Un commencement de charte
Introduction
Philippe Meyer :
Le 18 janvier, la « charte des principes pour l'islam de France » a été présentée au Président de la République, par cinq représentants du Conseil français du culte musulman (CFCM), l'interlocuteur des pouvoirs publics pour cette confession. Cette profession de foi républicaine reflète l'émotion suscitée dans le pays par l'assassinat de l’enseignant Samuel Paty et le triple meurtre à la basilique Notre-Dame de Nice. S'appuyant sur des citations du Coran, signée après de longues et difficiles négociations, la charte s'apparente à une déclaration d'allégeance aux principes républicains : égalité hommes-femmes, liberté de croire ou de ne pas croire reconnue comme surplombant toute conviction religieuse, engagement à « ne pas utiliser l'islam (...) pour les besoins d'un agenda politique dicté par une puissance étrangère ». Ce texte est censé engager non seulement les fédérations signataires, mais aussi les imams qui demanderont la certification du futur Conseil national des imams, qui doit être prochainement créé par le CFCM. Pour l’heure, trois des huit fédérations membres de ce Conseil ne l’ont pas signée : les deux fédérations d’origine turque et l’association Foi et Pratique, le Tabligh, d’inspiration indo-pakistanaise. Elles sont invitées à le faire sous quinze jours, au-delà, Emmanuel Macron considérera qu'il s'agira d'une « clarification » de leur part. Autrement dit, un refus assumé de s'inscrire dans le respect des valeurs de la République. Il reste que le CFCM ne représente que 400 des 2 500 lieux de culte musulmans en France, que seuls 20% des 1 800 imams qui les administrent seraient français et que ce Conseil rassemble des organisations directement sous la coupe de l’Algérie, du Maroc ou de la Turquie avec lesquels, le CFCM est censé rompre le lien.
A l’Assemblée nationale, le même lundi 18 janvier, la commission spéciale formée de 70 députés a commencé son examen des 51 articles du projet de loi « confortant le respect des principes de la République ». Ce texte traite de sujets aussi divers que la laïcité, l'instruction à domicile, la polygamie, la fiscalité des associations ou la haine en ligne. Pas moins de 1 721 amendements ont été déposés par les députés. Trois cents ont été déclarés irrecevables par la commission, certains portant notamment sur le port du voile. La Défenseure des droits, Claire Hédon a estimé que ce projet de loi comportait des « risques d'atteinte aux libertés », dont celles d'association et d'enseigner des parents, et pourrait par conséquence « affaiblir les principes républicains eux-mêmes ».
Début février, le projet sera au menu de l'Assemblée nationale durant deux semaines.
Kontildondit ?
Marc-Olivier Padis :
On a affaire à un texte de loi un peu fourre-tout, dont la ligne directrice n’est pas très claire. Il y a des sujets qui, pris un par un, n’ont rien de choquant, comme certains toilettages de la loi de 1905 (que les associations puissent recevoir en legs des immeubles pour financer le culte, par exemple) ou d’autres relevant de l’anti terrorisme (comme d’inscrire au fichier des auteurs d’infraction terroriste les personnes ayant publiquement fait l’apologie des actes de terrorisme). Mais pourquoi des dispositions aussi différentes se trouvent-elles dans le même texte de loi ? C’est difficile à comprendre, et cela génère de la confusion.
D’autre part, on y agite des sujets pour lesquels nous disposons déjà de textes de loi sans aucune ambiguïté. Par exemple les officiers d’état civil peuvent s’entretenir séparément avec l’un ou l’autre des futurs époux s’ils ont un doute sur le consentement de l’un des deux, c’est l’article 63 du code civil, et pourtant, ce nouveau texte remet la même disposition. L’étude d’impact du projet de loi reconnaît d’ailleurs qu’il ne s’agit que de consacrer la pratique des officiers de la loi. Cela donne le sentiment que l’Etat, au lieu d’affirmer son autorité, est débordé par la situation. Pour ma part, je trouve cela assez contre-productif.
Quels sont les problèmes auxquels on veut répondre ? Il y en a trois.
D’abord : organiser les interlocuteurs de la puissance publique quand il s’agit de problèmes pratiques liés au culte musulman. Ensuite : réduire l’influence étrangère (notamment, de l’Algérie, du Maroc et de la Turquie). Enfin : moderniser les associations cultuelles musulmanes.
