Introduction
Philippe Meyer :
Une explosion de 2 750 tonnes de nitrate d'ammonium a soufflé, le 4 août, les installations du port de Beyrouth et fortement endommagé le centre-ville, faisant 190 morts et au moins 6 500 blessés Elle s’est produite dans un Liban en proie à une grave crise politico-financière et à une corruption endémique. 50 % des Libanais vivent au-dessous du seuil de pauvreté.
Le 6 août, le Président Macron s’est rendu à Beyrouth. Il s’est engagé à revenir le 1er septembre pour un « point d’étape » sur la mise en œuvre de l’aide internationale, mais aussi des réformes qui conditionnent ces aides et que réclament les Libanais dans la rue depuis plusieurs mois.
Lors de son deuxième voyage à Beyrouth, le 1er septembre, centenaire de la proclamation du « Grand Liban » sous mandat français en 1920, le chef de l'État a obtenu des représentants des partis libanais plusieurs engagements : un gouvernement sera formé dans un délai de quinze jours, sous la direction du nouveau Premier ministre, Mustapha Adib. Il devrait s’agir d'un gouvernement « de mission », avec « des personnalités compétentes, formé comme un collectif indépendant, qui aura le soutien de toutes les formations politiques », a précisé Emmanuel Macron. Une déclaration devra formaliser cette démarche commune, avec une feuille de route détaillée comprenant notamment l'audit effectif de la Banque du Liban, la mise en place de la régulation de l'électricité, et la composition de l'autorité de lutte contre la corruption. Au cours de la deuxième quinzaine d'octobre, une conférence internationale devrait être organisée à Paris, en soutien au Liban pour la phase de reconstruction. Au même moment, une réunion des principaux chefs politiques libanais se tiendra dans la capitale française. Après ces rendez-vous, un déplacement à Beyrouth de Jean-Yves Le Drian, le chef de la diplomatie française, est envisagé pour novembre. Emmanuel Macron a promis d'effectuer en décembre une troisième visite dans la capitale libanaise.
Paris a insisté pour que soit établi un échéancier de réformes avant tout versement des 9,2 milliards d'euros promis lors de la conférence Cèdre, la conférence de soutien au Liban parrainée par la France en avril 2018. Disposant d’une majorité dont au Parlement, les principaux chefs de parti libanais ont encore la capacité d'entraver le chemin des réformes.
Kontildondit ?
Nicole Gnesotto :
Le Liban a accumulé tous les malheurs du monde ces dernières décennies. L’accident dans le port de Beyrouth bien sûr, mais aussi une crise économique majeure, près de 2 millions de réfugiés syriens (pour une population de 5 millions), sans parler des attentats, de l’héritage d’une guerre civile ... On a véritablement l’impression d’un pays et d’un peuple contre lesquels le sort s’acharne.
Que fait la France dans tout cela ? A-t-elle les moyens d’influer sur l’avenir du Liban ? Tout d’abord, nous n’avons aucun intérêt stratégique au Liban. Je le rappelle, car très souvent, on interprète la politique étrangère de la France et son interventionnisme comme dictés par le seul intérêt, la Realpolitik pure, avec le pétrole ici, l’uranium là, etc.
Nous n’avons même pas d’intérêt économique majeur Liban, nos relations commerciales avec le pays ne sont pas spécialement remarquables. Emmanuel Macron est le premier (et le seul) chef d’Etat à s’être rendu là-bas après la catastrophe, et ce n’est donc pas par intérêt. François Mitterrand avait lui aussi fait le voyage en 1983 après l’attentat du Drakkar, et Jacques Chirac après l’assassinat de Rafiq Hariri. C’est à mon avis pour des raisons émotionnelles. La France et le Liban sont liés depuis très longtemps, de façon presque familiale, c’est en tous cas ce que laissait entendre le discours du président français : « un pays frère ».
Si l’émotion est indéniable, elle ne fait cependant pas une diplomatie. Il y a des fondements rationnels, le premier d’entre eux est l’Histoire, le mandat français a duré jusqu’en 1943 et cela a tissé un grand réseau économique. Il y a également des raisons culturelles et linguistiques. Le pays est le premier pays francophone du Moyen-Orient et l’un des premiers du monde, puisque 40% de sa population parle le Français. Il y a une intimité entre les milieux universitaires des deux pays, 40% des étudiants libanais qui vont étudier à l’étranger vont en France, les USA arrivent loin derrière.
