Si jeunesse pouvait
Introduction
Philippe Meyer :
Dans son second Rapport sur la pauvreté, publié le 26 novembre dernier, l'Observatoire des inégalités a relevé que la crise touche surtout les plus fragiles et notamment les jeunes adultes (18-29 ans), qui ne vivent plus chez leurs parents : 22 % d’entre eux figurent parmi les pauvres. La précarité étudiante s’est traduite notamment par le recours à l’aide alimentaire et, depuis le 22 janvier, tous les étudiants, boursiers ou non, peuvent bénéficier de deux repas par jour au tarif de 1€ dans les restaurants universitaires.
58% des 18-24 ans sondés par Odoxa mi-novembre ont jugé le reconfinement « difficile à vivre », contre 46% de l'ensemble des sondés. Les trois quarts des jeunes estimaient avoir, pendant cette période, subi un « préjudice » sur le plan des études, de l'emploi ou de la vie affective. Déjà, les dommages psychosociaux apparaissent et sept étudiants sur dix se déclarent inquiets pour leur santé mentale. Face à ce constat, le gouvernement a annoncé la création, le 1er février, d'un chèque-psy afin de leur permettre de consulter sans avance de frais.
La fermeture des universités impliquant des cours entièrement à distance épuise aussi bien les étudiants que les enseignants qui craignent un décrochage massif de leurs élèves. Leur entrée dans la vie professionnelle est rendue plus difficile car les stages et les embauches sont majoritairement suspendus. En décembre, le taux de chômage des jeunes en France s'est établi au 3ème trimestre à 21,8%, en hausse de 2,8% par rapport au même trimestre de l’année précédente.
Fin juillet, alors que le contingent annuel de quelque 750 000 jeunes, leurs études terminées, s'apprêtait à entrer sur le marché du travail, l'exécutif a lancé le plan « 1 jeune, 1 solution ». Doté de plus de 7 milliards d'euros, il comprend plusieurs mesures destinées aux employeurs : aides à l'embauche de 4 000€ pour des CDI ou des CDD de plus de trois mois, primes de 5 000€ ou 8 000€ pour les contrats d'apprentissage ou de professionnalisation, bonus supplémentaires pour les embauches de jeunes issus des quartiers « politique de la ville » ... Le dispositif a été complété mi-novembre par un site Internet, 1jeune1solution. gouv.fr, donnant accès aux offres d'emploi et à l'ensemble des propositions d'accompagnement pour les jeunes. Objectif affiché : proposer 100 000 emplois fin janvier émanant d'un millier d'entreprises environ.
La part des jeunes de 15 à 29 ans qui ne sont ni en emploi ni en formation s’établit à 13,4 %. C’est une diminution de 3,1 points, après une augmentation de 3,6 points au deuxième trimestre.
Kontildondit ?
Nicole Gnesotto :
Le terme « jeunesse » (les 18-25 ans) recouvre des réalités très disparates, et des situations parfois contradictoires. D’abord au niveau de l’image. Les jeunes aujourd’hui en ont trois. Ils sont soit privilégiés, soit coupables, soit victimes.
Jeunesse « privilégiée » car c’est quand même la classe d’âge la moins touchée par les formes graves de la Covid, « coupable » parce qu’elle serait irresponsable et organiserait des rave-parties, et « victime » parce qu’elle est la génération sinistrée de l’épidémie, aussi bien dans ses études que ses amours, ses perspectives économiques, son moral, etc. C’est ce qu’avait résumé le président de la République en juillet dernier quand il avait déclaré qu’il était « difficile d’avoir 20 ans en 2020 ».
