Introduction
Philippe Meyer :
Jacques Toubon, vous avez été nommé à ce poste par le Président Hollande en juillet 2014 pour un mandat de 6 ans qui est arrivé à son terme le 12 juillet 2020. Vous êtes haut fonctionnaire et avez exercé de nombreuses responsabilités politiques et gouvernementales, mais avant d’en venir à vous, un rappel des missions et des moyens du Défenseur des droits : cette autorité administrative indépendante a été créée en 2011 à la suite de la révision constitutionnelle de 2008. Elle reprend les missions du médiateur de la République, de la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS), de la HALDE, du Défenseur des enfants et la loi Sapin 2 lui a confié le rôle de protection des lanceurs d’alerte.
Le Défenseur des droits peut être saisi par tout individu estimant ses droits violés ou étant témoin d’une violation de droits. Il peut également s’autosaisir. Disposant d’un pouvoir d’enquête, il peut proposer un règlement à l’amiable, comme dans 8 cas sur 10, ou faire des recommandations d’évolution des pratiques ou des normes. Il peut également intervenir dans une procédure judiciaire.
Pour remplir ses missions, le Défenseur des droits est entouré de trois adjoints responsables chacun d’un domaine de compétence. Il dispose de 250 collaborateurs - principalement des juristes spécialisés. 510 délégués du Défenseur des droits dans les territoires assument bénévolement des permanences toute l’année et reçoivent gratuitement toute personne qui sollicite de l’aide pour faire valoir ses droits. En 2019, le Défenseur des droits a reçu plus de 100 000 réclamations, en augmentation de 40% depuis 2014. Certains domaines connaissent une forte hausse des requêtes : les droits des usagers du service public (+78,4%) et la déontologie de la sécurité (+178,8%). La dématérialisation à marche forcée des démarches administratives, la crise des Gilets Jaunes ou encore les soupçons de racisme chez les forces de l’ordre sont autant d’explications de ces hausses. Vous vous êtes particulièrement intéressé à la protection de l’enfance et au droit à l’éducation, notamment pour les mineurs non accompagnés. Vous avez développé durant votre mandat la sensibilisation des jeunes à leurs droits.
Votre mandat a notamment été marqué par deux états d’urgence, l’adoption de dispositions jusque-là exceptionnelles dans le droit commun, une loi sur le renseignement et une crise migratoire. Sur chacun de ces sujets, vous avez dénoncé les atteintes portées par le législateur ou le gouvernement aux droits des citoyens, que ce soit au niveau des libertés individuelles, de la protection des plus vulnérables ou de la dignité de chacun. Vous êtes un homme de droite dont la nomination au poste de Défenseur des droits en 2014 avait provoqué une certaine grogne à gauche. Alors que vous quittez vos fonctions, les grognons battent leur coulpe et se bousculent pour faire votre éloge. Comme disent les Suisses, vous les avez déçus en bien. Nous comprendrons sans doute mieux ce qui vous vaut cet agréable revers de fortune, en nous penchant sur votre action à la tête d’une autorité qui n’est pas la seule de son genre en Europe, mais d’abord, dites-nous ce qui vous a poussé à accepter cette fonction ?
Kontildondit ?
Jacques Toubon :
Elle correspondait à une « ponctuation » intéressante et significative (et peut-être définitive, nous verrons) sur le chemin que j’ai parcouru en 45 ans. Lorsque j’ai passé mon bac en 1958, lors du retour du général de Gaulle et d’une certaine façon de l’Etat et de la nation, j’ai choisi le service public. Il m’a semblé que cette autorité, cette fonction de contrôle indépendant, extérieur et libre, qui n’est pas un juge, mais qui n’est pas non plus une organisation produisant des « plaidoyers » (comme peuvent l’être des ONG, par exemple) correspondait à ce que j’avais fait, et que mon expérience pourrait y être utile.
Et pendant ces 6 ans, jamais je ne me suis posé cette question. J’ai accepté tout simplement parce que je ne vois pas comment j’aurais pu faire autrement.
