BOJO reprend sa parole / Sauvages ? / n°158 (13 septembre 2020)

BOJO reprend sa parole

Introduction

Philippe Meyer :
Mardi 8 septembre, a débuté à Londres le huitième round de négociations sur l'accord commercial post-Brexit entre les équipes de Michel Barnier, côté bruxellois, et de David Frost, côté britannique. Si le Royaume-Uni (R-U) a formellement quitté l'UE le 31 janvier dernier, près de quatre ans après un référendum marquant la fin de presque cinquante ans d'appartenance à l'Union européenne, il reste régi par la réglementation européenne jusqu'à la fin de l'année. Les négociations sur l’accord de libre-échange butent toujours sur les deux mêmes sujets : la pêche, car les pêcheurs britanniques souhaitent interdire à leurs homologues européens de venir puiser dans leur zone territoriale, et les conditions de concurrence équitable (normes sociales, environnementales, aides d'État).
Dimanche 6 septembre, le Financial Times a annoncé que Londres envisageait d'adopter une nouvelle loi rendant caducs plusieurs aspects essentiels de l'accord de sortie de l'Union européenne signé voilà moins d'un an et entérinant la sortie du pays de l'UE. Un texte dans lequel figuraient la facture de divorce, les droits des citoyens européens au R-U et des citoyens britanniques dans l'UE, ainsi que des dispositions pour éviter le retour d'une frontière dure entre l'Irlande du Nord et la république d'Irlande. Interrogé lundi par les députés sur les révisions que le gouvernement comptait introduire mercredi, le secrétaire d'État pour l'Irlande du Nord, Brandon Lewis, a reconnu que « cela viole le droit international d'une manière très spécifique et limitée ».
Le Premier ministre britannique a prévenu, pour sa part, qu'il était prêt à assumer un « no deal » si aucun accord commercial n'était trouvé avec l'UE d'ici au 15 octobre. S’il jouit d'une majorité de 80 voix à la Chambre des communes, Boris Johnson a perdu 26 points dans les sondages depuis le début de la pandémie (39% d'opinions favorables contre 54% de défavorables, selon le sondage YouGov publié début septembre). L'opinion publique britannique est par ailleurs loin d'être favorable au « no deal ». Selon un sondage Yougov publié lundi, seulement un quart des Britanniques pense qu'il s'agirait d'un « bon résultat ». La moitié estime au contraire qu'une telle issue serait « mauvaise » voire « très mauvaise » pour le pays. Le R-U exporte 47 % de ses produits vers l'UE, laquelle n'exporte que 8% des siens outre-Manche. Le gouvernement britannique a calculé qu'un Brexit sans accord réduirait le PIB de 7,6 % à horizon de quinze ans, alors qu'un accord de libre-échange permettrait de limiter la casse à 4,9 %.
Une nouvelle session de négociations est prévue le 28 septembre, avant un Conseil européen les 15 et 16 octobre qui devrait entériner, ou pas, un accord.

Kontildondit ?

Richard Werly :
Une ombre pèse sur le débat public britannique et l’attitude de Boris Johnson, et c’est celle de Donald Trump. S’il était réélu en novembre prochain, cela validerait l’approche jusqu’au-boutiste et caricaturale du premier ministre britannique, sa politique de droite et ses relations avec l’Union Européenne. Il semble que Boris Johnson ait fait ce parti.
Est-il revenu sur sa parole, et si oui, pourquoi ? Quel pacte a-t-il conclu avec l’aile droite du parti conservateur ? Celle-ci plaide pour un no deal depuis le début, et n’avait accepté l’accord que parce que celui-ci était la condition nécessaire à une date de sortie de l’UE au 31 janvier. On sait que cette frange de la droite britannique ne rêve que d’un retour aux frontières nationales, et espère trouver une façon pour le R-U de passer différents accords commerciaux avantageux avec le reste du monde. Que faut-il penser de tout cela ? D’abord que Boris Johnson n’est pas un partenaire de négociation fiable. Il va tenter une surenchère verbale ou politique jusqu’à la dernière minute, pour tenter d’impressionner les Européens. Fort heureusement, il semble que cela ne fonctionne pas. Les récentes déclarations de Michel Barnier, du président Macron, ou de Charles Michel (le président du Conseil Européen) vont toutes dans le même sens : ils ne cèderont pas aux rodomontades de Johnson. Cependant rien n’est encore joué, il reste du temps.
Le calcul qu’a fait le premier ministre britannique est anti-économique, étant donné la récession qui se profile. Mais si Trump l’emporte, il y a fort à parier que Boris Johnson rapproche le plus possible le R-U des Etats-Unis. C’est un calcul politicien, très risqué pour son pays, et qui va à l’encontre de ce à quoi il s’était engagé. Tout son parcours politique, très opportuniste, laissait penser qu’il n’a pas de parole. Les derniers évènements le confirment.

