Peut-on imaginer Marine Le Pen présidente ?
Introduction
Philippe Meyer :
Selon une enquête de Harris Interactive publiée le 25 janvier, Marine Le Pen arriverait en tête au premier tour de la prochaine élection présidentielle. Au second tour, elle remporterait 48% des suffrages. Selon le détail de l'étude, ce record pour la représentante du Rassemblement National serait rendu possible par deux facteurs : le ralliement à sa candidature d'un tiers des électeurs de François Fillon de 2017 et surtout le fait qu’un électeur de gauche sur deux préfèrerait s’abstenir que choisir entre l'un ou l'autre des protagonistes du second tour de 2017.
Selon le tableau de bord IFOP-Fiducial de janvier pour Paris Match et Sud Radio, 33 % des Français estiment que le Rassemblement National « incarne le mieux l'opposition » au chef de l'Etat, contre 25 % pour La France Insoumise et 23 % pour Les Républicains. Première à s’être déclarée candidate pour 2022, Marine Le Pen, qui vient de fêter ses dix ans à la tête de son parti, se fixe comme objectif d'arriver en tête du premier tour pour créer la vague susceptible de la conduire à la victoire. En arrondissant les angles, elle tente d'élargir son audience. Elle a chassé du parti les skins, les néonazis et les membres de l'ultradroite, condamné l'antisémitisme, rendu hommage aux victimes du Vel'd'Hiv, au général de Gaulle et tient d'une main ferme l’appareil du Rassemblement National. Mais son principal verrou reste l'électorat âgé qui représente presque un quart de la population française : le sondage Harris Interactive publié par L'Opinion montre qu’elle ne recueille que 18 % des intentions de vote dans cette catégorie contre 34 % chez les 18-34 ans.
Lors de ses vœux, le 25 janvier, Marine Le Pen s'est félicitée d'avoir imposé dans le débat les thèmes de prédilection du parti d'extrême droite, l'immigration, l'islamisme, le mondialisme et « l'ensauvagement ». Durant le face-à-face entre le ministre de l’Intérieur et la présidente du Rassemblement national, sur France 2, le 11 février, Gérald Darmanin a reproché à Marine Le Pen d'être « un peu molle » sur l’islamisme radical. Une tentative de dédiabolisation qui a provoqué un malaise au sein de la macronie. Dès le lendemain sur Europe1, le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, a martelé : « Marine Le Pen est dangereuse pour notre pays ».
Si les deux tiers des Français (67 %) jugent probable un nouveau duel Macron-Le Pen en 2022, selon une enquête Ifop pour « Le Figaro » publiée le 10 février, 70 %, ne le souhaitent pas, sans pourtant identifier les concurrents qui s'imposeraient.
Kontildondit ?
Lucile Schmid :
Je vais partir d’une question qui nous concerne tous : que s’est-il passé depuis le débat d’entre deux tours de mai 2017 ? On se rappelle qu’il avait ridiculisé Marine Le pen. La candidate y était apparue agressive et désarmée en termes de compétences face à Emmanuel Macron. Elle vient d’ailleurs de le reconnaître dans un film documentaire diffusé sur La Chaîne Parlementaire, où elle admet s’être montrée trop offensive. Elle y explique qu’elle avait choisi cette tactique pour montrer aux Français qui était vraiment Emmanuel Macron, et qu’elle aurait mieux fait de se montrer elle-même.
Depuis mai 2017, son parti a continué sa normalisation. Dans le nom déjà, puisqu’on est passé du « Front » au « Rassemblement ». Cette présence politique s’est clairement affirmée, non pas dans les institutions, puisqu’il n’y a qu’une poignée de députés et un seul sénateur, mais dans l’espace médiatique, et notamment audiovisuel. Nous nous sommes progressivement habitués à voir Marine Le Pen et certains de ses proches commenter l’actualité et faire l’agenda médiatique. Comme s’il y avait une espèce de compensation au fait qu’ils ne soient pas représentés législativement à hauteur de leurs votes.
C’est l’une des perversités de cette normalisation ; elle est en trompe-l’œil : omniprésence médiatique et quasi-absence au sein des institutions. Cela ne permet pas de savoir ce que serait l’exercice du pouvoir par le Rassemblement National. Quand on regarde la télévision, on peut zapper, cette omniprésence est virtuelle.
Deuxième élément important : la dédiabolisation du parti continue. Notamment autour des questions sociétales ; Mme Le Pen considère désormais la question du mariage homosexuel comme « aussi importante que la culture du bonsaï », alors que ce fut très longtemps un élément d’opposition forte de l’extrême-droite. De même, elle considère que le droit à l’avortement fait partie du contrat républicain. Et surtout, son discours a pris une tonalité plus responsable. Cela s’est vu lors de son débat avec Gérald Darmanin, où l’on a assisté à des moments étranges, où le ministre en exercice lui a dit à plusieurs reprises qu’elle était trop molle, tandis qu’elle prétendait qu’elle aurait pu signer le livre du ministre ... On voit bien que ce qui l’emporte dans cette dédiabolisation, c’est un exercice de communication, sans même que la question de fond des idées et du programme n’entre en ligne de compte. Rien de ce que veut faire le Rassemblement National en termes politiques, économiques et sociaux n’est jamais discuté.
