L’économie française à l’épreuve du reconfinement ?/ Où Erdogan emmène-t-il la Turquie ? / n°165 (1er novembre 2020)

L’économie française à l’épreuve du reconfinement ?

Introduction

Philippe Meyer :
Le gouvernement espère que les mesures sanitaires de confinement annoncées le 28 octobre pèseront moins qu’au printemps sur l’économie.  Selon la dernière note de l'Insee publiée le 30 octobre, le déconfinement a provoqué un rebond d’activité de 18, 2% au troisième trimestre – soit deux points de plus que prévu). Ce rebond avait été de 13,8% au deuxième trimestre après une baisse de -5,9% au premier. Selon les statisticiens, l'activité économique pourrait marquer le pas en fin d'année sous l'effet de la résurgence de l'épidémie » La consommation des ménages devrait refluer de 7% cette année après avoir augmenté de 1,5% en 2019. Les dépenses de consommation des administrations publiques, malgré une récente légère hausse devraient connaître en 2020 un recul de 6%.
Selon les observations de l'Insee, si le PIB du 3ème trimestre 2020 demeure inférieur de 4,3% à celui du 3ème trimestre 2019, toutes les composantes de la demande intérieure – et notamment la consommation des ménages rebondissent nettement au 3ème trimestre ; si le commerce extérieur reprend des couleurs (+ 23,2% après – 25,7%,) l’investissement reste nettement en retrait.
Ce sont principalement des activités de service qui ont été touchées : transport de voyageurs (ferroviaire et aérien), hébergement-restauration, activités sportives et culturelles. Ces secteurs représentent environ 9% de la valeur ajoutée française. D'autres secteurs ont réussi à tirer leur épingle du jeu : l'industrie pharmaceutique, les services d'information, les télécoms et le commerce de détail. Des secteurs qui représentent environ 8 % de la valeur ajoutée totale.
Sur le front de l’emploi l’'Unédic prévoit un chômage à 10,5% pour 2020. L'organisme qui gère le régime d'assurance-chômage prévoit l'indemnisation de 420.000 demandeurs d'emplois supplémentaires fin 2020 par rapport à fin 2019 du fait de la destruction de 670.000 emplois salariés. En mai dernier, 23% des ménages ont déclaré que leur situation financière s'était détériorée pendant le confinement. A l'opposé, 2% des ménages avaient vu leur situation s'améliorer, tandis que deux tiers signalaient une stabilité.
L'exécutif a déjà mobilisé 468 milliards d'euros pour aider les secteurs en difficulté. Tout l'argent n'a pas été utilisé. L’arsenal de mesures enclenchées au printemps est réactivé, amplifié ou prolongé qu’il s’agisse du chômage partiel, du recours au fonds de garantie, ou des prêts garantis par l’État. De nouvelles mesures seront prises dans les prochaines semaines. Le ministre de l’Économie, lors de la conférence de presse du Premier ministre du 29 octobre a estimé à 15 milliards d’€ par mois les aides publiques nécessaires pour soutenir les entreprises. Face à cette situation très tendue pour les finances de la France, la question se pose de la soutenabilité de la dette publique qui devrait atteindre cette année plus de 115 %.

Kontildondit ?

