Économie : tango sur un volcan
Introduction
Philippe Meyer :
Le 12 janvier, le ministre de l'Économie a affirmé : « Le plus dur est devant nous ». Après une récession historique d'environ 9% en 2020, dans le contexte d'une crise sans fin, Bruno Le Maire a plaidé pour un report d'un an du remboursement par les entreprises des prêts garantis par l'Etat (PGE) et veut déplafonner les garanties publiques pour les transformer en quasi-fonds propres. Il a assuré également le maintien de l'activité partielle à 100% pour les entreprises fermées. L'ensemble de ces dispositifs d'urgence en 2020 a entraîné une hausse spectaculaire de la dépense publique. Le déficit de l'Etat, qui ne comprend ni les dépenses de protection sociale ni celles des collectivités locales, s’est établi l'année dernière à 178 milliards contre 93 milliards initialement prévus. « Un solde inédit depuis la Seconde guerre mondiale », relève Bercy.
Pour le mois de janvier, la Banque de France table sur une perte d'activité d'environ 7%. « Dans beaucoup de secteurs, en particulier des services, l'évolution de l'activité restera très dépendante des mesures sanitaires qui seront mises en œuvre », ont indiqué les économistes de l'institution bancaire. Si l'agriculture et l'industrie devraient limiter la casse (-4%), la construction (-7%) et surtout les services marchands (-9%) devraient enregistrer de fortes pertes. Compte-tenu du poids du tertiaire dans l'économie française, la croissance au premier trimestre devrait donc encore souffrir. Selon une enquête de la Confédération des Petites et Moyennes Entreprises (CPME) auprès de 2 400 dirigeants de PME/TPE menée du 7 au 20 janvier, 49% des chefs d’entreprise estiment que leur entreprise est incapable de « supporter un troisième confinement ». Par ailleurs, 45% des PME ayant eu recours au Prêt Garanti par l’Etat (PGE) pensent ne pas pouvoir le rembourser.
Le Fonds monétaire international (FMI) a revu mi-janvier sa prévision de croissance pour la France en 2021 : 5,5%, au lieu des 6% prévus. L'endettement des entreprises et la flambée du chômage sont les principaux risques à venir, selon les économistes de l'institution internationale qui soulignent que « la France est l'un des pays les plus touchés au monde ». Si le chômage partiel a permis d'éviter une hausse brutale des inscriptions à Pôle emploi l'année dernière, plus de 700 000 postes ont été détruits en 2020, selon l'Insee. Les faillites à venir pourraient gonfler ces chiffres. Le FMI table, pour sa part, sur un chômage au sens du bureau international du travail (BIT) à 10,4% de la population active en 2021 contre 8,7% en 2020 et 8,5% en 2019. Les économistes s'inquiètent particulièrement des travailleurs peu qualifiés et des jeunes. Le FMI prévoit, en outre, une dette à 117,6% du PIB en 2021 après 115,3% en 2020 et 98,1% en 2018.
Kontildondit ?
Lionel Zinsou :
J’essaierai de monter qu’il est très important pour l’esprit public de ne pas se tromper sur le diagnostic de la situation instantanée de l’économie, car toutes les anticipations -réputées rationnelles- se basent ensuite là-dessus, et cela peut faire du dégât. On peut ainsi ne pas être prêt en termes d’investissements, d’emplois, de logistique. Il ne faudrait nous retrouver dans la situation du vaccin, où l’on s’aperçoit que les capacités industrielles ne sont pas à la hauteur des besoins. Pour ce qui est de l’économie, le problème est en partie une question de confiance, et également de bonne information. Par exemple, quand on dit que la récession française de 2020 est de 9%, il se trouve que l’Insee a annoncé vendredi qu’elle était en fait de 8,3%. Cette différence de 0,7% peut paraître petite, mais il n’en est rien. Si dans les années précédentes, on avait eu +0,7%, cela aurait signifié des centaines de milliers d’emplois créés.
Dans les lois de finance rectificatives de cet été, le gouvernement avait dit que 2020 se terminerait sur 11% de récession. Or, c’est 8,3%. A la fois parce que personne n’a vraiment accepté les chiffres du 3ème trimestre, qui font état d’un rebond considérable (+18,2% du PIB), auquel personne ne s’attendait. La fondation Terra Nova avait publié une note sur le thème « il ne faut surtout pas manquer le rebond du 3ème trimestre, qui sera historique ». On s’était un peu moqués de notre optimisme, or toutes les prévisions ont été dépassées.