Nicolas Baverez :
Il est vrai que le R-U est devenu un laboratoire du populisme, et un exemple de l’écart entre le réel et une politique entièrement guidée par l’idéologie et l’émotion.
Le réel en l’occurrence, c’est que le R-U est l’un des pays les plus sévèrement touchés par la pandémie avec 42 000 morts, et que la stratégie de Boris Johnson a été très erratique. C’est aussi la crise économique la plus importante des pays développés (juste avant la France), puisque le PIB a reculé de 20,4% au 2ème trimestre.
L’idéologie, c’est le Brexit. Complètement déraisonnable, a fortiori s’agissant d’un pays dans cet état. Il semble que tout soit fait pour que le choc soit le plus violent possible, en refusant tout report des négociations, en fixant une limite (du 15 octobre 2020) aux négociations, et en ne négociant tout simplement pas. On va donc droit vers un no deal, avec des blocages sur la pêche et sur des problèmes de normes. De son côté, l’Union Européenne est soudée, et a fait des propositions pour sortir des différents points de désaccord.
Les Britanniques ayant le génie des acronymes, nous allons certainement avoir droit au « brovid », c’est à dire au mélange entre le brexit et la Covid. Et non seulement le R-U ne négocie pas, mais en plus il joue la provocation, avec ce projet de loi revenant sur l’accord de sortie de l’UE. Il est tellement contraire aux règles habituelles du droit international que le directeur des services juridiques britanniques, Jonathan Jones, a présenté sa démission.
Les conséquences de tout cela seront très rudes pour le pays. Économiquement d’abord, le déficit public est à 15% du PIB, le taux de chômage à plus de 10% des actifs et l’économie, très tournée vers les services, est particulièrement touchée par cette crise. Tout cela va encore s’aggraver. Et ces difficultés économiques vont poser un vrai problème pour la nation. On connaît les difficultés que posent l’Irlande du Nord, mais n’oublions l’Ecosse, dont les désirs d’indépendance seront renforcés. L’incompétence de Boris Johnson est étalée au grand jour, ainsi que l’échec de la stratégie du Global Britain.
Cette pandémie met à jour des risques planétaires, sur le climat, la sécurité ... et le repli sur soi n’est pas le moyen de les gérer. D’autre part, on constate l’échec des populistes dès qu’ils sont confrontés au réel. Boris Johnson a construit sa trajectoire politique sur un objet entièrement idéologique, et absurde : le Brexit. Politiquement, cela a payé. En revanche, la crise économique et la pandémie, deux éléments bien réels, l’ont fait imploser en plein vol, tout comme implosent Trump ou Bolsonaro dans ces deux domaines.

Akram Belkaïd :
C’est une espèce de tradition au sein de l’UE que de conclure des accords à la dernière minute, et dans la souffrance. La particularité de ce cas est qu’il concerne un pays qui est sorti de l’Union. La remise en cause du traité par ce projet de loi n’est pas surprenante, tout dans le parcours de Johnson laissait supposer quelque chose de ce genre. Mais la position de l’UE est intéressante.
On nous dit « les négociateurs sont fermes, rien ne passera, l’unité est là ». Je demande à voir. Je me demande quel sorte de précédent l’on créerait si l’on cédait du terrain en faveur du R-U. Cette affaire est suivie de près par de nombreuses capitales, au sein de l’Union bien sûr, mais aussi avec certains pays qui n’en font pas partie mais ont tout de même avec elle d’étroites relations, qu’ils pourraient être tentés de remettre en question. Je pense par exemple à la Suisse, où un débat a lieu pour changer certains éléments des accords avec l’Europe, et qui donnera lieu à un référendum le 27 septembre prochain.
La fermeté autoproclamée des négociateurs européens demande à mon avis à être vérifiée dans les actes. Ce Brexit provoque la foire d’empoigne dans les débats, et il existe de nombreux groupes de pression au sein de l’Europe pour que le R-U ne soit pas purement et simplement exclus de l’Union. Soyons donc vigilants à propos de la position finale de l’UE. Elle conditionnera en tous cas beaucoup de choses pour sa cohésion et sa crédibilité dans les années qui viennent.

