Etats-Unis : des élections sous conditions
Introduction
Philippe Meyer :
Dans un contexte de triple crise - sanitaire, économique et raciale- la campagne électorale pour les présidentielles américaines a pris un tour chaotique avec le premier débat, le 29 septembre, entre le président américain et l'ancien vice-président. Un débat jugé par la presse américaine comme le pire dans l'histoire récente du pays. Selon la chaîne de télévision « CNN » le perdant a été la démocratie, tandis que le magazine Time a titré « Annulez les deux prochains débats ». Depuis plusieurs mois, Donald Trump est à la peine dans les sondages. Il accuse un retard important et durable : entre 4,5 et 10 points sur son concurrent démocrate, tandis que 65 % des Américains déclarent ne pas avoir confiance en lui pour la gestion de la pandémie. Donald Trump est également rejeté massivement par l’électorat féminin : d'après un récent sondage du Washington Post et ABC News, Joe Biden est en tête de 24 points chez les femmes, contre seulement 4 chez les hommes. Toutefois, le mode indirect du scrutin ne permet pas de tirer des conclusions sûres de ces sondages. En 2016, ils prédisaient justement une victoire en voix d’Hilary Clinton que de mini-déplacements locaux ont finalement infirmée.
De nombreux observateurs se demandent si Donald Trump acceptera les résultats des urnes, s’ils lui étaient défavorables. Lors d’un point de presse le 23 septembre, lorsqu’il lui a été demandé s’il était prêt à s’engager pour un transfert pacifique du pouvoir dans le cas d’une défaite, le président des Etats-Unis a refusé de répondre par l’affirmative. « Nous allons devoir voir ce qui se passe », s’est-il contenté d’assurer. Il a également averti qu'il était persuadé que les tribunaux allaient jouer un rôle déterminant dans l'élection. Un contexte qui rend d'autant plus importante la nomination d'une nouvelle juge à la Cour suprême, en remplacement de Ruth Bader Ginsburg décédée le 18 septembre, Au sommet de la hiérarchie judiciaire, la Cour peut avoir à arbitrer des litiges électoraux, y compris, le résultat de la présidentielle du 3 novembre. Donald Trump a affirmé que « la seule manière dont il pourrait perdre l'élection serait qu'elle soit truquée ».
A cause de la pandémie, beaucoup d’Américains vont voter par correspondance. Entre les réticences de Donald Trump et les problèmes d’organisation liés au Covid-19, ce vote à distance s’annonce compliqué. Au-delà du duel politique, le vote par correspondance fait planer l’incertitude sur les résultats de la présidentielle. Les règles varient en effet d’un Etat à l’autre, dépouiller des votes par correspondance prend du temps et des retards de courrier sont à craindre : le scrutin intervient alors que les services postaux sont en difficulté après des restructurations lancées par leur nouveau patron, Louis DeJoy, un proche de Donald Trump. Selon Rick Hasen, spécialiste du droit des élections et professeur à l'université de Californie à Irvine « le plus probable, c'est que le nom du président ne soit connu qu’une semaine après les élections. Et, en cas de défaite, Trump dénoncerait des fraudes ».
Kontildondit ?
Lucile Schmid :
Le sentiment de chaos qui s’empare de quiconque observe les Etats-Unis s’est installé depuis plusieurs mois. On pourrait même le faire débuter au moment où Donald Trump a été élu président, puisqu’à coups de tweets et autres déclarations tonitruantes, il a peu à peu détruit le système de checks and balances prévu par la constitution de 1788. La sociologie du pouvoir aux USA est décevante. La procédure d’impeachment lancée à la Chambre des Représentants par les Démocrates a été elle aussi un échec. On espérait voir au sein même du camp Républicain des espèces de contre-pouvoirs internes, au moins des opposants, or c’est l’inverse qui s’est produit, puisque c’est toute la vie politique américaine qui s’est « trumpisée ».