Nicole Gnesotto :
Je voulais vous interroger sur une éventuelle spécificité de la France dans le contexte européen. Vous faites partie de ce réseau appelé « Equinet », qui regroupe des institutions un peu similaires à la vôtre. C’est une excellent point d’observation ; est-ce que l’augmentation des discriminations que vous dénoncez dans votre dernier rapport (à l’égard des citoyens noirs notamment) est un phénomène européen, ou y a-t-il là quelque chose de plus spécifiquement français ?
Jacques Toubon :
Il n’y a pas de phénomène particulier à la France, cela concerne à mon avis tout l’hémisphère nord. Depuis le 11 septembre 2001, les discours identitaires ont proliféré, et supplanté ceux sur l’égalité. En Europe, Équinet regroupe effectivement les organismes chargés de lutter contre les discriminations, et nous allons d’ailleurs lundi prochain [Ndlr : le 29 juin 2020] nous réunir à l’occasion du 20ème anniversaire des directives sur les discriminations. Toute cette politique en France découle d’une inspiration assez largement européenne (qui fut critiquée comme anglo-saxonne à l’époque), et qui a introduit dans le droit français des critères de discrimination (des dispositions tant au civil qu’au pénal), qui a également poussé la France à créer des organismes indépendants. Cela a d’abord été la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité, entre 2005 et 2010, et depuis 2011 c’est le Défenseur des droits.
La situation est contrastée en Europe. Ce qui caractérise la France, et nos récents rapports le montrent clairement, c’est que nous sommes capables dans notre pays d’objectiver un certain nombre d’inégalités et de discriminations. C’est possible d’abord grâce à la qualité de nos recherches en sciences sociales. Il faut le souligner car il n’y a pas de démocratie sans connaissance. C’est de cette connaissance que vient la conscience. Les deux sont indispensables pour continuer à jouir de l’état de droit, du système des libertés, de tout cet héritage historique de nos valeurs. Nous avons aujourd’hui en Europe un certain nombre de pays qui refusent de regarder les inégalités, qui ne luttent pas contre, voire les acceptent, tandis que d’autres (L’Allemagne, l’Espagne) travaillent de toute évidence à progresser sur ces questions.
Voilà pour l’Union Européenne. Mais le Défenseur des Droits travaille aussi avec les organes du Conseil de l’Europe. C’est à dire l’Assemblée parlementaire elle-même (qui a récemment produit un travail très intéressant sur les lanceurs d’alerte), avec les commissaires successifs aux droits de l’Homme, et bien entendu avec la Cour Européenne des doits de l’Homme, où je suis intervenu à plusieurs reprises (sur la situation des étrangers, le droit d’asile, etc.). Durant ces 6 ans, il me semble que nous avons renforcé la place française dans un contexte international souvent inconfortable. En effet, les Français sont souvent accusés d’être un peu isolationnistes ou arrogants, donneurs de leçons ... Je trouve que nous avons vraiment joué le jeu durant ces 6 ans, au point que mon adjointe chargée de la défense des enfants a été présidente de l’organisation paneuropéenne de tous les organismes européens attachés à cette question. J’ajouterai enfin qu’il y a depuis une vingtaine d’années une agence des droits fondamentaux au sein de l’UE, siégeant à Vienne, dont l’inspiration est française, et avec laquelle nous travaillons de concert.
Matthias Fekl :
En préparant cet échange, je me suis replongé dans votre audition de juillet 2014 devant la Commission des lois de l’Assemblée Nationale où je siégeais à l’époque. Comme Philippe Meyer le rappelait, la gauche était pour le moins dubitative quant à votre nomination. Au terme de votre mandat, les avis ont changé, j’ai notamment été frappé par la déclaration de l’adjoint communiste au Maire de Paris, Ian Brossat : « nous étions effarés à l’époque par cette nomination, et nous nous sommes complètement plantés, Jacques Toubon a été un grand défenseur des droits ». Je partage son avis, peut-être moins sa surprise, car il me semble que les personnalités éminentes qui ont le sens de l’Etat et n’ont plus rien à prouver sont parfaitement à leur place à un tel poste, en exerçant leur mandat avec une grande liberté.