Ce double mouvement de fausse normalisation ultramédiatisée et de dédiabolisation en trompe-l’œil finit de manière absurde par imprégner l’ensemble des débats et des comportements de la classe politique. Marine Le Pen sera sans doute au second tour de l’élection présidentielle. Du coup l’ensemble des candidats potentiels se positionnent par rapport à elle, et pour ce qui est de la gauche, elle attaque Macron comme si on pouvait désormais le confondre avec Le Pen. La stratégie est semble-t-il d’empêcher Emmanuel Macron d’être au deuxième tour, car on estime pouvoir y battre Le Pen. C’est un raisonnement aussi absurde que risqué, car Mme Le Pen est tout à fait en mesure désormais de remporter le second tour.
Matthias Fekl :
D’abord une précaution : nous sommes à plus d’un an de l’élection présidentielle, et les choses peuvent encore changer profondément. De nombreux Français indiquent ne pas vouloir du duel Macron / Le Pen, et il n’est pas impossible qu’ils renversent la table. L’extrême-droite a incontestablement le vent en poupe, mais elle peut aussi se diviser et réserver des surprises. On peut également en attendre du côté d’Emmanuel Macron. La situation est si mouvante aujourd’hui qu’il est tout à fait possible que la qualification au second tour se joue dans un mouchoir de poche.
Cette précaution étant prise, il est vrai que le scénario le plus probable est aujourd’hui est celui d’un autre affrontement Le Pen / Macron. La montée de l’extrême-droite semble inscrite dans l’état des choses depuis 2017. L’un des aspects qui a permis la victoire d’Emmanuel Macron, au delà de son talent propre et de la dynamique qu’il a su créer, c’est le délitement de la vie politique française. L’explosion de la gauche, l’effondrement de la droite, et l’idée que le clivage gauche-droite n’était plus opérant. On a d’abord théorisé un nouveau clivage entre les pro-européens progressistes d’un côté, et les anti-européens populistes de l’autre. C’est ce que traduisait le second tour d’une certaine façon.
Mais derrière ce nouveau clivage se cachait une autre division, entre ceux qui vont bien et ceux qui sont à bout, frappés de plein fouet par les différentes crises et mutations de la mondialisation. Il y a deux grands risques aujourd’hui. Celui d’une lassitude démocratique d’abord, consistant à croire que « quels que soient les résultats d’une élection, ma vie n’en sera pas profondément changée pour autant », que se mobiliser politiquement est vain. Ensuite, le risque découlant de l’affaiblissement de toutes les alternatives au duel Macron-Le Pen. Dans une démocratie où l’alternance est la règle, l’accident peut se produire, et l’extrême-droite peut tout à fait gagner.
Il ne s’agit pas seulement de faire des leçons de morale et de s’insurger, mais aussi et surtout de donner aux gens des raisons objectives d’aller voter pour toute autre option que l’extrême-droite. Il faut démonter les discours, montrer à quel point elle dessert la cause de ceux-là même qu’elle prétend défendre, y compris avec des exemples pris à l’étranger. Il faut aussi fédérer, aussi largement que possible, une base politique la plus représentative possible, bien au-delà de ce qui est fait aujourd’hui , pour contrer la tentation abstentionniste ou celle du basculement vers l’extrême-droite.
Nicolas Baverez :
Il y a deux paradoxes à propos de Marine Le Pen. D’abord, elle est la seule des candidats potentiels à la présidentielle dont on dit qu’elle est certaine d’être au second tour. Comment peut-on dire de quelqu’un en même temps qu’il est certain d’être au second tour (ce qui est une grande force), et qu’il n’a aucune chance de gagner ?
Ensuite, comment expliquer la défaite dans les urnes alors que l’on a la victoire dans les esprits et dans les médias ?
Ceci montre qu’on commet souvent à propos de Mme Le Pen la même erreur qu’à propos du Brexit, de Trump ou de l’alliance théoriquement impossible entre les deux populismes italiens. L’affirmation qu’elle ne peut pas gagner est fausse, car depuis 2017 tout ce qui fait le terreau de l’extrême-droite en France a cru et embelli avec la crise sanitaire, économique et politique. L’épidémie a tout accéléré, la crise économique, le chômage de masse, le déclassement des individus et de la nation, le déchirement et la polarisation du corps social, la montée de la violence. Exactement les ingrédients de l’arrivée de l’extrême-droite, les mêmes que ceux des années 1930.
Les partis politiques sont largement désintégrés en France, y compris LREM. C’est un parti zombie, une majorité énorme mais vide. On n’a pour le moment pas d’opposition crédible à Emmanuel Macron dans la gauche ou la droite de gouvernement. La logique du front républicain se dégrade, elle est de moins en moins acceptée, surtout à gauche. Certains sont même prêts à voter pour l’extrême-droite.
Mme Le Pen peut donc tout à fait gagner, mais elle en est encore loin. Elle est son meilleur ennemi. Malgré la dédiabolisation, les positions plus raisonnables sur l’euro, les tentatives de séduction des retraités, des diplômés, d’une partie du monde économique, on voit qu’elle continue à souffrir de deux choses. Un déficit de crédibilité comme présidentiable, sur sa capacité de leadership ; mais également de son nom, qui la raccroche directement à l’ancrage dans Vichy, l’Algérie française, et des biais idéologiques et racistes qu’une majorité de Français n’accepte pas. Enfin, elle a toujours un problème d’alliance de second tour. C’est ce qui explique pourquoi paradoxalement, Mme Le Pen elle-même constitue une forme de barrage contre l’extrême-droite.
Enfin il faut souligner que Marion Maréchal serait sans doute une candidate bien plus dangereuse, par son positionnement mais aussi par sa capacité à fédérer plus largement à droite, et même à capter une partie de l’électorat de gauche.