Aux Etats-Unis, il n’y a pas de réelle date butoir en ce qui concerne les élections présidentielles, et à moins que Joe Biden ne remporte une victoire vraiment écrasante, le 3 novembre ne marquera pas la fin de l’affrontement électoral. Par rapport aux modalités mêmes de l’organisation du vote, cette question de l’écrasante victoire se pose de plus en plus fortement. Il faut le rappeler, car l’élection du président américain est aux antipodes de celle du président français. Le president américain a beaucoup de pouvoir, mais l’élection est indirecte, et l’organisation du vote dépend des différents Etats, et elle est différente de l’un à l’autre. Par exemple, dans certains d’entre eux, on ne peut dépouiller le vote par correspondance que lorsqu’on a déjà dépouillé les urnes. En outre, il y a un long délai entre le moment où un président est élu et celui où il prend ses fonctions. C’est dû à l’histoire des institutions américaines, cela remonte à l’époque des diligences de la fin du XVIIIème siècle, où il fallait du temps pour que l’information circule dans un territoire aussi vaste. Enfin, il faut rappeler l’importance des swing states, ces Etats cruciaux pour l’élection. Rappelons que si vous remportez l’élection dans ces Etats, même à quelques dizaines de voix près, vous remportez tous les délégués de ces Etats, c’est ce qui explique pourquoi certains présidents ont remporté l’élection alors même qu’ils ont obtenu moins de votes des citoyens. Ce fut le cas dans l’élection opposant Al Gore à George Bush Jr en 2000, et en dernière instance, c’est le juge qui tranche et non les électeurs.
On voit bien que la manipulation médiatique est cruciale dans cette élection, car elle peut dissuader certains électeurs d’aller voter, ce qui serait favorable à Donald Trump. Entre les électeurs Démocrates et Républicains aujourd’hui, les sondages montrent une réelle différence : les Démocrates sont plus enclins à voter par correspondance.
Cette idée d’un scénario cauchemardesque le 3 novembre gagne du terrain. Il prendrait la forme d’un résultat serré entre les deux candidats ce jour-là, contredit ensuite par les votes par correspondance, mais bien plus (trop ?) tard. Cette idée du vote et du chaos par étapes est avancée par un think tank créé en 2019, qui a mené une simulation et en a tiré trois scénarios prospectifs. Le seul scénario qui ne mène pas au chaos est celui où Biden remporte une victoire écrasante dès le 3 novembre, c’est à dire dans les urnes. Ce n’est pas le plus probable aujourd’hui. D’autre part dans cette simulation, quand on a fait s’affronter camp contre camp des Démocrates et des Républicains, les Républicains ont été « trumpistes », c’est à dire qu’ils ont utilisé la manipulation des Etats, ont mené toutes les batailles judiciaires ... Rappelons que dans certains Etats, si le résultat du vote n’est pas reconnu, il est possible de remplacer les Grands Électeurs prévus par d’autres. On envisage aujourd’hui ces batailles de Grands Électeurs. Ce think tank tire trois conclusions : l’organisation du vote qui est confiée aux Etats doit être structurée d’une manière qui ne laisse pas place à la moindre interprétation, les médias et les grandes entreprises comme Facebook sont appelées à jouer leur rôle de régulateur, et enfin ils en appellent aux citoyens, pour rester non violents quelque soit le résultat. Il y a donc un doute majeur sur le fait que les institutions américaines puissent ne pas jouer leur rôle, et c’est très préoccupant.
Richard Werly :
J’aimerais revenir au débat qui a opposé Trump et Biden, qui était la première fois où l’on pouvait juger ces deux candidats en face-à-face. On sait que le niveau politique de la rencontre a été absolument navrant, mais que Trump ait versé dans les outrances, la caricature et les attaques permanentes n’a rien de surprenant. On s’y attendait, il l’a fait (à un niveau absolument paroxystique) et il continuera sans doute. En revanche, ce débat m’a laissé perplexe sur la stratégie suivie par Biden. Le candidat Démocrate veut incarner la stature de l’homme d’Etat face à ce président qui se permet tout et n’importe quoi, qui joue pour le pire avec l’Amérique.
Mais cette stratégie est-elle convaincante, et peut-elle tenir sur les deux prochains débats prévus ? Biden n’a pas réussi à contrer Trump de manière convaincante. Il a endigué le flot d’injures, mais il n’apparaît pas pour le moment en mesure de dompter, voire de maîtriser l’animal politique qu’est Trump. Or on sait que ce sera la stratégie de Trump : monter systématiquement au créneau pour, non seulement déstabiliser celui qu’il appelle « sleepy Joe » (Joe l’endormi), mais aussi montrer aux Américains que l’énergie est de son côté. Je ne suis donc pas convaincu par tout ce que j’ai pu lire sur le thème « Biden a gagné le débat ».