J’aimerais d’abord vous interroger sur un sujet d’actualité : les contrôles au faciès, et plus largement sur les rapports entre police et population. C’est un sujet si délicat, si explosif que l’on est quasiment sommé de choisir un camp dès qu’on l’aborde (comme s’il y avait un camp à choisir entre la police et la population), alors que la sérénité est la condition première pour le moindre progrès dans ce domaine. Comment peut-on selon vous favoriser la confiance entre la police et la population, traquer les abus, renouer la confiance, le tout sans jeter l’opprobre sur les forces de l’ordre dans leur ensemble ?
Jacques Toubon :
Vous avez très bien décrit la volatilité du contexte, que pour ma part je trouve insupportable, où il est très difficile de faire entendre un point de vue rationnel, à cause de cette sommation à choisir un camp. Le Défenseur des droits a de ce point de vue une position, qui est d’abord celle de la loi. Nous sommes chargés de faire appliquer la loi, comme un contrôleur extérieur et indépendant. Nous ne sommes ni l’IGPN, ni Human Rights Watch, nous sommes chargés de contrôler la mise en œuvre par les forces de sécurité (police nationale et municipale, gendarmerie, douanes, surveillants de prison, agents de sécurité privés) de ce que l’on appelle la déontologie de la sécurité, qui est une partie du code de sécurité intérieure, établie sous forme de loi en 2006. Cette déontologie détaille les comportements à adopter de toutes ces professions, le discernement qui leur est demandé selon les situations très variées auxquelles elles ont à faire face. Elle stipule notamment qu’elles ne doivent pas agir en fonction des apparences ni des appartenances, et que leurs actes doivent être nécessaires et proportionnés.
Dans ces domaines, le mécanisme est très simple pour nous : nous sommes saisis (et les demandes ont beaucoup augmenté ces 6 dernières années) par des particuliers, des associations qui estiment avoir été témoins ou victimes de manquement à ce code de la sécurité. Il arrive même que le Défenseur des droits se saisisse lui-même, c’est l’une de ses prérogatives. Par exemple il peut s’agir d’un usage de la force disproportionné : la force est légitimement entre les mains des forces de sécurité, puisque la loi la leur confie, mais elles ne peuvent en user comme bon leur semble, il faut respecter les droits des individus. Nous ne sommes pas les seules instances à contrôler cet usage de la force, mais nous en faisons partie, et nous sommes souvent amenés à conduire nos propres enquêtes, parallèlement à celles des instances judiciaires.
C’est dans ce cadre que depuis 6 ans j’ai été amené à traiter des milliers de cas, relevant le plus souvent de la vie quotidienne. Par exemple, vous allez dans un commissariat et on refuse de prendre la plainte que vous voulez déposer. Il nous faudra déterminer si le policier a fait preuve de discernement, s’il s’est bien ou mal conduit avec la personne, etc. Il peut s’agir de surveillants de prison et des droits des détenus, bref la variété des cas est très grande. Nous protégeons les droits en traitant les réclamations, mais nous faisons aussi la promotion de l’égalité et de l’accès aux droits en développant un certain nombre de positions, qui viennent de l’objectivation et de la constatation des situations. En l’occurrence depuis 6 ans dans ce domaine, j’ai été amené à constater qu’il y avait des contrôles d’identité discriminatoires (dans les réclamations, et dans une grande enquête de 2016), j’ai été amené à traiter des questions de maintien de l’ordre pendant les manifestations (avec l’usage très médiatisé de ces armes de force intermédiaire, les Lanceurs de Balles de Défense). J’ai également travaillé sur l’accès aux services publics et les inégalités dans ce domaine.
