Introduction
Philippe Meyer :
Avec Jean-Louis Bourlanges, député des Hautes de Seine, Nicolas Chaudun, écrivain, réalisateur et éditeur d'art, Alexandre Gady, professeur à la Sorbonne et directeur du Centre André-Chastel, et Dominique Kalifa, directeur du Centre d’histoire du XIXème siècle à l’université Panthéon-Sorbonne.
Longtemps, la rue a été l’espace principal de la vie sociale et l’action de l’État l’a progressivement policée. Tracé et appellation des rues, alignement et numérotation des maisons, organisation de la circulation, règlementation des activités, développement des mesures de sécurité publique et de lutte contre l’incendie, aménagement de la voirie et des égouts, établissement des mesures d’hygiène… toutes ces politiques ont façonné la ville, son peuplement et les manières de l’habiter. Elles ont engendré des transformations allant parfois jusqu’au bouleversement ou à la métamorphose.
Après Haussmann, une autre grande réurbanisation de Paris a été mise en œuvre lors des années Pompidou. Depuis, la capitale n’a cessé de connaître des successions d’avatars où se confrontent, s’opposent ou se marient l’influence des politiques publiques et des intérêts privés : « rénovation » de quartiers, et développement de l’immobilier de bureau, aménagement des règles de circulation et irruption de nouveaux moyens de déplacement, régulation des conséquences du tourisme et développement de nouvelles attractions commerciales (l’ex-Samaritaine) ou culturelles (le Musée Pinault) dans des quartiers…
Comment interpréter le Paris d’aujourd’hui à la lumière de son histoire, comment analyser les décisions contemporaines d’urbanisme, comment comprendre cette ville qui a perdu 60 000 habitants ?
Pour interpréter le Paris d’aujourd’hui à la lumière de son histoire, je voudrais d’abord vous demander, Dominique Kalifa, puisque vous êtes membre du Comité d’Histoire de la ville de Paris, comment ce comité pèse, agit et influe sur la politique de la ville ? Et plus généralement, comment organise-t-il sa réflexion et son action ?
Kontildondit ?
Dominique Kalifa :
Le Comité d’Histoire de la Ville de Paris a été créé en 2007 et a donc déjà vécu plusieurs mandatures. Théoriquement, il se reconstitue à chaque nouveau maire, le principe est plutôt celui d’une instance de conseil et de consultation. Si ma mémoire est bonne, nous étions 40 dans chaque comité, principalement des historiens, parfois rejoints par des personnalités d’institutions culturelles de la ville, comme la directrice du musée Carnavalet par exemple. Le rôle de ce comité est d’être une force de proposition, quant à des expositions, des cycles de conférences, des mises en valeur du patrimoine historique ... Il y a également un gros travail de publications, en partenariat avec des maisons d’édition universitaires, et depuis une dizaine d’année, il y a le prix Augustin Thierry de la ville de Paris, qui récompense chaque année un ouvrage d’histoire concernant Paris.
C’est donc un élément de proposition, dont les initiatives viennent des membres, et qui sont validées ou non par l’Hôtel de Ville.
Philippe Meyer :
Y a-t-il des points de friction avec la municialité, des thématiques difficiles à faire adopter par exemple ?
Dominique Kalifa :
Pas vraiment, le comité jouit d’une grande liberté, les frictions sont d’un autre ordre, et concernent par exemple le manque de moyens, mais elles ne viennent pas des sujets traités.
Philippe Meyer :
Une autre commission s’intéresse à l’Histoire, c’est la Commission du Vieux Paris, dont Alexandre Gady a été membre. Pouvez-vous nous dire un mot sur son évolution, ses réussites et/ou ses échecs ?
Alexandre Gady :
La Commission du Vieux Paris est un organisme un peu mystérieux, doté de ce nom très poétique, qui fait bien souvent croire au public qu’il s’agit d’une association « loi 1901 », alors que c’est une instance municipale, présidée à sa création en 1898 par le Préfet de la Seine puis par le maire élu à partir de 1977.