Lucile Schmid :
Ce débat est passionnant parce qu’il concerne la souveraineté. Boris Johnson militait en 2016 en faveur de la sortie de l’Union, en prétendant que celle-ci empêchait de recycler les sachets de thé. Il y avait alors une espèce d’humour représentant la quintessence de la culture britannique, qui touchait en quelque sorte à l’identité nationale. Il nous refait ici à peu près le même coup, et cela me frappe toujours de voir que le populisme britannique vient « d’en haut », rappelons que l’idée même du Brexit n’est pas venue du peuple britannique, mais d’un coup de dés de David Cameron qui souhaitait se renflouer politiquement, persuadé que le remain l’emporterait.
Dans la position des négociateurs de l’Union Européenne, il y a un sujet fondamental, celui des aides d’Etat. Il y a une politique de concurrence de l’UE qui les interdit. On sait très bien cependant que chaque grand pays passe sont temps à négocier des dérogations quand il s’agit d’aider ses champions nationaux. On sait également qu’au R-U, tout comme dans l’UE, la question de la relocalisation des activités stratégiques et de la réindustrialisation se pose de façon très aiguë. Toute la politique de l’Union sur la libre concurrence, et plus généralement son rapport à la mondialisation, sont remis en question par la pandémie. Et c’est un point essentiel. La position de contenu des négociateurs de l’Union est-elle tenable dans le contexte actuel ? Même les observateurs les plus favorables à un accord entre le R-U et l’UE disent qu’interdire les aides d’Etat (notamment dans des domaines stratégiques, comme les hautes technologies) est tout à fait déraisonnable dans la conjoncture actuelle.
Cette position de l’UE n’aurait-elle pas dû être reconsidérée, afin d’être mieux adaptée à cette situation sans précédent ? On a presque le sentiment de deux mondes parallèles : le Brexit d’un côté, la pandémie de l’autre.
Le R-U a une tradition de contre-pouvoirs beaucoup plus puissants qu’en France. Il y a eu des manifestations énormes contre le Brexit, et Boris Johnson joue sa survie politique dans cette affaire. Il me semble qu’il aurait tout intérêt à se montrer un peu moins idéologique, et un peu plus pragmatique. Et démocratique.

Philippe Meyer :
Il y a un autre acteur majeur dans cette affaire : le Parlement britannique. Il s’agit tout de même de modifier un traité par une loi. Cette loi doit être votée par le Parlement, et celui-ci ne ressemble pas au nôtre, dans la mesure où les députés ne sont pas aussi tenus qu’ici de voter selon les indications de leur parti. Ceci étant dit, le pouvoir législatif britannique a plutôt déçu sur ce point à propos du Brexit.
Je repense à ce chapelain du Sénat des Etats-Unis qu’on interrogeait sur sa fonction : « que faites-vous exactement ? Vous priez pour les sénateurs ? Non », répondait-il, « je regarde le Sénat, et je prie pour le pays » ...

Nicolas Baverez :
J’aimerais rappeler quelques points. Le premier d’entre eux me paraît de bon sens : étant donné que ce sont les Britanniques qui souhaitent quitter l’Union, ce serait plutôt à eux de faire des propositions, et pour le moment ils n’en font pas. Le second est qu’il y a à propos de ce brexit une multitude d’acteurs aux intérêts contradictoires. Si l’on considère par exemple la pêche, il n’y a que 8 pays que cette question concerne. Et pourtant l’Europe fait front commun. L’évolution de la position de Mme Merkel est par exemple très intéressante. Au départ, elle cherchait à éviter le brexit par tous les moyens, ou à le reporter sine die. A présent, elle semble aussi exaspérée que le reste des européens. Par ailleurs, l’Europe a d’autres chats à fouetter en ce moment, qu’il s’agisse de la pandémie, de l’économie ou de la sécurité avec les manœuvres de M. Erdogan en Méditerranée.
A propos des aides d’Etat et des règles de concurrence de l’UE. Il est vrai que tout est en train d’être revu, mais le principe qu’il y a derrière tout cela est de considérer qu’il est inacceptable que les Britanniques accèdent à un marché de 450 millions de consommateurs sans se plier aux règles de celui-ci, qu’elles concernent la concurrence, l’environnement, ou simplement l’économie. C’est une logique qui se tient, me semble-t-il.