Tout cela m’amène à la fois à prendre des décisions (dont une qui a récemment été beaucoup commentée, car elle est tombée au même moment que l’affaire George Floyd aux USA) et à prendre des positions. J’ai fait un rapport sur le maintien de l’ordre en janvier 2018 pour le président de l’Assemblé Nationale. Il n’a pas eu beaucoup de suites, alors que son contenu était tout à fait prémonitoire quant à ce qui s’est passé pendant les manifestations des Gilets Jaunes ...
Sur les contrôles d’identité eux-mêmes, nos préconisations sont claires. Ils doivent être règlementés davantage, mais surtout traçables. Il faut qu’on sache ce qui s’est passé. Il n’y a aucune raison pour que le contrôle des attestations dérogatoires pendant le confinement soit bien documenté, et que des contrôles d’identité ne puissent pas l’être.
Toute la difficultés mon travail consiste précisément à pouvoir l’effectuer sans que je me retrouve embarqué dans des polémiques qui me placent nécessairement dans un camp ou dans un autre. Mon trépied est « liberté - égalité - sécurité ». J’ai souvent dit à propos des états d’urgence que la sécurité empiétait sur les libertés, mais nous veillons de très près à ces trois éléments, y compris pour les forces de l’ordre, qui doivent être protégées correctement dans l’exercice si difficile de leur métier. Leur meilleure sécurité consiste à ce que leur comportement soit toujours conforme au droit.
Lucile Schmid :
On sent qu’il y a dans votre travail un va-et-vient permanent entre une analyse très concrète des cas individuels (y compris avec ces enquêtes sur place) et la volonté de faire mieux société. C’est cette articulation entre le systémique et le travail au cas par cas qui donne une force particulière à votre institution. J’aimerais inviter nos auditeurs à aller sur le site du Défenseur des droits, qui détaille les caractère très concret de vos travaux, avec des exemples précis.
Je voulais vous interroger sur la question des lanceurs d’alerte. La loi Sapin II vous donne la compétence de les protéger. La culture du lanceur d’alerte n’est pas spécifiquement française, elle est davantage anglo-saxonne. Ici, le lanceur d’alerte est assimilé à un délateur, le défendre n’est donc pas une mince affaire.
Comment le Défenseur des droits peut-il concrètement protéger les lanceurs d’alerte ? Quelles sont les tensions pouvant exister avec les autres institutions dans ce domaine ?
Jacques Toubon :
La question est d’actualité, car des travaux de transposition de la directive de l’Union Européenne d’octobre 2019 vont commencer. Les Etats membres doivent l’avoir terminée avant la fin de 2021, et le Défenseur des Droits y participera certainement en France.
Il ne faut pas oublier que le lancement de l’alerte, s’il est d’inspiration américaine, est d’abord l’exercice de la liberté d’expression. Qu’il ne puisse pas y avoir l’impossibilité d’exprimer une situation illégale ou dangereuse. S’il n’y avait pas le régime du lanceur d’alerte, toute dénonciation serait considérée comme calomnieuse et attaquée en diffamation. Ce régime consiste à dire « cette personne peut dire ce qu’elle estime devoir dire sans tomber sous le coup de la loi pénale ». Voilà pour le principe. Il s’exerce à certaines conditions : dans la loi française il doit par exemple être désintéressé, ce qui est en contradiction avec la directive de l’UE. Celle-ci est faite de telle sorte qu’un paiement pour le lanceur d’alerte est possible, comme aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni.
Nous nous sommes attachés à dire qu’il faut que la transposition de la France soit ambitieuse, c’est à dire qu’on favorise autant que possible le lancement d’alerte. Qu’elle permette de corriger le caractère assez bancal de la loi de 2016 (dite « Sapin II »), qui concernait à l’origine la lutte contre la corruption et le blanchiment, et mal adaptée à d’autres contextes. Depuis que la loi s’applique, l’action du Défenseur des droits à ce sujet a essentiellement consisté à informer, nous avons publié un guide à l’attention des potentiels lanceurs d’alerte, et nous avons traité environ 250 demandes, où nous avons évité à des lanceurs d’alerte des mesures de rétorsion ou de discrimination. Je vous cite un cas récent : un garde-champêtre qui a critiqué la municipalité qui l’employait, et dont le maire a décidé de supprimer son poste. Nous sommes intervenus et cela s’est arrangé, mais ce sont des affaires qui prennent souvent une forme comparable.