Il faut donc faire attention à la situation réelle, qui est que le le 4ème trimestre a été bien meilleur que ce que prévoyait le gouvernement. Cela a une conséquence sur 2021, c’est ce que les économistes appellent un acquis de croissance. Nous sommes grosso modo en dessous de 4% de la normale, c’est à dire de la situation pré-Covid de décembre 2019. Alors que l’année est à -8,3%, cela signifie que nous finissons mieux l’année que la réalité moyenne. En clair, si nous restions pendant toute l’année 2021 au niveau de production de décembre 20 / janvier 21, ce qui supposerait que nous ne fassions aucun progrès dans l’année (et donc, que nous ne tenions pas compte des vaccins ou des traitements éventuels), nous avons déjà un acquis de croissance de 3,6% de l’économie française. C’est à dire que par rapport à la moyenne de l’année 2020, la moyenne de 2021, en restant complètement stable, a un progrès de + 3,6%.
C’est le cas pour d’autres pays également. Les USA et l’Allemagne par exemple. Mais la France est l’un des pays qui a eu l’un des meilleurs 3ème trimestre, qui l’a ramenée au niveau de l’Allemagne (qui était moins touchée au 2ème trimestre). Nous avons également eu un meilleur 4ème trimestre que la moitié de l’Europe.
Ce qu’a montré ce troisième trimestre, c’est que cette crise sanitaire n’est pas une crise économique endogène, donc dès que les gens sont libres de consommer et d’investir, la réactivité est très forte. Cette crise montre que l’investissement a baissé comme le PIB. D’habitude dans les crises, l’investissement baisse deux à trois fois plus. Et surtout, il s’est redressé au 4ème trimestre.
La consommation de décembre 2020 est supérieure à celle de décembre 2019, malgré le confinement. Cela prouve la capacité d’adaptation de tout le monde, qu’il s’agisse des commerces ou des consommateurs. L’impact de la pandémie sur le commerce a donc été moins grave que celui des Gilets Jaunes.
Il faut donc faire très attention aux idées reçues. Plusieurs indicateurs sont au vert. Il y a également une chose que personne ne semble accepter, surtout pas la gauche, c’est que le revenu des ménages est stable, il n’a pas été en récession. Si vous regardez les Etats-Unis, c’est une année historique. Les chèques de M. Trump ont fait monter le revenu disponibles des ménages américains de 6% par rapport à 2019. Quand à l’épargne, on n’a pas encore commencé à la décaisser. Cette épargne était forcée, mais les gens la dépensent dès qu’ils sont libérés, et elle soutient la consommation.
Nous allons également beaucoup entendre que la dette sera insupportable. Supposons que je me trompe, que la pandémie s’aggrave et que nous ayons une récession. On a tendance à penser que dans ce cas, nous ne pourrions jamais trouver de moyens de relance. En réalité si, parce que quand on s’endette à 10 ans à -0,36%, comme la République Française, la dette augmente, mais le service de la dette diminue. Quand les perspectives de croissance sont de 5,5% (selon le ministre, il faut donc plutôt tabler sur 7%), la dette décroît rapidement, comme ce fut le cas en Allemagne après la crise de 2009.
Nous avons les moyens d’un autre plan de relance si la situation l’exige, et par ailleurs il n’y a pas de raison que nous soyons en récession. Nous serons même probablement dans une année historique de croissance.
Ce qui ne veut pas dire que nous sommes à l’abri de difficultés sociales. Nous y avons souvent insisté ici : tout cela est très inégalement réparti. Quand je dis que le revenu des ménages est stable, ce n’est pas vrai pour les plus pauvres. Les inégalités s’accroissent. Les progressions des plus riches et des classes moyennes se font aux dépens des plus pauvres. Cela peut avoir des conséquences sociales et politiques. Nous n’aurons évidemment pas l’explosion de chômage et de faillites qu’on nous a décrite (au passage, on nous la promettait pour septembre 2020). Il se trouve que l’emploi a augmenté au 3ème trimestre, et que les faillites ont diminué de 30%. Du coup, les Cassandre ont changé leur fusil d’épaule, et leurs prophéties se portent à présent sur mars prochain. Cela relève presque du goût de se tromper. Le problème est que ces erreurs servent de base aux anticipations et les dérèglent. Par conséquent, on n’est pas prêts. Sur l’emploi par exemple. Personne n’avait prévu d’engager des jeunes, et on passe donc par l’intérim. Les erreurs de perception provoquent une crise économique bien réelle.