Lionel Zinsou :
Ce confinement ne ravit personne, et l’ambiance est particulièrement morose. C’est pourquoi j’aimerais commencer en disant que la situation n’a rien à voir avec ce qu’elle était au printemps. Du point de vue économique, elle est tout de même moins grave. Examinons les différences entre les deux périodes. Au moment du premier confinement, nous avons été cueillis à froid, totalement impréparés. Certaines leçons ont été retenues, et nous avons eu une vraie reprise au 3ème trimestre, avec 16% de croissance en plus qu’au 2ème trimestre. La reprise, en « V », a été spectaculaire, et elle a dissipé l’idée que tout le monde allait être très précautionneux après le 11 mai, que l’épargne allait s’accumuler, que les problèmes de la reprise seraient nombreux, avec des syndicats hostiles ... Le seul précédent de paralysie de l’économie française était en mai 1968. Là aussi, le rebond avait été très fort au 3ème trimestre. On peut donc raisonnablement croire que nous aurons une autre reprise après ce deuxième confinement.
En prenant un peu de recul, on s’aperçoit qu’une économie comme celle de la Chine (avec peu de nouvelles contaminations au SARS-CoV-2) a également repris très fort. Le modèle de la reprise en V n’est donc pas compromis par cette deuxième vague épidémique. On sait que les consommateurs reviendront vers les restaurants, les hôtels (nous avons certes perdu le tourisme international, mais avons atteint des niveaux très élevés de tourisme domestique). On sait qu’ils retourneront vers les librairies, mais également vers l’automobile et les autres transports, vers l’équipement du foyer et les artisans. Au moins, on n’a plus à penser le monde d’après sur le mode « nous ne parviendrons pas psychologiquement à sortir de la pandémie dans nos choix économiques ». On sait qu’on en sort. La reprise chinoise est forte, tant du côté de la production industrielle que du commerce international, et cela montre que les chocs sur les chaînes logistiques mondiales sont derrière nous, et que celles-ci ne seront pas affectées par la situation sanitaire en France.
Autre grande différence : seuls quelques pays sont reconfinés, on n’est plus dans la paralysie planétaire complète que nous avons connue. Le commerce mondial reprend, certes pas au même rythme selon les continents. Fortement en Asie, beaucoup moins en Amérique latine, raisonnablement en Afrique (le continent le plus épargné par la pandémie).
Il n’y a aucune raison de penser que nous allons perdre 1,5% de PIB tous les 15 jours. Même si le confinement d’aujourd’hui devait durer deux mois et que les commerces perdaient la saison des fêtes, nous sommes au tiers du rythme de dégradation que nous avons connu au deuxième trimestre.
Parmi les leçons retenues, citons les mécanismes mis en place pour assurer la liquidité des entreprises. Ils sont pleinement actifs, et on n’a utilisé que la moitié des 300 milliards consacrés au prêts garantis. Si la volonté politique est là et qu’on stimule correctement les banques, nous avons donc largement de quoi assurer ces liquidités. En termes de protection de l’emploi, nous avons eu une baisse du chômage aux deuxième et troisième trimestres. Au deuxième parce que les gens ne sortaient pas de chez eux pour aller s’inscrire au Pôle Emploi, au troisième en revanche on a recréé des emplois. L’intérim a connu une hausse historique, par exemple. Cette baisse du chômage ne devrait cependant pas durer. Pas réellement à cause des plans de licenciement qui s’annoncent (qui totalisent pour le moment 75 000 pertes d’emploi) mais plutôt de la non-embauche.
L’incertitude de la période limite les recrutements dans les entreprises. C’est quelque chose qu’il faut combattre, car les vaccins arrivent (les candidats sont nombreux et l’un d’entre eux est déjà employé en Chine) et au premier trimestre 2021 les perspectives devraient être plus claires de ce côté. Cette situation de non-embauche est particulièrement dommageable pour les jeunes, dont il faut bien reconnaître qu’ils sont dans une situation catastrophique quand ils arrivent sur le marché du travail. Ne pas embaucher est une erreur qui obligera à embaucher en désordre plus tard. Les effets du plan de relance et du plan européen se feront plutôt sentir en 2021.
Il ne s’agit pas de dire qu’il n’existe pas de difficultés auxquelles on réponde mal. Il y en a. Les secteurs sinistrés par exemple, qu’on ne sait pas aider efficacement. On sait faire de la dette et prêter de l’argent, en revanche on peine à aider en fonds propres et à recapitaliser. Notamment pour les PME, les TPE, les commerces de détail, les industries créatives, le spectacle ... C’est très difficile à faire à l’échelon national, il faut décentraliser, certains présidents de régions sont d’ailleurs déjà très actifs.
Enfin, les ménages les plus vulnérables sont très précarisés, et eux aussi sont assez mal pris en compte. La pauvreté et les inégalités vont poser un problème dont les conséquences seront certainement politiques.
Au fond, le PIB sera maintenu à environ 90 ou 95% de ce qu’il était. L’essentiel de la population, à peu près 90%, est relativement bien protégé par ce qui s’est mis en place. Mais il y a un problème social très sérieux sur les 10% restants, avec un accroissement des inégalités qui se révèlera insupportable moralement et politiquement. Les mesures pour y remédier ne sont pas de l’ordre de l’encouragement à la consommation ; il s’agit de solvabiliser les ménages précaires, qui n’ont pas accès à leurs droits sociaux. Pour l’instant, ces difficultés sont prises en charge plutôt au niveau associatif ou familial que par une réelle action politique.