C’est aussi un organisme de conseil, dont la sensibilité se place du côté de l’archéologie, de l’histoire de l’architecture, de l’histoire pittoresque et de la rue de Paris. Pendant très longtemps, cette commission a été un rassemblement de gens très bien élevés, 40 membres nommés à vie, sur le principe de l’Académie Française. Cela a duré jusqu’à l’élection de Bertrand Delanoë en 2001. Un problème s’est alors posé : cette formation, si sympathique soit-elle, n’était pas conforme au code des collectivités territoriales, puisqu’on ne peut pas nommer des gens à vie. Il a fallu casser le moule de cette commission qui avait jusqu’alors une liberté totale, y compris sur son ordre du jour.
Elle a tout de même accompli un travail assez extraordinaire quand elle était totalement libre, car elle pouvait dire son fait au Prince, sans rien craindre puisque tous ses membres étaient statutairement protégés. La mairie pouvait en revanche ne tenir aucun compte de ses recommandations, ce que Jacques Chirac sut faire avec assez de talent. Cela se passa mieux avec Jean Tibéri, dont l’intérêt pour la Culture n’était pourtant pas grand (mais au fond, quand les politiciens que la Culture n’intéresse pas laissent les experts travailler, ce n’est pas plus mal).
En 2001, la Commission a donc été changée. Les avis se sont professionnalisés, ceux que je lis me paraissent remarquables, mais il est vrai qu’elle se heurte directement à la politique de l’Hôtel de ville quand elle est très marquée par une idéologie particulière, ainsi qu’aux intérêts privés qu’il faut plus ou moins ménager.
Quand on dit par exemple : « on va surélever tous les bâtiments de Paris pour pouvoir loger plus de gens », c’est la Commission qui s’y oppose dans les endroits où l’architecture est de qualité. Il y a donc parfois des frottements, le plus gros d’entre eux coûta sa place à la directrice de la commission. Ce fut l’affaire de Roland Garros, c’est à dire le massacre du jardin protégé des Serres d’Auteuil pour agrandir (contre la parole du maire de l’époque) le stade de Roland Garros.
Mais comme le disait Dominique Kalifa, le rôle n’est que consultatif. La commission peut évidemment se tromper, mais qu’elle ait raison ou tort, c’est le politique qui décide.
Nicolas Chaudun :
Les élus municipaux n’ont pas à produire un brevet d’Histoire quand ils se présentent au suffrage des électeurs, par conséquent on peut parfois tomber sur des équipes sensibles à ces questions, tandis que d’autres ne s’en préoccupent pas, auquel cas les choses peuvent tout de même se faire, pour peu qu’on fasse confiance aux experts.
Ce qui est certain est qu’on ne peut pas diriger une ville comme Paris en faisant fi de sa dimension historique ou de sa puissante identité quand il s’agit de présenter des projets. Il y a beaucoup d’autres villes très anciennes, mais peu ont identité aussi forte et entière. Paris a été léguée par un XIXème siècle extrêmement persévérant dans son urbanisme, on a tendance à réduire la ville aux travaux d’Haussmann, rappelons que ce chantier dura près d’un demi-siècle. Paris est une ville très dense, très minérale, très systématisée, et on ne peut pas l’oublier, a fortiori quand on veut changer précisément cela. Si on doit substituer un autre ordre à cet ordre visuel très strict, on est bien obligé d’en trouver un qui soit au moins équivalent. Or l’ambition et la vision globale semblent manquer dans les grands projets concernant Paris. On ne peut pas s’amuser à retirer les grilles d’arbres dans un arrondissement pour les laisser dans celui d’à côté, ou mettre des billots de bois en guise de bancs publics ici en laissant les bancs Alphand là, etc. Paris a cette force qui saute au regard des visiteurs, cette espèce de majesté minérale, et il est très compliqué d’y toucher, chaque modification semble l’avilir plutôt que la changer.