L’image de la jeunesse « coupable » est d’ailleurs en train de creuser une espèce d’affrontement générationnel dans le pays. D’autre part, la jeunesse se divise également en une grande variété de statuts. Il y a la grande masse des étudiants de l’université, les vrais sinistrés de la crise pandémique. Ceux de première année, qui viennent d’avoir le bac, et qui sont 280 000 chaque année à intégrer l’enseignement supérieur, ont des cours virtuels sans avoir rien vécu de l’université ; ils sont donc perdus dans cet univers entièrement virtuel, et ce sont eux qui ont le plus de risques de perdre un an, d’être désocialisés, de faire une dépression ... Mais il y a également les étudiants de classes prépa et de grandes écoles (85 000), qui sont privilégiés et pas le moins du monde « sacrifiés ». C’est la faille de l’enseignement supérieur français, entre une élite hyper-choyée et la grande masse des universités, dont les étudiants sont largement déconsidérés et abandonnés. Enfin, il y a les jeunes non étudiants et non salariés, qui sont les doubles sinistrés de la pandémie, dans le rouge à tous les niveaux.
La seule chose les réunissant tous, c’est de faire face à un avenir économique sombre, voire très sombre. Le taux de chômage des jeunes en France (21,8%) est certes moindre qu’en Espagne (40%), en Grèce (35%) ou en Italie (30%) mais il est quand même nettement au-dessus de la moyenne de la zone euro (18,5%).
Quelle est la part de la Covid dans ce sombre tableau, si l’on exclut les 85 000 privilégiés des classes préparatoires ? Je ne crois pas que la pandémie chamboule une situation qui aurait été florissante et idéale sans elle. Elle met simplement en lumière les difficultés de l’enseignement supérieur en France, à savoir une situation très inégalitaire, d’abord. Rien n’a vraiment changé depuis Bourdieu : si vos parents ont un diplôme de l’enseignement supérieur, vous avez trois chances sur quatre de réussir votre diplôme universitaire. Dans le cas contraire, vous n’avez qu’une chance sur cinq. Ensuite, l’enseignement supérieur est en totale décomposition depuis des décennies. On sait que seuls 40% des inscrits en première année passent en deuxième année. Enfin, les filières universitaires sont la plupart du temps entièrement déconnectées des besoins et des perspectives du pays.
Si la Covid ne déclenche pas une réflexion plus large sur une réforme très profonde de l’enseignement supérieur, nous allons vers la catastrophe. La pandémie aggrave la situation, mais elle ne la crée pas. Les déséquilibres existant sont certes accentués par elle, mais ils existaient déjà. L’enseignement à distance par exemple est plus facile pour les classes aisées (matériel informatique, taille du logement ...), et l’absence de petits boulots ou de stages précarise encore davantage les plus fragiles.
Que penser des réponses du gouvernement ? On a d’abord constaté un grand retard à l’allumage. Le président a certes reconnu les difficultés des jeunes en juillet, mais ce n’est que très récemment que des mesures ont été prises. La priorité a été mise sur les écoles, collèges et lycées, ce qui est compréhensible : il s’agissait de s’assurer que les parents puisent travailler. Depuis, le rattrapage a été assez massif, mais les nombreuses mesures sont très complexes. On voit bien qu’il manque une stratégie globale pour la jeunesse, et notamment pour l’enseignement supérieur. Le début du mandat d’Emmanuel Macron avait une réelle stratégie pour le niveau primaire. A l’autre bout du parcours, rien de tel.
Lionel Zinsou :
Je suis frappé par la vogue extraordinaire de l’expression « génération sacrifiée », et par ce concept beaucoup trop large de « la jeunesse », principale oubliée des réponses à la pandémie. Je suis tout à fait d’accord avec Nicole : il faut commencer par dire que du point de vue sanitaire, la jeunesse est plutôt épargnée. Le vrai sujet sanitaire, ce sont les gens âgés. La jeunesse n’est pas du tout une « génération sacrifiée ».
D’abord parce qu’il ne s’agit pas d’une génération. Le fait que nous ayons un an, et peut-être deux, de récession et de crise ne constitue pas une génération. On pourrait employer ce terme pour les guerres mondiales par exemple, qui ont chacune décimé une génération, et radicalement transformé son avenir. Mais une crise économique ne touche pas une génération, c’est simplement un moment faible, atténué en Europe et en France par le fait que les revenus des familles n’ont pas baissé en 2020. Nous sommes dans un temps faible, mais court.