Pour ce qui est de l’organisation du culte, cette charte vise à encadrer la formation des imams. Le CFCM date de 2003, mais l’idée d’une instance représentative du culte musulman existe depuis Pierre Joxe et le début des années 1990. Depuis sa création, le CFCM n’a pas réussi à produire un texte détaillant ce que devrait être la formation des imams. Le problème de l’islam sunnite (ultra-majoritaire en France) est qu’il n’a pas de clergé hiérarchisé. Cette charte est un premier pas, mais pas un point d’arrivée. Et comme dans les autres religions, il y a une crise des vocations : très peu de Français veulent devenir imams, et c’est pourquoi on en fait venir de l’étranger. Selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, environ 300 imams sur les 1800 que compte le pays sont rémunérés par l’étranger, dont 150 par la Turquie.
La loi de 1905 prévoit que les lieux de culte sont gérés par des associations cultuelles. Or les mosquées en France ont été fondées à l’initiative de fidèles qui ont créé des associations de type loi de 1901 avec un objet cultuel, et les associations de loi 1901 n’ont pas les mêmes obligations que les associations de loi 1905, leurs contraintes sont plus légères. On s’efforce donc ici de faire changer de statut ces associations. Cela fait des années que le ministère de l’intérieur accompagne les mosquées qui souhaitent changer de statut. Ici, le texte met plus de contraintes pour pousser à la modernisation. Cela peut s’avérer utile, en particulier pour le contrôle des financements.
Le risque est de créer un contentieux avec l’Algérie et la Turquie (les choses sont plus simples avec le Maroc). Avec l’Algérie, des démarches ont été entreprises pour apaiser la situation, mais avec la Turquie c’est plus difficile.
Richard Werly :
Je vois pour ma part dans ce texte quelques réels progrès. D’abord parce qu’il contient un certain nombre de formulations qui peuvent inspirer une vraie réforme de la pratique et de l’enseignement de l’islam en France. J’en donne deux exemples. D’abord, cette charte dit « qu’aucune conviction religieuse ne peut être invoquée pour se soustraire aux obligations des citoyens. (...) Nous réaffirmons d’emblée que ni nos convictions religieuses, ni toute autre raison ne saurait supplanter les principes qui fondent le droit et la Constitution de la République ». Quand on voit les griefs régulièrement adressés à la communauté musulmane de France, que l’on accuse de « séparatisme », je trouve qu’il y a là des éléments favorables à une réconciliation, ou au moins à une autre approche.
Cette négociation de la charte a été très tumultueuse. Il y a quelques jours, le nouveau recteur de la mosquée de Paris, l’un des représentants majeurs de l’Algérie dans l’islam en France, a quitté le CFCM. Mais ces luttes d’influence ont abouti à un texte intéressant, dont il faut reconnaître la valeur.
Nicolas Sarkozy avait fait de l’islam de France un de ses principaux chevaux de bataille. On sait les difficultés qu’a eues François Hollande, à un moment où la France a été frappée de terribles attentats islamistes. Emmanuel Macron quant à lui, dont l’approche était plutôt communautariste au début de son mandat, fait ici preuve de réalisme et de ténacité. Peut-être est-il en train d’obtenir des résultats. Il faut à présent observer comment les musulmans de France mettront en musique tout cela. Le CFCM pose indéniablement un problème de représentativité, mais le débat entre l’islam et la République vient de s’enrichir d’un élément intéressant.
Michaela Wiegel :
Cette démarche n’est pas que française, elle a lieu concomitamment dans toute l’Europe. En Allemagne aussi, on essaie actuellement de mettre sur pied une formation pour les imams. En cela, le projet d’Emmanuel Macron est observé de près, même s’il a un peu l’allure d’une mission impossible, dans la mesure où les récalcitrants dépendent d’un Etat étranger. Il n’empêche qu’avoir abouti à ce texte très ambitieux est un succès. Je trouve l’insistance sur l’égalité hommes-femmes tout à fait significative par exemple. On sait que dans toutes les pratiques de l’islam, c’est par cette question que commence souvent la remise en question des valeurs de la République. Si un contrôle interne se met en place, ce sera une très grande avancée.