Nicolas Baverez :
Soljenitsyne avait l’habitude de dire : « crois tes yeux, pas tes oreilles ». Après cet éloge fervent du dynamisme de l’économie française et de la qualité de son pilotage, essayons de revenir un peu aux faits. L’épidémie est mondiale, mais elle creuse les performances entre les différents pays, selon la qualité de leadership des dirigeants et des gestions de crise. Il est vrai que la récession économique en France n’a été que de 8,3%, mais je rappelle que dans le même temps, l’Allemagne a connu moins de 5% de réduction d’activité, le plein emploi, 75% du PIB de dette publique. Pour ce qui est des Etats-Unis, la récession n’y a été que de 3,5%. Quand à la Chine, elle est en croissance, de 2,3%. La réalité est que la France est l’un des pays les plus touchés, tant sur le plan sanitaire que le plan économique.
Regardons maintenant où nous en sommes d’un point de vue sanitaire, puisque c’est là la clef. Il y a un an, faute d’anticipation, notre pays a dû recourir à un confinement strict, qui lui a coûté cette récession historique. Un an après, nous nous apprêtons à un nouveau confinement. Certes, des progrès ont été accomplis dans la prise en charge des malades. Pour autant, il n’y a pas eu d’augmentation des places en réanimation, le traçage et l’isolement des malades ne sont pas mis en oeuvre, les contrôles aux frontières sont restés très lâches, et aujourd’hui la France est à la traîne dans l’UE en ce qui concerne ses vaccinations. Je rappelle qu’Israël aura vacciné toute sa population en mars, et les USA en juillet. En France, nous en serons au mieux à 40% de vaccinés fin août. C’est là tout le problème. Car la stratégie du « quoi qu’il en coûte » était fondée sur l’idée que 2021 serait une année post-Covid. Or à cause des retards dans la vaccination, ce ne sera pas le cas. Nous n’aurons pas 6% ou même 5,5% de croissance, nous aurons entre 2% et 4%, suivant la dureté des confinements à venir. Un confinement souple est une perte d’1,5 milliard d’Euros par jour, un confinement dur, 2 milliards.
Il est vrai qu’en 2020, nous avons eu une divergence inédite : une baisse d’activité de 8,3% et un pouvoir d’achat qui monte de 0,3%. Le chômage n’a augmenté que de 265 000 personnes alors qu’on a supprimé 800 000 emplois, et les faillites ont en effet baissé de 30%. Comment l’expliquer ? C’est parce que la dette publique est passée de 98% du PIB à 120%. Dès lors, la question qui se pose pour 2021 est très simple : la France peut-elle augmenter sa dette d’encore 15 à 20% de son PIB, pour prolonger ce petit miracle ? La réponse est non, car on n’a pas annulé les faillites ou les chômeurs, on les a simplement différés. En vérité, notre pays est dans une impasse complète. Cela explique le désespoir des Français, qui ne voient pas d’issue à cette crise.
La politique actuelle a été conçue dans un état de panique, et sous l’effet de l’urgence. La durée de l’épidémie est en train de la mettre en porte-à-faux complet. Il faut complètement revenir là dessus. Il faut dépenser, mais pour permettre à la vie économique et sociale de se poursuivre, il faut par ailleurs débattre de tout ceci, arrêter avec les mesures purement arbitraires. Cessons d’investir dans la destruction de l’économie, essayons au contraire de la reconstruire, en même temps que notre société.
Matthias Fekl :
D’abord, il me semble que le « quoi qu’il en coûte » était une réaction appropriée au moment de l’éclatement de la pandémie. Dans les débuts, cela a permis un maintien de la confiance, et dans une certaine mesure de la consommation. Autrement dit de donner un peu d’air à une économie par ailleurs totalement à l’arrêt.
L’année qui s’est écoulée et le début de celle-ci ont conduit à ramener plusieurs sujets ou notions. D’abord, Keynes. C’est le grand retour de la puissance publique, de la mutualisation des risques et des pertes, très décriées ces derniers temps, et qui ont récemment trouvés des défenseurs inattendus, compte tenu de leur position sur l’échiquier politique.
La grande question concerne évidemment la suite, l’avenir. Il est évident que le « quoi qu’il en coûte » ne peut pas être éternel, c’est impossible, mais aussi impensable. Il y a la question de soutenabilité de la dette bien sûr, mais aussi celle des différentiels entre les pays, et du degré « d’état providence ». Il me semble qu’en Europe, si les chocs ont jusqu’ici été relativement amortis, c’est surtout grâce à cet état-providence. Ce qui est très dangereux pour la suite, c’est le décrochage de pans entiers de la population. Lionel a évoqué les plus pauvres, mais cela risque de se produire aussi dans les classes moyennes, en fonction du scénario de sortie de crise. En réalité, deux sont possibles. L’un est un décrochage durable, avec une pandémie qui n’en finit pas, des vaccinations trop lentes, des variants qui surgissent un peu partout, etc. La deuxième est au contraire un retour à la normale autour de l’été, plus ou moins rapidement selon les pays, et à partir de là, une reprise de la consommation potentiellement très importante.