Lionel Zinsou :
Je contesterais volontiers le fait qu’on continue à qualifier Marine Le Pen « d’extrême ». Je me demande si à force de dédiabolisation, elle n’est pas simplement devenue aux yeux des Français une candidate de droite, sans extrême (elle fait montre de modération sur certains thèmes très caractéristiques rappelés plus haut). Je pense qu’elle reflète désormais une droite assez moderne et ouverte, et même tolérante. En tous cas je ne crois pas qu’elle soit perçue comme extrême. Et c’est précisément là le problème, puisque son programme, lui, l’est incontestablement.
Une des choses qui réduit la perception de l’extrémisme, c’est l’arrivée du Rassemblement National dans les villes. On voit arriver des élus, on observe qu’ils sont même réélus assez confortablement. Une fois en place, ils font d’abord des choix sectaires, puis se normalisent. Qu’il s’agisse d’Hénin-Beaumont, de Vitrolles, de Béziers, sans doute bientôt de Perpignan, on voit qu’en réalité ça n’a rien d’extrême. Ce sont des maires comme les autres, dont les actions ne les distinguent pas spécialement, et surtout ne les rendent pas dangereux. Le fait qu’ils soient réélus est tout de même particulièrement troublant, et à prendre en compte. La force de Marine Le Pen ne découle pas seulement de la faiblesse des autres, mais aussi de ces expérimentations, de ces « villes-pilotes ». Il y a une forte attractivité notamment envers la jeunesse, on a vu M. Bardella remporter un grand succès aux élection européennes. Mais en quoi est-il perçu comme un extrémiste ?
Ce qui me trouble le plus à gauche, ce n’est pas tant l’abstention que le fait que certains vont voter Le Pen. Comme elle incarne une droite somme toute assez modérée, mais très populaire en termes d’assise sociale, et qu’elle sait canaliser et incarner une colère, il va y avoir des électeurs de la France Insoumise prêts à voter pour elle dans des proportions étonnantes (près de 40%).
Admettons qu’elle gagne la présidentielle. Que se passerait-il ensuite ? Remporterait-elle les législatives ? On peut se dire que les gens souhaiteraient la brider en ne lui accordant pas de majorité législative, en lui imposant une cohabitation. Cette idée d’une possibilité de limiter son pouvoir de cette façon facilite en réalité son élection.
Ce qui me frappe à propos de Mme Le Pen, c’est que je ne l’entends pas sur tous les grands problèmes d’aujourd’hui. Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’elle pense du climat et de la transition énergétique. Ni de l’état de l’enseignement et de sa crédibilité à le réformer. Ni de la fiscalité. J’ignore totalement si elle est libérale ou étatiste. Je ne sais rien de ses positions en matière internationale. Que pense-t-elle de l’affrontement entre la Chine et les Etats-Unis par exemple ? Dans tous ces domaines, il semble qu’elle soit en complète improvisation. A la fin des fins, je ne sais même pas ce qu’elle pense de l’Europe. J’ai compris qu’elle a cessé de réclamer un retour à deux monnaies (ce qui l’avait considérablement ridiculisée pendant le débat de 2017), je vois qu’elle s’affiche avec Viktor Orbán ou quelques autrichiens, mais c’est à peu près tout.
La posture, si populiste soit-elle, ne peut pas entièrement faire office de programme. Je pense que se lancer dans une campagne avec un programme comportant des trous si béants est de nature à changer l’opinion d’un certain nombre de Français. Quant aux sujets sur lesquels ses idées sont connues, on sait qu’ils produisent des effets délétères (fermer les frontières dans une économie ouverte n’est pas franchement brillant par exemple). On a donc d’un côté des idées dont on sait qu’elles ne marchent pas, de l’autre de grandes inconnues. J’espère que le bon sens collectif prévaudra. L’imaginaire d’une présidence Le Pen, même limitée par une cohabitation, me semble devoir se dissiper significativement dans la campagne électorale.
Lucile Schmid :
Sur la question de la colère et de ses conséquences électorales, il y a je crois un vrai sujet. J’aimerais pour ma part insister sur une chose à propos du débat entre Mme Le Pen et M. Darmanin. Dans cet exercice du débat télévisé où la règle tacite semble être de se différencier autant que possible de son adversaire, le ministre de l’Intérieur avait le choix des réponses quand Marine Le Pen lui a dit qu’elle aurait pu signer son livre. Il aurait pu par exemple rétorquer qu’elle était raciste, ne respectait pas l’état de droit, etc. Il a délibérément choisi de n’en rien faire, et même de lui dire à plusieurs reprises qu’elle était molle. C’est pour moi une prise de position idéologique, le ministre a admis qu’il chassait sur les terres de l’extrême-droite, évoquant l’article 44 de sa loi sur les séparatismes « pour faire plaisir à certains électeurs ». J’avoue avoir été profondément choquée par cela.
Nous devons nous interroger sur notre adaptation à l’omniprésence médiatique de Mme Le Pen. Il y a un angle sur lequel on peut la combattre, celui de la compétence : politique étrangère, rôle de l’euro, etc. Sur tous ces sujets, si elle travaille correctement, elle pourra répondre. Mais il ne faut pas renoncer à la combattre sur le plan idéologique.