Sur la loi dite « de renforcement des principes républicains », mon avis est plus mitigé. Je la trouve également fourre-tout, il me semble qu’on y mélange les torchons et les serviettes. On y trouve en effet des choses qui existent déjà, mêlées à d’autres qui sont d’évidentes réactions à l’actualité, comme par exemple l’idée d’interdire toute autre scolarisation que celle des écoles publiques ou privées sous contrat, alors que le problème ne vient pas des parents qui instruisent leurs enfants eux-mêmes, mais bien de la petite minorité de parents qui ne veulent plus mettre leurs enfants à l’école publique pour des raisons de fondamentalisme religieux. Je crois que tout cela aura des effets très néfastes pour tous les parents qui instruisent eux-mêmes leurs enfants (souvent pour des raisons géographiques ou médicales), qui seront pénalisés à cause d’un problème qui devrait être réglé autrement. Cette habitude de faire une loi à chaque évènement est une tendance qui ne solutionne pas souvent grand-chose.
L’Europe observe la France très attentivement sur ce problème délicat, il est donc regrettable que cette loi crispe encore davantage les relations entre les Français musulmans et non-musulmans.
Philippe Meyer :
Comme Richard, je dis tant mieux que ce texte existe, mais entre les fédérations qui ne l’ont pas signé, la clause non-contraignante (dire « vous ne ferez pas ce qu’un pays étranger vous dira » n’est pas la même chose qu’empêcher un pays étranger de financer une activité) et le fait que la majorité de l’islam en France n’a pas de clergé, il me paraît illusoire de penser que les principes de la République parviendront à l’ensemble de la société (et notamment chez les musulmans qui les ignorent ou les contestent) par le seul biais du conseil national des musulmans, et de la certification des imams. C’est l’Education Nationale qui peut ramener les principes de la République dans les têtes et dans cœurs. Personnellement, je serais plus confiant dans un plan qui lui serait confié à elle, plutôt qu’à cette heureuse (mais impuissante à mon avis) charte.
Jean-Louis Bourlanges :
Je ne suis pas tout à fait d’accord. Il faut partir de l’impuissance dans laquelle nous nous trouvons, en tant qu’Etat, à traiter un problème si extraordinairement complexe et lourd. Nous ne devrions juger ni la loi ni la charte à l’aune de la question : « est-ce que ça va résoudre le problème ? » Il est évident que non, car il est bien trop profond et multiforme pour cela. En revanche, c’est un pas dans la bonne direction, en tous cas pour ce qui est de la charte.
L’insertion de millions de Français professant la religion musulmane dans la République ne va pas de soi. Tout comme il n’était pas allé de soi de faire accepter la République à des dizaines de millions de Français professant la religion catholique. Cela a également été très difficile pour les Juifs. Il faut être un peu simpliste pour croire qu’il suffit de proclamer « la loi de la République est supérieure à celle de Dieu » pour que tout fonctionne. La plus grande pièce du répertoire grec antique, l’Antigone de Sophocle, professe l’idée inverse. Et Sophocle fait pourtant partie de notre ADN culturel.
J’ai récemment relu Le Contrat social, dans lequel Rousseau fait l’éloge de Mahomet. Rousseau est très hostile au catholicisme parce qu’il subordonne les fidèles à un souverain étranger (le pape). Il dit qu’au moins, les musulmans n’ont pas ce problème. Vous voyez donc qu’on part de très loin. Et les principes qui ont été exposés dans la charte sont d’autant plus précieux qu’ils sont opposables. Pour les professeurs de l’Education Nationale par exemple, c’est un vrai soutien. Face à une classe, l’enseignant peut dire : « je ne mets pas en cause l’islam, le conseil musulman lui-même a pris position pour ces principes ». Les plus hostiles pourront toujours rétorquer que ce conseil n’est pas représentatif, mais le problème devient une querelle interne à l’islam, et cela dépassionne le rapport entre l’Etat et cette religion. Je crois que c’est ainsi que l’on fait avancer les choses même si, nous en sommes bien d’accord, elles ne vont pas à la vitesse qu’on souhaiterait.