D’autre part, tout en énergisant ses partisans d’un côté, Donald Trump mine la démocratie de l’autre, au point peut-être de décourager certains citoyens d’aller voter. « A quoi bon, au fond ? » peuvent-ils se dire. Si la démocratie est devenue si délétère, si les deux hommes censés la représenter offrent ce désolant spectacle, pourquoi aller voter ? Je m’avoue effrayé par cette possibilité, d’autant que j’admets que cette hypothèse adviendra plutôt du côté des gens éduqués, modérés, et donc potentiellement du côté Démocrate. Donald Trump décourage tous ceux qui pourraient voter contre lui, non parce que ses idées s’opposent aux leurs, mais parce qu’il dégrade le système démocratique tout entier.
Il y a une stratégie de la terre brûlée et de la dévastation tous azimuts chez le président américain. Une question demeure : Joe Biden ne va-t-il pas donner à un moment donné une impression de fragilité (à cause de sa méthode ou de son âge), ce qui pourrait être fatal à ses chances dans un moment où l’Amérique valorise la force et est tournée vers l’avenir, d’autant que le résultat final ne dépend que de quelques Etats cruciaux.
Jean-Louis Bourlanges :
Je ressens également cette stratégie de la « fatigue démocratique » déployée par Trump. Le débat politique est très réel dans la société américaine, et il est tragiquement radicalisé. L’extrémisme trumpien est à son comble, il est désormais ouvertement soutenu par le suprématisme blanc, et à l’inverse le radicalisme démocrate est absolument incroyable, il n’y a qu’à regarder la façon dont le conservateur du musée d’art moderne de San Francisco a dû démissionner. Le débat public aux USA est polarisé à l’extrême.
Mais cette radicalité ne s’est même pas vraiment exprimée dans ce débat, systématiquement interrompu et empêché par le président sortant. Avec une complicité patente du journaliste censé modérer les échanges (je ne sais pas dans quelles conditions il a été recruté, mais le fait qu’il vienne de la chaîne Fox News laisse supposer une partialité à l’égard de Trump). Que l’arbitre n’ait pas réagi plus vivement, en faisant respecter les temps de parole et en faisant taire Trump, est assez significatif. Richard Werly l’a bien exprimé : la tactique de Trump est de montrer « l’énergie » face à « l’endormi ». Et d’autre part dégoûter l’électorat de la politique, sachant que ceux qui seront dissuadés d’aller voter sont ceux-là mêmes qui auraient voté Biden. Trump a intérêt à l’abstention, bien davantage que Biden. Sa stratégie n’est donc pas absurde, et je suis moi aussi circonspect devant les commentaires de la presse déclarant Biden vainqueur de ce débat.
Que cette élection soit fétide et incertaine est dans l’intérêt du président sortant. Car il renforce son contrôle sur les institutions. Il contrôle le Sénat, il renforce son influence à la Cour Suprême, il a un monopole de l’information dans une grande partie des Etats-Unis (avec Fox News, média qui confine à la propagande). Paradoxalement, la seule force ayant jusqu’à présent résisté est l’armée, qui ne s’est pas laissée déstabiliser. Mais on voit que Trump bénéficie d’un support institutionnel assez dangereux.
Cependant, la Covid introduit une dimension tout à fait différente à tout cela, car Trump peut y trouver un regain de popularité, mais seulement sur des valeurs de compassion qui lui sont pour le moment tout à fait étrangères. Attirer la compassion de ses concitoyens n’est pas le point fort de Donald Trump, c’est comme si Al Capone voulait le soutien du fisc ...
Au delà de tout cela, je suis fasciné par le nombre des incertitudes. Sur la stratégie gagnante d’abord. Pouvoir être élu alors qu’on a moins de voix que son adversaire n’est pas nouveau, il en a toujours été ainsi aux Etats-Unis. Mais jamais l’écart n’avait été aussi grand qu’en 2016 (3 millions de voix), et il est en défaveur de l’électorat démocrate, puisqu’il repose sur les inégalités démographiques entre Etats (or les Etats peu peuplés sont largement Républicains). On en arrive au point où cette élection est structurellement inégale, et plus seulement aléatoire.
Deuxième incertitude : la marginalisation grandissante d’une part de l’électorat. Comme dans toute élection, c’est l’électorat flottant qui est déterminant. En France cela représente 5 à 10% du corps électoral, mais on ne sait pas de qui il s’agit. Aux USA, on le sait. Ainsi, dans trois quarts des Etats, les jeux sont faits, et tout se joue dans une poignée d’Etats.