Lucile Schmid :
Dans son allocution de mercredi dernier, Emmanuel Macron a associé la lutte contre la pandémie à la question économique de façon tout à fait explicite, ce qui n’était pas le cas lors du premier confinement, où nous naviguions à vue quant aux impacts économiques. Le rebond de l’économie au troisième trimestre a en effet été meilleur que prévu. En revanche au quatrième, alors qu’on voyait le nombre de contaminations s’accélérer, les entreprises n’ont pas anticipé correctement la situation, et surtout la consommation des ménages a beaucoup chuté, par rapport au troisième trimestre où les gens sont partis en vacances.
Nous sommes dans une configuration où l’on voit bien que le rôle des ménages sera crucial dans la reprise, or pour l’instant leurs anticipations ne sont pas bonnes, une fois passée cette « bulle » des vacances. L’épargne forcée pourrait devenir une épargne de précaution.
On sait que ce reconfinement va retarder la reprise tant attendue, et sans doute la décaler au deuxième semestre 2021, alors qu’on l’espérait au premier. C’est un point essentiel, car dans le même temps, les inégalités s’accroissent de façon très préoccupante. D’après l’INSEE, environ un quart des ménages subissent une dégradation très forte de leurs revenus et entrent dans la précarité, voire la pauvreté.
Certains économistes (comme Pierre-Yves Geoffard) ont pointé l’effet redistributif très fort du confinement et des mesures de lutte contre la pandémie. L’arbitrage entre santé et économie doit être complété par un focus plus qualitatif sur les populations. Aujourd’hui, très peu d’études combinent les données sanitaires aux données sociales. Cela a amené certains députés, et pas seulement ceux de la gauche, à réclamer des propositions fiscales en faveur des catégories les plus vulnérables. On voit bien qu’aujourd’hui il existe une vraie demande de compléter la politique gouvernementale, très tournée vers l’offre, par de vraies actions en faveur des plus fragiles : que l’arsenal ne soit pas qu’économique, mais aussi social.
Il y a également un vrai enjeu autour de la relocalisation. On sait que l’industrie française a subi une baisse sévère de ses exportations, du fait même de sa spécialisation (automobile, aéronautique, agroalimentaire). La question de notre bonne spécialisation industrielle se pose de façon très aiguë dans un tel contexte. La mondialisation se recompose, et ce mouvement ne s’arrêtera pas avec la pandémie. Il s’agit notamment de l‘articulation entre le modèle français traditionnel et un autre, plus durable.

François Bujon de l’Estang :
J’ai écouté avec reconnaissance les raisons d’espérer que nous a données Lionel Zinsou, mais je crains d’être plus pessimiste. Il ne faut pas oublier que le deuxième confinement survient au moment où cette reprise semblait n’avoir été qu’une parenthèse, où l’inquiétude est généralisée et paralyse les décisions d’investissements, où l’épargne accumulée pendant le premier confinement n’est pas retournée dans la consommation. Ce deuxième confinement a peut-être lieu dans un contexte meilleur, en revanche il touche des entreprises déjà fragilisées par le premier.
L’état des lieux est tout de même sombre. L’INSEE prévoyait une récession de 9% pour 2020, et le ministre de l’économie nous a dit qu’elle serait en réalité de 11%. D’autre part, le coût des nouvelles mesures sanitaires (couvre-feu, puis reconfinement) pourrait s’élever à 5 points de PIB. Le chômage est à plus de 10%, plus de 720 000 emplois ont été détruits, la demande intérieure s’est effondrée, et la consommation des ménages a chuté de 7%.
L’Etat a fait un effort considérable, mettant 468 milliards sur la table, auxquels s’ajouteront le plan de relance et les mesures européennes, si elles parviennent à être votées à temps. Il n’en reste pas moins que le déficit public est à 10,2% du PIB, et la dette à 115% du PIB. Si certaines entreprises résistent bien, d’autres en revanche sont tout à fait sinistrées. C’est le cas pour les secteurs du tourisme et de l’hospitalité, du transport aérien (Air France perd 300 millions d’euros par mois en ce moment), de l’événementiel, de la culture ... Et à côté de tout cela, qui se voit, il y a tout ce que l’on ne voit pas. Comme par exemple l’investissement public, qui a baissé de 26% entre janvier et juin, sa plus forte chute en 70 ans, dans des secteurs déjà sensiblement dégradés (l’infrastructure ferroviaire ou le parc immobilier universitaire). Les recette fiscales sont évidemment en baisse, les comptes de l’UNÉDIC accusent un déficit sans précédent : 18,7 milliards d’euros en 2020, avec des recettes en chute libre puisque l’activité baisse et que le chômage augmente. Quant au déficit de la sécurité sociale, il est tout simplement abyssal : 46,8 milliards d’euros.
C’est dans cette situation très difficile que nous arrive ce reconfinement. On sait pas du tout ce qu’il nous réserve, mais bien peu de gens pensent qu’il ne durera qu’un mois. D’autre part, le virus va continuer à faire des siennes au moins jusqu’au printemps prochain. La situation est grave, et la précarisation croissante et la désastreuse situation de l’emploi des jeunes sont des problèmes tout à fait pressants.