Le texte de loi, de son côté, est en effet un fourre-tout, très largement redondant. Cela dit, il comporte tout de même des points qui méritent d’être défendus, comme le renforcement de la lutte contre la haine en ligne. La surveillance des associations cultuelles, par la loi de 1905 plutôt que celle de 1901, semble être de bon sens elle aussi. Sur la liberté d’enseigner, je partage l’avis de Michaela : il me semble qu’on veut tuer une mouche avec un bazooka. Le véritable problème n’est pas l’enseignement à domicile, ce sont les écoles sans contrat. Le fait d’être autorisé à ouvrir une école dans n’importe quelles conditions est le cœur du problème, mais toucher à la loi Falloux est un chantier très épineux, même si l’on est en droit d’imaginer qu’ouvrir une école en France supposerait de respecter les valeurs de la République.
Richard Werly :
Ce projet de « loi confortant les principes de la République », ex-projet de « loi sur les séparatismes », témoigne d’une conversion d’une certaine partie de la majorité présidentielle. A l’époque où Macron était candidat, ses partisans étaient assez angéliques sur toutes ces questions, et Emmanuel Macron lui-même flirtait avec le communautarisme, cherchant à séduire l’électorat musulman. A présent, le réalisme l’a emporté, un débat s’est installé, et la macronie a réalisé deux choses. D’abord que les principes républicains doivent être défendus et affirmés, et ensuite, qu’il faut pour cela des alliés au sein de la communauté musulmane. C’est pour moi un point essentiel : la République est peut-être en train de trouver des alliés solides et fiables au sein de la communauté musulmane, ce qui est déjà une bonne nouvelle dans un pays si tendu sur ces questions.
Michaela Wiegel :
La conversion d’Emmanuel Macron sur ces questions est indéniable, et il est frappant de constater qu’elle vaut au président de sévères critiques, notamment dans la presse américaine, ou dans le Financial Times qui lui reproche un discours anti-islam. Cela montre à quel point sa démarche est incomprise. Quant à la conversion de sa majorité, j’ai des doutes. Je pense même que c’est là un sujet de division supplémentaire, je doute que tous les parlementaires votent ce texte comme un seul homme.
Jean-Louis Bourlanges :
Richard a tout à fait raison d’évoquer une conversion du président sur ces sujets, mais il faut aussi signaler qu’à l’inverse, Macron a aussi détaché une grande partie de la droite d’un discours frontalement anti-musulman. Je crois que les Américains ont tort sur ce point, puisque nous installons des interlocuteurs musulmans, et tentons d’établir un discours acceptable pour des millions de nos concitoyens musulmans. Il y a là un vrai effort d’équilibre.
La grande différence entre les Américains et nous à propos de la laïcité est qu’ils en ont une conception de groupe : ils estiment qu’il faut respecter des Églises, des confessions, tandis que nous pensons qu’il faut respecter des personnes, des individus. La loi ne sera peut-être pas très efficace, mais elle a le mérite de définir une voie moyenne aujourd’hui indispensable au pays.
Biden : le changement c’est maintenant
Introduction
Philippe Meyer :
Les décrets présidentiels signés dès le 20 janvier par le 46ème président des États-Unis Joe Biden ont fait entendre sa différence : rétablissement du statut temporaire des sans-papiers arrivés enfants aux États-Unis, arrêt de la construction du « mur » voulu par Donald Trump sur la frontière avec le Mexique, annulation du décret visant les ressortissants de pays musulmans, retour des États-Unis dans l'accord de Paris, mesures de réduction des émissions de méthane liées aux activités d'extraction de pétrole et le gaz, décision de revenir aux objectifs d'efficacité énergétique pour les véhicules, moratoire sur la prospection pétrolière d’un territoire protégé situé en Alaska, annulation du permis de construire les derniers segments de l'oléoduc Keystone XL destiné à raccorder les gisements de sables bitumineux canadiens au golfe du Mexique.
