Mesure pour mesure(s)
Introduction
Philippe Meyer :
Le reconfinement du 30 octobre et ses mesures de toutes sortes a provoqué de nombreuses polémiques. Alors que les librairies, les boutiques de vêtements et les commerces de jouets sont qualifiés de non-essentiels et fermés, les grandes surfaces demeurent ouvertes à condition d’empêcher l’accès à leurs rayons de livres, de vêtements et de jouets. Les plateformes en ligne regorgent de commandes et les polémiques se concentrent sur Amazon dont les profits connaissent une très forte croissance alors qu’elle échappe à la condition fiscale commune. Le ministre de l’Économie s’est flatté d’avoir obtenu que la plupart des plateformes repoussent d’une semaine les ventes promotionnelles dites du Black Friday. La Fédération du commerce et de la distribution a accepté cet arrangement auquel Amazon France a souscrit. Plusieurs maires ont signé des arrêtés autorisant l’ouverture de commerces fermés par le gouvernement. Les groupes de la grande distribution, contraints de mettre sous le boisseau leurs rayonnages de produits non essentiels connaissent une baisse d’activité. Ils recourent désormais massivement au chômage partiel : les services territoriaux du ministère du Travail ont reçu 208 600 demandes en deux semaines, avec quelque 15 000 requêtes quotidiennes contre 3 000 les semaines précédant le reconfinement.
Dans ce contexte, l’opposition juge le plan de relance de 100 milliards d’euros « mal calibré », « trop tardif » et « insuffisant pour protéger les plus fragiles ». Le Medef estime les mesures destinées aux entreprises souvent trop compliquées et selon le Cédétiste Laurent Berger « il manque des mesures qui aident la demande des foyers les plus modestes ». La grogne a également sévi le week-end dernier chez les catholiques qui se sont mobilisés devant les parvis des églises d'une vingtaine de villes en France pour réclamer le retour des messes publiques, quand certains évêques et d'autres fidèles appelaient à la patience. Le Premier ministre a annoncé qu’il ne réautoriserait pas les messes en public avant le 1er décembre, par crainte de contaminations en masse.
Enfin la discussion du projet de loi sur la Sécurité globale à l’Assemblée nationale a débuté le 17 novembre dans un climat tendu. Si le renforcement des polices municipales et l'encadrement de la sécurité privée font plutôt consensus, plusieurs failles ont été ouvertes par le volet sur la protection des forces de l'ordre. L'article 24, qui rend passible d'un an d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende le fait de diffuser « dans le but qu'il soit porté atteinte à son intégrité physique ou psychique, l'image du visage ou tout autre élément d'identification d'un agent de la police nationale ou de la gendarmerie nationale » a suscité depuis son examen en commission des lois, il y a trois semaines, les blâmes de la Défenseure des droits Claire Hédon, puis ceux des sociétés de journalistes, avant la semonce, le 16 novembre, du Conseil des droits l'homme des Nations unies et, in fine, le ministre de l’Intérieur a dû annoncer qu’il reverrait sa copie.
Kontildondit ?
Nicolas Baverez :
Il est vrai que la France affronte une crise d’une incroyable complexité. Nous avons à la fois l’épidémie, une récession historique, une colère sociale qui monte, des problèmes de terrorisme, et à présent une campagne de boycott international lancée contre les produits français.
Il faut reconnaître que si l’épidémie est mondiale et que la crise économique touche tous les pays développés, il y a pourtant une part d’exception française. Force est de constater que ce deuxième confinement a tourné au chaos. Il est mal compris, et ressenti comme injuste, tant par les élus que par les entreprises et par les citoyens. On a vu se multiplier des situations aberrantes, qui ont conduit un journal allemand à qualifier la France « d’Absurdistan ». La distinction entre produits essentiels et non-essentiels, la polémique à propos des librairies, le report du Black Friday (qui est un évènement international, par conséquent il y aura deux Black Friday au lieu d’un) ... A propos du chômage partiel, on critique la grande distribution d’y recourir quand, au même moment, la ministre du Travail explique que les stations de ski doivent embaucher les saisonniers pour les mettre immédiatement au chômage partiel. Bref, un désordre inouï.