Il y a également une raison démographique, puisqu’il y a en France une communauté libanaise de 250 000 personnes, très aisée, intégrée, et influente. Il y a également 20 000 Français au Liban. Tout cela fait que pour la France, il est inconcevable de s’en désintéresser.
A-t-on les moyens de changer significativement la situation ? D’abord, notre influence au Liban diminue. Traditionnellement, elle était dans la communauté chrétienne maronite, or démographiquement, celle-ci se réduit. Aujourd’hui, le Liban compte 60% de musulmans (dont 45% de chiites), et 40% de chrétiens, partagés entre douze courants, dont le majoritaire est le catholicisme maronite. Il ne faut donc pas se cacher le fait que si notre intervention est consensuelle en France, ce n’est pas forcément le cas au Liban. Au-delà des maronites, il y a des réserves qui demanderont beaucoup d’habileté pour être surmontées.
L’influence française est cependant réelle. Emmanuel Macron, tout en étant dans l’émotion, est également partisan d’une Realpolitik. Il discute avec le Hezbollah, a téléphoné au chef d’Etat iranien. Cela fait hurler les Américains qui veulent depuis très longtemps que l’on reconnaisse le Hezbollah comme une organisation terroriste. Ce que nous nous sommes toujours refusés à faire, pour garder une possibilité de discussion. Le nombre de musulmans chiites au Liban est tel que le Hezbollah et l’Iran seront déterminants pour l’avenir du pays. Entretenir un dialogue avec eux a donc du sens.
David Djaïz :
Les relations étroites entre le Liban et la France ont à la fois une dimension historique et une dimension affective. Pour ce qui est de l’Histoire, le rôle de la France est ancien, antérieur même à la création du Liban puisque la France a assumé au XIXème siècle un rôle de protecteur des chrétiens d’Orient. Par ailleurs, la France était une puissance mandataire entre 1920 et 1943, et a laissé une impression mitigée, puisque le décret de 1936 qui organise le pays en communautés confessionnelles structurées est pour certains analystes libanais l’une des explications des malheurs du pays.
Mais au delà du rôle historique, il y a des relations affectives. Les deux pays partagent beaucoup de drames, on se souvient des épisodes tragiques qui ont émaillé la guerre civile, les attentats du Drakkar, les otages ...
Pour ce Liban que rien n’a épargné, que peut la France ? Je pense qu’une intervention française n’aurait pas été acceptable si elle avait été faite sur un mode néo-mandataire. Or ce n’est pas le cas ici. Le Liban est un état fragile, entouré de puissances qui le considèrent comme un terrain de jeu pour leurs propres ambitions. Ainsi la Syrie n’a jamais accepté l’indépendance du Liban, et le considère toujours comme une annexe de la grande Syrie. L’Arabie Saoudite d’autre part a tendance à considérer que la politique libanaise se décide à Riyad.
Dans ces conditions, ce que la France essaie d’affirmer, c’est un compagnonnage et une « encapacitation ». L’Etat libanais est quasiment failli, et il y a dans la jeune génération le désir d’un Etat-nation fort, avec des services publics, des ressources élémentaires comme l’électricité ou l’eau, de la redistribution, et la fin de ces groupes mafieux qui s’accaparent les ressources. Ce n’est pas un hasard si les deux grands mouvements sociaux du Liban de ces dernières années sont partis pour l’un du ramassage d’ordure et pour l’autre d’une taxe sur les messages WhatsApp. Il y a une nécessité pour le pays de mettre fin à un système de cliques héritées de l’accord de Taëf de 1989, et d’établir un Etat-nation indépendant, donnant lieu à une vraie citoyenneté.
Dans ce contexte, la France peut aider à construire ce Liban nouveau. Elle a une réelle expertise administrative et technique, précieuse sur ces questions. Elle peut aussi faire levier, en mobilisant la communauté internationale, ainsi que les bailleurs de fonds, pour venir en aide à ce pays qui traverse une épouvantable crise économique. Aujourd’hui 50% de la population libanaise est en dessous du seuil de pauvreté, alors même que la diaspora libanaise est très prospère. En plus de la coopération et de l’ingénierie, la France peut également stimuler cette diaspora. Je suis toujours frappé de voir cet écart entre le pays qui est en train de se déliter et cette diaspora, qui se désespère de la situation mais n’est pas très mobilisée. On pourrait imaginer que dans la reconstruction du pays, on utilise ces talents, comme Mohammed VI a su le faire au Maroc, pour construire un état indépendant, fort et efficace.