Ensuite, il ne s’agit pas d’un sacrifice, dans le sens où il n’y a pas de sacrificateur. Ici, qui sacrifie qui ? La réponse de l’Etat est tout de même considérable. Je trouve que cette expression de « génération sacrifiée » empêche de penser, mais aussi de voir un certain nombre de données. Par exemple, en matière de sondages. L’opinion des jeunes entre 18 et 25 ans est en train de plébisciter le président de la République, à un moment du quinquennat où c’est traditionnellement plutôt l’inverse. Plus de 50% de cette classe d’âge approuve la politique du gouvernement. C’est plus que la moyenne, c’est un niveau objectivement élevé, et il paraît surprenant que ces jeunes estiment qu’on les sacrifie.
Je n’accepte pas cette idée que l’avenir de ces jeunes est sombre. Il est évident que nous avons des sujets d’inquiétude, mais nous avons exactement les mêmes chiffres qu’avant la pandémie en ce qui concerne l’optimisme sur l’avenir de la condition de chacun. Je ne crois pas que nous soyons dans une situation de « lutte des classes d’âge ». Il faut revenir aux vraies luttes de classe, aux questions de précarité des citoyens. Toutes les tranches d’âge sont touchées, et cela concerne non seulement l’éducation, mais le logement, l’accès aux soins, etc. Ce n’est pas une question de classes d’âge, mais de classes. Le logement social par exemple, qui a décliné ces dernières années et se réduira encore considérablement d’ici à 2022, en est un bon exemple. Cherchez le logement dans le plan de relance, vous ne trouverez rien. Il y a certes des jeunes des classes populaires parmi les mal logés, mais les mal logés sont les classes populaires dans leur ensemble.
Il faut faire attention à ne pas mettre en avant les jeunes à propos de la précarité, et notamment les jeunes étudiants. Il y a une polémique assez habituelle en France, qui consiste à dire que l’éducation supérieure (presque gratuite) est un transfert des pauvres vers les riches. Grosso modo, que ce sont les pauvres qui paient pour les études des riches (ceux qui vont dans l’enseignement supérieur). C’est un vrai sujet, mais on conclut souvent qu’il faut faire comme aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, à savoir faire payer ces études et endetter les étudiants. Ce ne sont donc pas les étudiants qui sont automatiquement les plus précaires. Encore une fois, le problème a lieu au niveau des classes, pas des classes d’âge. Nous devons effectivement mettre l’accent sur le RSA des jeunes, parce que les familles aux RSA ont aussi besoin que leurs jeunes deviennent autonomes dès que possible, or ils doivent attendre d’avoir 25 ans. Mais c’est la problématique générale du revenu minimum s’agissant de l’ensemble des classes. Il faut faire très attention que nos politiques ne se mettent pas à croire que nous sommes dans une société de lutte des classes d’âge. Il y a un vrai problème d’angle mort à propos des plus précaires, dont les jeunes.
Béatrice Giblin :
Je ne suis ps tout à fait d’accord sur la fausseté de l’expression « génération sacrifiée ». Je suis d’accord que le terme de « génération » est assez faux, mais il me semble tout de même que le terme de sacrifice renvoie à toutes les privations que subissent les jeunes pour protéger les plus âgés. L’expression est sans doute excessive, je le reconnais, mais elle met tout de même le doigt sur un problème. Qui n’est pas celui d’une guerre de générations, car les personnes âgées sont très soucieuses de leurs petit-enfants, et les aident dans la mesure de leurs moyens, et réciproquement.