Lionel Zinsou :
J’en suis bien d’accord : la situation est tout à fait préoccupante, je voulais pas dire le contraire, mais simplement pointer les leçons qui ont été tirées du premier confinement, et les instruments mis en place. Je constate que la situation mondiale n’est pas la même, et que le ciblage de nos efforts est meilleur.
A propos de l’investissement public : c’est une vraie différence avec la sortie de crise de 2009-2010, et il va véritablement falloir s’en occuper en 2021. L’un des facteurs de la reprise de 2009 était l’augmentation de l’investissement public. Ici ce n’est pas le cas, puisque nous avons une conjonction très défavorable entre les élections municipales et la pandémie. L’investissement public repose pour deux tiers sur les collectivités territoriales, et il freine très significativement dans les quelques mois autour des élections. Elles ont toujours cet effet de paralysie, qui s’est ici ajouté au coup d’arrêt du premier confinement.
A propos de l’investissement des ménages, c’est à dire du logement, il y a eu des décisions pour le financement du logement social, mais va vraisemblablement falloir les amplifier considérablement. Il se trouve qu’on a arrêté en France la construction au printemps dernier, et que nous ne referons pas cette erreur. Ce fut un trou d’air terrible : on ne livrera en 2020 que 200 000 logements au lieu de 400 000. Le problème est qu’un logement crée deux emplois, on a donc créé 400 000 chômeurs. Il va donc indubitablement y avoir des décisions à propos du logement. Le gouvernement a adopté un amendement sénatorial d’encouragement aux donations, qui, on le sait, se traduisent par des investissements dans les logements ou la création d’entreprises. On a besoin des deux, il faudrait donc faire de la publicité autour de cette mesure. La seule façon de désépargner efficacement est de repasser normativement en 2021 à un objectif de livrer 500 000 logements.
Quant à l’investissement productif, il évolue comme le PIB, alors qu’on craignait bien pire. Le gouvernement, en présentant les lois rectificatives de finances au printemps dernier, avait déjà une hypothèse à - 11%, tout a donc été calculé sur la base de ce chiffre.
L’épargne de précaution est une épargne de riches. Elle concerne des gens qui ont peu de propension à consommer, et elle est très liée à l’anticipation de la hausse des impôts. C’est pourquoi donner des signaux de stabilité fiscale est très important.

Où Erdogan emmène-t-il la Turquie ?

Introduction

Philippe Meyer :
Après l’hommage à Samuel Paty, et le « nous ne renoncerons pas aux caricatures », d’Emmanuel Macron, Redjep Tayyib Erdogan a invité le président français à « faire examiner sa santé mentale ». L’ambassadeur de France à Ankara a été rappelé en consultation. Je profite de la présence parmi nous de François Bujon de l’Estang pour qu’il nous éclaire sur le sens et la gravité de ce geste.