Si c’est le mauvais scénario qui se produit, nous aurons le risque d’une conjonction de phénomènes. D’abord, un emballement de la dette, qui va finir par devenir très problématique, même avec des taux très bas. Ensuite, un décrochage en termes de revenus, et le risque d’une fuite en avant des gouvernements, qui face à l’emballement de la dette voudraient donner des gages, et ces derniers pourraient être des réformes structurelles. Or j’ai la conviction que dans le contexte actuel, le cocktail est explosif. Avant la pandémie, nous avions les Gilets Jaunes, qui ont toujours bénéficié d’un soutien important dans la population française. Si la sortie de crise se conjugue avec une brutalisation du corps social, nous risquons un scénario de grande violence, économique, sociale, et politique ; avec toutes les conséquences que l’on sait sur l’année prochaine, marquée par d‘importantes échéances électorales.
David Djaïz :
Nous sommes dans une crise « marathon », avec un rythme très particulier d’un stop and go permanent, rendant presque impossible la tâche des conjoncturistes ou des économistes chargés d’éclairer la décision publique. Si l’on reconstitue la chronologie de ce que nous vivons depuis un an, les économies ont d’abord subi un choc exogène, elles ont été perturbées par le confinement presque intégral de la Chine et l’arrêt de ses chaînes de production, découvrant au passage les interdépendances qui les liaient au géant chinois. Ensuite, lorsque le virus s’est propagé en Occident, les économies européennes et américaine ont été plongées en coma artificiel, avec des plans de soutien plus ou moins bien calibrés. Désormais, on peut dire que toutes les économies industrialisées fonctionnent sur un mode dégradé.
Dans ce contexte, difficile d’ajuster correctement les plans de relance. Les gens ont constitué une épargne forcée, c’est vrai. Mais rien ne prouve qu’ils vont la dépenser à la première occasion. D’une part, on ne sait pas quand cette occasion aura lieu, d’autre part, nous ne savons pas à quel rythme ils décaisseront cette épargne, ni même s’ils vont la décaisser. Peut-être voudront-ils maintenir une épargne de précaution, anticipant de futures hausses d’impôt, ou un retour de l’épidémie. Nous n’avons pas de réponses à ces questions.
Certes, l’investissement des entreprises a chuté dans des proportions moindres que ce que l’on craignait, mais il a tout de même chuté, et il est aujourd’hui à un niveau préoccupant. Or la qualité de la reprise dépendra autant de la consommation que du niveau de l’investissement.
L’incertitude domine aujourd’hui, par conséquent, la restauration de la confiance sera une variable clef. Mais au-delà des plans de soutien et de relance, la question qui m’intéresse est celle de l’après-Covid. Je ne sais évidemment pas quand nous y serons, mais nous allons bien finir par vaincre ce virus. Et alors l’enjeu ne sera pas la relance de l’économie, ou de retrouver un certain niveau de production. Il se situera à mon avis à un niveau bien plus fondamental. Nous serons dans une économie d’après-guerre, les pénuries en moins (et c’est important). Certains secteurs seront en difficulté durablement, voire en crise existentielle. Je pense à l’aéronautique, au tourisme, à l’hôtellerie, aux arts du spectacle. Il est illusoire de penser qu’une fois la pandémie derrière nous, tout redémarrera sitôt que nous aurons donné le coup d’envoi. Il y aura des faillites, des restructurations d’entreprises très importantes. Certaines seront très endettées et incapables de rembourser leur prêt garanti par l’Etat. C’est le moment opportun pour réfléchir à une question plus fondamentale : vers quelle économie veut-on aller ? Quels secteurs restructurera-t-on profondément ? Lesquels développera-t-on ? Il est urgent de réfléchir à l’économie de demain. Je pense aux travaux de Robert Boyer sur l’économie anthropogénétique, de Pierre Veltz sur l’économie humano-centrée, ou de Jacques Attali sur l’économie de la vie. Nous sommes à la veille d’une révolution productive et industrielle, qui touchera à tous les secteurs de l’économie de la vie. La santé bien sûr, mais aussi l’éducation, la formation professionnelle, la culture, et plus généralement tout ce qui touche au temps libre et au bien-être des êtres humains. Cette économie mêle industrie et services. La santé par exemple est la conjugaison de l’excellence de services publics, d’une offre privée, et de notre capacité à produire des matériels de pointe. On voit que ces frontières entre industrie et services seront demain très poreuses.