Dominique Kalifa :
Je proposerai une chronologie légèrement différente. André Fermigier, un historien de l’art, proposait un raccourci qui me plaît beaucoup, il y avait pour lui un Paris 1, 2 et 3. Paris 1 était grosso modo avant Haussmann, Paris 2 jusqu’à la césure évoquée plus haut, soit à peu près les années Pompidou, et Paris 3 depuis. Mais si je regarde plus attentivement le Paris 2, celui que je connais en tant qu’historien, qui va en gros du milieu du XIXème au milieu du XXème, avec un épicentre clairement situé en 1900, je m’aperçois que ce Paris-là incarne tout ce que nous pensons, pressentons ou voulons dire de Paris. Il ne reste plus grand chose du Paris 1 qui l’avait précédé, et le Paris 3 d’après, le nôtre, nous vivons avec, mais il faut bien reconnaître que ce n’est pas celui-là que nous visitons ou faisons découvrir à des amis. On n’emmène pas des visiteurs Place des Fêtes ou à la Défense, on va dans le Paris 2.
Ce que j’appelle le Paris du grand siècle haussmannien (qui se prolonge bien après Haussmann, rappelons-le) est celui qui a constitué l’identité de la ville, et on a beaucoup de mal à en sortir, peut-être à tort, mais c’est ainsi.
Jean-Louis Bourlanges :
Votre chronologie m’intéresse, mais elle soulève quelques questions. Ce grand siècle haussmannien, ce Paris 2, commence-t-il vraiment si tard ? On a l’impression d’une ville médiévale qui s’est développée de façon à peu près anarchique jusqu’au début du XVIIIème siècle, après quoi on ressent une plus grande unité, dans un modèle rationalisateur, avec les grands places comme Vendôme ou la Concorde, par exemple. La grande différence est qu’Haussmann n’a pas eu de grands architectes, c’est pourquoi visuellement le style diffère, mais le système reste le même. Même Paris 3 me paraît être un prolongement du système rationalisateur, émaillé de quelques catastrophes comme Bercy, l’Opéra Bastille ou le récent Palais de Justice.
N’avez-vous pas l’impression que la grande césure se situe au moment où la monarchie administrative s’installe vraiment en France (vers la fin du règne de Louis XIV), et que le modèle d’urbanisme rationaliste commence là ?
Alexandre Gady :
Ce que vous dites est d’autant plus vrai qu’Haussmann fut préfet de Gironde avant de venir à Paris, et qu’il avait été très impressionné par la préfecture de Bordeaux, et le classicisme de l’architecture du siècle des Lumières. C’est cela son modèle. A l’intérieur de lui-même, Haussmann voulait reproduire à Paris ce qu’il avait admiré à Bordeaux, avec un siècle de décalage.
André Fermigier, cher aux défenseurs de Paris, était critique au journal le Monde, qui le licencia ignominieusement dans l’affaire de la pyramide du Louvre, car il avait le tort d’être en désaccord avec François Mitterrand ...
Philippe Meyer :
Il avait en effet soutenu que ne faire qu’une seule entrée serait une catastrophe, ce dont on s’est avisé depuis. Bien trop tard évidemment ...
Alexandre Gady :
Il était aussi l’auteur d’un mot fameux, après la conférence de presse de Georges Pompidou, dans l’émergence du Paris 3 : « Monsieur Pompidou a un goût très sûr en matière d’immobilier, heureux hasard, c’est celui des promoteurs ».
La force du Paris haussmannien, mais aussi sa faiblesse est que sa vision écrase ce qui l’a précédé et ce qui l’a suivi. Ce qu’on est en train de vivre est perturbant, car c’est l’effacement d’éléments très structurants de nos vie de Parisiens. Il est évidemment difficile de dire à un élu : « voilà : la ville, c’est ça, elle est figée et vous ne pourrez plus agir dessus », mais remplacer des choses conçues par des grands maîtres par des gadgets (bancs de plastique, bout de bois ...) crée un déséquilibre qui fait qu’on s’interroge : ne perd-on pas quelque chose de précieux, même s’il a ses limites, au profit de quelque chose d’éphémère, qui sent un peu la mode ?
Dominique Kalifa :
Nous sommes bien d’accord : Paris n’a pas surgi ex nihilo en 1852. Mais les villes ne vivent pas seulement de leur identité de pierre, mais aussi de leurs mythes, et elles ont besoin de cette fondation mythique pour vivre. Mais des refondations sont possibles, et la force d’Haussmann est d’avoir été un moment de refondation (politique, culturelle, architecturale et symbolique), c’est pourquoi on a beaucoup de mal à en sortir ou à en faire abstraction.