Sur la gauche, enfin, il y a un vrai sujet à propos de Marine le Pen. Si 40% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon sont prêts à voter pour elle, c’est qu’elle a repris un certain nombre de thèmes dits de gauche. Les services publics, la question de l’égalité ou de l’Etat social. Mais à gauche on assiste à une guerre des egos, à une incapacité à choisir un candidat, il y a donc un problème sur le programme et sur l’incarnation. Au lieu de travailler là-dessus, on se concentre sur la haine d’Emmanuel Macron, qu’il s’agit d’éliminer au premier tour pour battre Le Pen au second. Or premièrement il semble impossible que la gauche dans son état actuel batte le président au premier tour , et deuxièmement Marine Le Pen peut malgré tout gagner au second. La gauche a une responsabilité particulière dans cette situation.
Nicolas Baverez :
Le reproche qu’on fait à Mme Le Pen de ne pas avoir de programme vaut tout de même pour l’ensemble des partis aujourd’hui. Le seul programme de LREM c’est Emmanuel Macron, la droite se déchire sur la politique économique, entre les libéraux et les étatistes, les partisans de l’ouverture et les protectionnistes. Quant à la gauche elle est éclatée entre la gauche de gouvernement, les écologistes et les insoumis. Il n’y a pas tellement de partis qui peuvent se targuer d’avoir un programme cohérent.
Il y a une constante dans la plupart des élections récentes des pays développés : le gagnant est celui qui sait où il est et ce qu’il veut. On n’est pas obligé d’avoir réponse à tout, mais il faut avoir une ligne. Et là-dessus, le Rassemblement National est peut-être mieux placé que les autres. Il est arrivé en tête aux élections européennes, car le message était clair. Nous devrions en tirer deux leçons : d’abord que les partis de gouvernement devraient sérieusement travailler à des projets ou des programmes, ensuite que ceux qui commenceront la course avec des idées et un discours clair seront favorisés.
Mario Draghi peut-il sauver l’Italie ?
Introduction
Lionel Zinsou :
L’Italie part de très bas, et beaucoup sont sceptiques sur sa capacité de redressement. Le pays s’est véritablement appauvri. Quand le revenu par tête est inférieur en 2020 à ce qu’il était en 2000, on est très loin de la situation moyenne des autres pays européens. Ainsi en France par exemple, ce revenu par tête a augmenté de 18% en 20 ans. Nous avons notamment remonté la pente après 2014. L’Italie a quant à elle connu deux crises successives. Celle de 2008-2209, comme tout le monde, puis la crise des pays d’Europe du Sud, dans la foulée de la Grèce, et qui fut une rechute très profonde entre 2011 et 2013 (pire que 2008-2009). Cet appauvrissement est exceptionnel mais bien réel, et c’est le seul pays développé dans cette situation. Même la Pologne, dont l’économie est la plus dynamique d’Europe, rejoindra le niveau de revenu par tête et de parité de pouvoir d’achat d’ici 2025, ce que personne n’aurait prophétisé après l’effondrement du bloc de l’Est.
Il y a une crise très forte de la productivité italienne, qui montre un décrochement, dû à la fois aux dépenses de recherche très insuffisantes, à une inadaptation du système d’enseignement et de formation.
Pourquoi Mario Draghi a-t-il des chances alors qu’il part de si bas ? D’abord parce que l’Europe va apporter sur deux ans l’équivalent de 10% du PIB. Dans des conditions pareilles, il est quasiment certain de faire de une croissance significative. Rappelons que les investissements publics italiens étaient tombés à zéro (ce qui là aussi est sans autre exemple en Europe).
Vous disiez en introduction que l’Italie était très frappée, avec -8,9% de création de richesse. Certes, mais la France est -8,3%, les Italiens donc dans une situation comparable à celle des autres. L’injection d’argent en revanche, est sans comparaison avec les autres pays. Le Portugal, la Hongrie et l’Espagne seront eux aussi très aidés, mais tout de même pas autant. Le plan de relance européen a d’ailleurs largement été conçu pour éviter un effondrement de l’économie italienne, troisième de la zone euro. La dette italienne à elle seule représente 20% du PIB de toute l’Union Européenne, son écroulement provoquerait inévitablement un effet domino.
D’autre part, le pays a des atouts qu’il n’avait pas il y a quelques années. Il y a d’abord une discipline budgétaire, absente en France par exemple. Le budget, hors le service de la dette, est excédentaire. L’austérité est sans doute bien trop forte, et cet excédent est donc appelé à se réduire, mais depuis des années la discipline budgétaire a épargné au pays une crise des finances publiques.
En outre, les taux d’intérêt de la dette ont encore baissé avec l’arrivée de M. Draghi, et bénéficient de la solidarité européenne. La dette a donc augmenté, passant de 135% du PIB à 160%, mais elle ne pèse pas sur le budget. Cela donne au nouveau dirigeant des marges de manœuvre.
Enfin, les entreprises italiennes font preuve d’une force et d’une résilience significatives. En valeur absolue, la production industrielle de l’Italie est supérieure à celle de la France. C’est le deuxième pays industriel de l’UE derrière l’Allemagne. Et l’excédent commercial est là depuis longtemps. Il y a une créativité malgré les pertes de productivité ; le tissu d’entreprises moyennes privées est très dynamique.
Tout cela n’aurait pas pu être mobilisé par M. Draghi il y a encore 3 ou 4 ans. On lui reprochait alors d’être un banquier ayant travaillé chez Goldman Sachs (chose très impopulaire en Europe), d’être un économiste trop rigoureux ayant osé écrire des programmes très disruptifs pour le pays, et surtout il incarnait l’Europe, dont il était le sauveur, à un moment où l’opinion publique italienne était particulièrement déçue par l’Union, notamment par son refus de solidarité sur les questions migratoires. L’Europe était haïe, M. Salvini était le duce contemporain. Tout cela a été effacé aussi parce que l’Europe rend possible la position unificatrice et pacificatrice de M. Draghi, qui est désormais en capacité de rassembler les forces politiques et d’agir dans une union nationale. Il est d’ailleurs déjà en train de raboter le caractère extrême de M. Salvini, qui comme Mme Le Pen se dédiabolise. Tout cela parce qu objectivent, MM. Macron et Merkel ont décidé de sauver l’Italie. Mario Draghi est en position de le faire, avec un plan de relance représentant 10% du PIB du pays, il est presque impossible qu’il n’obtienne pas de résultats notables.