Emmanuel Macron et son gouvernement ont complètement perdu le contrôle de la situation sanitaire, avec 2 millions de cas et 47 000 morts. Nous avons malheureusement eu la preuve que, contrairement aux dires du ministre de la Santé, l’hôpital n’était absolument pas prêt à affronter une deuxième vague épidémique. La perte de contrôle concerne aussi la situation économique, avec 11% de récession, 120% du PIB de dette publique, 10% de chômeurs à la fin de l’année et un plan de relance qui dessine l’économie idéale pour 2030, mais laisse s’effondrer l’économie réelle de 2020. Par ailleurs, la situation sociale est dangereuse, avec des commerçants et des indépendants qui vont perdre le travail d’une vie, et des jeunes dans une situation extrêmement difficile. Enfin, une perte de contrôle de l’ordre public, avec une montée de la violence et la reprise d’actes terroristes.
Que trouve-t-on derrière tout cela ? Toujours les mêmes travers, avec des éléments propres à Emmanuel Macron, et d’autres qui tiennent à nos institutions. C’est à dire un système complètement technocratique (qu’on a vu sortir de route avec le fameux décret sur les biens essentiels), une incroyable centralisation, une naïveté stupéfiante (on fait une application anti-Covid sans les fabricants de portables), l’utilisation du Conseil de défense pour le sanitaire ou l’écologie alors qu’il n’est pas fait pour cela. Dans le même temps, Mme Merkel associe les Länder et les entreprises à ses décisions. Dès lors, rien d’étonnant à ce que l’on se retrouve avec un président et un gouvernement totalement isolés.
Que faire, alors ? Il me semble d’abord qu’il faudrait cesser d’opposer la sécurité sanitaire et l’économie, l’état de droit et l’ordre public. Depuis le début, on connaît la stratégie contre l’épidémie : tester, tracer, isoler, soigner. Aujourd’hui, il n’y a toujours pas de « tracer », ni « d’isoler ». Le président de la République a d’ailleurs fait un glissement sémantique : il parle désormais « d’alerter ». Or il ne s’agit pas d’alerter, mais bien de tracer, comme le font les autres pays. Quant au plan de relance, il faut le reconfigurer pour traiter les problèmes du présent : la flexibilité du travail, les fonds propres des entreprises, la subvention d’investissement, et le soutien des ménages les plus modestes. Enfin, il faut améliorer notre fonctionnement démocratique. Le Conseil de défense n’est pas fait pour gérer les crises sanitaires, le Parlement doit être remis dans le circuit de décisions, et il faut travailler avec les collectivités locales et les acteurs économiques et sociaux. Cessons d’infantiliser les citoyens, il y a toujours plus d’intelligence dans le grand nombre qu’il n’y en aura dans un seul homme.
Michaela Wiegel :
Je nuancerai un peu le tableau très noir que Nicolas vient de brosser. Certes, il n’y a pas de quoi se réjouir, mais puisque la comparaison avec l’Allemagne a été faite, signalons tout de même qu’à la vitesse où circule le virus, on ne peut plus aujourd’hui dire que le fédéralisme allemand est la recette miracle face à l’épidémie. Je crois même pouvoir dire qu’Angela Merkel, débattant infructueusement pendant des dizaines d’heures avec les présidents des Länder aurait sans doute très envie de pouvoir parfois imposer quelques-unes de ses décisions. Aujourd’hui, le taux de contagion est pire à Berlin qu’il ne l’est à Paris.