Les villes, comme les rois, ont elles aussi deux corps : un corps physique et un corps symbolique.
Nicolas Chaudun :
Il est d’autant plus difficile de s’en émanciper aujourd’hui que la ville est « finie » au sein de ses limites administratives. Il n’y a plus (ou très peu) de friches à Paris. On est arrivés au bout de la construction de la ville. Pour la refonder, il faudrait la reconstruire sur elle-même. C’est une ambition forte, d’autant plus que la ville est plutôt très réussie. Il ne viendrait à l’idée de personne de reconstruire Venise sur elle-même. Les gens crient que Paris n’est pas une ville-musée, mais son avenir ne se joue pas à l’intérieur de ses limites administratives. Paris est le coeur d’une conurbation, c’est là que son avenir va se jouer. Le message qu’on aimerait faire passer aux édiles parisiens est « arrêtez de triturer cette ville déjà finie, acceptez qu’elle soit un joyau, et jouez son avenir à l’extérieur de ses frontières ». C’est là qu’est l’enjeu, c’est là que sont les noyaux de pauvreté, c’est là aussi que la mythologie fait défaut.
Il faut refonder Paris sur l’intégralité de son emprise foncière, et c’est là qu’il va falloir aller chercher des mythes, et que l’avenir s’écrira.
Jean-Louis Bourlanges :
C’est là que la reconstruction du système juridique des collectivités territoriales est absolument nécessaire, elle a été trop longtemps différée. Je ne comprends pas pourquoi le président de la République ne s’est pas immédiatement lancé dans une refondation de ce lien entre Paris, sa banlieue proche et la région parisienne plus large. Nous sommes donc dans cette situation bizarre où les choses qui marchent dans la campagne des élections municipales, ce sont les nids-de-poule, la sécurité et la propreté, plutôt que le destin de la ville, l’urbanisme, la recherche ... Nous sommes corsetés par cette loi NOTRe, pas du tout satisfaisante, avec cet empilement de collectivités dominées par l’administration. Ne procédant pas du suffrage universel direct, ces collectivités sont donc le produit de combinaisons entre élus. Par exemple, comment peut-on imaginer avoir un système dans lequel l’urbanisme (le logement) appartient aux communes ou à la métropole, tandis que les transports relèvent de la région ?
A mon avis, il n’aurait pas été si difficile que cela de trancher le nœud gordien. Si l’on avait consenti à concentrer des pouvoirs dans une instance élue au suffrage universel (comme la région par exemple), on n’en serait pas là. La situation est désormais telle que personne ne représente le projet global.
Depuis toujours, Paris est articulée autour de deux logiques contradictoires. L’une est descendante et administrative (Haussmann en est l’incarnation parfaite), l’autre est une logique identitaire, qui elle est insoumise d’un bout à l’autre. Ce qui fait l’identité politique de Paris, d’Etienne Marcel à Mai 68 en passant par la fronde ou la Commune, c’est bien l’insurrection. « Paris qui n’est Paris qu’arrachant ses pavés » comme disait Aragon. Ces deux logiques s’opposent dans une tension permanente.
Alexandre Gady :
Je partage ce sentiment, et je crois qu’il faut faire un peu d’histoire archéologique de l’administration. De même que le général de Gaulle nous a coincés avec cette élection au suffrage universel, faisant du président de la République ce soleil noir de la vie politique sur lequel on ne pourra jamais revenir, de même le maire de Paris ne pourra jamais espérer régner au delà du boulevard périphérique. Le problème n°1 de la campagne des municipales aurait dû être cette question. La Révolution Française et Napoléon avaient prévu un département d’expansion de la capitale, que de Gaulle a supprimé d’un trait de plume en 1964 pour des raisons politiques qui ont abouti aux petits départements que nous connaissons aujourd’hui. C’est à ce moment là qu’a été détruite une potentielle expansion, comparable à ce que les Allemands ont fait avec le Grand Berlin en 1920, ou les Anglais avec le Grand Londres en 1960. Nous en sommes toujours incapables, depuis que les mots de « Grand Paris » ont été prononcés en 2008 par Nicolas Sarkozy.
