Joseph R. Biden et le leadership américain
Introduction
Philippe Meyer :
« L'Amérique est de retour », a lancé Joe Biden lors de son premier discours de politique étrangère, mais un retour non pas comme leader planétaire, mais à la tête d'une « alliance des démocraties » priée de regagner « du muscle » face aux offensives de « l'autoritarisme ». Le 19 février, face à ses alliés européens, lors de la visioconférence de Munich sur la sécurité, le président des États-Unis a décrit le monde comme un champ de rivalité entre le modèle des démocraties et « les ambitions croissantes de la Chine et la volonté de la Russie d'affaiblir notre démocratie ». La Chine constitue le défi le plus important pour Washington, celui d'une compétition non seulement sur les valeurs, mais aussi en matière d'innovation, d'intelligence artificielle ou de cyberespace. Le président américain entend embarquer dans cette confrontation les alliés traditionnels de son pays, à commencer par les Européens, et il réunira prochainement un sommet des démocraties. Si la Russie n’occupe que la seconde place des préoccupations de Joe Biden, elle représente selon lui l'épreuve la plus immédiate : « Poutine veut miner le lien transatlantique car il sait qu'il est plus facile d'intimider un État seul qu'une communauté ».
Au Moyen-Orient, fin du soutien à la coalition saoudienne au Yémen, retour à l'accord de 2015 pour limiter la capacité de l'Iran à développer une arme nucléaire, si Téhéran accepte de renoncer à ses activités d'enrichissement d'uranium, sanctions contre les militaires birmans, Joe Biden croit au « leadership moral » des États-Unis sur la scène internationale, et annonce l'accueil dès l'an prochain de 125 000 réfugiés huit fois plus que cette année.
Le 46e président des États-Unis voudrait que l'Amérique regagne auprès de l'Europe « sa position de leadership fiable ». Il souhaite que les États-Unis renouent avec un rôle plus traditionnel à l’intérieur de l'Otan, même si les demandes de contributions accrues à l'effort commun adressées par son prédécesseur aux partenaires européens restent à l’ordre du jour. Joe Biden a confirmé qu'il allait « suspendre » le retrait partiel des troupes américaines d'Allemagne, le temps d'un « réexamen global du déploiement » des forces armées à l'étranger.
Kontildondit ?
Nicole Gnesotto :
Nous sommes passés de l’« America First » de Donald Trump à l’ « America the first » de Joe Biden, de « l’Amérique d’abord » à « la première » nation démocratique du monde.
Il s’agit d’un retour tout à fait spectaculaire de ce que les Européens espéraient, c’est à dire une Amérique qui prend la tête des démocraties du monde. Biden est même allé jusqu’à citer Jefferson : « nous guiderons le monde, non par l’exemple de notre pouvoir, mais par le pouvoir de notre exemple ». Cette affirmation d’une position de leader parmi les démocraties entraîne trois questions. Est-ce surprenant ? Est-ce possible ? Est-ce souhaitable ?
Est-ce surprenant ? Absolument pas. Joe Biden renoue avec la grande tradition du parti démocrate, fondée sur la défense de la démocratie, et le destin exceptionnel des Etats-Unis. On se souvient que Madeleine Albright, Secrétaire d’Etat du président Bill Clinton, avait pour la première fois proposé une alliance des démocraties (que la France avait sèchement refusée). Là aussi, la citation est ahurissante : « nous sommes la nation indispensable, nous sommes grands et nous voyons plus loin que d’autres pays dans l’avenir ». Biden renoue donc avec cette ère Clinton, c’est manifeste dans son équipe. Il actualise simplement cette ambition avec dix pays (ceux du G7, plus l’Australie, l’Inde et la Corée du Sud ou l’Union Européenne, il hésite encore), tandis que le concept de Mme Albright incluait les grands alliés stratégiques des USA, comme l’Arabie Saoudite, le Pakistan, etc. Cerise sur le gâteau, cette nouvelle posture politique permet de se démarquer très nettement de l’administration précédente. Sur le climat, sur l’Iran, sur l’OTAN, sur la démocratie ...
Est-ce possible ? L’Amérique peut-elle retrouver un leadership, sinon mondial, du moins dans les monde démocratique occidental ? Les difficultés sont nombreuses, la première étant que ce leadership américain était déjà très affaibli avant Trump. Obama a tout raté sur ce plan : la Russie a envahi l’Ukraine, la Syrie a utilisé des armes chimiques, la Chine est devenue la deuxième puissance économique, etc. Ensuite, Biden a-t-il les moyens de cette politique de leadership ? Rien n’est moins sûr. Il y a de toute évidence une certaine nostalgie des années 1990, époque bénie de la fin de la guerre froide, où les USA avaient le champ totalement libre et aucun concurrent. Les Etats-Unis ne sont plus du tout dans cette position de toute-puissance. Leur PIB ne représente plus que 15% du PIB mondial (contre 20% pour la Chine), leur commerce est très déficitaire avec la Chine, et dans le camp des « démocraties », il y a des états non démocrates, comme la Turquie, la Pologne, la Hongrie ... L’Inde est de moins en moins un pays démocratique, le nationalisme violent ne cesse d’y croître. Et à l’intérieur des Etats-Unis, la société est si divisée qu’il est difficile d’assurer un leadership à l’extérieur.