Il est vrai que cette épidémie a donné à voir tous les mauvais côtés de la 5ème République. J’ai récemment relu Le coup d’Etat permanent, que François Mitterrand avait écrit en 1964. On y trouve déjà tous les points que l’on peut critiquer aujourd’hui : une concentration du pouvoir dans une seule personne, une prise de décisions sans concertation, des abus de pouvoir. Il me semble que tout cela est constitutionnel, et prévu dans les institutions de la 5ème République. Mais les Français d’aujourd’hui ne l’acceptent plus. La 5ème République leur paraît seule à même de garantir la stabilité politique, mais si l’on ne quitte pas ce cadre institutionnel, je ne vois pas comment ces problèmes s’amélioreront, car il n’y aura toujours pas assez de contrôle démocratique. C’est je crois ce qui explique les difficultés françaises.
Cela ne signifie pas pour autant que les choses soient plus faciles en Allemagne. On a vu cette semaine des opposants au port du masque envahir le Bundestag et en perturber le fonctionnement. Ce n’est donc facile pour personne. L’Allemagne est entrée dans cette crise avec de bien meilleurs chiffres économiques que la France, il est donc normal qu’elle s’en tire mieux à ce stade. Une plus grande libéralisation aurait-elle fonctionné en France ? Ce n’est pas sûr.
Marc-Olivier Padis :
Quand on entend le talentueux réquisitoire de Nicolas Baverez, on se dit qu’un mal au moins sera épargné à la France : la crise d’auto-satisfaction. Mais il est vrai que cette mise à l’épreuve de notre système hyper-centralisé est sans précédent, et que celui-ci s’en tire bien mal. Malgré ce que peut nous dire Michaela, on a le sentiment qu’un système fédéral s’en sort quand même mieux, même si les informations qui nous arrivent de Suisse nous montrent que les problèmes y sont nombreux là aussi, avec des écarts entre Suisse alémanique et la Suisse romande. Il est vrai que l’utilisation du Conseil de défense sanitaire est tout à fait caricaturale et illustratrice de ce choix de pilotage, aussi vertical que centralisé.
Ce qui est particulièrement inquiétant, c’est que la nomination de M. Castex comme Premier ministre était censée être une réponse à ce défaut largement commenté du premier confinement. Il semble donc que nous ayons gardé les mêmes travers. Mais un pays plongé dans un tel état d’urgence et de stress retrouve des réflexes vitaux et on en revient aux vieilles habitudes : se tourner vers les préfets, mettre de côté toutes les formes de concertation et de participation du système sanitaire français, comme la Conférence nationale de Santé, les associations de patients, le Conseil de la Santé publique ... Tout cela a été écarté au profit d’un Conseil scientifique auprès du Premier ministre, qui fait d’ailleurs un bon travail, mais qui est une institution ad hoc alors qu’il existait déjà des instances.
Comment expliquer cette situation ? Rappelons d’abord que nous sommes tous dans une phase d’apprentissage collectif, comme tous les autres pays. Ceux qui s’en sortent le mieux, en Asie ou en Afrique, sont ceux qui ont vécu des chocs épidémiques récemment, et sont donc mieux préparés. Ensuite, ce deuxième confinement marque la fin du consensus politique qui avait accompagné le début de la crise. Celui-ci a cessé car la stratégie présentée par Emmanuel Macron a ouvert un espace de débat et de polémique. Lors du premier confinement, le président avait dit « la santé avant tout ». A présent il essaie de trouver un équilibre entre activité économique et protection sanitaire. C’est un effort tout à fait louable, mais le fait de placer un curseur est à double tranchant car un curseur, cela se bouge. Dès lors, tous peuvent présenter des doléances et réclamer qu’il soit déplacé dans un sens ou dans l’autre.
Le système français, si centralisé, arrange beaucoup de gens, car il est très déresponsabilisant. Et dans une période aussi difficile, qui n’aimerait se décharger de quelques responsabilités ? Les maires par exemple sont bien contents de « refiler » les décisions difficiles aux préfets. On le voit aussi avec les organisations patronales, qui ne jouent pas vraiment le jeu du télétravail (il y en a moitié moins que lors du premier confinement, alors qu’on y est désormais mieux préparés).