Richard Werly :
La politique, ce n’est pas la négociation diplomatique d’un accord. Je suis frappé du fait que tout s’explique au R-U par le prisme politique qu’a choisi Boris Johnson. Rappelons que lorsqu’il était maire de Londres, il jouait au globaliste quasiment écolo. Il a désormais endossé le rôle du Trump européen, ce qui lui a permis de remporter les dernières élections parlementaires. La popularité et les sondages peuvent lui être défavorables, mais il jouit toujours d’un avantage de 80 voix à la Chambre des Communes, et cela ne va pas changer de si tôt. Ayant remporté les dernières élections, il estime avoir un mandat pour faire ce qu’il veut.
Ensuite, il y a chez lui une attitude de « hors-la-loi ». Il est persuadé, peut-être à raison, que la pandémie va rebattre les cartes économiques du monde, et qu’une fois celle-ci terminée, celui qui l’emportera sera celui qui tirera le premier. Il se met donc en position pour profiter de l’après-Covid, tandis que les européens seront englués dans la distribution des fonds de leur plan de relance. Enfin, n’oublions pas que nous sommes désormais dans une période où l’endettement est accepté par tous. L’UE va s’endetter pour financer son plan de relance, et Boris Johnson pense que le R-U, compte tenu de sa réputation, va pouvoir lui aussi se relancer par la dette. Tout cela constitue un calcul politique dont seul l’avenir nous dira s’il est payant, mais qui est en tous cas tout à fait cohérent.

Lucile Schmid :
D’autre part, nous sommes en pleine crise de la régulation du commerce international. L’OMC se cherche un nouveau directeur général, et ce côté « hors-la-loi » de Johnson est aussi le reflet de cette période d’incertitude. Le premier ministre britannique ne fait que ce que beaucoup de pays rêvent de faire en ce moment.

Sauvages ?

Introduction

Philippe Meyer :
Alors que de nombreux épisodes d'agressions, notamment contre des élus, ou de casse ont occupé l'actualité au cours de l'été, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin a déclaré le 24 juillet : « il faut stopper l'ensauvagement d'une certaine partie de la société. » Le 1er septembre, le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti a estimé que « l'ensauvagement, est un mot qui (...) développe le sentiment d'insécurité ». Or « pire que l'insécurité, il y a le sentiment d'insécurité » qui est « de l'ordre du fantasme » et est nourri par « les difficultés économiques » et « certains médias ». Le même jour, le Premier ministre Jean Castex appeler à « fermer le ban » en précisant que « le vrai sujet, en revanche, c'est bien celui de mobiliser face à la montée des violences et de l'insécurité ». Mercredi le président Macron a demandé à ses ministres de « ne pas créer de polémiques ». Le locataire de l’Elysée parle, lui, de « banalisation de la violence ». Un sondage Ifop paru le 7 septembre montre que 70 % des Français trouvent l'emploi du terme « ensauvagement » justifié.
Si ces dernières années, on constate une hausse des violences envers les personnes, à l’intérieur de cette catégorie, certains faits connaissent une augmentation tandis que d'autres diminuent. Le nombre des violences sexuelles a nettement augmenté selon les statistiques du ministère de l'Intérieur (+ 11 % en 2017, + 19 % en 2018 et + 12 % en 2019), sans doute à cause de la « libération » de la parole qui conduit les victimes à dénoncer plus fréquemment les faits. S'agissant des autres violences, l'évolution est plus contrastée : le nombre de vols avec violences constatés recule (-5 % en 2017, - 7 % en 2018 et - 2 % en 2019), tandis que le nombre de coups et blessures volontaires augmente (+ 4 % en 2017, + 8 % en 2018 et encore + 8 % en 2019) ; pour ces derniers, la hausse est surtout due à l'augmentation du nombre de violences intrafamiliales (+ 14 % en 2019).
Dans Slate, l’avocat pénaliste Philippe-Henry Honegger parle « d’effet de loupe » dûs à des médias et des réseaux sociaux devenus amplificateurs artificiels d’une violence en réalité en baisse ». Il en appelle au concept de pensée domestiquée, que Lévi-Strauss opposait à la pensée sauvage, pensée domestiquée qui se caractérise par sa capacité en partant d’observations générales à en déduire des règles à partir desquelles elle interprétera chaque événement comme faisant partie d’un tout, et non à extrapoler chaque événement isolé pour établir une nouvelle loi.