Michaela Wiegel :
J’aimerais revenir sur le rôle européen que joue la France dans ce dossier. Je nuancerai par exemple l’idée que la France n’a au Liban aucun intérêt stratégique. C’est vrai si l’on envisage cette question sous l’angle matériel (pétrole, nucléaire ...) mais la France et l’Europe ont cependant un intérêt fort au Liban, puisque ce pays est dans la région l’unique modèle d’une cohabitation réussie entre les différentes religions.
Il ne s’agit pas de dire qu’elle est parfaite. Comme l’a rappelé David Djaïz, elle est en partie responsable des malheurs du Liban, mais enfin cela se passe plutôt mieux que dans les pays voisins. Par conséquent, l’intérêt stratégique français et européen à ce que la situation libanaise ne dégénère pas davantage me paraît certain. On dit Emmanuel Macron très ému, je n’en doute pas, mais je rappelle que rien dans son parcours ne révèle des liens étroits avec le Liban, rien de comparable en tous cas à ce qui pouvait unir Jacques Chirac et Rafiq Hariri.
Ce que je trouve intéressant, et qui ne trouve qu’un écho très faible dans la presse française, c’est que le président français essaie d’entraîner le reste de l’Europe (avec cette conférence des donateurs en octobre prochain), notamment l’Allemagne. Le ministre des Affaires Étrangères allemand a lui aussi fait le voyage juste après l’explosion. On peut parler de panache à propos d’Emmanuel Macron, quand on le voit entraîner à sa suite les officiels libanais, qui jusque là n’avaient pas mis les pieds dans les quartiers dévastés.
Ceci dit, il y a quand même un arrière-goût de néo-colonialisme dans cet activisme. Le président français a présenté un calendrier de réformes très ambitieux à propos du Liban, avec une rapidité qui laisse un peu perplexe quand on voit le temps qu’il faut habituellement pour changer quelque chose en France ... Quinze jours pour un nouveau gouvernement, cela ne va pas être facile. Peut-être vais-je un peu loin, mais cette idée a traversé pas mal d’esprits allemands quand ils ont vu proposer ces réformes.
Enfin, alors que la France a cette image de défenseur de la liberté d’expression, j’ai trouvé assez perturbante la scène où Emmanuel Macron a critiqué vertement, et en public, un journaliste du Figaro qui avait révélé les négociations avec le Hezbollah. Sur le contenu je ne saurais me prononcer, mais sur la méthode, cela m’a paru particulièrement maladroit.
Lionel Zinsou :
La sensibilité africaine sur les questions libanaise rejoint un peu la sensibilité allemande, semble-t-il. Je rends hommage à la tendresse de Nicole Gnesotto et David Djaïz qui réhabilitent l’idée de rapports affectifs et émotionnels dans des situations de conflit, de guerre et d’effondrement d’un État. La France a évidemment des intérêts stratégiques au Liban, même si ceux-ci ne sont pas matériels. Vous en avez mentionné certains, mais il y en a d’autres.
Quand Donald Trump annonce l’établissement de rapports diplomatiques entre les Émirats Arabes Unis et Israël, il n’est pas légitime pour le faire, même si la diplomatie américaine a joué un grand rôle. Il le fait parce que cela concerne au premier chef la politique intérieure américaine et le statut de puissance mondiale des USA. La France est donc dans son rôle de grande puissance quand elle intervient au Liban. Surtout quand le président fait un détour par Bagdad avant de rentrer à Paris.
Être une grande puissance, et tenir ce rôle, est très nécessaire à la politique intérieure française. Si elle n’en était pas une, aurait-on libéré Saad Hariri ? Il n’y a pas d’intérêt économique au Liban pour la France, mais pas davantage pour la Turquie. Mais la Turquie, c’est la puissance néo-ottomane. Ces intérêts stratégiques immatériels entrent en conflit les uns avec les autres, et c’est ce qui crée le statut des pays. On ne saurait avoir une France qui dans la région ne serait rien par rapport aux Etats-Unis, à la Turquie, ou à la Russie. Chacun joue son rôle.