Nicole Gnesotto :
Je plaiderai pour ma part pour l’indulgence envers les mesures gouvernementales. Je ne crois pas qu’il y ait une exception française. Si l’on regarde la carte de l’Europe, chaque pays est un cas particulier. L’Allemagne a peut-être de meilleurs résultats, mais c’est aussi le seul pays ayant des manifestations violentes d’anti-masques par exemple. Personne n’a de recette miracle pour résoudre cette crise, c’est à dire parvenir à concilier trois objectifs parfaitement contradictoires : contenir l’épidémie, sauver l’économie, et éviter la crise sociale. Dans le premier confinement: on n’avait qu’un seul objectif : stopper l’épidémie, à tout prix. On a ainsi paralysé l’économie presque totalement.
On se veut désormais plus subtils et l’on jongle entre trois feux à surveiller. Effectivement, quand on voit les chiffres, choisir une priorité est particulièrement ardu. La voie est très étroite, et bien malin qui saurait dire ce qu’il faut faire à coup sûr.
Il ne s’agit pas pour autant de nier les contradictions flagrantes contenues dans ces mesures. Il serait trop long de les citer toutes, je me contenterai d’une seule, à mes yeux particulièrement absurde : l’interdiction des sports individuels nautiques. Je peine à comprendre pourquoi on ne peut pas faire de la planche à voile tout seul alors qu’on peut aller courir dans le très fréquenté jardin du Luxembourg ... Ce sont toutes ces petites absurdités qui exacerbent les colères sociales.
Comment en est-on arrivés là ? Je crois qu’on a d’abord péché par optimisme en juin lors du déconfinement, puis par précipitation en octobre quand on a reconfiné. En juin, M. Castex l’a reconnu, on a cru que c’était gagné et on n’a même pas envisagé une deuxième vague aussi rapide. En octobre, on s’est précipité dans des mesures non réfléchies, avec un illogisme total, dû à un vent de panique. Là-dessus se sont greffés les défauts structurels de la République dont vous parliez plus haut, mais aussi notre « hyper-administration ». Il y a en France un mille-feuille administratif qui donne à toute décision des complications kafkaïennes. Prenons par exemple la fameuse attestation de déplacement : on peut y cocher au moins dix cases !
Enfin, le sentiment du collectif est au plus bas dans ce pays. On a perdu le sens de l’intérêt général. Il n’y a qu’à voir cet article 24 de la loi sur la sécurité globale, où la classe politique découvre le problème quand le texte arrive à l’Assemblée, ce qui signifie qu’il n’y a pas eu la moindre consultation préalable, entre les syndicats de policiers et de journalistes par exemple. De telles choses paraissent tout bonnement inconcevables dans un pays comme l’Allemagne.
Cette gestion de crise pointe aussi nos contradictions sur la laïcité. Quand on voit des catholiques manifester pour rétablir les messes alors que l’on vient de passer des mois à nous parler de laïcité et de spécificité française, il y a de quoi désespérer ...
Philippe Meyer :
Je voudrais citer un confrère, Hubert Huertas, à propos de la loi de sécurité globale poussée par M. Darmanin : « - Dire que la nuée de provocateurs qui cherchent l’incident avec des flics pour pouvoir le filmer ne pose pas de problème est une hypocrisie
-Y répondre par une loi interdisant par exemple une affaire Georges Floyd est une grave faute liberticide. Or c’est le cas »
Quant à demander aux journalistes d’être accrédités pour couvrir une manifestation, cela a provoqué un refus d’ensemble, allant du Figaro à Médiapart. C’est là aussi une intention sottement liberticide.
Nicolas Baverez :
Il est vrai qu’il existe des pays qui font plus mal que nous. Le cas des Etats-Unis est particulièrement navrant, par exemple. Il n’en reste pas moins que la France est très clairement en queue de peloton. Même s’il y a des manifestations violentes en Allemagne, il n’y a « que » 13 800 morts, contre 47 000 en France. La récession n’y est que de 5,5% (11% ici). A la fin de l’année, la dette allemande sera de 75% du PIB (120% ici) et le pays sera toujours en plein emploi, quand nous aurons 10% de chômeurs.