La pandémie est un révélateur d’une situation déjà connue par de nombreux observateurs, mais négligée par une grande partie du personnel politique et de l’opinion publique. On était conscient de la précarité des jeunes sans formation, et du manque d’aide entre 18 et 25 ans depuis déjà longtemps. En revanche, la grande précarité des étudiants a beaucoup frappé l’opinion. Cela tient à notre système, et Nicole a eu raison de distinguer un groupe privilégié et une majorité de déconsidérés. Oui, l’université peut être considérée comme gratuite, mais se loger, se nourrir et avoir un équipement informatique coûte cher, et quand les familles ne peuvent pas aider et que les petits boulots ont disparu, le problème devient vite très pressant. Or dans le système français, on pense que c’est à la famille de supporter la formation de ses enfants. Ce n’est pas un problème avec des salaires confortables, mais c’est tout à fait impossible avec de faibles revenus.
Il ne s’agit pas seulement du gâchis de l’université et des 60% d’étudiants qui n’atteignent pas la deuxième année, c’est plus large. L’illusion, qui date de Jean-Pierre Chevènement, de 80% d’une classe d’âge reçue au bac et devant aller à la fac, (sans qu’on ait pensé aux filières adaptées) a envoyé à l’université un très grand nombre de jeunes qui n’étaient pas véritablement préparés au type d’études qu’ils allaient faire.
La désindustrialisation française, ainsi que le mépris pour les activités manuelles dans ce pays où seul le diplôme est valorisé, a conduit beaucoup de jeunes dans des impasses, ou des métiers qui leur déplaisent. C’est un problème grave dans la mentalité française. Enfin, pour des raisons démographiques, le nombre d’étudiants a régulièrement augmenté, sans qu’on ait augmenté les moyens de l’enseignement supérieur en conséquence. On ne peut pas demander à l‘université de tout résoudre. Je pense qu’elle a fait beaucoup de progrès sur l’encadrement des étudiants par exemple. Il faut véritablement repenser le système d’orientation en France, dans l’enseignement supérieur, mais également au lycée. On place trop de jeunes dans des impasses.
François Bujon de l’Estang :
Dans tout ce qui vient d’être évoqué, il y a de nombreux élément qui sont de nature chronique, ou endémiques. Si l’on recentre le sujet sur le thème des jeunes et de l’épidémie, il faut s’attarder sur l’aspect humain.
Les jeunes sont des victimes collatérales de la crise sanitaire. Du point de vue de la maladie, nous l’avons rappelé, ils sont plutôt épargnés. Ils sont bien davantage victimes des mesures prises pour lutter contre la crise sanitaire que de la crise sanitaire elle-même. Et ils sont atteints de diverses façons.
D’abord dans les études et la formation. A l’université les conditions des études sont évidemment bouleversées, et c’est très pénalisant, sur un plan affectif notamment, mais aussi pour l’accès au marché du travail. Aujourd’hui il est quasiment impossible de trouver un stage de fin d’études ou un CDD.
Enfin les jeunes sont atteints dans leur mode de vie, avec les dégâts psychosociaux. Ils sont à un âge qui n’est peut-être pas le plus beau, mais certainement le plus crucial du point de vue de leur formation. Or leur vie sociale, culturelle et sentimentale est ruinée par les mesures sanitaires.
Il faut cependant relativiser. Il est certes difficile d’avoir 20 ans en 2020, mais on n’a pas attendu la Covid pour que Paul Nizan écrive « j’avais 20 ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie ». On a beaucoup de problèmes à cet âge, mais pas nécessairement plus en 2020 qu’à d’autres moments de l’Histoire. Avoir 20 ans en 1914, en 1942 ou en 1958 ne devait pas être un partie de plaisir non plus. Dans les périodes de crise économique, c’est toujours difficile pour les jeunes. Il faut donc remettre tout cela en perspective.
Mais plutôt que de s’apitoyer, regardons les éléments positifs. Beaucoup de sociologues pointent des éléments de résilience dans la jeunesse française, des trésors de dynamisme et d’ingéniosité. Il faut redonner vie au système universitaire, et si nous ne sommes pas obligés de déconfiner, il nous faut sérieusement réfléchir à la réouverture des universités. Il ne semble pas qu’elles soient des foyers de contagion si terribles. Il faut évidemment donner de l’air à la vie culturelle, pour le moral de nos jeunes. Et bien entendu, travailler sur l’accès au marché du travail. Des éléments vont dans ce sens.