Kontildondit ?

Lucile Schmid :
Cette question de l’ensauvagement est très caractéristique du débat public français. On voit la passion avec laquelle les différents acteurs s’emparent de ce mot, allant même jusqu’à rappeler qu’Aimé Césaire l’employait pour désigner les colonisateurs. Mais vu d’aujourd’hui, Aimé Césaire est un peu loin, et le terme d’ensauvagement est d’abord utilisé par l’extrême droite, et une myriade de comptes twitter de la fachosphère.
Lorsque Gérald Darmanin reprend les propos de Jean Castex (qui se contentait pour sa part d’utiliser le terme de « violence ») mais y introduit ce mot, il fait donc un choix délibéré, et c’est un message clairement destiné à l’extrême-droite. Le ministre n’est pas un perdreau de l’année en politique, il vient de la droite, où existe à propos des questions de sécurité tout un vocable. Il use de cette rhétorique dans un contexte où la gauche est sonnée, et atteinte d’une culpabilité à mon avis injustifiée, puisqu’elle avait lancé la police de proximité qui fonctionnait plutôt bien.
Cet « ensauvagement » n’est pour moi que le lancement de la campagne présidentielle. Les questions de sécurité sont considérées comme le talon d’Achille d’Emmanuel Macron, il est évident que Gérald Darmanin prend l’initiative par rapport à Valérie Pécresse, Xavier Bertrand, et Bruno Retailleau, qui lui ont immédiatement emboîté le pas, Xavier Bertrand allant même jusqu’à parler « d’été orange mécanique en France » ... La rhétorique se déploie donc avec une grande force.
Elle se heurte cependant à la réalité, plus complexe. Apparemment Gérald Darmanin, avant de publier son tweet, n’a pas pris la peine de consulter les statistiques de son propre ministère. Mais c’est révélateur : il semble qu’aujourd’hui, tout aille trop vite pour lancer une politique efficace contre la délinquance. Par ailleurs, on voit qu’il n’existe aucune corrélation entre la montée de la délinquance et la sévérité accrue des peines. Toute la question peut se résumer à « comment traiter efficacement le problème de la délinquance ? », et personne ne paraît avoir la bonne réponse. Quand on n’a plus le temps, l’important est d’occuper l’espace, ici celui du débat public.
Ce terme d’ensauvagement vise aussi à faire le lien entre la question de la sécurité et la question migratoire. C’est ce que souhaite faire Mme Le Pen, qui se félicite que le terme soit repris. L’agenda de la présidentielle française sera-t-il dicté par l’extrême-droite ? Emmanuel Macron sera-t-il touché par le « syndrome Jospin », qu’il redoute ? Je rappelle que M. Jospin, donné grand favori en 2002, avait perdu à cause de questions liées à l’insécurité, pour lesquelles il était jugé trop laxiste.
Il y a dans le débat public français actuel une grande béance à gauche, la droite et l’extrême-droite occupent tout le terrain. Quand aux politiques publiques sur la sécurité, on ne semble rien pouvoir proposer d’autre que l’augmentation des effectifs de policiers.