En termes d’empilement, le cafouillage est total. Personne ne sait qui fait quoi, et la maire de Paris a intérêt à ne dire que des choses qui intéresseront ses « micro-électeurs » du centre. On entend par exemple des projets de modification du périphérique, comme si celui-ci était un problème parisien. Le boulevard périphérique concerne des usagers de toute la région, on a là un égoïsme qui caractérise les élites françaises : on est incapable de raisonner au delà du centre de Paris.
Paris est prise dans cette congestion. Elle est redevenue la ville la plus dense d’Europe, et l’une des 4 ou 5 plus denses au monde. Parce qu’entre 2001 et 2016, il y a eu 200 000 parisiens de plus, soit une augmentation de 10%. Il y a de plus en plus de touristes et d’habitants. Même la capacité des transports en commun, pourtant résistante, commence à être saturée.
Philippe Meyer :
La ville de Paris du XIXème siècle était-elle plus soucieuse de sa couronne que celle d’aujourd’hui ?
Dominique Kalifa :
Elle a commencé par en absorber une partie. Je ne crois pas non plus qu’une ville puisse exister sur un territoire clos. Paris s’est toujours agrandie par extension circulaire, comme toutes les grandes métropoles, en absorbant peu à peu les territoires limitrophes. Or depuis 1860 la ville est restée circonscrite dans des bornes à la fois administratives et architecturales.
Je ne vois pas comment on pourra continuer à faire l’impasse sur ce problème, ce sera un défi majeur pour les Parisiens de demain. Cette ville doit continuer à vivre, et non se scléroser.
A propos de « la ville rebelle » qu’a évoquée Jean-Louis Bourlanges, c’est en effet l’un des attributs que l’on donne à Paris, mais lorsqu’on y regarde de plus près, on s’aperçoit que les rebelles ne viennent plus de Paris, ils viennent à Paris, c’est très différent. Il y a un problème sociologique, qui fait que Paris est essentiellement habitée par des classes aisées, qui ne sont pas les premières à s’insurger. Là encore, l’extension de la ville serait un moyen de résoudre ce problème.
Nicolas Chaudun :
Paris a continué à s’étendre au delà de ses frontières, mais la ville n’a pas poussé son schéma au-delà de ses limites, pas plus que son identité. L’extension de Paris est laissée à des entités politiques qui lui échappent, et qui ne veulent surtout pas entendre parler de Paris, tant les localismes sont puissants. Cela contribue au désordre suburbain, et à couper le cœur de sa périphérie. A ce propos, notons que le boulevard périphérique ne fait que reproduire l’enterrement de la capitale dans ses fortifications. C’est même pire, puisque passer le périphérique est plus difficile que franchir les fortifications ne l’était.
Cette mosaïque administrative et ce retournement contre la ville de la multitude de collectivités qui l’entourent rendent le développement de Paris difficile, et notamment un développement harmonieux, qui produirait une identité repérable.
On voit mal aujourd’hui comment associer ces nombreuses collectivités à ce développement harmonieux, tant que les gens considèreront Paris comme un territoire de « descente ».
Il faut absolument rompre avec cela, recréer ce département de la Seine, de manière à ce qu’il y ait une administration globale, pour en finir avec cette interminable lutte entre Paris et sa banlieue, qui enfreint tout développement.
Philippe Meyer :
J’ai connu dans les années 1970 une dame âgée habitant rue Cortot, tout en haut de Montmartre, qui disait, lorsqu’elle allait voir sa fille habitant Richelieu-Drouot : « je descends à Paris ».
Vous avez évoqué la situation administrative bloquant ou limitant l’extension de Paris. Ne faudrait-il pas aussi parler des transports ? Quand le métro a été conçu, on ne sortait pas (à deux exceptions près) des limites de la capitale, aujourd’hui on parle d’un système de couronne, c’est à dire de banlieue à banlieue, qui semble d’ailleurs avoir beaucoup de plomb dans l’aile. Le métro, qui fut péniblement accepté à Paris (longtemps après des villes comme Budapest ou Buenos Aires) est resté circonscrit dans la limite des anciennes fortifications, et en même temps les décisions qui ont été prises sur la circulation automobile ont contribué à rendre difficile la traversée de Paris. Tout cela contribue à ce sentiment « d’égoïsme parisien » dont parlait Alexandre Gady plus haut.