Matthias Fekl :
La vie politique italienne a quelque chose de fascinant, quelque part entre notre 4ème République, Machiavel, les rivalités entre Médicis et Borgia, mais on aurait tort de s’en moquer. D’abord parce qu’il s’agit d’un grand pays, l’un de nos principaux partenaires, ensuite parce que la très grande représentativité des institutions italiennes fait que les affrontements politiques s’y déroulent ouvertement. Les débats, les tensions et les revirements qui s’y déroulent sont au vu et au su de tous. Ici, ils ont lieu dans l’opinion publique et parfois dans la rue, mais assez peu dans l’appareil institutionnel. Il faut donc suivre très attentivement la situation italienne, ne serait-ce que parce qu’elle peut annoncer la nôtre.
L’Italie revient de très loin. Politiquement d’abord, puisqu’il y a eu en Italie un gouvernement faisant une grande place à divers extrémismes. Du point de vue de l’année 2020 ensuite, très meurtrière en termes économiques mais surtout en vies humaines, avec 90 000 morts. On se souvient du choc qu’ont représenté pour nous tous les images de villes italiennes comme Bergame, durement frappées par la pandémie. Nous avons alors réalisé la gravité de la situation sanitaire et ce qui nous attendait si nous laissions nos services de santé être débordés.
Il me semble que la situation d’aujourd’hui marque plusieurs retours. Un retour de l’Europe, d’abord. A la fois à travers l’attachement très fort exprimé dans le discours de M. Draghi, mais aussi à travers son bilan européen. On peut considérer à juste titre qu’il a sauvé la zone euro, et donc l’Union Européenne, lorsqu’il dirigeait la BCE. Mais l’Europe est aussi de retour à travers le plan de relance des 209 milliards d’euros. Ces aides ont un double tranchant politique, puisque d’une certaine façon elles sont responsables de la dissolution du gouvernement précédent, qui se disputait sur la manière la plus clientéliste de les distribuer, plutôt que de s’interroger sur la meilleure manière de réformer l’économie.
Un retour du keynésianisme ensuite, tant en pensée qu’en pratique. C’est vrai au niveau européen, mais également en Italie. On pourrait d’ailleurs qualifier M. Draghi de libéral keynésien, à la fois attaché à l’économie de marché, et soucieux de l’intervention pertinente de la puissance publique en la matière.
Enfin, un retour du réformisme. Ce plan de relance sans précédent force l’Italie à se poser la question des réformes. Elles sont nécessaires dans de nombreux domaines. Dans l’économie bien sûr, que Lionel a analysée plus haut, mais aussi en matière fiscale, où les complexités et les trous sont nombreux, ainsi que dans l’administration, où la bureaucratie a grand besoin d’être allégée.
Face à ces défis majeurs, une personnalité majeure, celle de M. Draghi, dont nous espérons tous le succès.
Lucile Schmid :
On ne peut que saluer l’arrivée de Mario Draghi, qui n’est pas seulement un technocrate, loin de là. Son orientation politico-économique vient d’être rappelée, mais c’est aussi quelqu’un qui a toujours eu à cœur de défendre son pays, notamment au sein des institutions européennes qu’il connaît bien. J’ai récemment lu qu’en 1998, au moment de la création de la zone euro, alors que le gouvernement néerlandais s’opposait à l’inclusion de l’Italie (au nom de l’état des finances publiques du pays), M. Draghi avait déclaré : « la réputation ne fait pas partie des critères prévus par les traités ». L’actuel président du Conseil des ministres italien est quelqu’un qui a le goût des formules ciselées et à fort impact. En 2012, lors du sauvetage de l’euro, il avait employé le fameux « whatever it takes », sans cesse cité en ce moment (le « quoi qu’il en coûte » présidentiel par exemple). Ces derniers jours, il a déclaré que la période que nous vivions était aussi grave et essentielle que la reconstruction d’après 1945. Plusieurs commentateurs en Italie le qualifient d’ailleurs de « général de Gaulle italien ». Je ne sais pas s’il faut s’en féliciter, mais il est passionnant de voir comment cette question de l’homme providentiel a tout de suite été évoquée, et comment la vie politique ne peut échapper à « l’héroïsation ».
Giuseppe Conte est effectivement tombé à cause de la manne européenne qui arrivait, accusé de négociations clientélistes. Mario Draghi est peut-être un homme providentiel, mais l’habitude des négociations entre partis ne va pas disparaître du jour au lendemain, et la manne est si importante que la question des équilibres au sein du gouvernement et du soutien apporté par les différents partis ne s’envisage que par rapport à elle : chacun espère en tirer un bénéfice politique. Il va s’agir pour M. Draghi d’installer dans la durée des réformes structurelles. Il a tout de suite insisté sur deux éléments très importants dans son discours. Les jeunes et leur formation d’abord, car le chômage des jeunes est très élevé, et c’est en termes de formation que l’Italie est le plus à la traîne aujourd’hui. Et puis la question des déficiences de l’Etat et des services publics. Ce sont deux chantiers gigantesques. Pour les mener, il faudra à M. Draghi des alliés, au niveau des régions notamment. Mateo Salvini commence déjà à se retourner et à guetter une place possible. La vie politique italienne est très cyclothymique, et ce ne sera pas une mince affaire pour M. Draghi que d’y établir un peu de sérénité et de vision à long terme.