Ne croyons pas qu’il y a entre économie et politique une cloison étanche. Les deux se reflètent. Le total capitalisme chinois, qui a le moins souffert de la crise, s’appuie sur de très grandes entreprises semi-privées et une finance en partie socialisée, et quand un oligarque chinois cherche à s’émanciper, comme ce fut le cas de Jack Ma ces jours-ci, on le rappelle sèchement à ses obligations.
Je crois que l’économie de la vie est une perspective prometteuse, mais il faut s’en donner les moyens et les outils, en dépassant le court-termisme des plans de relance et de soutiens, qui restent encore trop le nez dans le guidon.
Nicolas Baverez :
Le terme de déclassement est essentiel ici. Les crises sont des machines à polariser, et celle-ci ne fera pas exception. Les gagnants seront des grands gagnants, et les perdants des grands perdants. Il faut bien reconnaître que pour l’instant, la France est positionnée pour être grande perdante. Sur le problème des vaccins par exemple, notre industrie et notre recherche sont tout à fait déclassées. Non seulement nous avons des pans entiers de notre économie qui sont à l’arrêt, mais en plus ce sont nos pôles d’excellence. Restauration, tourisme, aéronautique, culture ... Tout cela est durablement touché. Le déclassement est aussi social. Outre les précaires et les chômeurs, il y a également une génération de jeunes, d’indépendants, de commerçants, de classes moyennes, qui sont menacés de basculer durablement dans la pauvreté.
La défiance vis-à-vis des politiques est à un niveau sans précédent, elle est un vrai frein à la sortie de crise. Nous n’avons pas affaire à un problème de reprise, mais de reconstruction. Pour arriver à reconstruire, il faut regarder la réalité en face, mais aussi arriver à débattre collectivement des problèmes. Autant il n’y a aucun sens à vouloir revenir au programme du Conseil National de la Résistance, autant nous pourrions nous inspirer de l’esprit de ce CNR. Il avait réussi à faire dialoguer les forces vives de la nation pour essayer de se mettre d’accord sur un programme de reconstruction. Cet esprit-là nous serait très utile.
Lionel Zinsou :
Nous avons tout de même un espace de consensus, puisque nous nous accordons sur un risque social, et ses éventuelles conséquences politiques. Beaucoup d’indicateurs dans ce domaine sont très inquiétants, la construction des logements sociaux par exemple.
Pour moi le chiffre le plus important des derniers jours, ce sont deux sondages non publiés sur les intentions de vote au deuxième tour de la prochaine présidentielle. Ils montrent Marine Le Pen à 45% pour l’un, à 48% pour l’autre. C’est lié au fait que la gauche a l’intention de s’abstenir en masse, spectaculairement déçue par Emmanuel Macron. C’est un problème grave, car si cela se confirme cela signifiera des renoncements à de nombreux investissements pour l’avenir.
En revanche, il y a des points où nous ne sommes décidément pas d’accord. Non, 2021 ne sera pas de nouveau une année Covid, et les nouveaux confinements n’auront absolument pas l’impact du premier. Le deuxième a déjà eu un impact bien moindre. Il faut un peu faire confiance à l’intelligence collective, les gens s’adaptent. Quand on compare avec l’Allemagne, on s’aperçoit que la grande erreur du premier confinement fut l’arrêt de la construction. Cela a représenté 20% de la baisse du PIB de 2020. Cela a été comblé au 3ème et 4ème trimestre, et il est évident que cela ne se reproduira plus. De même, nous ne fermerons plus les commerces dans les mêmes proportions. D’autre part, l’Allemagne ne compte pas de la même façon ses services non marchands. Quand on corrige les données, on s’aperçoit qu’on est au même niveau de récession que l’Allemagne. Et le logement recoupe la problématique sociale. Sans un programme de logements hyper-actif, nous allons avoir une double peine, macro-économique, mais surtout sociale et politique. Quant à la dette, j’aime le pathos qu’on y met. Mais la réponse à la question « est-elle soutenable ? » est entre les mains des marchés. Les taux d’intérêt n’ont pas cessé de baisser pendant cette crise alors que les besoins d’endettement des états ne cessaient de s’accroître. La réponse est dans les marchés, pas dans ce que vous pensez de la soutenabilité de la dette. Ce qui rembourse la dette, c’est la croissance, et nous allons en faire. Nicolas ne croit pas non plus aux acquis de croissance et je le regrette, mais quand les taux de croissance les plus pessimistes sont à 3,6% et que vous vous endettez à -0,5%, vous avez un service et un volume de la dette qui, rapportés au PIB, baissent. Nous allons avoir une baisse du PIB, mais cessons de dire que nous allons faire payer à nos enfants la dette Covid. Ma génération et moi n’avons pas supporté les dettes de la seconde guerre mondiale. C’est la croissance de demain qui va payer la dette.