Alexandre Gady :
Toutes ces subtilités administratives, dont on peut débattre entre experts, ont en effet des conséquences très concrètes sur le quotidien d’énormément de gens. La coupe d’une circulation ici, le trajet d’une ligne de bus là, tout cela relève de très nombreux conservatismes, et le tout résulte dans le chaos que nous connaissons.
Pour y remédier, il faut une organisation beaucoup plus rationnelle, pouvant travailler à la fois sur le centre et la périphérie, or nous ne l’avons pas. Par conséquent on additionne les choses, quelque fois cela fonctionne, mais souvent cela cafouille.
Nicolas Chaudun :
On ose difficilement le dire, mais cela nécessite aussi une autorité politique. C’est à dire qu’il faudrait que ce soit affiché comme une ambition nationale, qui contiendrait le projet d’une extension, ou au moins d’une fusion, des territoires.
Philippe Meyer :
Je reviens sur un point précédent, pour moi la dernière révolte, ce n’est pas mai 68, mais la destruction des Halles. J’ai participé à un groupe qui tenta de l’empêcher, et je me souviens de toute cette population écœurée par cette destruction, alors même que fleurissaient des milliers de projets alternatifs où l’on n’aurait pas rasé les pavillons.
Je voulais demander à Dominique Kalifa de rappeler ce qu’on signifié pour Paris la présence de ces halles (pas seulement d’un point de vue architectural).
Dominique Kalifa :
C’est effectivement vraiment important, et cela fait écho à votre introduction, focalisée sur la rue. Il s’agit de la vie de l’espace public. Les halles étaient un cœur battant en permanence, 24 heures sur 24. Avec une sociabilité de chaque moment, comprenant à la fois les commerçants, les livreurs, les voyous, les prostituées. Les halles jouissaient d’un privilège administratif, permettant aux cafés et aux débits de boisson de rester ouverts toute la nuit.
C’est la question de l’espace de la ville, dans sa dimension privée ou publique. Comment le privé s’articule-t-il au public ? Les Halles ont longtemps symbolisé ce maëlstrom complexe de vie sociale. L’une des choses qui me frappe aujourd’hui est la dévitalisation de la rue. Non qu’il ne s’y passe plus rien, mais elles sont codifiées et calibrées, ce n’est plus l’interaction productrice de la sociabilité urbaine. Il n’y a plus cette vie de la rue. Aujourd’hui, tout ce qui se passe dans la rue, ce n’est plus que la mort.
Jean-Louis Bourlanges : On peut appliquer à Paris le modèle de Le Goff sur sa ville du Vaucluse, où il montre que la production de la ville a été remplacée par une mise en scène de cette production, avec désormais un musée sur les savoir-faire anciens. Il y a à présent un caractère tout à fait artificiel dans ce que nous vendent les municipalités, un « festivisme ». L’autorité publique invite à faire la fête.
Mais j’aimerais revenir sur l’histoire de la révolte et de l’identité. Ce qui caractérisait l’ancien Paris, c’est que tout s’y jouait. Tout passait et repassait entre le centre et les fortifications, de la nourriture à l’amour, comme dans La Ronde de Schnitzler. C’était dans ce va-et-vient que se faisait la mixité sociale. Or maintenant, cette dialectique a cessé, il y a une correspondance entre la partition administrative et le fait que Paris est une ville de privilégiés. On a expulsé hors de Paris ce qui fait le reste de la vie sociale. C’est pourquoi Paris n’est plus une ville insoumise, et n’a même plus d’identité. C’est la ville des gens à l’aise, et elle cumule dans l’esprit public le « privilège royal » (c’est le lieu de l’autorité politique) et le privilège de l’argent, et cela explique le ressentiment à son encontre (des Gilets Jaunes par exemple). Elle n’est absolument plus la matrice de la société française, ou le moteur d’une révolution.