Est-ce souhaitable ? Il est évidemment très agréable de voir la diplomatie remplacer la brutalité, le multilatéralisme plutôt que l’unilatéralisme. Il y a cependant trois risques dans cette « vocation » de chef des Américains. D’abord, une confusion entre hégémonie et leadership. Dans ce sommet des démocraties, il y a fort à parier que c’est l’Europe qui fera les frais de cette ambition américaine. Ce que souhaitent les USA, c’est une mise au pas des Européens contre la Chine, et le sommet pourrait n’être qu’une suite de sommations envers les Européens. Ensuite, le risque d’une démocratie autoritaire. Il ne faut pas oublier que Joe Biden a été le plus fervent défenseur Démocrate de l’intervention américaine en Irak. La grande majorité des Démocrates a défendu cette thèse de « l’effet domino démocratique ». Enfin, le risque du retour systématique du passé. Je ne doute pas que les intentions Joe Biden soient bonnes, mais on voit que c’est un homme d’autrefois. Sa pensée du monde est manichéenne, et ce retour à un monde bipolaire ne me paraît pas pertinent dans cette mondialisation post-Covid.
David Djaïz :
Peut-être faut-il souligner que Biden est un fin connaisseur des questions de politique étrangère, ce qui était loin d’être le cas de son prédécesseur. Cela fait 40 ans que le président américain arpente les institutions de Washington, et comme membre du Congrès, il a participé à plusieurs voyages d’étude, et est particulièrement investi sur ces questions internationales. On sait que son équipe comprend des vétérans de la politique étrangère. L’équipe Biden a bien plus de familiers de l’Europe que l’équipe Obama. Tout le monde à Paris connaît le francophone Tony Blinken par exemple. Ce sont des repères familiers qui se mettent en place pour la France et l’Europe. Il y a une volonté affichée de revenir au multilatéralisme sous leadership américain. La réintégration de l’OMS, une approche plus équilibrée de l’OTAN, le retour aux accords de Paris, tout cela est une succession de victoires rapides pour Joe Biden. Compte tenu de la situation intérieure du pays, avec cette société polarisée à l’extrême, la politique étrangère est paradoxalement plus facile à manier. Tout n’y est pas de la dynamite politique.
Pour autant, je ne crois pas qu’il s’agisse d’un retour à l’ancien monde, ni d’une volonté de remake nostalgique des années 1990. Je pense que Biden maintiendra un certain nombre d’orientations prises par Trump. Le durcissement vis-à-vis de la Chine va se poursuivre, même si cela passera sans doute par moins de rodomontades. Je partage l’avis de Nicole quant au risque pour l’Europe de devenir la variable d’ajustement dans la nouvelle guerre froide qui se profile.
Je pense également que malgré l’europhilie affichée de plusieurs membres du cabinet Biden, l’Europe et le Moyen-Orient seront de plus en plus relégués au second plan des priorités américaines.
Il faut noter qu’il y a tout de même dans l’équipe de Biden, notamment à propos du climat, un certain nombre de gens aux positions un peu disruptives, et pas seulement les politiciens chevronnés habituels. Mais il n’y a pas que le climat (où la compétition avec la Chine sera également féroce), mais aussi la question des droits des femmes et des minorités, portées par la vice-présidente Kamala Harris. C’est aussi sous cet angle qu’il faut envisager ce sommet des démocraties, ainsi que la reconfiguration de certaines alliances. On voit que c’est la fermeté qui est affichée à l’égard de la Russie (alors que les positions de Trump étaient très ambiguës). Concernant l’Arabie Saoudite, la divulgation de la note de la CIA concernant l’assassinat de Jamal Khashoggi est aussi très signifiante, puisqu’elle remet en question l’alliance saoudienne, clef de voûte de la politique de Trump.
Qu’est-ce que la présidence Biden changera aux relations avec la France ? Je pense que c’est ambigü. D’un côté, on a les éléments positifs d’une relation courtoise, de valeurs et d’objectifs partagés, un bien meilleur cadre de travail en somme, mais de l’autre on risque de passer au second plan. Ainsi le président Macron a-t-il récemment fait état d’une conversation téléphonique avec Kamala Harris, qui n’est « que » la vice-présidente. Les relations seront sans doute plus cordiales, mais peut-être aussi plus distantes.