Nicolas Baverez :
Ces 209 milliards d’euros sont réellement la dernière chance dont dispose l’Italie. Nous avons déjà détaillé la situation économique, je dirai cependant un mot du bilan démographique : le pays vieillit à un rythme inquiétant, les jeunes les mieux formés ont tendance à le quitter dès qu’ils le peuvent, 2 millions sont partis dans la dernière décennie.
Autre élément très important, au-delà de la paupérisation : l’importance des inégalités, qui ne cessent de s’accroître, notamment au niveau des territoires. L’Italie continue d’être un ensemble très éclaté, et cela participe du blocage du système.
Cette dernière chance italienne est également un enjeu majeur pour l’Europe, puisque l’Italie en est le n°3 économique. Un échec entraînerait un effondrement en cascade.
Il est vrai que Mario Draghi est perçu comme l’homme providentiel. C’est un trait qui revient fréquemment dans la vie politique italienne, on a souvent fait appel à des personnalités de ce type. Ce fut le cas de M. Carlo Ciampi en 1993, précédemment gouverneur de la Banque d’Italie, et de Mario Monti en 2011. Mais contrairement à eux, Mario Draghi est bien plus politique. Il a indéniablement sauvé l’euro en 2012, mais il faut rappeler que sauver l’euro alors, c’était sauver l’Italie, et réciproquement, il fallait sauver l’Italie pour sauver l’euro. Le patriotisme italien de M. Draghi est donc très présent, et souvent sous-estimé.
Le nouveau président du Conseil a pour lui trois choses. D’abord une stature et une capacité de leadership très fortes, tant dans son pays qu’au niveau international. Ensuite, il a une vraie stratégie. Le problème que pose ce plan de relance est l’articulation entre le court terme et le moyen terme. Quelles sont les mesures d’urgence, et quelles sont celles de transformation ? M. Draghi a à ce sujet une vision très claire, mais également à propos du rôle de l’Italie au sein de l’Union. Par conséquent il devrait certainement formaliser assez rapidement un plan, permettant à la fois de sauver l’Italie et compatible avec les critères européens. Enfin, il bénéficie d’un soutien politique. Certes, celui-ci est précaire (mais c’est habituel) ; on constate cependant un alignement des planètes politiques inédit en Italie : l’union nationale et le soutien de l’Europe, deux éléments habituellement toujours disjoints.
Il y a donc des motifs d’optimisme. La Constitution italienne a récemment été révisée, réformant le parlementarisme du pays, le capitalisme familial est vigoureux, l’Etat a gagné en efficacité et ses finances sont dans un état plutôt sain (bien meilleur que celles de la France en tous cas). Enfin, l’épidémie a révélé un facteur nouveau : la résilience des populations et des entreprises.
Il y a trois enjeux fondamentaux pour la suite, que l’Italie nous rappelle. En matière de dette d’abord, ce n’est pas le pourcentage du PIB qui est le plus important, mais l’usage qu’on en fait. Ensuite, ce qui va se passer en Italie sera crucial pour l’Europe, nous avons donc tous intérêt à ce que cela fonctionne. Enfin, c’est très important pour la France, car nous avons des pathologies comparables à celles de l’Italie, mais avec bien moins de flexibilité, et aucun Mario Draghi disponible.
Kontildondit ?
Lionel Zinsou :
L’Italie part de très bas, et beaucoup sont sceptiques sur sa capacité de redressement. Le pays s’est véritablement appauvri. Quand le revenu par tête est inférieur en 2020 à ce qu’il était en 2000, on est très loin de la situation moyenne des autres pays européens. Ainsi en France par exemple, ce revenu par tête a augmenté de 18% en 20 ans. Nous avons notamment remonté la pente après 2014. L’Italie a quant à elle connu deux crises successives. Celle de 2008-2209, comme tout le monde, puis la crise des pays d’Europe du Sud, dans la foulée de la Grèce, et qui fut une rechute très profonde entre 2011 et 2013 (pire que 2008-2009). Cet appauvrissement est exceptionnel mais bien réel, et c’est le seul pays développé dans cette situation. Même la Pologne, dont l’économie est la plus dynamique d’Europe, rejoindra le niveau de revenu par tête et de parité de pouvoir d’achat d’ici 2025, ce que personne n’aurait prophétisé après l’effondrement du bloc de l’Est.
Il y a une crise très forte de la productivité italienne, qui montre un décrochement, dû à la fois aux dépenses de recherche très insuffisantes, à une inadaptation du système d’enseignement et de formation.
Pourquoi Mario Draghi a-t-il des chances alors qu’il part de si bas ? D’abord parce que l’Europe va apporter sur deux ans l’équivalent de 10% du PIB. Dans des conditions pareilles, il est quasiment certain de faire de une croissance significative. Rappelons que les investissements publics italiens étaient tombés à zéro (ce qui là aussi est sans autre exemple en Europe).
Vous disiez en introduction que l’Italie était très frappée, avec -8,9% de création de richesse. Certes, mais la France est -8,3%, les Italiens donc dans une situation comparable à celle des autres. L’injection d’argent en revanche, est sans comparaison avec les autres pays. Le Portugal, la Hongrie et l’Espagne seront eux aussi très aidés, mais tout de même pas autant. Le plan de relance européen a d’ailleurs largement été conçu pour éviter un effondrement de l’économie italienne, troisième de la zone euro. La dette italienne à elle seule représente 20% du PIB de toute l’Union Européenne, son écroulement provoquerait inévitablement un effet domino.