La troisième incertitude est technique. Il y a de réelles fragilités autour du vote par correspondance, on voit par exemple que certains électeurs sont en mesure de voter plusieurs fois, bref il y a là un nid de contradictions pouvant être exploité par Trump.
Quatrième incertitude, et pas des moindres : qui va-t-on élire ? Un vieillard sympathique mais qui paraît vraiment fatigué, ou le grand Covidé? Du côté des vice-présidents potentiels, ce n’est pas mieux, puisqu’on se demande s’ils ne seront pas en mesure de se retrouver présidents très vite. Le monde entier retient sa respiration.
Matthias Fekl :
Je commencerai par dire le plaisir que j’ai à vous retrouver en chair et en os après une si longue interruption. Sur le sujet qui nous occupe, tout ayant été dit ci-dessus, je me contenterai de trois brèves réflexions.
D’abord, nous verrons dans les jours qui viennent si la contamination par le coronavirus de Donald Trump change la donne de l’élection qui s’annonce. Rien ne sert de faire trop de pronostics là-dessus pour le moment (au moment où nous enregistrons, nous venons à peine d’apprendre que Donald Trump a été testé positif), mais c’est à coup sûr un rebondissement important.
Ensuite ce pays, qui passe pour la plus grande démocratie libérale du monde, est aujourd’hui confronté à une situation inouïe. L’état de la démocratie américaine est très préoccupant. Le pays est profondément clivé (mais ce n’est pas nouveau), l’argent y a si profondément perverti le jeu démocratique que les conditions de la démocratie ne cessent de s’y dégrader. Ce n’est pas nouveau non plus mais cela ne fait qu’empirer, et aucune législation digne de ce nom ne concerne les élections aux Etats-Unis. Même le plus petit scrutin local y est soumis à une débauche de moyens complètement folle, très différente de ce qu’on connaît en Europe, même si le débat public s’américanise ici aussi. Les coûts de la campagne présidentielle américaine avoisinent désormais le milliard de dollars. Les citoyens subissent un incessant matraquage politique, à coups d’annonces souvent mensongères. Il y a dans la désinformation quelque chose qui vient de plus loin encore, que Trump incarne assez bien. Avant d’être un homme politique, Trump était un entrepreneur (dont les succès sont très discutables, en tous cas largement surestimés par lui) mais aussi l’animateur d’une émission de téléréalité à succès, The Apprentice, et il a fait partie de ceux qui « vendaient du temps de cerveau disponible ». A force de taper sur les intelligences des citoyens, de ramollir les consciences et les cerveaux, on arrive à cette démocratie évanescente, « fatiguée » comme l’a justement qualifiée Richard Werly. Il y a un besoin pressant de s’adresser à la raison plus qu’aux émotions aux Etats-Unis, mais cette campagne ne semble pas en prendre le chemin.
Enfin, on peut se demander pourquoi malgré toutes ses « casseroles » (outrances, mensonges, conflits d’intérêt), Trump n’est pas déjà battu. Pourquoi a-t-il encore le soutien d’un pan entier de l’opinion ? Il y a évidemment tout ce que son message véhicule de pire (appel du pied aux suprématistes blancs, au racisme, à la misogynie, à l’homophobie), mais ce n’est pas tout. Il y a certainement aussi le fait qu’il a réussi à reparler à toute une population de l’Amérique profonde, déclassée depuis des années, et à lui donner l’impression qu’il se battait pour eux, en tenant tête à la Chine par exemple. De même, sortir des accords environnementaux a donné à son électorat l’impression de l’homme fort se libérant de règles inutilement contraignantes. Sur les aspects commerciaux et internationaux, il a réussi à donner une image de bateleur qui défend l’intérêt des citoyens. Je suis pour ma part persuadé qu’il l’a fait de manière fallacieuse, mais on ne peut nier qu’il a ramené à la politique de nombreux citoyens américains qui ne s’en occupaient plus.