La directive européenne comporte quelques principes à retenir. Les différents stades du lancement de l’alerte y sont plus simples que dans la loi française. Peut-être faut-il ôter le caractère désintéressé du lanceur d’alerte français, certains préconisent que le lanceur puisse être rémunéré. Il faut en discuter mais les lanceurs d’alerte sont très souvent dans des situations très difficiles (notamment parce qu’ils sont licenciés) et il faut réfléchir à ce qui existe par exemple au Québec où un fond provincial permet aux lanceurs l’alerte de vivre pendant toute la procédure.
Nous devrons aussi sans doute aller vers une autorité indépendante ayant davantage de pouvoir pour protéger les lanceurs d’alerte (qu’il s’agisse du Défenseur des droits ou d’une autre, je l’ignore). Dans mes préoccupation, je relie cela à l’action collective (même si juridiquement, les deux n’ont rien à voir). Celle-ci, instituée par une loi de 2016 (« loi Urvoas ») permettant d’agir contre les discriminations, ne peut aujourd’hui être mise en œuvre que par des syndicats ou des associations agréées, et j’aimerais pour ma part qu’elle devienne une véritable « action de groupe » (le français pour class action) comme elle peut l’être aux Etats-Unis. Si nous avions eu une telle action de groupe, les employés de la SNCF qu’on a appelés les « chibanis » (« cheveux blancs ») n’auraient pas mis 20 ans à voir leur préjudice réparé ...
Si je relie cela aux lanceurs d’alertes, c’est parce que je pense que la transparence et la liberté d’information, l’objectivation de toutes ces réalités, c’est à dire en quelque sorte la vérité sur les situations, font partie de l’accès au droit.
Philippe Meyer :
Les discriminations sont des sujets dont la presse s’empare périodiquement, selon l’affaire du moment. Mais les aspects courtelinesques du fonctionnement de l’Etat et de l’administration sont des sujets moins souvent commentés, et quand la presse en parle, ce n’est pas sans un certain dédain.
Le Défenseur des droits dispose pour tous ces « petits » sujets de 520 délégués répartis sur le territoire. On pourrait qualifier ces derniers de « travailleurs sociaux du droit », des espèces « d’assistants sociaux juridiques », à la fois intermédiaires et médiateurs. Lors d’une thématique précédente avec l’un de ces délégués, Noël de Saint-Pulgent, celui-ci nous expliquait qu’il faut à la fois expliquer leur droit aux gens qui demandent assistance, mais très souvent aussi à l’administration à laquelle ils s’adressent, tant les lois et les règlementations sont nombreuses et compliquées.
Ce maillage de travailleurs sociaux du droit peut avoir un rôle très important pour amoindrir l’effet de ces petites absurdités. Je prends un exemple rapide : une vieille dame aveyronnaise de ma connaissance, qui vit seule, veuve depuis longtemps. Récemment, une nouvelle loi l’oblige à installer une fosse septique alors qu’étant donné l’endroit où elle est, le système dont elle dispose suffit amplement et que le risque sanitaire est absolument nul. Or la dite fosse lui coûterait 12 000€ qu’elle n’a pas ... Vos délégués sont-ils en mesure, non seulement de solutionner des « petits » cas pareils, mais aussi de les faire remonter vers le législateur pour améliorer les dispositions législatives ? J’imagine que cette tension entre l’universalité de la loi et l’immense diversité des situations où elle s’applique doit être à l’origine de nombreuses demandes que vous recevez.