Quand on regarde les pays qui s’en sortent le mieux, on voit qu’il s’agit d’États performants, dotés d’une industrie forte, de technologies de pointe, une population éduquée et une grande cohésion sociale (et donc un sens civique à l’avenant). Il est vrai que nous avons perdu tout cela en France.
Nous avons raté la gestion de la première vague, le déconfinement, le reconfinement et la deuxième vague. Il s’agit de ne pas rater les vaccins, qui seront disponibles dès le début de l’année prochaine. Il va falloir que la France montre un plan ordonné, exempt des erreurs du passé, qui fait appel aux médecins et recourt à la décentralisation.
Michaela Wiegel :
Effectivement, la comparaison entre la France et l’Allemagne n’est pas bonne pour la France. Mais quelque chose m’inquiète encore davantage que le nombre des morts. L’un des vaccins annoncés récemment est un effort conjoint entre Pfizer (USA) et BioNtech, une société allemande, dirigée par deux personnes issues de l’immigration turque. Or je ne vois aucun champion de cette sorte émerger en France, dans le domaine sanitaire en tous cas.
ASEAN, l’encerclement par la Chine
Introduction
Philippe Meyer :
Quinze pays d'Asie et du Pacifique ont signé le15 novembre un important accord commercial, promu par la Chine, à l'occasion de la clôture d'un sommet virtuel de l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean). Il vise à créer une gigantesque zone de libre-échange entre les dix Etats de l'Asean – Indonésie, Thaïlande, Singapour, Malaisie, Philippines, Vietnam, Birmanie, Cambodge, Laos et Brunei – avec la Chine, le Japon, la Corée du Sud, l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Ce Partenariat régional économique global (RCEP) devient l'accord commercial le plus important au monde. Il représente 30 % du Produit intérieur brut (PIB) mondial et un marché de 2 milliards d'habitants. Il se classe devant les États-Unis (24,2 % du PIB mondial, 327 millions d'habitants) et devant l'Union européenne (22,1 %, 512,3 millions d'habitants).
L'accord prévoit une élimination de 90 % des tarifs douaniers entre pays membres et des règles communes pour la propriété intellectuelle, mais exclut tout ce qui touche à la protection des travailleurs et à l'environnement. Il « consolide les ambitions géopolitiques régionales plus larges de la Chine autour des « nouvelles routes de la soie », analyse Alexander Capri, professeur à la Business School de l'Université Nationale de Singapour. L'Inde, qui compte 1,4 milliard d’habitants devait également rejoindre ce pacte commercial sans précédent mais a décidé l'an dernier de s'en retirer par crainte de voir des produits chinois à bas prix envahir son marché. New Delhi a toutefois la possibilité de rejoindre l’accord plus tard.
Cet accord commercial, dont l'idée remonte à 2012, est considéré comme la réponse chinoise à une initiative américaine : Barack Obama qui redoutait la montée en puissance de cette influence chinoise, avait poussé, avec Tokyo, à la création, sans Pékin, d'un autre accord de libre-échange baptisé « le Partenariat transpacifique », dont l'administration Trump a décidé de se retirer en 2017.
Ce Partenariat régional économique global est un pas de plus vers le déplacement de l’économie mondiale vers l’Asie, qui en 1950 représentait (Inde comprise) 25% de la production mondiale et en 2050 en représentera 60%. La signature de cet accord intervient dans un contexte de forte crise économique en raison de l'épidémie de Covid-19 pour les dix membres de l'Association des nations du sud-est asiatique (ASEAN).
Selon les calculs de Bloomberg les économies non libérales (largement administrées par l’Etat) qui représentaient 12% du PIB mondial en 2000 en représenteront 43% en 2050 (tandis que la part de l’Occident passera de 57% à 33%). Des économies insensibles aux aspects sociaux et environnementaux (tous deux exclus de l’accord signé le 15 novembre à Hanoï) et non démocratique. Bloomberg prévoit que la part des pays démocratiques dans le PIB mondial qui était de 86% en 2000, attendra 60% en 2050.