Deux priorités attendent le Président américain : la lutte contre la Covid et la relance de l'économie. La nouvelle administration veut mettre des moyens pour vacciner en 100 jours 100 millions d'Américains. - le seuil des 400.000 morts de la Covid-19 a été atteint en début de semaine. L’aide économique envisagée est massive : Joe Biden a promis 1 900 milliards de dollars pour venir en aide aux Américains fragilisés par les conséquences de la crise sanitaire. Ils viendront s'ajouter à « l'acompte » de 900 milliards de dollars voté fin décembre par les parlementaires. En février, lors de son premier discours devant le Congrès, le nouveau président dévoilera son plan d’investissement. Il se veut un complément du plan de relance et visera avant tout les infrastructures : le système de transports, l'eau, l'énergie, le haut débit ou encore le logement.
En politique étrangère, si la Chine va demeurer la question centrale de la diplomatie américaine, il y a peu de changements à attendre en ce qui concerne le Moyen-Orient, hormis le retour sous conditions à l'accord nucléaire avec l'Iran. La volonté de la nouvelle administration de promouvoir la démocratie et les droits de l'homme devrait se concrétiser par un sommet mondial pour la démocratie au cours des cent premiers jours. Il faudra aussi restaurer les liens abîmés avec les alliés, l'Europe au premier chef, les responsables de l'Union européenne ayant invité mercredi Joe Biden à « construire ensemble un pacte fondateur nouveau », saluant le retour d'un « ami » à Washington.
Pour conduire sa politique, Joe Biden ne dispose que d'une faible majorité à la Chambre des représentants (222 démocrates contre 211 républicains) et la parité au Sénat (50 démocrates, 50 républicains) laisse augurer de débats à l'issue très incertaine - même s'il appartient, comme le veut la Constitution, à la vice-présidente Kamala Harris de départager les deux camps en cas d'égalité.
Kontildondit ?
Richard Werly :
Je commencerai par un mea culpa : lors d’une émission récente où nous évoquions la transition présidentielle américaine, j’étais loin d’imaginer l’invasion et le saccage du Capitole auquel nous avons assisté il y a quelques jours. Je n’avais pas vu venir ce déchaînement de fureur des partisans de Donald Trump. Nous nous attendions certes à un passage de relais inhabituel, voire tumultueux, mais rien de cette ampleur.
Et c’est ce débordement qui explique ce début particulièrement énergique de la présidence de Joe Biden. Ce politicien vétéran, siégeant au Sénat de puis 1972, et que Trump surnommait « sleepy Joe », n’a plus rien d’endormi. J’ai été frappé du côté offensif et de la détermination de Joe Biden. Il a bien sûr répété son discours habituel sur l’unité, plus nécessaire que jamais. Mais il s’est aussi montré très ferme envers les partisans de Trump qui ont vandalisé le Capitole, assurant que l’Etat serait sévère à leur égard. Le mot d’ordre de Biden est désormais « action ». Biden entend démontrer que non seulement il n’est pas endormi, mais qu’il incarne une alternative crédible à la haine et la colère que représente Donald Trump.
Un mot sur Trump lui-même, absent de la cérémonie d’investiture. Là encore, l’ancien président a joué sur deux tableaux. D’un côté il s’est « auto-exilé » en Floride avec le dernier vol autorisé d’Air Force One, tandis que de l’autre, il a laissé sur le bureau de Joe Biden une lettre très chaleureuse. Une fois encore, c’est l’homme d’affaires opportuniste qui transparaît, capable de dire les pires choses et de semer la haine, puis d’appeler à la réconciliation la minute suivante.
Il semble que Biden est en train de remporter le parti de la décence. La polarisation des Américains ne va pas disparaître du jour au lendemain, mais Biden cherchera des compromis, il est habitué à les obtenir. Évidemment, les élections de mid-term de 2022 pourraient bien changer la donne, c’est pourquoi il a tout intérêt à agir vite. Ne rêvons pas : l’Amérique est durablement divisée. En revanche, le plus grand changement, tout à fait possible et tant attendu, c’est le retour de la décence en politique.
Michaela Wiegel :
Je nuancerai un peu cette impression. Dans cette cérémonie de passation hors-norme (à laquelle le président sortant n’a pas assisté, pour la première fois depuis plus de 150 ans), Joe Biden s’est volontairement placé comme un président de transition. La mise en scène de l’événement faisait la part belle à sa vice-présidente Kamala Harris, en compagnie de Barack Obama. Biden a dramatisé dans son discours la situation difficile du pays, qu’il s’agisse de la crise sanitaire ou de l’économie. Cette mission de guérison (« to heal ») qu’il s’est assignée est clairement un passage de flambeau.