Nicolas Baverez :
Revenons sur le mot. Il est vrai qu’il y en a une acception de l’extrême-droite, dont l’enchaînement apparaît clairement : l’ensauvagement désigne le sauvage, or le sauvage c’est l’étranger, or l’étranger c’est l’immigré. Il y a également une acception universitaire, qui désigne l’importation d’une culture de guerre dans les sociétés, après la première guerre mondiale. Thérèse Delpech avait publié en 2005 un livre intitulé L’ensauvagement : le retour de la barbarie au XXIème siècle. On est bien forcé de donner raison à ce titre, il suffit de regarder un peu le monde actuel, le sort des Rohingyas par exemple.
L’acception scientifique du terme vise deux choses. Elle désigne d’une part la montée de la violence, et d’autre part l’affaissement des institutions, des règles ou des valeurs qui permettaient de l’endiguer. A propos de la situation française, les enquêtes montrent des faits contrastés. Vous l’avez rappelé, s’il y a bien davantage de plaintes à propos de violences sexuelles, leur nombre accru s’explique par la libération de la parole sur ce sujet. Pour ce qui est des homicides, la France est plutôt en tête des grands pays européens, mais l’écart n’est pas particulièrement significatif. Mais les enquêtes ne s’intéressent pas qu’aux faits, elles mesurent également le sentiment d’insécurité. Et ce dernier s’est considérablement accru.
Nous ne sommes pas le seul pays à vivre ce phénomène, l’exemple des Etats-Unis est le plus flagrant, entre les fusillades de masse (qui ont totalisé plus de morts que toutes les guerres de l’histoire du pays), les émeutes et les violences policières. Au R-U se multiplient les attaques à l’arme blanche, et même en Allemagne, une société pourtant pacifiée, on sent également que la violence monte.
Pourquoi ? En France, il y a des causes identifiables, telles que l’échec de l’intégration d’une partie de la population immigrée, l’archipélisation du pays et la désintégration de la nation. Il y a également des causes internationales, comme la montée des inégalités après le krach de 2008, l’impact du terrorisme islamiste ... On ne peut pas dire que la barbarie n’existe pas, les attentats de Charlie Hebdo montrent le contraire. Il y a enfin cette épidémie.
L’Histoire nous enseigne que les périodes d’épidémies, de guerre ou de crises économiques provoquent des relâchements de la norme et des montées de violence. Ce fut vrai pendant la peste d’Athènes au Vème siècle avant J-C, pendant celle de 1348 en Europe ou durant la grippe espagnole qui suivit la Grande Guerre. C’est un arrière-fond qui doit être pris en compte quand on étudie ce phénomène.
Pour le moment, qu’il s’agisse de la gauche ou de la droite, la France n’a pas de stratégie de lutte contre la violence. Le divorce entre le policier et le judiciaire est total et paraît éternel, et la seule tactique semble être la répression. Mais elle ne suffit pas si elle n’est pas étayée par une stratégie plus globale en matière d’éducation et d’intégration, ici totalement absente.

Akram Belkaïd :
De quoi parle-t-on quand on dit « ensauvagement » ? Cela concerne-t-il toute la société française ? Est-ce que cela désigne un phénomène général d’invididualisme forcené, des incivilités, des manques de solidarité, les conséquences d’un confinement encore peu mesurées ...? Ou bien ce mot est-il employé à destination de minorités, comme les étrangers ? Demandez à l’homme de la rue ce qu’il met derrière ce mot, et il vous citera plus facilement des faits divers médiatisés, plutôt que d’apporter une réponse sociologique globale.
Je partage l’avis de Lucile Schmid : nous avons à faire à de la tactique électorale. Cela me rappelle à moi aussi la situation de 2002, ou certains incidents avaient été montés en épingle à la veille du premier tour, et avaient conduit au résultat que l’on sait.
Au début du XXème siècle, la presse française s’était emparée du phénomène des Apaches de manière similaire. Les Apaches étaient les voyous de Paris, et quand on lit les articles de l’époque, on y retrouve la même mécanique que celle qui se déploie aujourd’hui : de longues tirades sur la violence gratuite et incontrôlable, le côté barbare des protagonistes, le dépassement des forces de l’ordre. Certes, comparaison n’est pas raison, mais je vous assure que celle-ci est saisissante.
La combinaison d’une surenchère médiatique et d’arrière-pensées politiques peut générer cet emballement autour de phénomènes certes déplorables, mais auxquels toutes les sociétés sont confrontées. Ici, ces ingrédients sont réunis, entre les chaînes d’information continue et l’agenda de l’extrême-droite, qui me paraît très clair. Réclamer une justice plus sévère, viser plus particulièrement les immigrés, etc. Mais il n’y a pas que cela. Il y a la question de la peine de mort. Au début du XXème siècle naît l’idée de son abrogation, et elle vient de la gauche. Aujourd’hui c’est un sujet tabou dans la société française, dont personne à part l’extrême-droite n’ose parler. Si l’on continue comme cela, je parie que l’on ne va pas tarder à reparler de cette question. Un évènement sordide va inévitablement être la goutte d’eau qui fera déborder le vase, parce que toutes les digues sont rompues entre la classe politique dite républicaine et l’extrême-droite.