Jacques Toubon :
Je commencerai par le cas que vous venez d’évoquer. En effet, il y a une règlementation, et elle s’applique tout autant à cette dame qu’à n’importe qui. Cependant, le Défenseur des droits a la possibilité de faire appel à un règlement en équité des réclamations qui lui sont soumises. Le cas que vous évoquez me paraît être un bon exemple. Notre délégué, s’il est saisi, pourrait faire valoir qu’étant donnée la situation de cette dame, il serait équitable de ne pas la poursuivre ou la contraindre. Je ne connais pas ce cas précis, évidemment, mais justement, notre délégué part d’une position impartiale. Si cette dame le saisit, il étudiera son cas sans a priori favorable en sa faveur. Les trois quarts du temps, on parvient à une médiation et à un accord.
Quant au reste de votre question, on parle beaucoup dans la presse de déontologie de la sécurité, et de discrimination (et on parle d’ailleurs souvent de manière confuse et polémique). Mais la réalité du travail du Défenseur des droits, 80% des décisions qu’il est appelé à prendre, portent sur les relations entre les usagers et les services publics. 8 dossiers sur 10 sont donc gérés par nos délégués territoriaux, qui travaillent et tiennent des permanences partout sur le territoire, y compris dans les prisons. Ces délégués sont des bénévoles indemnisés, il s’agit souvent de fonctionnaires territoriaux à la retraite, qui s’engagent à tenir au moins une permanence par semaine (la plupart du temps c’est beaucoup plus) et participent ainsi à l’accès au droit. Pour la grande majorité de nos concitoyens, le Défenseur des droits, c’est ce délégué, cette personne qui l’aide à résoudre tel ou tel problème.
Nicole Gnesotto :
Vous avez connu deux états d’urgence pendant votre mandat. Le premier suivait les attentats, en 2015, l’autre très récemment à cause de la crise sanitaire. Ces états d’urgence confèrent des pouvoirs extraordinaires au gouvernement, mais le risque est de transférer dans la loi normale ces prérogatives censées être exceptionnelles.
Ce fut le cas avec la loi de 2016 sur le renseignement, il semble que ce soit moins vrai avec l’urgence sanitaire, mais j’aimerais votre point de vue sur cette rapidité française à déclencher l’état d’urgence. J’aimerais aussi vous demander si vous trouvez que cet instrument, parfaitement légal, porte cependant atteintes à nos libertés publiques.
Jacques Toubon :
On peut effectivement s’interroger. Nous l’avons fait en 2015, nous le faisons de nouveau cette année. Ces états d’urgence de 2015 et 2020 étaient-ils vraiment nécessaires ? Les lois ordinaires n’auraient-elles pas suffi ?
Ce qui caractérise les états d’urgence, c’est le transfert à l’autorité administrative (l’exécutif) un certain nombre de pouvoirs qui jusque là relevaient des juges. On franchit donc à un certain moment la ligne qui sépare l’autorité administrative de l’autorité judiciaire. On met entre parenthèses certaines libertés individuelles pour donner la priorité à la sécurité. En matière de lutte contre le terrorisme, il est possible que l’état d’urgence de 2015 ait permis des choses, notamment des perquisitions administratives. Cette fois-ci en revanche, beaucoup considèrent que le code de la santé publique contenait déjà tout ce dont nous avions besoin pour faire face à la pandémie. Il y aura à n’en pas douter un long débat à ce propos dans les mois à venir.
Le problème de l’état d’urgence est donc ce déplacement du curseur entre liberté et sécurité. À partir du moment où ces dispositions correspondent à la situation, elles sont justifiées. C’est à dire qu’elles doivent être à la fois nécessaires, proportionnées, exceptionnelles et temporaires. Si ces quatre conditions sont réunies, l’état d’urgence est admissible, et il ne remet pas en cause l’état de droit.
Mais la loi SILT (Sécurité Intérieure et Lutte contre le Terrorisme) du 30 octobre 2017, qui date donc de l’actuelle majorité, a permis de mettre dans le code de procédure pénale mais surtout dans le code de sécurité intérieure des dispositions permanentes, dont certaines me paraissent choquantes, comme cette retenue de 4 heures qu’un policier peut décider de faire à l’égard de quiconque. Aucun besoin de demande au procureur, aucun contrôle ... Ce n’est pas une garde à vue, c’est quelque chose de nouveau et de tout à fait à part.