C’est la reconnaissance de cette place transitoire qui lui a sans doute assuré les voix, sinon la sympathie, de beaucoup d’Américains. On a l’impression que la mission de Biden est de préparer l’après-Biden. Et pour le moment, l’après-Biden a les traits de Kamala Harris, la vice-présidente.
J’ai également ressenti dans son discours une insistance sur le passé dans lequel il s’insère, à savoir ses huit ans aux côtés de Barack Obama en tant que vice-président. Et apparemment il entend bien corriger quelques erreurs commises pendant cette période. Le président Obama a récemment publié ses mémoires, dans lesquelles il ne s’interdit pas quelques critiques très acerbes sur des leaders européens, mais où il ne s’épanche guère sur ses propres erreurs. Je crois que si Joe Biden donne l’impression d’être si investi, c’est qu’il a peut-être davantage compris que ses rivaux les raisons pour lesquelles quelqu’un comme Trump avait pu arriver au pouvoir.
Marc-Olivier Padis :
Je trouve intéressant que la perception générale des débuts de Joe Biden soit la détermination et la clarté d’action. J’ai dialogué cette semaine avec des think-tanks américains proches des Démocrates, et le message que j’en tire est qu’ils sont très contents de la façon dont la transition des équipes a été gérée, avec le plus grand sérieux et sans couac notable. De même, il ne faisait aucun doute pour eux que la priorité numéro un de Biden était l’épidémie. En revanche, il y avait pour eux un flottement sur la question « que fait-on du chaos trumpien ? ».
Là dessus, les Démocrates sont partagés. D’un côté, certains estiment qu’on ne peut pas laisser de tels comportements impunis, tandis que pour d’autres, ce n’est pas le moment de jeter de l’huile sur le feu. Apparemment la décision a été prise, puisque dès lundi, l’impeachment de Trump sera transmis au Sénat. Il n’empêche que pour une partie des Démocrates, le Sénat devrait être mobilisé à autre chose. A commencer par la certification de l’équipe de Joe Biden. En effet, les personnages clés de l’administration Biden doivent être confirmés par le Parlement avant de prendre leurs fonctions. Cela nécessite des auditions et peut prendre très longtemps. D’autre part, le plan de soutien à l’économie ne peut pas non plus se permettre d’attendre, ni les décisions sanitaires. Il y avait donc un arbitrage à faire, et Joe Biden l’a fait : hors de question de passer l’éponge sur les méfaits des partisans de Trump.
Les problèmes immédiats qui se posent à Joe Biden sont évidents : l’épidémie, et le soutien à l’économie. Je précise qu’il s’agit bien de soutien, et non de relance, qui viendra dans un deuxième temps.
A moyen terme, la question sérieuse, ce sont les élections de mi-mandat. Pour que celles-ci soient favorables aux Démocrates, il faut que la première phase se soit bien passée. Que l’épidémie soit sous contrôle, que l’économie aille mieux, et que les tensions commencent à s’apaiser. Si les élections de mid-term sont favorables à la nouvelle administration, alors il sera temps de mettre en place des réformes plus ambitieuses, mais pas avant.
Pour autant, il reste quand même un certain nombre de questions insolubles : la violence, le racisme, le fossé politique entre les deux camps, qui semble infranchissable.
On entend beaucoup que l’équipe de Biden a toutes les allures d’une équipe « Obama 3 », car on y trouve beaucoup de gens de cette époque. Mais il me semble qu’il y a un tournant, dans la mesure où Biden a repris dans sa campagne des éléments apportés par la rupture trumpienne, en particulier sur les questions de la mondialisation et de la relation à la Chine. Une espèce de nouvelle guerre froide semble se mettre en place avec l’Empire du Milieu comme ennemi. Quant à la mondialisation, l’idée que l’ouverture des échanges allait faire prospérer les classes moyennes a fait long feu. Trump l’a dénoncée et Biden fait à présent l’éloge de la production et de la consommation américaines. Il y a presque dans une partie de son programme des accents de Steve Bannon. Il y aura donc un héritage de Trump au-delà du chaos.