Richard Werly :
La campagne présidentielle de 2022 est lancée, et le gouvernement qu’Emmanuel Macron a nommé en juillet dernier, comprenant à la fois Gérald Darmanin et Eric Dupond-Moretti est un gouvernement de combat politique et médiatique.
Pour ce qui est de Gérald Darmanin, quelques éléments de son parcours l’ont logiquement amené à cette surenchère sécuritaire. Le premier d’entre eux est cet angle mort de la sécurité (et même de l’autorité) du quinquennat Macron. Les Gilets Jaunes, le désordre, l’impression que nos gouvernants sont incapables de tenir le pays ... Il faut absolument que lorsque Macron sera de nouveau candidat, il apparaisse comme l’homme fort sécuritaire. En outre, Gérald Darmanin a succédé à un ministre particulièrement contesté au sein de la police, et les syndicats policiers n’ont jamais été aussi puissants. Ils attendaient ce type de discours. Parce que derrière ce terme d’ensauvagement, il y a cette carte blanche accordée à la répression policière. Vous avez vu qu’il y a désormais un projet de loi visant à interdire de faire apparaître des visages de policiers non floutés. L’ensauvagement est donc l’alibi des mesures futures que demandent les syndicats policiers, et M. Darmanin l’emploie pour calmer la police. Par ailleurs, cet échappatoire sécuritaire est bienvenu pour le ministre, puisqu’il détourne l’attention des accusations de viol et de harcèlement sexuel dont il fait l’objet.
Enfin, il y a au sein de ce gouvernement un homme à faire taire, qu’on a fait venir pour sa stature médiatique, mais dont on ne veut surtout pas qu’il existe : Eric Dupond-Moretti. A présent que le discours sécuritaire domine, l’avocat Dupond-Moretti aura toutes les peines du monde à faire entendre son avis. Il sera toujours bien utile en tant que créature médiatique attirant le feu de tous les projecteurs, mais il s’agit d’éviter qu’il prenne des positions d’avocat.
Il y a néanmoins une réalité que Darmanin a raison de souligner : l’ampleur qu’ont prises dans ce pays la criminalité et les nombreuses incivilités liées au trafic de drogue. On ne se rend pas compte combien la France est minée de l’intérieur par la progression du trafic de stupéfiants. Jérôme Fourquet, dans son Archipel Français consacre un chapitre entier au trafic de cannabis et à ses métastases dans la société française. Il faut vraiment en prendre conscience, et pour le coup, le mot d’ensauvagement me paraît approprié aux conséquences de ce trafic, qui ne sont rien de moins qu’un délitement de la société française. Gardons les yeux ouverts sur la société française, sans pour autant excuser une utilisation politique d’un certain vocabulaire à deux ans de l’élection présidentielle.

Philippe Meyer :
Il est difficile de ne pas voir la place que va prendre la question de la sécurité dans cette future campagne. Mais il serait également fâcheux que cette compétition électorale camoufle un autre aspect de cette anomie, celui de « l’ensauvagement par la tête ». La manière dont la nouvelle bourgeoisie s’affranchit des règles depuis une trentaine d’années, ou se donne comme règle le seul « tout pour ma gueule », ne peut pas ne pas avoir de conséquences sur la société, ou sur le respect de l’idée même de norme. Dans le Dialogue des Carmélites, Bernanos nous dit : « ce n’est pas la règle qui nous garde, c’est nous qui gardons la règle ».
Il n’est pas question ici d’idéaliser une bourgeoisie d’autrefois qui aurait été plus respectueuse de la loi, mais pour des tas de raisons (dont certaines étaient certainement mauvaises), il y avait avant les années 1980 une plus grande attention au respect de la règle parmi ceux que l’on classe dans « les élites ». Pour faire de la sociologie de comptoir, je rappelle que le poisson pourrit par la tête.

Lucile Schmid :
Je voulais dire un mot des statistiques qui mesurent la violence. Comme l’a rappelé Nicolas Baverez, il y a les faits d’un côté, leur perception de l’autre, et l’écart entre les deux existe. Le climat général d’angoisse est prégnant, et il n’est pas seulement dû aux violences, mais à toutes les catastrophes que vit ce monde. Le sentiment d’insécurité est désormais bien plus partagé qu’il ne pouvait l’être il y a quelques années.
Sur ces trafics économiques qui gangrènent certains territoires, il faut rappeler que cela ne tient pas aux gamins des quartiers. C’est le produit d’organisations internationales mafieuses. L’épisode récent de Grenoble où Eric Piolle comme Gérald Darmanin se sont laissé abuser par des images circulant sur les réseaux sociaux, est révélateur. Elles avaient été tournées pour un clip de rap, et ils les ont prises pour la réalité. C’est assez fascinant, cela montre qu’on ne sait pas à quel système d’indicateurs se fier pour ces trafics (si on avait les bons, on n’aurait pas été dupes d’un faux aussi grossier). Je répète que sur ces questions d’insécurité, il nous manque un cap et des politiques publiques, et qu’aucun tweet ne saurait en tenir lieu.
On sait bien que la campagne présidentielle est le moment du verbe et de la rhétorique. Mais on sait aussi que les opinions publiques attendent des résultats. Or dans ce domaine, nous avons 15 ou 20 ans de non-résultats. Ce gouvernement ferait bien de nous donner le sentiment avant 2022 que l’on arrive à quelque chose de ce côté là.