Sur la démographie libanaise, il convient de rappeler qu’on n’en sait en réalité pas grand chose de fiable, puisque le dernier recensement date de 1932. D’autant plus qu’on inscrit dans les listes électorales des sunnites dans les zones chiites de façon à changer le résultat des élections ... Il y a en revanche quelques éléments certains, comme par exemple le fait qu’il n’y a plus que 1,7 enfants par femme au Liban. Indépendamment des flux migratoires, qui ont toujours été considérables, la nuptialité s’effondre, le déséquilibre se creuse entre hommes et femmes, puisque tous les jeunes hommes qui le peuvent migrent dans d’autres pays. Le Liban ne remplace plus sa population.
La démographie a des rôles fondamentaux, il est vrai qu’elle minore la présence chrétienne, et que la communauté extérieure est majoritairement chrétienne. Si l’on ignore combien il y a de chiites au Liban, nous savons cependant qu’ils sont plus nombreux que les chrétiens.
Du point de vue d’un économiste, de quoi parle-t-on à propos du Liban ? Il y a probablement entre 10 et 20 millions de descendants des émigrés à l’extérieur du pays, donc entre 1,5 et 3 fois la population intérieure du pays. Leur revenu par tête, de l’Australie à l’Argentine, de l’Afrique de l’Ouest à la France en passant par la Californie, est 5 à 6 fois supérieur à celui des résidents du pays. Le PIB de la diaspora est 10 fois celui du pays. C’est une situation qui n’a aucun équivalent. Par ailleurs, aucun pays n’a autant de réfugiés. Comparativement, c’est comme si la France, avec ses 2500 milliards de dollars de PIB, avait une diaspora de 25 000 milliards.
Sur la question de ce qu’il est possible de faire, le Liban est tout à fait capable de se sauver lui-même, si vous considérez ce qu’est son vrai poids économique, celui de sa diaspora. Il s’agit d’aider le Liban immatériellement, en influence, mais cessons de regarder ce que le budget français va ajouter au plan de relance du Liban, c’est dérisoire, cela représente une semaine du travail de la diaspora libanaise. Méfions-nous de l’émotion quand nous regardons ce pays. Nous ne sommes pas au chevet du Liban.
Nicole Gnesotto :
D’abord, pour David Djaïz : faut-il un état fort au Liban ? Je n’emploierais pas cette expression. Il est vrai que le pays est en danger, et que la situation quotidienne ne cesse de s’y dégrader. Mais pour moi la question se pose davantage sous la forme d’un état plus laïque que confessionnel, plutôt que fort ou faible. Si l’on regarde la corruption par exemple, elle est entretenue par des réseaux confessionnels. Certaines places sont réservées à telle ou telle religion. Je pense qu’aller vers davantage de laïcité ne pourrait qu’être bénéfique au pays. Plus facile à dire qu’à faire, j’en conviens.
Je rappelle également que l’une des conditions de l’existence du Liban, aux yeux de ses voisins, c’est justement sa faiblesse. Le Liban n’est toléré que parce qu’il est faible, et qu’il permet tous les jeux et toutes les mafias.
Quant à l’hypocrisie française que vous dénoncez, cette émotion et cet amour du Liban qui dissimulent en réalité la défense d’intérêts, je reconnais que je donnais au terme « intérêt stratégique » un sens sonnant et trébuchant ; mais si vous me dites que tout est stratégique, l’image, la place dans le monde, alors je suis d’accord avec vous, et je trouve qu’on a raison d’intervenir au Liban pour ces raisons. Car si nous ne le faisons pas, qui d’autre ? Certainement pas l’Europe.
Si la France intervient, non seulement par amour du Liban, mais pour défendre une image d’elle-même, elle le fait à raison. Mais cela profite aussi à la société libanaise, et je ne crois pas être béate d’émotion en imaginant que ce qui motive l’aide française, c’est aussi peut-être un peu de générosité.
David Djaïz :
Lionel nous accuse de tendresse.
Lionel Zinsou :
Par les temps qui courent, et vu le ton habituel des débats en France, reconnaissez que c’est grave ...
David Djaïz :
Absolument, c’est pourquoi je m’empresse de vous répondre ! Vous nous attribuez une espèce de néo-romantisme, mais je vous retournerai le compliment quand vous nous dites que le Liban a les moyens d’aider le Liban.