François Bujon de l’Estang :
Il s’agit d’abord de marquer un très grand mécontentement, cela va de soi. C’est donc un geste auquel on n’a pas recours facilement. Il faut que la situation soit grave.
Il faut ensuite voir le degré du rappel : s’agit-il de quelques jours, ou bien de plusieurs mois, voire plusieurs années, comme ce fut le cas avec le Maroc au moment de l’affaire Ben Barka ?
Il se peut aussi que ce geste soit le préliminaire à une suspension des relations diplomatiques. La première étape consiste à les réduire en rappelant l’ambassadeur.
Pour ce qui est de la Turquie, il n’y avait pas eu de rappel d’ambassadeur depuis 1901, c’est vous dire à quel point le geste est significatif.

Philippe Meyer :
Erdogan reproche à son homologue français le projet de loi en préparation à Paris contre le « séparatisme » islamiste qui prévoit notamment de « structurer l'islam » en France. Selon lui, ce projet discriminerait la population musulmane française. Les réseaux pro-turcs au Qatar et au Koweït ont encouragé les appels au boycott des produits français en représailles contre la republication par divers titres de la presse française des dessins de Charlie Hebdo. Pour Paris, la synchronisation de ces manifestations d’hostilité a pour véritable cause la décision française de contrôler les ressources engagées en France par la Turquie pour conserver la haute main sur sa diaspora (forte de 700 000 personnes) via des associations culturelles, cultuelles et politiques. La Turquie contrôle en France la moitié des 300 imams détachés par des pays étrangers et cherche à implanter des écoles turques.
Ces nouvelles tensions auxquelles s’ajoutent les affrontements entre Arméniens et Turcs près de Lyon, le 29 octobre, interviennent au moment où les contentieux géopolitiques entre la France et la Turquie ne cessent de se multiplier, que ce soit en Syrie où Ankara reproche à Paris son soutien aux milices kurdes, en Libye, en Méditerranée, ou plus récemment dans le Caucase. A un moment également où en Turquie, les piètres performances de l'économie, la répression accrue envers les Kurdes, les purges de la société civile, l'emballement de la pandémie de Covid-19 ont terni l’image du président turc. Selon Avrasya, un institut d'études de l'opinion, si les élections, présidentielle et législatives, prévues pour juin 2023, étaient anticipées, Erdogan n'en sortirait pas vainqueur : son score serait de 38,7 % contre 41,9 % pour Ekrem Imamoglu, le maire d'Istanbul, son principal rival. En cause notamment l’économie : les promesses de prospérité se sont évanouies, le chômage est en hausse (13 % en moyenne, 26 % chez les jeunes), la devise locale ne cesse de se déprécier (- 25 % par rapport au dollar depuis le début de 2020), tandis que les investissements étrangers se sont taris.
En Europe, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, le président du Conseil européen, Charles Michel, et le haut représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, ont tous dénoncé des « propos intolérables » et appelé la Turquie à cesser « cette spirale dangereuse de confrontation », sous peine de se retrouver elle-même « isolée », tandis qu’Angela Merkel est sortie de sa réserve pour fustiger « des déclarations diffamatoires » et « inacceptables ».

Kontildondit ?