Sur le décaissement de l’épargne, je renvoie David à Économie et statistiques. Il y a des tas d’articles de l’Insee qui montrent qu’on décaisse l’épargne de précaution. On fait surtout de l’épargne de précaution quand on craint une hausse de l’impôt. L’épargne de précaution est parfaitement connue et scientifiquement analysée. Il n’y aura pas de problème de décaissement, il n’y en a jamais eu.
Les remboursements des dettes d’entreprises vont en effet poser poser problème pour 5% des entreprises, selon la Banque de France. C’est pourquoi on les fera rembourser plus tard. Je rappelle qu’on peut les étaler sur 5 ans, et même quasiment les transformer en fonds propres, ce qui signifie qu’on peut aller jusqu’à 7 ans, et que l’UE vient d’accepter le plan français d’apporter 20 milliards aux entreprises. Je rappelle également que jusqu’à 200 000€, l’état prend en charge les charges fixes (loyers, etc.).
Le pessimisme « on n’y arrivera jamais » va tout simplement contre les faits.
Nicolas Baverez :
Ce ne sont pas du tout les marchés qui rachètent la dette française aujourd’hui, mais entièrement la BCE. Celle-ci possède 24% des 2600 milliards d’euros de dette française. C’est une situation qui ne pourra pas durer.
Un #MeToo peut en créer un autre
Introduction
Philippe Meyer :
En France, depuis Balance ton porc, les hashtags de dénonciation des violences sexuelles se succèdent jusqu’au dernier en date, le #metoogay, déclenché le 21 janvier par un internaute, Guillaume T., qui a accusé l'élu PCF du Conseil de Paris, Maxime Cochard et son conjoint, de viol et d'agression sexuelle. Ce qu'ils nient. Le #metoogay et sa nuée de messages révélations sur des incestes, des harcèlements et des viols infligés à des garçons par d’autres garçons comme par des adultes ne sont que la dernière déclinaison d'un mot-dièse, et d'un phénomène qui touche toute la société.
Le précédent, #Metooinceste, a éclos mi-janvier dans le sillage de la publication de La Familia Grande, le livre de Camille Kouchner où l'avocate dénonce des faits de violences sexuelles commis par son beau-père Olivier Duhamel à l'encontre de son frère jumeau. Cet été, #Iwas a également émergé : des jeunes filles ont mentionné l'âge des agressions, qu’elles ont subies, donnant lieu à des manifestations inédites dans les rues de Bastia et d'Ajaccio. Début 2020, c'était l'ouvrage de Vanessa Springora, Le Consentement, où l'éditrice racontait l'emprise exercée sur elle par l'écrivain Gabriel Matzneff. A chaque fois, livres de témoignages et hashtags semblent se nourrir pour libérer la parole des victimes, générant ainsi un « effet cliquet », comme l'explique Caroline De Haas, du collectif #noustoutes : l'idée selon laquelle à partir d'un certain seuil de prise de conscience, le retour en arrière n'est plus possible.
Selon une enquête de l’association Face à l’inceste, publiée en novembre dernier, un Français sur dix affirme avoir été victime d’inceste. Entre 92 et 97% des auteurs de violences sexuelles sont des hommes, et 96% des victimes de viols et des tentatives de viols sont des femmes. Selon une enquête de l'association Mémoire Traumatique et Victimologie, dans 94% des situations, les auteurs de violences sexuelles sont des proches. Publiée en novembre 2020, l'étude Virage, indique qu’entre 6 % des hommes homosexuels et 5,4 % des hommes bisexuels disent avoir été agressés ou violés au moins une fois au cours de leur vie par un membre ou proche de leur famille (hors couple), contre 0,5 % des hommes hétérosexuels et 2,5 % des femmes hétérosexuelles. On estime que l’ampleur du phénomène demeure sous-estimée, les victimes ne témoignant pas toutes de leur agression.
Partie des Etats-Unis, la déferlante #MeToo a déjà touché un nombre grandissant de pays. Aussi bien la Chine que l’Iran, le Danemark que le Canada, la Turquie que l’Egypte ou la Grèce sont concernés… La libération de la parole pour dénoncer les violences sexuelles devient progressivement un phénomène mondial.
Kontildondit ?
David Djaïz :
Merci d’avoir mis ce sujet à l’agenda de l’émission. Depuis l’affaire Weinstein, on assiste à une libération de la parole sans précédent, autour des violences sexuelles. Le mouvement, parti des USA s’est étendu à l’Europe, il a souvent eu lieu dans des milieux assez favorisés, pour dénoncer les agissements d’hommes de pouvoir, qui profitent de leur position pour abuser des jeunes femmes en situation de subordination. On l’a vu dans le monde du cinéma, du journalisme ou des entreprises.