Jean-Louis Bourlanges :
Il ne faut pas sous-estimer à quel point l’Amérique que trouve Biden est chaotique. La première manifestation de ce chaos, ce sont les ravages de la pandémie. Je suis de ceux qui abordent cette nouvelle année avec un certain pessimisme. J’étais assez confiant il y a peu sur l’efficacité du vaccin pour nous débarrasser du virus, j’en doute aujourd’hui, à cause variants de l’épidémie.
D’autre part, le pays est profondément brisé sur le plan démocratique. Et il faut bien avouer que personne n’avait vu venir une chose pareille. Ce qui s’est passé au Capitole a tout de même nécessité une certaine complaisance de l’appareil d’Etat, une sorte de laisser-faire. Et les deux tiers de l’électorat de Trump considèrent que l’élection a été volée.
La transition a peut-être été bien exécutée, mais quand je demande à mes interlocuteurs américains s’il sera aussi long d’avoir une administration en état de marche que cela ne l’avait été aux débuts d’Obama, ils me disent : « vous n’avez encore rien vu, ce sera beaucoup plus long ». Rien ne fonctionne correctement avec l’administration Trump, et tout prendra énormément de temps. Toute cette lourdeur va inévitablement atteindre Joe Biden, un homme vieux et fragile. Il ne faut pas sous-estimer les difficultés qui l’attendent.
On voit bien que dans ce pays divisé, Joe Biden fonctionne un peu comme le héros de la Moisson Rouge, de Dashiell Hammett. Ce détective arrive dans une ville entièrement corrompue, Poisonville, et n’a d’autre choix pour la « nettoyer » que de monter les gangs les uns contre les autres. Ici, il ne s’agit pas de gangs (encore qu’on puisse en débattre), mais il y a indéniablement dans les deux camps des factions extrêmes, dont aucune n’est une voie possible pour l’Amérique. Et Biden, en bon centriste, s’efforce de tracer une voie moyenne. Mais comme ces forces qu’il combat rassemblent assez largement la jeunesse, il est obligé de faire appel à des vieux, à l’exception de Kamala Harris, dont il se fait le mentor. Mais sa marge de manœuvre est très étroite, car les forces dominantes du parti Républicain et du parti Démocrate sont très radicalisées et ne veulent ni l’une ni l’autre de cette voie moyenne.
Quant à la politique étrangère, les points communs entre la nouvelle administration et nous sont évidents : la démocratie, la décence, les droits de l’Homme, etc. Nous ne pouvons qu’y être sensibles, même si nous sommes sans doute un peu plus retors que les Démocrates actuels. Il y a également le climat, et là encore, c’est un soulagement de constater que nous partageons cette priorité. De même à propos du multilatéralisme. Mais Marc-Olivier a raison : il ne faut pas se dissimuler que Biden met ses pas dans ceux de Trump, qui lui-même les mettait déjà dans ceux d’Obama, sur trois choses en tous cas : une certaine sensibilité au protectionnisme, une insistance très forte sur la Chine en tant qu’adversaire, et la considération que les Européens doivent en faire plus sur leur sécurité. Et cela va créer des problèmes : seront-ils aussi protectionnistes vis-à-vis de l’Allemagne que de la Chine ? Que feront les Européens de leur sécurité ? La Chine sera-t-elle acceptée comme nouvel « empire du mal » par les alliés des Etats-Unis ? C’est une position que ne partagent pas de nombreux pays d’Europe.
Richard Werly :
Un mot sur Kamala Harris, car il me semble que l’on fait une erreur. Étant donné l’âge de Biden, nous considérons que Kamala Harris sera le recours naturel, voire celle qui conduira en réalité le mandat de Joe Biden. Je ne le crois pas complètement. Il y a évidemment un élément crucial : l’état de santé de Joe Biden. Mais je pense qu’il gardera les manettes. Kamala Harris est une figure très intelligente, mais elle divise, et Biden le sait. La vice-présidente sera sans doute le recours naturel des Démocrates après Joe Biden, elle peut peut-être incarner l’avenir des Démocrates, mais pour ce qui est de ce mandat, je pense que c’est bien Joe Biden qui sera aux commandes, et qu’il pourrait nous étonner.