Nicole Gnesotto :
Il est vrai qu’un an de perdu, même si cela semble une éternité quand on est jeune, ce n’est pas perdre sa vie. Nous sommes rentrés dans une société où la compassion remplace souvent l’analyse. On ne peut pas demander à la société d’être résiliente si l’on passe son temps à s’apitoyer sur des choses après tout relatives ; je rappelle que les jeunes ne meurent pas du coronavirus.
Je ne suis pas totalement d’accord avec l’analyse des classes de Lionel. Bien évidemment, l’accès à l’université est beaucoup plus difficile quand on vient d’un milieu modeste, et la précarité est indéniable. Mais le problème de l’université n’est pas la précarité. Autrement dit il n’y a pas que des précaires à l’université, 95% des enfants des classes moyennes y vont. Le problème de l’effondrement de l’enseignement supérieur ne me paraît pas lié à la lutte des classes, il suffit de voir la place de la France dans les classements internationaux. Une grande part de responsabilité incombe à l’absence totale d’orientation des étudiants. Il n’y a qu’à se souvenir des discours tenus juste avant la pandémie, sur le fait que chaque étudiant devait pouvoir étudier ce qui lui plaisait. C’est bien beau, mais ce n’est en rien adapté aux réalités économiques du pays. Personnellement, j’aimais la physique nucléaire, mais je n’avais pas les capacités nécessaires. On me l’a clairement fait savoir, et je n’aurais pas pu m’inscrire en physique. Le goût des étudiants ne peut pas être le seul critère d’orientation, les débouchés professionnels doivent être pris en compte.
Lionel Zinsou :
Je rappelle que nous sommes trois intervenants sur quatre aujourd’hui à être enseignants. Il me paraît urgent de faire une émission sur le délitement de l’enseignement supérieur, il semble nécessaire d’en parler en profondeur. Mais cela n’a pas franchement un grand rapport avec la pandémie. La nécessité de recevoir à l’université un nombre d’étudiants qui a très fortement augmenté ces dernières années, et pour lesquels nous n’avons pas les infrastructures ni les moyens, est un sujet qui nous intéresse au premier chef et nous préoccupe légitimement, mais ce n’est pas le principal problème de l’université.
A l’université, il y a une sous-représentation spectaculaire des classes populaires, et une sur-représentation des enfants de cadres et de professions intellectuelles. Et dans les formations d’excellence, une représentation des enfants d’enseignants. Ces problèmes sont très préoccupants et ils empirent, mais ils sont là depuis longtemps.
Il nous a faut aussi accepter que certaines de nos inquiétudes nous viennent peut-être de notre âge. L’enseignement « distanciel » si critiqué donne par exemple de meilleurs résultats scolaires ... Le « présentiel » n’est pas la seule modalité. Plusieurs universités américaines ont décidé de rester en distanciel après la pandémie, parce qu’on a observé et mesuré que les résultats obtenus aux examens sont meilleurs chez les étudiants à distance. Les moyens numériques abaissent les coûts de l’enseignement, mais ils en améliorent aussi la qualité.
Enfin, j’aurais pour ma part souhaité que le président de la République dise qu’il ne souhaite à personne d’avoir 65 ans. La surmortalité en France est aujourd’hui concentrée sur les plus de 75 ans. Ce terme de la génération sacrifiée nous empêche de voir (et donc de traiter) les problèmes de fond : les familles précaires ont des enfants qui quelquefois, et par chance, deviennent étudiants à l’université, et y deviennent des étudiants précaires. C’est au problème de la pauvreté qu’il faut s’attaquer, et non à celui de la classe d’âge.