Kontildondit ?
Nicole Gnesotto :
Cet accord est impressionnant à plus d’un titre, tout comme la vitalité de l’Asie. Deux chiffres sont à avoir constamment à l’esprit quand on pense à ce continent : 50% du PIB mondial et 50% de la population mondiale. Un humain sur deux est asiatique.
Cet accord intervient le 15 novembre, et c’est une ironie qui à mon avis ne doit rien au hasard : à peine élu, Joe Biden est dépossédé de l’attention médiatique. Il y a sans doute là un message du type : « l’Asie s’en sort très bien sans vous, merci ».
L’ampleur de l’accord est évidemment impressionnante, vous l’avez détaillée en introduction, il s’agit de la plus grande zone de libre-échange du monde. Sa composition aussi étonne, puisqu’il regroupe à la fois des pays très riches et des très pauvres. C’est d’ailleurs risqué pour les plus pauvres, pour qui le libre-échange représente un risque de déstabilisation économique. L’accord impressionne également parce qu’il regroupe des alliés et des ennemis. C’est en effet le premier accord que signe la Chine avec le Japon et la Corée du Sud, les traditionnels alliés des Américains dans cette région. Enfin, cet accord impressionne en ce qu’il est la manifestation d’une victoire chinoise éclatante. En 6 mois, la Chine a vaincu le coronavirus, la crise économique (elle sera en croissance cette année), et a relancé le commerce mondial. Tout cela s’inscrit dans la stratégie de Xin Jinping, qui veut faire de son pays, dès 2050 (une échéance toute proche) le champion de l’intelligence artificielle et être totalement autonome en matière de nouvelles technologies. Et la Chine entend construire cette domination à partir de la zone géographique que concerne cet accord.
Quelles en leçons tirer ? Pour les USA d’une part, et pour la mondialisation libérale d’autre part.
Pour les Etats-Unis, cet accord est un retournement de situation, puisqu’Obama voulait un accord de libre-échange sans la Chine, le TPP, précisément pour limiter la puissance de ce pays. Trump a dénoncé le TPP en 2017, et voilà qu’aujourd’hui c’est l’inverse : la Chine obtient un accord de libre-échange en Asie qui va laisser les Américains en dehors du jeu. C’est une façon pour les Chinois de dire aux Américains : « il y a une « doctrine Monroe » à la chinoise, nous pouvons tout à fait organiser le continent sans vous, vous n’êtes pas une puissance asiatique ». Les Etats-Unis feraient bien de s’interroger sur leurs alliances en Asie ; cet accord démontre qu’elles ne vont pas plus loin que les partenariats économiques.
Pour ce qui est de la mondialisation et de l’économie libérale, il ne s’agit pas ici d’une victoire pour le multilatéralisme, car cet accord n’est pas vraiment multilatéral. Certes, plusieurs pays sont concernés, mais il ne s’agit que de commerce, et non de gouvernance. Par conséquent, certains commentaires faisant état d’une conviction chinoise en faveur du multilatéralisme me semblent se tromper lourdement. En revanche, il révèle deux tendances, dont aucune n’est de bon augure pour les Européens : une régionalisation de la mondialisation d’abord, avec la volonté de produire ce dont on a besoin, sinon-soi-même, mais au moins dans son propre continent. Ainsi se dessinent quelques pôles : Europe, Amérique, Asie. Mais ne nous y trompons pas : cette nouvelle mondialisation est sino-centrée. Ensuite, il préfigure une mondialisation plus brutale. En effet, cet accord est primaire, basique : il s’agit de supprimer les barrières douanières, rien de plus. La Chine a bien pris garde à ce que n’y figurent aucune clause environnementale ou sociale. On est très loin des accords de troisième génération que voulaient les Occidentaux. C’est presque une déclaration de principe en faveur d’un capitalisme brut, sauvage, et sans doute rétrograde.