Vous pointez, à raison, que la diaspora libanaise est riche et productive, mais il me semble que le problème ne se limite pas à des transferts horizontaux de fonds entre cousins, par Western Union ou que sais-je. Thomas Piketty a montré que le Liban est l’une des zones les plus inégalitaires du monde. Les 1% les plus riches du Liban ont certes les moyens d’aider le reste de la population, mais le véritable enjeu est que cet argent soit fiscalisé, qu’il serve à financer les services publics. C’est ce que je voulais dire par « État fort », je n’entendais par là une forme despotique ou autocratique du pouvoir, comme on l’imagine souvent à propos du Moyen-Orient, mais simplement un Etat indépendant, impartial et efficace qui pallie cette gigantesque incurie responsable des drames à répétition qui ont frappé le pays, le dernier en date étant cette gigantesque explosion.
La tâche de cet Etat est de fournir à la population des services de base, éventuellement instaurer un début d’éducation nationale (pour le moment tout est aux mains des systèmes confessionnels), un système de santé, des transports publics, etc. Voilà ce que j’entendais par Etat fort : prélever des impôts, qui servent à fournir des services à la population, et pas à grossir les comptes de quelques oligarques.
Michaela Wiegel :
J’aimerais revenir sur l’Europe. Je comprends que l’on dise que la France est la seule à bouger, par un élan de générosité, tandis que l’Europe ne fait rien et ne comprend pas. Mais si l’on en reste à cet état des choses, jamais nous ne bâtirons une politique étrangère de l’Europe. Je crois que même si c’est encore balbutiant, il y a une certaine prise de conscience, en tous cas au moins en Allemagne, qu’il est dans notre intérêt que le Liban ne s’effondre pas totalement. C’est tout à l’honneur du président Macron d’avoir soutenu cette démarche plutôt que de faire cavalier seul. L’incident concernant ce journaliste du Figaro venait aussi du fait qu’il avait fait part de sanctions de la France à l’égard de certains responsables libanais ; et Macron a clairement dit que si sanction il y avait, celle-ci ne saurait être décidée qu’à l’échelon européen.
On voit que la France a pris conscience du fait que l’avenir de ces questions internationales passera par l’Europe. Le regard un peu narquois qu’elle pouvait avoir sur les autres pays n’ayant pas son passé colonial est en train de changer. Le consensus qui peut se produire en Europe sur des questions comme celle du Liban est meilleur quand il n’est pas élaboré qu’à Paris.
Lionel Zinsou :
J’ai un profond respect, et même de l’admiration pour de nombreux aspects de la culture libanaise, et même du fonctionnement des élites du pays. Alors je n’y comprends rien, mais je suis tout de même impressionné. Depuis le balcon de mon hôtel sur la colline du quartier chrétien d’Achrafieh, je regarde la ville. Il est 23h. J’entends des tirs de kalashnikov, et je me dis que je ne suis pas venu le bon jour, et que la guerre civile reprend. Mais on m’explique qu’il n’y a rien d’anormal, que le match entre Tripoli et Beyrouth vient de finir, et que ce sont les supporters contents qui tirent à la mitraillette ...
Quand vous vous promenez dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila, vous voyez que c’est devenu une ville « en dur », ce ne sont plus tes tentes. Vous comprenez alors pourquoi beaucoup de communautés religieuses n’ont pas intérêt à ce que l’état fonctionne. Le Hezbollah a par exemple fait sa fortune en remplaçant la protection sociale et la solidarité dans les quartiers difficiles. C’est d’ailleurs un exploit car les palestiniens sont sunnites. Le Hezbollah étant presque entièrement chiite, son rôle social lui a permis de fédérer bien au-delà de la seule communauté chiite. Et l’un des problèmes de l’état laïque, c’est que si vous n’avez pas de quotas par confession, le Hezbollah sera largement majoritaire à toutes les élections. Les « postes réservés » sont donc un rempart contre un Etat dirigé par le Hezbollah, la laïcité serait donc loin de régler les problèmes.
Nous venons de parler du Liban comme s’il n’y avait pas des milliers de gens dans les rues depuis plus d’un an, et une aspiration de la jeunesse, quelle que soit les religions qui la composent, à un état laïque. La force d’Emmanuel Macron est d’être le seul dirigeant étranger à avoir compris que la population libanaise veut mettre fin aux excès du régime, et qu’elle s’exprime clairement et avec beaucoup de courage. Si le président Macron peut aller dans des quartiers où le président Aoun ne peut pas se rendre, c’est qu’il interprète intelligemment la situation : c’est le peuple libanais qui prend ses problèmes en charge.