J’avoue avoir été surpris et ému par l’onde de choc que cela a provoqué dans d’autres milieux, car les violences sexuelles ne sont pas réservées aux classes favorisées. Cette onde de choc a été mondiale, et a atteint des pays où la liberté d’expression est pourtant difficile, comme la Chine ou l’Iran.
Mais ces abus sexuels prennent d’autres formes que les rapports hommes/femmes indiqués plus haut. Les livres « coup de poing » de Vanessa Springora et de Camille Kouchner ont mis le doigt sur la pédophilie et l’inceste. Et s’ils rencontrent un tel succès auprès du lectorat français, ce n’est pas à cause d’un voyeurisme malsain, mais en raison de leur force propre déjà (le livre de Camille Kouchner en particulier, dont la sécheresse de style est très percutante), mais aussi et surtout parce qu’ils lèvent le voile sur une réalité sociale horriblement répandue. Un Français sur dix a été victime d’inceste, soit sept millions de nos concitoyens. Quand on sait les dégâts irréparables qu’occasionnent de telles violences, dans le rapport à son corps, dans la confiance en soi, dans l’appréhension des autres, dans la sexualité, dans l’équilibre psychique, on mesure à quel point ce phénomène si longtemps tu représente des crimes monstrueux. De la même manière, 12% des femmes françaises ont déjà été victimes de violences sexuelles. Je rappelle également que 150 d’entre elles meurent chaque année sous les coups de leur compagnon.
Devant ces chiffres effarants, cette libération de la parole est une excellente nouvelle. Il y a suffisamment de raisons d’être pessimistes en ce moment pour se réjouir de cela.
Que peut nous dire ce mouvement à propos de l’avenir ? Je crois d’abord que nous sommes à la fin d’un espace privé absolument étanche. On a longtemps conçu le foyer ou la famille comme une sphère profondément inégalitaire, ou le pater familias était en quelque sorte un petit tyran doté de tous les droits. C’est désormais terminé.
D’autre part, si ces révélations continuent à susciter un tel choc, c’est que les mécanismes de prévention, d’alerte et de protection ne fonctionnent pas. Un récent article du JDD pointait que seules 8% des agressions sexuelles font l’objet d’une plainte. Quant à l’inceste, il est par nature très difficile à quantifier, mais on est entre 1 et 5% de dépôts de plainte. C’est souvent parce que les faits sont commis sur des enfants très jeunes, et à cause d’une omertà familiale. Celle-ci concerne tous les milieux ; l’affaire Duhamel donne une image absolument catastrophique de l’élite française, d’une forme répugnante d’entre-soi, mais encore une fois, cela concerne toutes les classes sociales.
Il faut évidemment augmenter les moyens des services de police et de justice, la célérité des enquêtes et des procès, mais il faut aussi développer des mécanismes de prévention et d’alerte. 10% d’enfants victimes d’inceste, et 96% d’agresseurs qui sont des hommes, ce n’est plus une collection de faits divers, c’est un vrai problème de société, et même de civilisation.
Matthias Fekl :
Je partage évidemment l’émotion immense que ces témoignages ont suscité. Ils ont mis en lumière une réalité monstrueuse et extrêmement répandue. Je partage également cet avis sur l’importance de revoir profondément les mécanismes d’alerte et de prise en charge. Il faudrait déjà que la justice puisse agir bien après l’alerte. On sait d’autre part que les dépôts de plainte ne se passent pas comme ils le devraient, il y a des enjeux de confidentialité, d’aménagements des commissariats, de suivi procédural, de crédit accordé à la parole des victimes ... Il y a beaucoup à faire en termes de politique publique, de l’alerte en amont à la répression en aval, en passant par la coordination des différents services. Car là aussi on s’aperçoit qu’énormément de cas pourraient être évités.
Toutes ces réformes sont indispensables, non seulement pour les victimes, mais aussi pour rester fidèles à nos principes démocratiques. Il me semble indispensable que les institutions étatiques prennent bien mieux en charge ces drames, sans quoi la place publique sera le seul endroit où les victimes estiment que justice peut être faite. Ces réformes sont nécessaires si nous voulons pouvoir réintroduire du contradictoire, et des réponses juridiques adaptées. Quand les victimes mettent ces faits sur la place publique, elles se font violence à elles-mêmes, si elles en arrivent là c’est parce qu’elles estiment qu’il n’y a aucun autre endroit où leur souffrance trouve une réponse adéquate.
