a une grande résistance dans les territoires et un retrait dans les grandes villes. Quant aux trois partis vedettes de la dernière élection présidentielle, ils sont en grande difficulté. Pour ce qui est du Rassemblement National, l’arbre de Perpignan cache une forêt de défaites. La France Insoumise a disparu dans le bloc de gauche « nouvelle formule » (piloté par les écologistes et intégrant le Parti Socialiste), et pour La République En Marche, c’est le désastre à l’exception du Havre.
Le tableau qui ressort de ces élections municipales n’a rien à voir avec celui des élections européennes, qui reproduisait un peu celui des présidentielles. Nous avons ici une situation très volatile. Le président fait face à un vrai problème de leadership, qu’il a tenté de résoudre en changeant le Premier ministre. Jean Castex a l’avantage de venir de la droite, d’être adoubé par Nicolas Sarkozy, c’est l’homme du déconfinement, il connaît bien les problèmes de l’hôpital et de l’emploi, mais il est vrai que ce n’est pas un Premier ministre. Autrement dit : Emmanuel Macron s’est nommé lui-même au poste.
D’un point de vue stratégique, les contradictions sont nombreuses. La priorité aujourd’hui est de relancer l’économie : comment fait-on cela tout en étant vertueux d’un point de vue écologique ? On veut aussi faire de la solidarité, mais pour le moment, il s’agit seulement d’acheter de la paix sociale en déversant de l’argent, sans parvenir à faire de l’intégration. Dans le même temps, on fait peu de sécurité, et la violence prospère alors même que les libertés sont sacrifiées. Enfin, le président a un vrai problème d’électorat : il avait perdu les campagnes et la France périphérique, et voici qu’il vient de perdre les villes. Il avait perdu l’électorat de gauche, et visiblement il n’a pas su séduire l’électorat de droite.
Ce qui est frappant, c’est que le tournant dont on a tant entendu parler n’arrivera pas, la nomination de Jean Castex en est la preuve. La concentration et la personnalisation du pouvoir vont encore s’accélérer, c’est donc le contraire du message annoncé qui va se produire. Et pourtant, il n’y a toujours pas vraiment d’opposition. Nous verrons si les élus verts arrivent à faire vivre une offre alternative à la tête des grandes villes, ce qui pourrait représenter la renaissance d’une opposition de gauche. Nous verrons aussi si le Rassemblement National parviendra à se servir de la crise économique et sociale pour se relancer.
Lucile Schmid :
J’aimerais revenir sur les raisons de cet « envol » des Verts. Il est vrai qu’il a eu lieu sur un fond d’abstention très forte, mais il n’en reste pas moins impressionnant puisqu’il s’agit de nombreuses grandes villes. Lyon, Marseille, Bordeaux, Strasbourg ... Par ailleurs, il y a le sentiment que l’alliance entre socialistes et écologistes se renforce dans les territoires. Johanna Rolland à Nantes et Nathalie Appéré à Rennes ont été réélues sur un programme fortement social et écologique, sans parler d’Anne Hidalgo. S’agit-il de « dégagisme » ? La question est complexe, il est évident que l’absence d’organisation des successions a beaucoup joué (à Bordeaux et à Lyon notamment), mais ce qui est plus intéressant à regarder selon moi, c’est l’offre politique de ces nouveaux maires verts. Et je constate que chacun correspond à la culture de son territoire. A Bordeaux, Pierre Hurmic est l’opposant historique d’Alain Juppé, si constructif que l’ancien maire lui avait proposé un poste d’adjoint. A Lyon, Grégory Doucet est quelqu’un qui dit explicitement que l’écologie et l’économie ne sont pas des ennemies naturelles. A Strasbourg, Jeanne Barséghian a pris parti contre le contournement ouest de la ville (un sujet sensible là-bas), elle a fait ses études en Allemagne. Bref, nous avons une offre qui est territorialisée.
A l’évidence, ces maires ne souhaitent pas se limiter à des politiques localistes. Pierre Hurmic a décidé que Bordeaux serait une ville d’urgence climatique. Grégory Doucet a déclaré qu’il s’opposerait au tunnel Lyon-Turin, bref sur les questions d’aménagement, ces maires sont décidés à être entendus.
Le moment que j’ai trouvé le plus inspiré dans le discours qu’Emmanuel Macron a tenu aux membres de la convention citoyenne pour le climat, c’est quand il s’est mis à parler d’aménagement du territoire. M. Macron, qu’on ne saurait soupçonner d’être un ardent écologiste, a eu le courage d’abandonner Notre-Dame-des-Landes et Europacity. Sur ce sujet de l’aménagement du territoire français, il y a des éléments où cette décentralisation annoncée pourrait advenir. Je ne sais pas si ces maires écologistes travailleront en réseau, ni s’ils représenteront une opposition plus nationale à Emmanuel Macron, mais il y a là un nouvel élément qui modifie profondément le lien entre le local et le national en France.