On ne peut pas plaquer les solutions françaises ou européennes (laïcité, réformes fiscales ou TVA) sur le Liban. Ce n’est pas le sujet. La France, par chance, épouse quelque chose qui est libanais. C’est pour cela que je disais que le Liban peut aider le Liban, c’est parce que le peuple libanais est debout.
Nicole Gnesotto :
A propos du Liban comme enjeu européen, nous sommes d’accord : une politique étrangère européenne serait un multiplicateur de l’influence française. Cela dit, quand je regarde la première conférence des donateurs qui s’est tenue juste après l’explosion, je constate qu’elle n’a réuni que 250 millions d’euros. Je trouve cela absolument honteux. Des conférences du même type pour d’autres pays mobilisaient des milliards ... On peut donc se demander pourquoi le soutien est si faible. Je sais que le FMI est en train de préparer un prêt de 10 milliards de dollars, mais tout de même. Nous verrons ce que donnera la prochaine conférence, mais pour le moment, c’est un montant si faible qu’il en est presque injurieux.
A propos de l’état laïque ou confessionnel, je suis d’accord avec Lionel Zinsou : les communautés religieuses ne lâcheront rien, elles ont trop à perdre. Leur point d’entrée dans la politique libanaise, ainsi que leur influence dans toute la région dépend de l’Etat confessionnel. On a par conséquent l’impression qu’on pourrait passer de Charybde en Scylla : on a soit l’Etat confessionnel corrompu, organisé d’une façon telle que les services publics sont inexistants, soit l’Etat laïque permettant ces services publics, mais où le risque de nouvelle guerre civile est très grand.
Je reconnais que la situation est très compliquée, mais encore une fois, je crois très modestement qu’il faut aller dans le sens de ce que demandent les Libanais, c’est à dire une laïcisation progressive.
Enfin, je crois que Macron est aussi pragmatique et pratique qu’il est « tendre ». Il parle aux Iraniens. C’est à mon avis la seule façon de dénouer cet imbroglio.
Michaela Wiegel :
Je veux dissiper un malentendu. Je ne conçois pas pour ma part l’engagement européen comme un multiplicateur de l’influence française. Je pense au contraire que le consensus européen qui peut exister sur différents dossiers, comme l’Iran par exemple, ne devrait plus être le résultat d’un compromis pour ne rien faire, mais un correctif de cet « élan d’ingérence » auquel certains pays, ici la France, sont prompts. Encore une fois, je salue le panache de l’intervention d’Emmanuel Macron, et je comprends qu’il ne fait que remplir un vide laissé par les Américains, mais je trouve qu’il va un peu loin, malgré sa formule « exigence, et pas ingérence ».
David Djaïz :
A mon tour de dissiper un autre malentendu. Je suis d’accord avec Lionel Zinsou, je ne pense pas que la France va résoudre les problèmes du Liban par je ne sais quelle réforme administrative.
En revanche, un ami libanais me faisait récemment une remarque intéressante. Il m’a dit : « sauvez-nous de nos sauveurs ». Je crois que le Liban a besoin d’une aide désintéressée. Il y a énormément de prédateurs autour de ce pays, de puissances qui ne servent que leurs propres intérêts. Tout le monde peut remplir ce rôle d’aide désintéressée, qu’il s’agisse de la diaspora, des bailleurs ou de pays comme la France. Mais le pays en a besoin pour construire cette organisation nouvelle que la population réclame.
Enfin, je pense qu’il faut replacer la situation sociale et civile du Liban dans un contexte plus large de mutation profonde du monde arabe et musulman. Cela résonne avec un livre de 2007, Le Rendez-vous des civilisations, de Youssef Courbage et Emmanuel Todd, où était montré que la jeunesse du monde arabo-musulman était de plus en plus diplômée, individualiste, et détachée de la religion. C’est confirmé par plusieurs enquêtes d’opinions, dont une récente à propos de la jeunesse irakienne. Et il me semble que tous ces mouvements de jeunesse civique que l’on voit éclore au Liban, en Irak, au Soudan ou dans une certaine mesure en Algérie, viennent contredire ces thèses journalistiques un peu prégnantes d’une ré-islamisation du monde arabo-musulman. Il est vrai qu’il existe une classe conservatrice qui se radicalise autour de certaines valeurs de l’Islam, mais il y a aussi une jeunesse plus distanciée de tout cela, et c’est elle qui fera le Liban, l’Algérie, l’Irak ou le Soudan de demain.