Nicolas Baverez :
Nos sociétés à l’occidentale se sont efforcées depuis le XVIIIème siècle de garantir les droits des individus, puis les droits politiques civiques, et ensuite les droits économiques et sociaux. Mais il est vrai que ces problématiques-là sont longtemps restées dans l’ombre. C’était vrai de ce qui se passait au travail, à l’école, dans l’Eglise ou dans les familles. Il est vrai que les violences sexuelles ou psychologiques ont longtemps été un angle mort des droits des individus.
Ce qui s’est passé n’a en effet rien d’une collection de faits divers. C’est une prise de conscience mondiale, qui a pour le coup largement dépassé l’occident. Ce sont toutes sortes de civilisations, de cultures et de religions qui sont aujourd’hui confrontées à ces mêmes problèmes.
Que peut-on faire ? Je pense qu’il y a trois angles de travail. Le premier est évidemment la loi, le second est l’organisation des services publics, le troisième concerne les mentalités.
Sur les lois, il y a incontestablement des choses à faire, notamment à propos du consentement des mineurs. Le Parlement devra en débattre, mais il est vrai que l’idée qu’un jugement puisse prononcer qu’un mineur de 11 ans était consentant paraît aberrante. Il y a également la question de la prescription. Là-dessus il faut inciter à la modération, car je crois que l’imprescriptibilité n’est pas une solution. D’abord parce que la réserver aux génocides relève d’un raisonnement moral et historique qui mérite d’être pris en compte, ensuite parce que c’est extrêmement difficile de juger de faits après 30 ans, quels qu’ils soient. Dans de telles situation où c’est parole contre parole, le risque d’erreur judiciaire est démultiplié. En tous les cas il faut que la justice passe le plus souvent possible et le plus rapidement possible, c’est absolument fondamental.
C’est aussi le cas des services publics. Il faut alerter, prévenir, et mieux accueillir les victimes, notamment dans les services de police.
Le troisième point, tout aussi crucial, concerne les mentalités. Là dessus, il y a un énorme effort à faire en termes d’éducation, car c’est la clef de la prévention, et le fondement de la responsabilité.
Lionel Zinsou :
Je souscris à tout ce qui a été dit sur l’émotion et sur les pistes d’améliorations. Je suis pour ma part frappé par trois paradoxes.
Le premier est que nous sommes en présence d’un progrès moral important, avec cette prise de conscience mondiale. En Inde aussi, la mobilisation est très conséquente sur les viols et les violences faites aux femmes. L’Afrique aussi est très concernée, et ces problématiques y sont particulièrement difficiles, car la condition des femmes (pourtant les moteurs du développement) est dans beaucoup de pays encore à libérer. Et ce progrès moral nous vient des réseaux sociaux. On les accuse volontiers de beaucoup de maux, on sait qu’ils sont des outils redoutablement efficaces pour le populisme, le complotisme et les fake news, mais parfois, ils permettent une prise de conscience mondiale. C’est le cas ici. Sans eux, il ne se passerait rien aujourd’hui à propos de ces problèmes.
Le deuxième paradoxe est qu’on a longtemps considéré comme minoritaires des gens qui forment en réalité une grande majorité. Car évidemment les femmes sont au centre de ces violences, et elles ont longtemps été considérées comme mineures. Et il y a évidemment de nombreux endroits de la planète où c’est encore le cas. Mineures à la fois dans le droit (où on les a longtemps vues comme des incapables ayant besoin d’un guide), mais aussi minoritaires dans la perception, alors que dans les faits elles sont majoritaires.
Le troisième paradoxe tient à ce que ces sujets sont des expérience par nature absolument singulières et intimes, et que les révélations récentes, tant à propos de #MeToogay que du livre de Camille Kouchner, arrivent tard, trente ans après. Ces choses ne sont pas seulement ensevelies par la société ou les familles, mais dans la plus profonde intimité de chacun. Or tout d’un coup, on s’aperçoit que ces expériences intimes et singulières se comptent par millions. Des millions de délit ; annuels, répétitifs, probablement en progression, au moins comme la croissance démographique.
Ce n’est donc pas singulier, mais millionnaire ; pas minoritaire mais majoritaire, et tout cela nous vient des réseaux sociaux.
Par un pur hasard du calendrier, nous sommes aujourd’hui cinq hommes à discuter de cela, mais l’ironie n’aura échappé à aucun de nos auditeurs. Nous sommes évidemment impatients d’entendre Béatrice Giblin, Nicole Gnesotto, Lucile Schmid ou Michaela Wiegel s’exprimer sur ces questions. Mais je suis moi aussi reconnaissant que ce sujet soit mis sur la table, et qu’il nous permette de reconnaître cet indéniable progrès moral.