Michaela Wiegel :
Nicole a eu raison de rappeler l’épisode Madeleine Albright et les réticences françaises. Je crois qu’il y a indéniablement un certain effet de « déjà vu ». On a vu l’Allemagne accueillir avec un grand enthousiasme les propositions de Biden. L’ambiance était quasiment survoltée, même pour une visioconférence. L’annulation du retrait des troupes américaines a soulagé tous les commentateurs, ainsi que la valorisation de l’Allemagne, perceptible tout au long du discours de Biden, et qui changeait assez drastiquement de l’attitude de Trump.
La prestation d’Emmanuel Macron quant à elle, a été interprétée comme froide. Il n’a pas répondu aux suggestions de Biden, ou du moins n’a-t-il pas montré d’enthousiasme. Cette volonté affichée de leadership américain gêne de toute évidence la diplomatie française, tandis qu’elle réjouit les Allemands. C’est je crois au cœur des conflits qui se profilent en Europe. Dans les prochains mois, lors de la fin de l’ère Merkel, il sera très difficile pour Joe Biden d’avoir l’unité européenne qu’il aimerait. Le couple franco-allemand sera probablement en désaccord quant à la volonté de leadership américain. La volonté de M. Macron de maintenir un dialogue avec Moscou malgré l’affaire Navalny le montre. Finalement, pour la présidence Macron, un second mandat de Donald Trump se serait peut-être révélé plus facile.
Jean-Louis Bourlanges :
Tout d’abord, on ne peut pas bouder notre plaisir à l’idée de retrouver des Etats-Unis conduisant une politique dans laquelle nous pouvons nous reconnaître. C’est à dire cohérente, marquée par un souci de rationalité, et par l’idée qu’il y a des amis et des adversaires, et qu’on ne traite pas les uns comme les autres. Trois choses qui manquaient singulièrement à l’administration précédente. Or, quels que soient les contentieux que nous avons avec les Etats-Unis, nous faisons tout de même partie de leurs amis. Et c’est agréable de voir qu’on peut discuter avec des gens disposés à le faire.
Ceci étant dit, les problèmes sont nombreux. Le monde que perçoit Joe Biden est-il bien celui dans lequel nous sommes ? Ce n’est pas si évident. Le monde selon Biden est binaire, partagé entre bons et méchants. On retrouve un peu la vision de Ronald Reagan (même si lui était Républicain), cet antagonisme entre l’empire du mal (réactualisé avec la Chine) et les démocraties justes et bonnes. Nous avons pu avoir l’illusion, avec la chute du bloc de l’Est, de voir se réaliser la prophétie de « la fin de l’Histoire » de Francis Fukuyama : un monde où les valeurs démocratiques occidentales adviendraient partout. Nous y avons renoncé, mais nous ne sommes pas pour autant retombés dans un univers bipolaire classique. Nous sommes depuis une trentaine d’années dans un monde multipolaire, dont tous les grands acteurs sont à la fois associés et rivaux. Nous avons tous besoin les uns des autres, y compris de nos adversaires.
Par exemple, le conflit avec la Chine est emblématique. Nous devons évidemment réfléchir à la façon dont nous nous opposons à certaines valeurs chinoises très éloignées des nôtres, mais dans le même temps il nous faut admettre que nous ne pourrons pas régler les problèmes climatiques sans travailler avec la Chine. De même commercialement, la Chine est un partenaire absolument essentiel, et il faut bien faire avec. Pour ce qui est du Moyen-Orient, c’est très bien d’empêcher l’Iran d’être une puissance nucléaire, mais peut-on en même temps condamner ce qui se fait en Arabie Saoudite ?
Si nous sommes dans une situation manichéenne du bien contre le mal, le bien peut-il gagner la guerre ? C’est loin d’être évident, car le camp du bien s’est considérablement affaibli. Dans la représentation fantasmatique des Américains, l’Arabie Saoudite et l’Iran sont tous deux du mauvais côté par exemple. De même que le Brésil, les Philippines, ou même une partie de l’Europe. La réalité résiste donc durement au manichéisme. Ce populisme que Trump incarnait bien joue à plein, et est également rebelle à cette croisade démocratique du respect des droits. Le camp du bien est donc très amoindri depuis la fin de la guerre froide.
Ensuite, pour gagner une guerre, il faut être prêt à la faire. Biden est-il prêt à l’affrontement ? Prenons l’exemple de l’Afghanistan. La situation y est épouvantable, et sans issue. Selon tous les observateurs sérieux, si les Américains s’en vont, les talibans reprendront le contrôle en 3 à 6 mois, avec tous les dégâts que l’on sait. Mais pour autant, M. Biden est-il prêt à interrompre le retrait américain et à se battre, dans des conditions très incertaines ? Les Occidentaux sont détestés, et aucune puissance étrangère n’a jamais gagné en Afghanistan. De même, est-on prêt à s’opposer à l’Arabie Saoudite sur une question de valeurs ? Je ne le crois pas.