Philippe Meyer :
Les Démocrates accordent une grande attention au Parlement. Le Parlement britannique vient de prendre une mesure qui ne l’honore pas, en autorisant le gouvernement de Boris Johnson à manquer à sa parole et à ne pas respecter des traités signés avec l’Union Européenne. Le Parlement américain, c’est à dire la Chambre des Représentants et le Sénat, ont entre les mains un élément très important et déterminant pour l’avenir du pays : accepter ou non la nomination à la Cour Suprême d’Amy Coney Barrett, la candidate extrêmement radicale et conservatrice proposée par Donald Trump. C’est surtout le Sénat qui sera déterminant dans cette nomination. Chaque sénateur est donc invité en conscience à se prononcer. C’est un petit espoir dans ce système de checks and balances. Cela va se jouer à très peu de voix, le Sénat compte actuellement 53 Républicains sur 100 membres. Rappelons que quand le président Obama a voulu nommer un juge à la Cour Suprême (plusieurs mois avant l’élection) les Républicains ont fait barrage en disant qu’on ne devait pas se précipiter. Il semble qu’ils aient radicalement changé d’avis.
Jean-Louis Bourlanges :
Vous avez fait allusion à la décision du Parlement britannique. Je voudrais rappeler à ce sujet un fait historique important. La Chambre des Communes ne s’est à aucun moment souvenue que le pays est entré en guerre en 1914 parce que l’Allemagne avait déchiré un traité. C’est au nom de la violation d’un traité international que le Royaume-Uni était entré en guerre. On voit ici la régression profonde de l’esprit public britannique.
Lucile Schmid :
Je vois que nous sommes tous assez pessimistes quant à cette élection, nous étonnant que Trump soit même en mesure de la gagner malgré tout ce qu’on sait. A propos de la « fatigue démocratique », je ressens pour ma part plutôt une indignation grandissante de la part d’un grand nombre d’Américains qui ne vont habituellement pas voter. C’est ce qui s’était passé en 2016 où la défaite d’Hillary Clinton était en partie due à une déception quant au fait qu’elle représentait l’establishment. Le sujet qui se pose aujourd’hui aux Démocrates est donc : comment transformer l’indignation en vote ? Evidemment, quand le candidat démocrate a le charisme de Joe Biden, ce n’est pas chose facile. C’est l’électorat noir qui l’a désigné par rapport à Bernie Sanders. Ce dernier a d’ailleurs répondu très adroitement à toutes les questions pièges à propos du débat et de la performance de Joe Biden, posées sur le mode : « vraiment ? Vous allez soutenir sleepy Joe ? ? ». L’argument de l’âge ne tient pas quand on écoute Sanders, par exemple. A l’entendre, on ne s’étonne pas que la jeunesse le soutienne. Si Biden est élu, c’est notamment parce que les Américains voudront d’un président représentant un collectif. Trump de son côté, est un solitaire, et même un dictateur s’il refuse le résultat de l’élection. La fatigue est sans doute là aux Etats-Unis, mais l’indignation aussi.
Richard Werly :
L’indignation existe, bien sûr, mais la question qui me semble importante est : de quelle manière et à quel point Donald Trump a-t-il déjà changé l’Amérique au cours de son mandat ? Je ne le mesure pas précisément, mais je vois bien que les changements sont là. Il y a ce qui se voit, comme cette nomination à la Cour Suprême, mais il est frappant de constater que plus profondément, l’Amérique de Trump n’est déjà plus celle d’Obama. Trump a changé un certain nombre de paradigmes, et il les a précisément changés dans les Etats cruciaux pour cette élection. Car c’est là tout le problème : cette élection ne se jouera pas sur l’ensemble des USA.
Élections sénatoriales et recomposition politique
Introduction
Philippe Meyer :
Près de la moitié des sièges du Sénat, 172 sur 348, étaient à pourvoir dimanche 27 septembre dans 58 départements de métropole, en Guyane et dans quatre collectivités d'outre-mer. Quelque 87 000 grands électeurs étaient appelés à voter, dont 95% sont issus des conseils municipaux. Selon les premières projections – car il faut attendre le 5 octobre pour savoir où certains élus décideront de siéger -, le groupe Les Républicains conserve et même consolide sa première place au Sénat où la droite est majoritaire depuis 2014, avec le renfort du groupe Union centriste. Les Républicains qui remettaient en jeu 76 sièges sur les 144 qu'ils détenaient regroupent désormais 152 sénateurs, tandis que les Centristes sont passés de 51 à 55 sièges. L’ancien président du groupe Les Républicains, Bruno Retailleau, réélu avec 70,8 % des voix en Vendée, a été reconduit le 1er octobre dans ses fonctions de président du groupe.