François Bujon de l’Estang :
De quoi Erdogan est-il le nom ? Pour le moment, de ce nouvel autoritarisme qu’on appelle « démocrature », c’est à dire une dictature tempérée en principe par des élections libres (mais dont la fiabilité est douteuse dans les faits). Cela relativise la portée du sondage que vous avez mentionné. Erdogan est loin d’avoir dit son dernier mot politiquement parlant, et il peut avoir recours à des mesures extrêmes. Il l’a déjà fait après la tentative de coup d’état de 2016, et la Turquie est un pays où les prisons débordent d’opposants politiques de tous ordres : journalistes, enseignants, fonctionnaires, militaires ... La liberté d’expression n’y est que nominale.
Erdogan est également le nom de la nostalgie d’empire ; l’empire ottoman, en l’occurrence. C’est aussi le nom de l’islamisme militant, dans sa version « Frères musulmans », une mouvance dont l’idéologie est tout à fait conquérante. Je vous rappelle cette citation d’Erdogan : « Nous ferons de nos minarets des baïonnettes, de nos dômes des casques, de nos mosquées des casernes et de nos croyants des soldats  ». Le ton est donné.
Il est enfin le nom d’une alliance nouvelle (depuis ses échecs aux élections municipales), entre les islamistes conservateurs de l’AKP (son parti) et les ultra-nationalistes du parti MHP, partisans d’un certain aventurisme.
Quels sont les buts que poursuit Erdogan ? Il y en a trois. Le premier est évidemment d’affirmer la Turquie comme une puissance régionale incontournable, et cet objectif se conjugue à la nostalgie d’empire mentionnée ci-dessus. Sa diplomatie est qualifiée depuis quelques années de néo-ottomane. Elle est très activiste, et il la déploie dans tous les anciens territoires de l’empire ottoman : en Syrie, au Maghreb, en Méditerranée Orientale, dans le Caucase ou dans les Balkans. Activiste, mais aussi revancharde et opportuniste, profitant de l’effacèrent de l’Occident. Sitôt que les Etats-Unis ont prouvé qu’ils se tiendraient éloignés de la Syrie, la Turquie y a envoyé des troupes contre les Kurdes syriens. Il fait également chanter l’Europe avec les réfugiés, dont il menace sans cesse de nous « inonder ».
Son deuxième objectif joue sur la nostalgie du califat, qui avait été aboli par Atatürk en 1924. Il est clair qu’il cherche à prendre le leadership du monde sunnite, une entreprise qui le met en opposition directe à l’Arabie Saoudite. Il le fait avec l’appui du Qatar, et de tout le réseau des Frères musulmans au Moyen-Orient. Mais aussi avec d’autres complicités plus surprenantes, comme celle d’Israël, un partenaire traditionnel de la Turquie. N’oublions pas que la Turquie est le seul pays musulman qui a reconnu l’Etat hébreu dès sa création en 1948. Israël étant en guerre avec le monde chiite, c’est le vieil adage « les ennemis de mes ennemis sont mes amis » qui prévaut. Autre complice : la Russie, un fournisseur d’armes de la Turquie. C’est évidemment extraordinaire qu’un pays membre de l’OTAN s’équipe de matériel militaire russe, et les oppositions à la Russie en Syrie ou en Libye n’empêchent pas cette connivence.
Troisième but : détourner l’attention des problèmes internes turcs. Erdogan a perdu les municipalités d’Istambul et d’Ankara. Le mécontentement de la population est croissant, et l’économie turque est au plus mal, avec une inflation à 12%, et un chômage de 13%. L’agence de notation Moody’s a ainsi classé la dette turque au niveau B2, le même que l’Egypte, ce qui ajoute une humiliation aux difficultés.
Dans ces conditions, trouver un bouc émissaire, la France, est bienvenu.

Lucile Schmid :
Il ne faut pas oublier à quel point nous avons fait confiance à Erdogan quand il est arrivé au pouvoir au début des années 2000. Quand il est devenu un interlocuteur privilégié de l’Europe, la Turquie était candidate pour adhérer à l’UE. Les choses se sont dégradées progressivement, avec notamment la prise de position très nette de Nicolas Sarkozy et Angela Merkel contre cette candidature.
Tout au long de la décennie 2010-2020, on a vu Erdogan se muer progressivement en chef religieux. Rappelons qu’à sa création, l’AKP se voulait un parti à la fois islamiste et démocratique, ce qui tranchait avec la position traditionnelle de laïcité turque, notamment dans l’armée. L’écrivain Orhan Pamuk avait d’ailleurs bien posé la question : « la laïcité signifie-t-elle la démocratie en Turquie ? » Progressivement, le caméléon Erdogan s’est donc mué en leader religieux, aspirant à une position internationale pour tout l’islam.
Ces positions d’Erdogan contre la France et l’Europe ont une origine historique, qui va plus loin que les deux dernières décennies. Le souvenir du traité de Lausanne de 1923 qui démantela l’empire ottoman, est encore vivace. En tant qu’européens, nous devons nous aussi garder cette histoire en tête.
La rivalité avec Macron est impressionnante. Il semble qu’Erdogan lui voue une haine personnelle. Elle ne date pas de ce mois d’octobre, elle s’est manifestée dès 2019, quand au sommet de l’OTAN, le président français avait proclamé que l’organisation était « en état de mort cérébrale », dénonçant ainsi indirectement les achats d’armements russes de la Turquie. A partir de là, Erdogan s’est déchaîné contre Macron, les injures pleuvent depuis lors, et leur violence est tout à fait rare dans un contexte diplomatique. Elles traduisent l’absence de limite du leader turc, et la nécessité d’une riposte calme et organisée du côté de l’UE. Mais ces remarques belliqueuses d’Erdogan sont sans doute dues également aux décisions de politique intérieure française. En effet, début octobre, dans le discours de Macron sur le séparatisme islamiste, certaines mesures annoncées sont mal passées côté turc. Notamment celle de mettre fin aux cours de langue assurés par des professeurs détachés d’autres pays.
Quand on sait qu’il y a 700 000 Turcs en France, et qu’Erdogan mène une sorte de guerre culturelle, s’appuyant notamment sur la diaspora, on voit combien cette résistance explicite de Macron doit irriter le président turc. Comment faire pour que l’UE organise une position diplomatique suffisamment forte pour relayer les positions du président français ?