Des gouvernements contre leur peuple
Introduction
Philippe Meyer :
Le coup d’État militaire qui s’est déroulé en Birmanie, le 1er février, s’est traduit par l’arrestation de Aung San Suu Kyi qui dirigeait le pays depuis 2016 avec les militaires ainsi que par l’arrestation de très nombreuses figures de son parti, la Ligue nationale pour la démocratie (LND), de la société civile et des minorités. Les militaires, qui ont de longue date mis le pays en coupe réglée et contrôlent tous les marchés lucratifs (gaz, hydroélectricité, bois précieux, jade, rubis, saphir, etc.) ont justifié leur coup d’État par des accusations - non étayées - de fraudes massives lors des élections législatives de novembre 2020, largement remportées par la LND. Ils ont déclaré un État d'urgence d'un an, jusqu'à l'organisation d'un nouveau scrutin. Plusieurs centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue à Rangoun, la capitale économique, la loi martiale a été décrétée dans plusieurs quartiers de Rangoun et de Mandalay, la deuxième ville du pays. Les manifestations et les rassemblements de plus de cinq personnes sont désormais interdits et un couvre-feu a été instauré. L’auteur du coup d'Etat, le général Min Aung Hlaing est le responsable de l'épuration ethnique déclenché en 2017 contre les musulmans rohingya qui avait provoqué 10 000 morts et plus de 750 000 exilés au Bangladesh. Condamné par Washington, le coup d’Etat birman est qualifiée par la Chine de « remaniement ministériel ».
En Chine, plus d'un million de personnes seraient détenues au Xinjiang, à l'extrême-ouest du pays, alors que Pékin a engagé depuis 2016 une répression contre la minorité turcophone et musulmane des Ouïghours. Depuis trois ans, des chercheurs et des lanceurs d’alerte, ont apporté des preuves de l’existence des camps de rééducation. La Chine s’obstine à parler « d’écoles » ou de « centres de formation » destinés à fournir un emploi à la population et donc à l'éloigner de l'extrémisme religieux. Autre foyer de contestation du pouvoir chinois, Hong Kong, où à partir de mars 2019 d’immenses manifestations pro-démocratie ont secoué le territoire semi-autonome. Pékin a imposé, en juin 2020 une loi sur la sécurité nationale draconienne pour mettre fin à la contestation. Le Parlement européen a averti qu'il tiendrait compte « de la situation des droits de l'Homme en Chine, y compris à Hong Kong, lorsqu'il sera invité à approuver l'accord d'investissement » Chine-UE signé fin décembre. En Biélorussie, Alexandre Loukachenko fait face depuis l’été 2020 à des manifestations de rue qui contestent sa réélection avec un score de 80 %. En Algérie, loin des aspirations des manifestants revendiquant un Etat de droit depuis février 2019, c'est l'armée, faiseuse de rois, qui a imposé une succession, sur fond de répression des activistes du Hirak.
Kontildondit ?
François Bujon de l’Estang :
Commençons par la Birmanie, puisque c’est le sujet le plus récent. Géographiquement d’abord, le pays est intéressant à plus d’un titre. Il compte 56 millions d’habitants, et à des frontières avec l’Inde, la Chine, le Bangladesh et des pays d’Asie du Sud-Est comme la Thaïlande et le Laos. Il est donc une charnière entre les mastodontes chinois et indiens, ce qui lui confère une importance géopolitique particulière. Les Japonais ne s’y étaient pas trompés pendant la seconde guerre mondiale en y portant une grande partie de leur effort de guerre.
D’autre part, c’est un pays qui a été sous le joug de sa propre armée pendant presque 60 ans, ce qui l’a considérablement appauvri. Or depuis 2010, le pays s’était ouvert, en grande partie grâce à l’extraordinaire personnalité de Mme Aung San Suu Kyi, et suscitait beaucoup d’espoir dans le reste du monde. Ainsi, les élections de 2015 avaient enfin amené un gouvernement civil au pouvoir, bien que les militaires se soient arrangés pour garder en main différents leviers de pouvoir. Il est notamment inscrit dans la constitution de 2008 qu’ils détiennent 25% des sièges à l’Assemblée nationale, et qu’ils contrôlent les ministères de la Défense, de l’Intérieur et des Frontières. Autrement dit tout ce qui leur était nécessaire pour le récent coup de force.