Les socialistes demeurent le deuxième contingent du Sénat, mais n’ont plus que 65 élus contre 71 sortants. Les résultats d'Europe Écologie Les verts dans plusieurs grandes villes au second tour des municipales lui offre six sièges dans le Rhône, le Bas-Rhin, les Bouches-du-Rhône, en Ille-et-Vilaine et en Gironde. Avec leurs 5 alliés ex-socialistes ou ex-EELV, les écologistes ont pu former un groupe dont le président, Guillaume Gontard est un nouvel élu venu de l’Isère. Après les européennes en 2019 et les municipales en 2020, les sénatoriales sont le troisième scrutin où Europe Écologie Les Verts bénéficie d’une bonne dynamique politique.
Le groupe La République en Marche, faiblement représentée au Sénat, a perdu quatre sièges sur 23. Les deux membres du gouvernement en lice, Sébastien Lecornu dans l'Eure et Jean-Baptiste Lemoyne dans l'Yonne, ont été élus et son président François Patriat, a été réélu de justesse en Côte-d’Or. Ce recul du parti présidentiel signe selon le sénateur socialiste du Val-d’Oise Rachid Témal « l’échec de l’implantation territoriale de La République en marche et un nouvel échec pour la politique du gouvernement ». Peu concerné par le renouvellement (3 sur 16 sénateurs), le groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste à majorité communiste « se renforce », avec des sièges confirmés dans les Côtes-d'Armor et en Seine-Maritime, et de nouveaux élus dans les Bouches-du-Rhône et en Dordogne. Quant au Rassemblement National, son unique représentant conserve son siège en rassemblant au-delà de sa formation.
Réélu le 1er octobre pour un quatrième mandat, le Président du Sénat, Gérard Larcher, a affirmé au soir de l’élection que la chambre haute sera « un contre-pouvoir exigeant, participant à un rééquilibrage des pouvoirs au profit des collectivités ».
Kontildondit ?
Richard Werly :
Quand on est correspondant en France pour un journal étranger et qu’il y a une élection sénatoriale, les questions que l’on se pose sont : va-t-on faire ou pas un article ? Cela en vaut-il la peine ? Cela a-t-il un réel impact ? Il se trouve que cette fois-ci, j’ai décidé d’en faire un, et pour deux raisons.
D’abord parce qu’on a la confirmation d’un lien très fort entre la droite traditionnelle (Les Républicains et le centre droit) et les territoires. Et ce lien sera décisif dans les prochaines échéances, à savoir les élections départementales et régionales au mois de mars 2021, et les présidentielles en avril-mai 2022. Emmanuel Macron et LREM ont échoué à ancrer le mouvement présidentiel dans les territoires, qui demeurent un bastion de la droite traditionnelle. De ce point de vue, ces élections sénatoriales sont un indicateur intéressant.
Ensuite, la stratégie que la macronie va devoir suivre. Certes, le résultat de ces élections est moins calamiteux pour LREM qu’on ne l’avait craint, ils perdent quelques sièges mais conservent le groupe. Mais surtout le président du groupe, François Patriat, a été réélu alors que sa position était vraiment fragile. Néanmoins, il y a pour Emmanuel Macron une difficulté réelle : comment le mouvement présidentiel peut-il agréger autour de lui ? C’est la seule stratégie qui reste au président. Il est désormais acquis que LREM ne parvient plus à s’étendre. On peut certes supposer que la machine repartira quand Macron se déclarera candidat (à ce propos, les Parisiens parmi nos auditeurs auront sans doute remarqué les nouvelles affiches « ensemble nous réussirons » à l’effigie du président, placardées un peu partout dans la capitale). Il lui faut attirer des voix d’autres forces politiques, notamment au centre.
L’avenir du mouvement présidentiel se présente donc davantage sous la forme d’une constellation que d’un parti univoque. Et cette constellation semble ancrée pour de bon à droite et au centre droit.
Matthias Fekl :
La première nouvelle quant à cette recomposition du Sénat n’en est pas vraiment une : la haute assemblée reste à droite. Elle n’a eu sous la cinquième République qu’un seul président socialiste, Jean-Pierre Bel. Cette fonction est essentielle, puisqu’il s’agit du deuxième personnage de l’Etat. Je ne sais plus quel président de la République disait « à chaque fois que je serre la main du président du Sénat, j'ai l'impression qu'il me tâte le pouls », ce qui en dit long sur l’importance discrète mais tout à fait réelle de ce personnage appelé à remplacer le président de la République en cas décès.