Lionel Zinsou :
Erdogan cherche clairement une hégémonie turque sur le monde musulman ; je rappelle que l’Islam n’est pas arabe. Le message d’Erdogan s’adresse donc au monde entier. Il y a manifestement une place à occuper, que le président turc espère conquérir. Certes, le monde musulman est arabe d’un point de vue historique et culturel, mais du point de vue des effectifs, les communautés musulmanes les plus nombreuses ne sont pas arabes. La communauté turcophone est très importante et son influence s’étend bien au-delà de la Turquie. Il y a également un Islam persophone, dominé par l’Iran dans les communautés chiites, mais cela va bien au-delà. Les plus grands pays musulmans sont l’Inde, le Pakistan et l’Indonésie. Il y a des communautés musulmanes en Asie du Sud-Est, en Chine, et en Afrique non-arabe. Dans l’Afrique hausa du Nigéria (un pays comptant plus de musulmans que la Turquie), mais également au Sahel, en Afrique de l’Est ...
Il y a bien une question de leadership, en termes de soft power, d’économie, de puissance militaire. La Turquie projette des troupes et des armes dans toutes les directions : en Syrie, en Libye, dans le Haut Karabakh.
La puissance que la Turquie veut à nouveau incarner est donc bien plus que régionale. C’est un rôle mondial qu’elle ambitionne. Elle agit dans un certain vide, qui n’est pas seulement celui de l‘Occident ; elle profite également de la faiblesse iranienne, et d’un certain vide russe dans le monde musulman. La Chine pose également problème au monde musulman à cause des Ouïghours.
La puissance économique turque, même dégradée par la crise, n’est pas négligeable. En Afrique, la France est obnubilée par les progrès de la Chine. Elle ferait mieux de regarder ceux de la Turquie, qui sont très impressionnants. Le pays a ouvert partout des écoles, des escales pour sa compagnie aérienne (dotée du plus grand réseau du monde). Sur les marchés d’infrastructures ou de bâtiments, la montée en puissance hyper-compétitive des grandes sociétés turques est très significative.
Il y a indéniablement une volonté d’hégémonie. Elle profite de nombreux vides, et le monde musulman manque de leaders politiques. Il y en a eu dans le passé, comme Nasser, mais il y a désormais un vide qu’Erdogan entend combler.

Les brèves

Le pouvoir de la destruction créatrice

Lionel Zinsou

"Je rappelle à nos auditeurs que de nombreuses librairies sont dotées d’un site et d’un système « click and collect », il est donc possible de les soutenir. Vous pourrez ainsi découvrir cet ouvrage majeur, l’un des plus importants de la décennie. Il est signé de Philippe Aghion, professeur d’économie du Collège de France. La destruction créatrice est un concept économique de Joseph Schumpeter, qui est ici modélisé théoriquement et empiriquement. Cela répond à beaucoup de questions que l’on se posait sur la croissance des pays émergents. L’auteur nous donne sur les politiques publiques des leçons très stimulantes, y compris pour penser le monde d’après."

Facing you

François Bujon de L’Estang

"Je voulais souligner une triste nouvelle : Le très populaire pianiste Keith Jarrett cesse son activité, pour des raisons médicales. Deux AVC l’ont laissé paralysé de la main gauche, il dit donc adieu à la scène, et sans doute au piano. En outre, le bassiste qui l’accompagnait, Gary Peacock, est mort au mois de septembre. Pour se remettre de cette triste nouvelle, je vous recommande le premier de ses disques, qui date de 1972, et qui contient déjà toutes les promesses que Jarrett tiendra par la suite dans ses disques en solo. "