Akram Belkaïd :
Les trafics de drogue sont un sujet qui dépasse effectivement l’écosystème des quartiers populaires. Cela devrait déboucher sur une vraie réflexion, mais on voit que ce pays a du mal à penser ces questions. La question de la légalisation du cannabis par exemple est encore largement taboue en France, alors qu’elle a lieu un peu partout. On feint également d’ignorer que certains réseaux contribuent à assurer la paix de certains quartiers. Depuis 2007, les quartiers se tiennent tranquilles, pour la simple raison que les trafiquants n’ont aucune envie de voir leurs affaires être perturbées.
Je vous rejoins sur la question de l’affranchissement des règles. Comment s’étonner qu’on les transgresse chez les modestes, dès lors que les puissants les bafouent eux aussi ? On l’a vu pendant le confinement. Dès qu’il a été décrété, la capitale s’est vidée, tout le monde est allé se mettre au vert. Cela a mis en évidence l’existence de deux Frances, l’une se dépêchant de ne pas respecter la règle, tandis que les plus modestes restaient confinés dans les cités. L’impact sociétal de tout cela a été très grand.
Le terme de brutalisation me paraît plus approprié pour décrire ces phénomènes, et il peut également décrire la vie économique, la manière dont le monde de l’entreprise est en train de se réorganiser avec le travail à distance, ce qu’on exige des salariés, tout cela aussi se transforme profondément.

Les brèves

Le pire n’est pas certain

Lucile Schmid

"Je vous recommande la lecture de ce livre de Catherine et Raphël Larrère. Il prend le contrepied d’une certaine école de la pensée écologiste sur la collapsologie. Il aide à y voir clair dans cette pléthore de mots qui envahissent l’espace autour de l’écologie. Le lien entre la transition écologique et la question de l’anthropocène y est clairement expliqué, par exemple. Mais surtout, il donne de l’espoir, nous laisse libres de choisir des institutions et des comportements, et nous montre que les khmers verts, ce n’est pas pour demain. "

Frantz Fanon

Akram Belkaïd

"Je recommande la lecture de cette bande dessinée de Frédéric Ciriez et Romain Lamy. Ce roman graphique nous relate la rencontre entre Fanon et Sartre, en 1961. C’est encore la guerre d’Algérie, Fanon se sait malade, il vient d’écrire les Damnés de la Terre, et demande à Sartre d’en écrire la préface. On sait l’impact qu’aura cette dernière, parfois au détriment du livre de Fanon. Le livre montre à quel point la rencontre fut rugueuse, et aussi que peut-être leur relation fut assez largement bâtie sur un malentendu. C’est passionnant, particulièrement à l’heure ou la figure de Fanon revient dans le débat public français."

Arthur Rimbaud

Nicolas Baverez

"Je vous recommande la réédition de la biographie d’Arthur Rimbaud par Jean-Jacques Lefrère. C’est un très beau livre, qui rend bien compte d’un des plus grands mystères de la littérature française : les multiples vies d’Arthur Rimbaud, et la césure entre l’éblouissante jeunesse consacrée à la poésie, et la vie d’aventures en Mer Rouge, dédiée au commerce, avec un passage par la Légion Étrangère. Frédéric Martel, qui signe la préface de l’ouvrage, milite pour le transfert de Rimbaud et Verlaine au Panthéon. "

Le rocher de Süsten

Richard Werly

"Ces mémoires de Jean-Noël Jeanneney nous replongent dans cette époque et cette France évoquées plus haut, où la bourgeoisie était bien élevée. Le titre m’a tout de suite attiré, puisque le col du Süsten est dans les Alpes suisses. C’est là que l’auteur faillit périr en 1960 lors d’un accident. C’est une belle et intéressante plongée dans la République, que j’ai lue au moment où Emmanuel Macron prononçait son hommage à la proclamation de la République par Gambetta. "