Pour l’état d’urgence sanitaire, des questions se posent aussi. Il a été prolongé à deux reprises, le Premier ministre a la possibilité de prendre un certain nombre de dispositions restrictives (de la liberté de manifester notamment). Il faut que cet état d’urgence soit borné et qu’on revienne le plus tôt possible à la normale, sans quoi nous passerions dans un état d’exception.
Matthias Fekl :
J’aimerais vous poser une question plus générale ou philosophique, sur ce que vous avez perçu de l’attachement de nos concitoyens à nos libertés. On sent aujourd’hui une disponibilité assez forte et inquiétante à renoncer à beaucoup de droits et de libertés (vie privée étalée sur les réseaux sociaux). De manière encore plus forte, on sent une tension croissante entre droits sociaux, droits environnementaux et libertés publiques. Y a-t-il aujourd’hui, à cause de la crise sociale profonde et des fortes (et légitimes) inquiétudes environnementales un risque d’arbitrage entre ces droits et les grandes libertés que garantit notre constitution ?
Philippe Meyer :
J’ajoute, pour compléter cette question, qu’en plus du renoncement à certaines libertés, on constate aussi une vigoureuse volonté de multiplier les lois, les règlements et les interdictions ...
Jacques Toubon :
Je partage ce sentiment. Je l’ai d’ailleurs écrit à plusieurs reprises dans mes rapports et mes avis. Je sens une sorte de désinvolture de l’esprit public à l’égard de la sauvegarde de l’héritage historique, politique et juridique des Lumières, ou plus largement de l’humanisme. Tout ce qui a été accompli en matière de droits humains, particulièrement depuis la fin de la deuxième guerre mondiale semble un peu délaissé. Comme si cette période de l’Histoire humaine où la priorité était donnée aux droits fondamentaux n’était qu’une parenthèse dont nous serions en train de sortir.
Aujourd’hui (j’entends par là : depuis le 11 septembre 2001) nous considérons que la sidération, la peur, les besoins sociaux et sanitaires doivent nous conduire à considérer que la jouissance de certaines libertés n’est au fond pas si importante que cela. On écorne par exemple le droit d’asile, alors que c’est l’un des piliers des régimes démocratiques.
Encore une fois, il faut absolument veiller à ce que le trépied « liberté-égalité-sécurité » ne soit pas trop déséquilibré. La sécurité est problématique, car elle peut conduire à vouloir tout verrouiller, tout fermer afin d’être protégés de tout.
On se trompe d’ailleurs sur le terme de sécurité, en oubliant qu’il découle de la sûreté. Dans la déclaration des doits de l’Homme et du citoyen de 1789, la sûreté est ce qui fait que les libertés ne peuvent pas être amputées. La sûreté, c’est ne pas pouvoir être embastillé sans passer par un juge. Et souvent aujourd’hui, on emploie ce terme de sécurité de manière générique, sans avoir conscience qu’il s’agit d’abord d’un droit à la liberté.
Il me semble qu’un cycle des droits de l’Homme est en train de s’achever, mais optimiste comme je le suis, il me paraît possible d’en ouvrir un autre. Par exemple, dans le domaine des nouvelles technologies, on est en train de se battre pour un certain nombre de droits fondamentaux. De même au sujet de l’environnement. Mais pour ma part je souhaite vivement que l’on respecte déjà les valeurs de la République, celles qui figurent dans le préambule de la Constitution. Mais durant toute la période de l’état d’urgence sous la présidence de François Hollande, le Conseil Constitutionnel n’a jamais été saisi à propos des textes qui restreignaient les libertés. C’est bien représentatif de ce « nouvel esprit public » : tous les parlementaires étaient sidérés, mais ils estimaient que, face à l’opinion publique, ils ne pouvaient pas avoir l’air de ratiociner avec les mesures de sécurité proposées.