Marc-Olivier Padis :
Nicole a très bien décrit ce retournement de situation dans la lutte d’influence à laquelle la Chine et les Etats-Unis se livrent en Asie. Si j’osais filer une métaphore asiatique, je dirais que la Chine a fait une prise de judo, utilisant l’élan de son adversaire en sa faveur pour changer le rapport de forces. Elle l’avait déjà fait en 2001, quand elle est entrée dans l’OMC. A l’époque, encore grisés par l’euphorie de 1989, on a admis la Chine en pensant que le libéralisme économique allait favoriser la sortie du communisme. Or c’est le contraire qui s’est produit : la Chine a tiré un profit maximal de son entrée dans la mondialisation.
La date de cet accord n’a en effet rien d’anodin. Cette offensive chinoise ne manque pas de toupet, puisque la Chine se pose en protectrice de la région dans la crise post-Covid qui s’annonce, faisant totalement oublier les débuts de l’épidémie, les problèmes sanitaires du pays, le manque de transparence, etc.
Pour ma part, je trouve la place du thème multilatéral très frappante dans le discours chinois. Comme l’a dit Nicole, il ne s’agit pas d’un « vrai » multilatéralisme tel que nous l’entendons, mais là aussi, il y a une volonté de faire la leçon. Je vous cite un passage du communiqué officiel de l’agence de presse chinoise : « le monde voit une montée du protectionnisme et de l’unilatéralisme, tandis que l’intimidation commerciale et économique de certains pays constitue une grave menace pour la coopération internationale, ainsi que pour la volonté mondiale de construire une économie ouverte ». Venant de la Chine, on croit rêver ... Pour ceux qui ont aimé le multilatéralisme sous imperium américain, la version sous imperium chinois nous promet de belles surprises.
A mesure que les Américains se sont retirés des instances internationales, la Chine a placé ses pions, et la volonté de soft power chinois est manifeste. Quand on sait le poids des contentieux historiques avec le Japon ou la Corée du Sud, on prend conscience de la détermination des Chinois.
Le message qu’envoie cet accord n’est pas destiné qu’aux Etats-Unis. Il y a aussi une leçon donnée à l’UE, sur le thème : « il n’y a pas besoin d’un système intégré aussi complexe que le vôtre. Un accord plus souple et pragmatique suffit. Nous sommes capables de mettre en place quelque chose de rapide et efficace, loin de vos questions métaphysiques ».
Michaela Wiegel :
Il est vrai qu’originellement, l’UE avait envisagé un accord de libre échange avec tous les pays de l’Asean. Cela n’a pas fonctionné car on considérait que des régimes autoritaires comme la Thaïlande ou les Philippines ne sauraient en faire partie. Du coup, on a négocié avec chaque pays un par un (Japon en 2017, Singapour en 2018, Vietnam et Corée du Sud en 2019). En réalité l’UE n’a pas pu avancer aussi vite qu’elle le voulait, précisément pour une question de valeurs. Nous avons considéré que nous ne pouvions pas sacrifier les normes environnementales ou sociales pour un intérêt purement économique.
La chancelière allemande a immédiatement réagi à cet accord, en tant qu’exerçant la présidence tournante de l’UE. Elle a dit qu’il deviendrait très difficile de faire face à cette compétition. Côté français en revanche, c’est le silence total de la part d’Emmanuel Macron. Il a donné un très long entretien au Grand Continent, qui se voulait visionnaire, et il n’y a pas une seule fois mentionné cet accord. Il y a visiblement côté français un problème de perception du danger pour la compétitivité et la croissance économique de l’UE. Côté allemand, c’est en tous cas interprété comme une incohérence des français par rapport aux réticences avec les autres traités de libre-échange, dont certains (comme le Mercosur) font toujours débat.
Nicolas Baverez :
Cet accord est vraiment historique. Les Etats-Unis tentent de le minorer en expliquant que c’est un accord « à l’ancienne », qui ne concerne que les droits de douane et ne concerne pas directement le marché européen. Il n’en reste pas moins que désormais, 2,2 milliards de gens vont être dans une zone de libre-échange. La volonté de l’Asie et surtout de la Chine de prendre la tête du prochain cycle de croissance mondiale, grâce au libre-échange et à l’intégration des chaînes de valeur, est indéniable.