Au delà de ceci, le Sénat reflète une forme de réalité politique française, certes un peu biaisée en raison du mode scrutin qui survalorise les petites communes. Le résultat de cette dernière élection est le prolongement logique des municipales, dont elle pourrait presque faire office de troisième tour. Les difficultés du mouvement présidentiel à s’implanter sont en effet confirmées. J’ai le sentiment que les principales figures du mouvement présidentiel ont été élues ou réélues au Sénat malgré leur étiquette politique et non grâce à elle. Les élections législatives de 2017 avaient révélé un incontestable mouvement de fond, mais ces sénatoriales semblent montrer l’inverse. On pense à Sébastien Lecornu, à Jean-Baptiste Lemoyne, à François Patriat, des personnalités politiques profondément implantées dans leur territoire, qui les connaissent très finement, et il semble que ce soit leur personne qui ait été élue, bien davantage que leur obédience politique.
Quant aux suites nationales de cette élection, il me semble qu’on ne peut pas vraiment en déduire grand chose, si ce n’est qu’En Marche n’existe pas en tant que tel. En marche, c’est Emmanuel Macron, et rien qu’Emmanuel Macron. Le jour où il ne sera plus là, le mouvement disparaîtra, et si le président décide de se débarrasser de cette formation ou de la réinventer en profondeur, cela devrait se faire presque instantanément. La réalité numérique du mouvement est bien sûr indéniable, mais il n’y a pas de base idéologique, en dehors de suivre Emmanuel Macron.
Un dernier mot quant à l’importance du Sénat en tant que contre-pouvoir. C’est l’une des rares institutions françaises où d’autres opinions peuvent encore s’exprimer, y compris au sein du groupe En Marche (bien plus libre que celui de l’Assemblée Nationale). Au Sénat, quelle que soit l’appartenance politique, un travail de fond est encore mené et la liberté de parole y est plus grande que partout ailleurs dans le paysage politique français, de plus en plus monolithique.
Lucile Schmid :
Je voudrais rappeler que cette élection se fait au suffrage indirect et que ce sont 87 000 grands électeurs qui ont élu ces sénateurs. Ceux qui ont été réélus le doivent notamment à des relations interpersonnelles, et c’est un point essentiel. Au Sénat, les choses se passent entre des personnes, y compris au moment de l’élection, c’est d’ailleurs sans doute ce qui explique la plus grande liberté de parole de cette chambre.
J’ai personnellement connu des élections sénatoriales dans les Hauts-de-Seine, où certains candidats très « limite » faisaient campagne auprès de grands électeurs qui n’avaient rien à voir avec leur famille politique, et ont été miraculeusement élus. Je rappelle que dans chaque élection sénatoriale il y a aussi des listes dissidentes (ce qui fut une manière de contourner la parité obligatoire et faire élire plus d’hommes). Le Sénat n’est pas une chambre comme les autres, et ne correspond pas à nos idées a priori sur ce qu’est la vie démocratique, ne l’oublions pas.
Je voulais également réagir par rapport à cette idée de contre-pouvoir. Cela a été largement développé, notamment par Gérard Larcher : le Sénat serait le seul et dernier réel contre-pouvoir. Certes, mais le sujet est aussi le contenu du projet politique que l’on porte. Avec le fait qu’Emmanuel Macron glisse nettement à droite, on peut donc se demander à propos de quel contenu ce contre-pouvoir s’exprimera. Pour affirmer une indépendance, cela fonctionne, on l’a vu avec l’affaire Benalla par exemple. Mais pour ce qui est du contenu des politiques publiques, ce n’est pas un contre-pouvoir.
Chacun a en tête l’élection présidentielle, et que se passera-t-il quand il s’agira de se disputer la droite ? Qui sera le candidat de la droite « raisonnable » ? Sera-ce Emmanuel Macron ? Valérie Pécresse ? La question reste ouverte.
Enfin, on a beaucoup glosé sur le fait que les écologistes seraient en mesure de recréer un groupe au Sénat (ils n’en avaient plus depuis 2017), et ils ont effectivement 12 sénateurs. Cela tient aux divisions de la gauche : les gains des Verts se sont presque mécaniquement traduits par des pertes socialistes. La gauche unie aurait pu obtenir 6 ou 7 sièges supplémentaires, mais cette concurrence entre socialistes et écologistes a été dommageable. La question de la perspective électorale à gauche reste donc ouverte, alors même que du point de vue du contenu politique, de réelles perspectives s’ouvrent de ce côté. Il y a au Sénat un plus fort potentiel de contre-pouvoir politique à gauche (en terme de contenu) qu’à droite (en terme d’identité).