Nicolas Chaudun :
Vous continuez de penser en termes « Paris / hors de Paris ». Mais la conurbation parisienne est toujours une ville rebelle. Quand les banlieues s’enflamment, c’est Paris qui s’enflamme. Certes, il ne s’agit pas du Paris intra muros, mais c’est toujours Paris. Ce peuple de Paris est à 5-10 kilomètres du centre, mais il est toujours là. Gavroche est désormais en banlieue, de l’autre coté du périphérique.
Dominique Kalifa :
Il n’empêche que ce n’est pas Paris. A Paris, il ne se passe rien de rien.
Nicolas Chaudun :
D’accord, mais le problème est qu’on pense Paris détaché de sa conurbation. En termes administratifs, c’est juste, mais en terme de peuple et d’identité, c’est autre chose. Il faut penser Paris ... de Mantes à Melun en gros, c’est cela Paris.
Alexandre Gady :
Il y a une lette d’Haussmann où il écrit : « si je pouvais chasser tous les pauvres de Paris ... ». Voilà, nous y sommes, même si c’est l’immobilier qui a fait le boulot. Quand on entend certains élus déclarer qu’ils vont règlementer cela, bon courage ...
Philippe Meyer :
L’immobilier, et l’archaïsme administratif. Mais n’est-ce pas aussi le tourisme qui a fait le boulot, et qui fait qu’on pense Paris détaché de ses communes limitrophes ? Le tourisme regroupé sur une toute petite surface a abouti à une transformation complète des commerce locaux, notamment des commerces de proximité nécessaires à la vie quotidienne. Trois boulangeries ou boucheries sur quatre ont fermé au profit de marchands de tee-shirts, plus rentables. Là, le pouvoir politique aurait pu agir. Il s’y est enfin mis, mais beaucoup trop tard, et avec toute la maladresse dont il est capable.
Alexandre Gady :
Si l’on s’intéresse plus généralement à ce qu’était la généralité de Paris sous l’Ancien Régime, qui serait à peu près l’Ile-de-France d’aujourd’hui, l’histoire du patrimoine est faite d’occasions manquées. Quand vous regardez les photographies de l’Ile-de-France des années 1950, ou les anciennes cartes, vous vous apercevez que c’était une région magnifique, regorgeant de parcs, de châteaux, de monuments, etc. Le patrimoine le plus menacé aujourd’hui dans la région est celui du XXème siècle, celui du peuple, du travail (les grandes cités ouvrières). Tout cela a été abandonné progressivement. Et la torsion que nous dénonçons a aussi lieu dans l’image : quand vous sortez de Paris, tout a l’air un peu défait, mal fichu ...
Dominique Kalifa :
Vous avez raison à propos du tourisme, mais il est très lié à la question de l’immobilier. Je me promenais récemment avenue de l’Opéra vers 22h. Je ne voyais aucune fenêtre allumée, tout était noir. Il y a de très beaux appartements, dont les propriétaires ont l’usage quelques semaines par an, ils ne vivent pas à Paris.
Je ne suis pas complètement convaincu par l’idée que Paris irait de Mantes à Melun. Je la comprends, mais la topographie y résiste à mon avis. Il y a l’espace de la ville, les rues, les places, les choses qui font qu’on est à un endroit, et qu’à partir d’un certain point on est dans un autre. Bien évidemment, la mixité sociale absolue n’a jamais existé, il y a toujours eu une distribution sociale des espaces, mais aujourd’hui cette distribution n’a jamais été si cloisonnée. C’est quelque chose qu’il faut résoudre si l’on veut que la ville retrouve une vitesse de croisière, une identité.
Philippe Meyer :
Seriez-vous d’accord pour dire que cette distribution sociale s’arrêtait à la frontière des Halles ? Que les Halles (pas seulement les pavillons de Baltard) étaient ce lieu où la distribution sociale s’arrêtait, parce qu’on y trouvait le dernier des voyous comme le plus guindé des bourgeois ?
Dominique Kalifa :
C’était effectivement un épicentre où tout convergeait. Dans un livre publié en 2013, j’avais consacré un chapitre à « la tournée des Grands Ducs ». C’était la façon pour les élites sociales d’aller voir les « mauvais lieux » et de s’encanailler. Tout cela finissait invariablement au petit matin aux Halles, pour manger une soupe à l’oignon. Le lieu était à la fois un lieu de mixité et de symbolique de la centralité parisienne.