Marc-Olivier Padis :
Nous tentons tous de décrypter cette vague verte, je me demandais pour ma part si l’on devait comparer cette élection aux municipales de 1977 ou plutôt à celles de 2001. Rassurez-vous, je ne vous infligerai pas une comparaison point par point, c’est simplement pour donner une image. Les municipales de 1977 avaient marqué l’arrivée d’une nouvelle génération d’élus socialistes, notamment dans l’Ouest du pays, qui annonçait la vague de 1981 et la transformation de l’électorat de gauche. Ces nouveaux élus verts sont-ils les précurseurs d’une plus grande vague à venir ? Ou a-t-on plutôt eu affaire à des municipales comme celles de 2001, où la victoire de Bertrand Delanoë à Paris avait eu un retentissement si grand qu’elle avait complètement occulté la victoire de la droite dans le reste du pays ?
Je trouve qu’ici, il y a un peu des deux : d’un côté c’est la droite qui vient de gagner ces élections municipales (LR dirige 60% des villes de plus de 9 000 habitants), de l’autre ces nouveaux élus qui surgissent. Que penser de ces derniers ? Il y a des phénomènes conjoncturels, à Lyon, Bordeaux et Marseille, on a affaire à des cas de succession très mal gérés. Nous ne sommes plus dans un système politique où les électeurs sont captifs des partis, et où un maire bien en place n’a qu’à désigner son successeur pour être certain qu’il l’emportera. Ce type de manœuvre ne fonctionne plus, et c’est tant mieux.
Je ne vois pas de « dégagisme » dans cette vague verte, mais un vrai renouvellement. Il avait été anticipé dans de nombreuses villes lors des précédentes élections municipales (à Grenoble, à Nantes, à Paris). Ces communes ont réussi à capitaliser sur leur succès, et ont gagné en influence, au delà de leurs limites. Mais ces nouveaux maires verts vont-ils s’entendre entre eux et constituer un courant ?
Lucile Schmid :
Je voulais souligner une bonne nouvelle de cette élection : il y a eu beaucoup plus de femmes élues maires. Est-ce dû à cette vague verte ? Il y a beaucoup de défauts chez les écologistes, mais on doit reconnaître que sur les questions de parité, ils ont toujours été en avance. Le fait qu’on ait des mairesses à Strasbourg, à Besançon, à Poitiers, à Paris est le signe de quelque chose. La ville était le dernier bastion de la politique traditionnellement masculine : les femmes étaient toujours première adjointe. Cela s’est inversé. Nous verrons si elles apportent un contenu différent, mais pour ma part je ferai volontiers le lien entre vague verte et personnel politique plus féminin.
Philippe Meyer :
Il ne faudrait pas que le fait d’être une femme serve pour essayer d’esquiver certaines responsabilités. Il y a eu des exemples, Ségolène Royal est par exemple assez experte en ce domaine : « si vous critiquez telle ou telle décision que j’ai prise, vous le faites parce que je suis une femme ». Cela ressemble à l’insupportable personnage d’Agnan dans le Petit Nicolas, qui ne cesse d’embêter tout le monde, mais qui échappe toujours au châtiment en disant « t’as pas le droit de me taper, j’ai des lunettes ! »
Nicolas Baverez :
On peut réfléchir à ce que ces enjeux locaux vont signifier pour la dernière partie du quinquennat d’Emmanuel Macron. Je ne vois pas comment on peut aujourd’hui remettre en marche l’aventure LREM. Il s’agit désormais d’un parti zombie, et il sera très difficile de lui donner un peu de corps, ce qu’on n’a pas fait pendant trois ans : pas de leader, pas de doctrine, peu de militants, et pas d’ancrage territorial. Cela pèsera très fortement sur la prochaine élection présidentielle.
On sait ce dont le RN tire parti : les problèmes économiques et sociaux. On sait aussi qu’ils ne vont pas manquer. Cependant, malgré toutes les entreprises de dédiabolisation, et l’habileté de M. Aliot, qui n’a pas officiellement pris l’étiquette RN, le parti de Mme Le Pen ne parvient pas à se banaliser.
Puisque LREM est mort, le parti sur lequel M. Macron peut s’appuyer, c’est en réalité Les Républicains. C’est ce qu’il a montré en choisissant Jean Castex. Les écologistes, le PS et certains Insoumis parviendront-ils à faire bloc, et à proposer une candidature présidentielle sérieuse ?
Richard Werly :
Je ne suis pas d’accord avec NB à propos de Louis Aliot à Perpignan, où il se trouve que j’étais très récemment pour un reportage. Je trouve qu’au contraire, se présenter sans Marine Le Pen change un peu la donne, parce qu’au fond, on a toujours pensé que Mme Le Pen avait réussi son opération de « délepénisation ». On s’aperçoit au contraire qu’il n’en est rien, et qu’il vaut mieux s’en tenir éloigné pour conquérir des voix.
Il ne faut pas considérer que le Rassemblement National a subi une défaite à ces élections. Conquérir une métropole de 120 000 habitants aussi symbolique que Perpignan, ce n’est pas rien, et cela peut servir de pont d’appui à ce parti qui a déjà prouvé dans le Nord qu’il savait utiliser les municipalités à des fins nationales.