Philippe Meyer :
Il y a même des divisions au sein d’Europe Écologie Les Verts, puisqu’ils arrivent à former un groupe de 12 membres, comprenant un dissident ...
Jean-Louis Bourlanges :
Je pense que ces élections ne sont pas très intéressantes en tant que telles, dans la mesure où elles ne font que refléter et prolonger les municipales. La lecture du résultat est rapide : LREM échappe au désastre, les socialistes s’en tirent à peu près, la droite progresse, les écologistes enregistrent dans la confusion certains des bénéfices de leur percée aux municipales, et Gérard Larcher est élu pour l’éternité, ce qui est dans sa nature profonde. Business as usual.
Philippe Meyer :
On avait interrogé de manière un peu insolente Marcel Dassault (ou était-ce Frédéric-Dupont ?), alors qu’il avait 93 ans, lui demandant s’il comptait se représenter une nouvelle fois aux législatives. Il avait répondu « je me présenterai aux législatives jusqu’à ma mort, et après, j’irai au Sénat ».
Jean-Louis Bourlanges :
La composition du Sénat n’est pas particulièrement remarquable, ce qui l’est, c’est l’état de décomposition de l’ensemble des forces. La droite est très profondément clivée sur des thèmes qui ont perdu aux européennes (ceux de M. Bellamy : nationale, anti-européenne, anti-immigrés, etc.). Mais il est très difficile de faire entendre une autre ligne que celle-là dans la droite actuelle, sans immédiatement rejoindre la ligne de Macron. Il y a donc une sorte d’impasse idéologique pour la droite traditionnelle. A gauche, c’est très compliqué : les clivages, les ruptures et les divisions n’ont jamais été aussi profonds. Quant aux Verts, ils avaient le vent en poupe, mais choisissent comme toujours la radicalisation et l’irresponsabilité. A peine M. Jadot est-il apparu comme candidat plausible à la présidentielle (c’est à dire plutôt raisonnable), que sont sortis du bois pléthore de protestataires bien plus radicaux, aux lignes parfois délirantes (il ne me semble pas que l’avenir soit à la guerre des sexes prônée par Alice Coffin, par exemple). A gauche, l’anticapitalisme est très réel, il contredit assez frontalement le réformisme prôné par Macron.
De son côté, En Marche est dans une situation analogue. Je suis de ceux qui se sont ralliés à Macron lors de la présidentielle, et j’avais alors dit qu’il y avait deux moyens de constituer une majorité macronienne : la méthode « à la Merkel », qui consiste à respecter les familles politiques et à en faire une alliance. La méthode choisie n’a pas été celle-là, elle a consisté à nier ces différentes sensibilités et à les amalgamer de force dans un « parti de l’avenir », où en réalité il n’existe rien d’autre que Macron. La pré-campagne discrète qu’a évoquée Richard Werly avec ces récentes affiches est en réalité moins une campagne pour Macron qu’une campagne de survie pour En Marche. Le mot-clé y est « ensemble », c’est très révélateur. En outre, le choix a été de ne pas faire un parti. Il ne s’agit que d’une adresse informatique, il n’y a pas de cotisations, bref c’est une organisation bien plus centralisée que démocratique. Il y a au sein de ce mouvement des sensibilités réellement différentes (plutôt à gauche dans le mouvement, et à droite au gouvernement). La situation est donc très incommode, d’autant plus que le discours institutionnel n’a pas été clair. Ce qui a prévalu fut une approche néo-bonapartiste (au sens de Napoléon III), on se retrouve dans un système dans lequel le Parlement ne trouve pas sa place. Alors on invente des formules palliatives, comme la Convention citoyenne.
Le débat politique institutionnel est central, il doit absolument trouver un équilibre. Les Français auront besoin d’une cohabitation, on le sent. Il me semble qu’à moins d’un effondrement général du système, ce qui se dessine est une réélection de Macron avec un équilibrage parlementaire, composé en partie des macroniens du premier tour (LREM et MODEM) et de ceux du second tour, qui n’accepteront de se rallier à Macron que pour sauver le système mais refuseront de jouer les béni-oui-oui.