Le grand gagnant incontestable, c’est la Chine. Elle a très bien résisté au krach de 2008, elle a surmonté l’épidémie, elle sort de récession et annonce qu’elle va désormais faire de l’écologie (ambitionnant une neutralité carbone en 2060). Bref elle se pose en leader de l’Asie et de la mondialisation.
Les grands perdants, tout aussi incontestables, sont les Etats-Unis. Cette annonce ne saurait tomber à un pire moment pour eux, en pleine transition présidentielle chaotique. Le message de la Chine et de l’Asie est très clair : ils peuvent parfaitement se passer des USA. Le retournement est si profond qu’il touche jusqu’aux valeurs occidentales.
L’Inde est la deuxième grande perdante, puisqu’ayant choisi de sortir des négociations, elle se trouve marginalisée. La troisième perdante est l’Europe. Traditionnellement la principale partenaire de la Chine, elle se trouve devancée par l’Asean.
L’accord accélère clairement le basculement du centre de gravité mondial vers l’Asie. Cette zone de libre-échange va devenir très attractive pour l’implantation de centres de recherches. La régionalisation de la mondialisation se dessine clairement elle aussi, on la voit par exemple en Afrique, où le Nigéria vient de rejoindre le grand marché africain. Au moment où le Nord et l’Ouest se tournent vers le protectionnisme, on voit le libre-échange s’imposer au Sud et à l’Est. Le retournement est complet. La Chine est parvenue à retourner les valeurs et les institutions de l’Occident contre lui : le capitalisme, la science et la technologie, et à présent le libre-échange. C’est ce à quoi nous devons réfléchir si nous souhaitons endiguer la puissance chinoise : retrouver nos propres valeurs.
Nicole Gnesotto :
Le libre-échange est-il notre valeur suprême ? Un libre-échange relancé par un régime autoritaire (qu’il soit communiste ou simplement dictatorial) ne me semble pas être un modèle désirable pour les Européens ou les Occidentaux.
La Chine apparaît aujourd’hui comme la grande puissance du XXIème siècle, tant au niveau du soft power que du commerce, et surtout de la puissance militaire et de l’ambition technologique (dans le secteur aérospatial notamment). Tout cela fait-il de la Chine une menace pour les Occidentaux ? Les Américains répondent « oui » immédiatement, presque automatiquement. A partir du moment où un pays devient aussi puissant (voire davantage) que les Etats-Unis, c’est une menace. Joe Biden va certainement penser la Chine comme le faisait Trump, c’est à dire en menace. Le logiciel américain est ainsi fait : tout ce qui n’est pas avec les Etats-Unis est contre eux. Pour les Européens, la réponse pourrait être un peu plus sophistiquée. Il est certain que la montée en puissance de la Chine révèle l’échec du protectionnisme et de l’isolationnisme américain. Mais de là à considérer la Chine comme une menace, il y a un pas à franchir, qui demande réflexion. Je ne suis par exemple pas sûre que la Chine constitue une menace militaire, les dangers qu’elle pose sont d’un autre ordre ; ils concernent la démocratie et le libéralisme. Je pense que le XXIème siècle sera le théâtre d’un combat opposant deux versions du libéralisme, et qu’il sera plus important que l’affrontement stratégique.
Nicolas Baverez :
Le libre-échange n’est évidemment pas une valeur, mais c’est une institution, ou un instrument, comme peuvent l’être le capitalisme ou la technologie. Et c’est un instrument autrement efficace, en terme de création de valeur et d’emplois, que le protectionnisme.
L’un des points troublants de cet accord est qu’il n’est pas seulement une alliance entre régimes autoritaires. On y trouve de vraies démocraties comme le Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, c’est à dire des pays qui ont accepté de mettre de côté leurs différents, pourtant tout à fait conséquents, avec la Chine. C’est une complexité supplémentaire : cet accord ne concerne pas seulement un club de démocratures.