D’autre part, le pays a des atouts qu’il n’avait pas il y a quelques années. Il y a d’abord une discipline budgétaire, absente en France par exemple. Le budget, hors le service de la dette, est excédentaire. L’austérité est sans doute bien trop forte, et cet excédent est donc appelé à se réduire, mais depuis des années la discipline budgétaire a épargné au pays une crise des finances publiques.
En outre, les taux d’intérêt de la dette ont encore baissé avec l’arrivée de M. Draghi, et bénéficient de la solidarité européenne. La dette a donc augmenté, passant de 135% du PIB à 160%, mais elle ne pèse pas sur le budget. Cela donne au nouveau dirigeant des marges de manœuvre.
Enfin, les entreprises italiennes font preuve d’une force et d’une résilience significatives. En valeur absolue, la production industrielle de l’Italie est supérieure à celle de la France. C’est le deuxième pays industriel de l’UE derrière l’Allemagne. Et l’excédent commercial est là depuis longtemps. Il y a une créativité malgré les pertes de productivité ; le tissu d’entreprises moyennes privées est très dynamique.
Tout cela n’aurait pas pu être mobilisé par M. Draghi il y a encore 3 ou 4 ans. On lui reprochait alors d’être un banquier ayant travaillé chez Goldman Sachs (chose très impopulaire en Europe), d’être un économiste trop rigoureux ayant osé écrire des programmes très disruptifs pour le pays, et surtout il incarnait l’Europe, dont il était le sauveur, à un moment où l’opinion publique italienne était particulièrement déçue par l’Union, notamment par son refus de solidarité sur les questions migratoires. L’Europe était haïe, M. Salvini était le duce contemporain. Tout cela a été effacé aussi parce que l’Europe rend possible la position unificatrice et pacificatrice de M. Draghi, qui est désormais en capacité de rassembler les forces politiques et d’agir dans une union nationale. Il est d’ailleurs déjà en train de raboter le caractère extrême de M. Salvini, qui comme Mme Le Pen se dédiabolise. Tout cela parce qu objectivent, MM. Macron et Merkel ont décidé de sauver l’Italie. Mario Draghi est en position de le faire, avec un plan de relance représentant 10% du PIB du pays, il est presque impossible qu’il n’obtienne pas de résultats notables.
Matthias Fekl :
La vie politique italienne a quelque chose de fascinant, quelque part entre notre 4ème République, Machiavel, les rivalités entre Médicis et Borgia, mais on aurait tort de s’en moquer. D’abord parce qu’il s’agit d’un grand pays, l’un de nos principaux partenaires, ensuite parce que la très grande représentativité des institutions italiennes fait que les affrontements politiques s’y déroulent ouvertement. Les débats, les tensions et les revirements qui s’y déroulent sont au vu et au su de tous. Ici, ils ont lieu dans l’opinion publique et parfois dans la rue, mais assez peu dans l’appareil institutionnel. Il faut donc suivre très attentivement la situation italienne, ne serait-ce que parce qu’elle peut annoncer la nôtre.
L’Italie revient de très loin. Politiquement d’abord, puisqu’il y a eu en Italie un gouvernement faisant une grande place à divers extrémismes. Du point de vue de l’année 2020 ensuite, très meurtrière en termes économiques mais surtout en vies humaines, avec 90 000 morts. On se souvient du choc qu’ont représenté pour nous tous les images de villes italiennes comme Bergame, durement frappées par la pandémie. Nous avons alors réalisé la gravité de la situation sanitaire et ce qui nous attendait si nous laissions nos services de santé être débordés.
Il me semble que la situation d’aujourd’hui marque plusieurs retours. Un retour de l’Europe, d’abord. A la fois à travers l’attachement très fort exprimé dans le discours de M. Draghi, mais aussi à travers son bilan européen. On peut considérer à juste titre qu’il a sauvé la zone euro, et donc l’Union Européenne, lorsqu’il dirigeait la BCE. Mais l’Europe est aussi de retour à travers le plan de relance des 209 milliards d’euros. Ces aides ont un double tranchant politique, puisque d’une certaine façon elles sont responsables de la dissolution du gouvernement précédent, qui se disputait sur la manière la plus clientéliste de les distribuer, plutôt que de s’interroger sur la meilleure manière de réformer l’économie.
Un retour du keynésianisme ensuite, tant en pensée qu’en pratique. C’est vrai au niveau européen, mais également en Italie. On pourrait d’ailleurs qualifier M. Draghi de libéral keynésien, à la fois attaché à l’économie de marché, et soucieux de l’intervention pertinente de la puissance publique en la matière.
Enfin, un retour du réformisme. Ce plan de relance sans précédent force l’Italie à se poser la question des réformes. Elles sont nécessaires dans de nombreux domaines. Dans l’économie bien sûr, que Lionel a analysée plus haut, mais aussi en matière fiscale, où les complexités et les trous sont nombreux, ainsi que dans l’administration, où la bureaucratie a grand besoin d’être allégée.
Face à ces défis majeurs, une personnalité majeure, celle de M. Draghi, dont nous espérons tous le succès.