Les élections législatives de novembre dernier ont amené une immense victoire (presque 82% des sièges) des partisans d’Aung San Suu Kyi, et plusieurs des dirigeants de ce parti souhaitaient une révision constitutionnelle, ce qui menaçait directement l’emprise des militaires. L’armée a donc déclaré les élections frauduleuses (or rien n’indique que c’était le cas) comme prétexte à son récent coup d’Etat.
A présent c’est la loi martiale qui règne, assortie d’une vague promesse d’élection dans un an. Mais on assiste aussi à des manifestations massives dans la rue, pacifiques, et à des appels à la désobéissance civile et à la grève générale. Dans ces conditions, l’hypothèse la plus probable est malheureusement la répression. Dans l’Histoire du pays, c’est la possibilité que les militaires ont toujours choisie, les précédents sont hélas très nombreux, l’armée birmane étant coutumière de la répression sanguinaire.
Au niveau international, il y a évidemment eu une batterie de protestations, dont une réunion du Conseil de Sécurité de l’ONU où pour une fois, la Chine et la Russie n’ont pas utilisé leur veto. Mais d’une façon générale l’attitude la Chine est très ambiguë ; son poids sur la Birmanie est considérable, elle sera probablement mal à l’aise avec le retour des militaires, très nationalistes, et privilégiera sans doute la stabilité.
Il est particulièrement tragique de voir une armée se tourner contre son peuple, et cela se produit aussi ailleurs, malheureusement. Dans la plupart des pays mentionnés en introduction, on assiste à des manifestations massives, sans que les gouvernements ne cèdent un pouce de terrain. Ainsi en Biélorussie, M. Loukachenko, arrivé au pouvoir après une élection cette fois-ci franchement trafiquée, est toujours en place, avec un fort appui sécuritaire russe, et ne donne aucun signe d’assouplissement, même après 6 mois de manifestations. En Russie, après l’arrestation de M. Navalny faute d’avoir réussi à l’empoisonner, le pouvoir russe ne semble pas particulièrement sensible aux manifestations lui non plus. En Algérie, la population proteste tous les vendredis, de façon pacifique et sans arrestations, contre le système de M. Bouteflika, dont les proches tiennent encore le pouvoir. Cela dure depuis des mois, mais là non plus, aucun signe d’amélioration n’est en vue. Les perspectives ne sont pas meilleures pour le Hongkongais.
Béatrice Giblin :
Effectivement pour le moment, tous ces mouvements ne gagnent rien. Cela ne signifie pas pour autant qu’ils seront à jamais condamnés. Il est important de garder espoir et confiance, même si la situation est pour le moment très sombre. Je salue d’ailleurs le courage exemplaire de tous ces manifestants. Même s’ils échouent, il y a tout de même une dignité retrouvée et une énergie mobilisée qui ne se perdra pas définitivement. Ce sont toujours les masses très nombreuses qui empêchent les forces de l’ordre de se livrer à des exactions trop graves.
Même si toutes ces situations ont quelques points communs, elles n’en restent pas moins particulières et spécifiques. En Birmanie, on peut se demander pourquoi l’armée est intervenue ainsi. Avec toutes les cartes dont ils disposaient, il leur suffisait d’attendre d’inévitables dissensions au sein du parti majoritaire. Or le leader actuel, le général Min Aung Hlaing, a été humilié par un piètre score électoral (7%), et a trouvé à cette occasion un prétexte pour ne pas prendre la retraite qu’il aurait dû étant donné son âge. Tous les avantages économiques sont détenus par l’armée (rappelant un peu ce qui se passe en Iran), qui se voit comme la garante de l’unité de la nation.
C’est l’une des caractéristiques de la Birmanie, en plus de sa position charnière : sa composition multi-ethnique, et un très grand nombre de minorités qui se sont livrées à de nombreux conflits depuis l’indépendance. Dans le projet politique d’Aung San Suu Kyi, il y avait l’idée de faire évoluer la constitution vers un Etat fédéral, une solution réclamée depuis longtemps, mais à laquelle l’armée est très hostile. On a beaucoup reproché à Aung San Suu Kyi d’avoir laissé l’armée massacrer les Rohingyas, cette ethnie musulmane aux vélléités séparatistes. Il faut être conscient qu’en Birmanie, l’ethnie Bamar, largement majoritaire, se sent profondément supérieure à toutes les autres. Le visage du nationalisme birman est largement raciste et xénophobe.
La façon dont ces protestataires, très jeunes (qui ont vécu leur éveil politique dans une situation bien plus démocratique) s’y prennent avec la situation est très frappante. Ils y mettent une prudence, un humour et une intelligence admirables.
Lionel Zinsou :
Je voudrais souligner le poids particulier des armées dans un certain nombre de pays ; cadenassant les peuples, empêchant toute forme d’expression libre. Il nous est un peu difficile de nous représenter ces armées dans notre cadre sociologique européen, car elles ont des intérêts économiques gigantesques. On le savait des armées chinoise et birmane, mais si l’on regarde un pays voisin comme la Thaïlande, il en va de même. L’armée y possède la majorité des banques, une bonne partie du système productif et logistique, et y défend des intérêts considérables. C’est tout à fait clair en Égypte, par exemple, où le maréchal Al-Sissi a conservé le système économico-militaire déjà en place sous Moubarak. En Algérie, l’armée contrôle les circuits de commerce extérieur, à commencer par le pétrole. C’est à une variante particulière des régimes autoritaires que nous avons affaire ici (et notamment en Birmanie) : quand l’armée a pris un rôle économique absolument central.
Nicole Gnesotto :
Ce qui se passe en Birmanie est évidemment tragique, mais c’est la dernière déception en date pour un pays qui en compte tant. Déception à l’égard d’Aung San Suu Kyi d’abord, prix Nobel de la Paix en 1991, et complice (au moins par son silence) des intentions génocidaires envers les Rohingyas. Déception politique à propos de la transition démocratique engagée depuis 2011, avec le sentiment d’un retour à la case départ, que tout cela n’aura servi à rien. Déception enfin face à la communauté occidentale, qui une fois de plus ne fera rien. Elle n’a rien fait contre les massacres de Rohingyas en 2017, elle n’en fera pas davantage ici, à part quelques sanctions cosmétiques.
Dans toutes ces situations dont nous parlons, l’impuissance -ou la volonté d’impuissance- de l’Occident est maximale. Entre autres parce que les rares interventions menées depuis la fin de la guerre froide ont été des fiascos (Kosovo, Somalie, Libye, Irak).
On peut relever un point commun, positif, dans tous ces soulèvement populaires : une nouvelle forme d’expression démocratique. Elle est caractérisée par la jeunesse, le numérique, l’ironie et la créativité. Qu’il s’agisse de l’Algérie, de la Birmanie, de la Thaïlande ou d’Hong Kong, je suis frappée par l’extraordinaire créativité des manifestants, leur humour féroce, leur vélocité numérique. Il faut cependant noter que cela existe dans le monde entier, mais pas dans le « monde russe ». En Ukraine, en Biélorussie ou même à propos de Navalny, on est resté dans un vieux modèle du XXème siècle, c’est à dire la manifestation de type « syndicale », avec des réseaux, des chefs, le tout sur un ton très sérieux. Dans le reste du monde, on assiste à l’émergence d’une espèce d’internationale geek et désespérée. Cela rappelle la phrase de Jankélévitch : « l’ironie désespère avec humour et badine amèrement sur sa propre détresse ».