Lucile Schmid :
On ne peut que saluer l’arrivée de Mario Draghi, qui n’est pas seulement un technocrate, loin de là. Son orientation politico-économique vient d’être rappelée, mais c’est aussi quelqu’un qui a toujours eu à cœur de défendre son pays, notamment au sein des institutions européennes qu’il connaît bien. J’ai récemment lu qu’en 1998, au moment de la création de la zone euro, alors que le gouvernement néerlandais s’opposait à l’inclusion de l’Italie (au nom de l’état des finances publiques du pays), M. Draghi avait déclaré : « la réputation ne fait pas partie des critères prévus par les traités ». L’actuel président du Conseil des ministres italien est quelqu’un qui a le goût des formules ciselées et à fort impact. En 2012, lors du sauvetage de l’euro, il avait employé le fameux « whatever it takes », sans cesse cité en ce moment (le « quoi qu’il en coûte » présidentiel par exemple). Ces derniers jours, il a déclaré que la période que nous vivions était aussi grave et essentielle que la reconstruction d’après 1945. Plusieurs commentateurs en Italie le qualifient d’ailleurs de « général de Gaulle italien ». Je ne sais pas s’il faut s’en féliciter, mais il est passionnant de voir comment cette question de l’homme providentiel a tout de suite été évoquée, et comment la vie politique ne peut échapper à « l’héroïsation ».
Giuseppe Conte est effectivement tombé à cause de la manne européenne qui arrivait, accusé de négociations clientélistes. Mario Draghi est peut-être un homme providentiel, mais l’habitude des négociations entre partis ne va pas disparaître du jour au lendemain, et la manne est si importante que la question des équilibres au sein du gouvernement et du soutien apporté par les différents partis ne s’envisage que par rapport à elle : chacun espère en tirer un bénéfice politique. Il va s’agir pour M. Draghi d’installer dans la durée des réformes structurelles. Il a tout de suite insisté sur deux éléments très importants dans son discours. Les jeunes et leur formation d’abord, car le chômage des jeunes est très élevé, et c’est en termes de formation que l’Italie est le plus à la traîne aujourd’hui. Et puis la question des déficiences de l’Etat et des services publics. Ce sont deux chantiers gigantesques. Pour les mener, il faudra à M. Draghi des alliés, au niveau des régions notamment. Mateo Salvini commence déjà à se retourner et à guetter une place possible. La vie politique italienne est très cyclothymique, et ce ne sera pas une mince affaire pour M. Draghi que d’y établir un peu de sérénité et de vision à long terme.
Nicolas Baverez :
Ces 209 milliards d’euros sont réellement la dernière chance dont dispose l’Italie. Nous avons déjà détaillé la situation économique, je dirai cependant un mot du bilan démographique : le pays vieillit à un rythme inquiétant, les jeunes les mieux formés ont tendance à le quitter dès qu’ils le peuvent, 2 millions sont partis dans la dernière décennie.
Autre élément très important, au-delà de la paupérisation : l’importance des inégalités, qui ne cessent de s’accroître, notamment au niveau des territoires. L’Italie continue d’être un ensemble très éclaté, et cela participe du blocage du système.
Cette dernière chance italienne est également un enjeu majeur pour l’Europe, puisque l’Italie en est le n°3 économique. Un échec entraînerait un effondrement en cascade.
Il est vrai que Mario Draghi est perçu comme l’homme providentiel. C’est un trait qui revient fréquemment dans la vie politique italienne, on a souvent fait appel à des personnalités de ce type. Ce fut le cas de M. Carlo Ciampi en 1993, précédemment gouverneur de la Banque d’Italie, et de Mario Monti en 2011. Mais contrairement à eux, Mario Draghi est bien plus politique. Il a indéniablement sauvé l’euro en 2012, mais il faut rappeler que sauver l’euro alors, c’était sauver l’Italie, et réciproquement, il fallait sauver l’Italie pour sauver l’euro. Le patriotisme italien de M. Draghi est donc très présent, et souvent sous-estimé.
Le nouveau président du Conseil a pour lui trois choses. D’abord une stature et une capacité de leadership très fortes, tant dans son pays qu’au niveau international. Ensuite, il a une vraie stratégie. Le problème que pose ce plan de relance est l’articulation entre le court terme et le moyen terme. Quelles sont les mesures d’urgence, et quelles sont celles de transformation ? M. Draghi a à ce sujet une vision très claire, mais également à propos du rôle de l’Italie au sein de l’Union. Par conséquent il devrait certainement formaliser assez rapidement un plan, permettant à la fois de sauver l’Italie et compatible avec les critères européens. Enfin, il bénéficie d’un soutien politique. Certes, celui-ci est précaire (mais c’est habituel) ; on constate cependant un alignement des planètes politiques inédit en Italie : l’union nationale et le soutien de l’Europe, deux éléments habituellement toujours disjoints.
Il y a donc des motifs d’optimisme. La Constitution italienne a récemment été révisée, réformant le parlementarisme du pays, le capitalisme familial est vigoureux, l’Etat a gagné en efficacité et ses finances sont dans un état plutôt sain (bien meilleur que celles de la France en tous cas). Enfin, l’épidémie a révélé un facteur nouveau : la résilience des populations et des entreprises.
Il y a trois enjeux fondamentaux pour la suite, que l’Italie nous rappelle. En matière de dette d’abord, ce n’est pas le pourcentage du PIB qui est le plus important, mais l’usage qu’on en fait. Ensuite, ce qui va se passer en Italie sera crucial pour l’Europe, nous avons donc tous intérêt à ce que cela fonctionne. Enfin, c’est très important pour la France, car nous avons des pathologies comparables à celles de l’Italie, mais avec bien moins de flexibilité, et aucun Mario Draghi disponible.