Enfin : comment s’arranger avec les Européens ? Les Américains ont été déçus de l’accueil assez froid des propositions de Biden, mais il faut bien avouer que nous étions échaudés. Nous nous posons deux questions : les Américains sont-ils prêts à renoncer à la guerre commerciale (à propos d’Airbus par exemple) ? Probablement pas. Et sont-ils prêts à abandonner le principe de sanctions unilatérales (imposées à leurs alliés en raison de la compétence extraterritoriales de la juridiction américaine) ? Pas évident non plus. Quant à l’OTAN, il y une logique de la position américaine, et nous sommes coupables de ne pas investir plus. Pour autant, les USA sont-ils prêts à accepter une autonomie croissante européenne dans la gestion de nos affaires de défense ?
Toutes ces questions sont sans réponse, mais au moins avons-nous désormais des interlocuteurs avec qui discuter.
Nicole Gnesotto :
Sur la divergence franco-allemande, je pense que les Français sont tout à fait d’accord pour dire que la démocratie doit être défendue contre toute forme d’autoritarisme. Cela inclut les menaces que des pays comme la Russie ou la Chine font peser, par exemple. Là-dessus il n’y a aucun doute. Pas plus que sur la nécessité d’une coopération entre démocraties. La vraie question est plutôt : pourquoi faudrait-il un leadership ? Et pourquoi celui-ci irait-il naturellement aux Etats-Unis ? Pourquoi n’y aurait-il pas de co-leaders ? Dans le cas d’un conflit direct et militaire, je veux bien que les Etats-Unis dirigent, après tout ce sont encore eux les plus puissants de ce côté. Mais en l’état, en quoi les Américains sont-ils supérieurs à l’intelligence ou à l’économie européenne ? Je ne comprends pas pourquoi leur accorder d’office ce primat. Je pense que c’est là-dessus que portera le désaccord franco-allemand : la notion même de leadership est anachronique, et au passage elle est contraire à ce mode de gouvernance que les Européens se sont inventés.
Michaela Wiegel :
Il me semble que le cœur de la réticence allemande quand à un leadership européen vient du fait que cela ne s’est encore jamais vu. On le voit avec l’avion de combat franco-allemand, par exemple. En Allemagne, on a peur que l’absence de leadership américain ne se traduise par un leadership français, tout simplement. Sur ce point, nous Européens devons effectivement travailler, pour trouver des solutions qui associent tout le monde.
Jean-Louis Bourlanges :
Je crois que depuis le début, la présence américaine en Europe n’avait pas seulement pour but de protéger l’Europe de l’Ouest des menaces soviétiques, elle avait aussi pour effet d’offrir une garantie aux puissances européennes qui s’étaient déchirées. Pour les Français, que les Allemands ne les attaqueraient pas de nouveau ; pour les Allemands que les Français ne prendraient pas seuls un leadership en Europe ; et pour les Néerlandais que ni les Allemand ni les Français ne mèneraient le jeu à eux seuls. Je comprends l’inquiétude des Allemands face à la perspective d’un retrait américain, que Michaela vient de décrire. Elle est constituée d’un mélange de doute sur la capacité française à offrir des garanties suffisantes, et de peur des prétentions de la France.
Cependant, l’Allemagne est dans une contradiction profonde à l’égard de Biden. D’un côté, on entend qu’il faut absolument que les Américains restent en Europe. La ministre de la défense allemande a d’ailleurs tenu à ce sujet des propos vraiment simplistes et excessifs. Une soumission complète, donc.
De l’autre, le pacifisme rationnel des Allemands veut qu’on n’investisse pas tellement dans le domaine militaire, on ne répond donc pas au souci américain de voir les Européens prendre la relève et assurer eux-mêmes leur défense.
Troisièmement, les Allemands font totalement cavalier seul sur la question chinoise, continuant les affaires et refusant le manichéisme américain.
Tout cela ne pourra pas durer, il y a une contradiction à terme entre la volonté d’abstention allemande, de mobilisation américaine, et d’indépendance à l’égard de la Chine.
L’islamo-gauchisme est-il un néo-conformisme ?
Introduction
Philippe Meyer :
Le 14 février, la ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, Frédérique Vidal a déclaré qu’elle allait demander une enquête au CNRS sur l'imprégnation de l'université par l'« islamo-gauchisme », afin de distinguer « ce qui relève de la recherche académique et ce qui relève du militantisme et de l'opinion ». Le 16 février, devant l’Assemblée nationale, elle a confirmé son intention, déclenchant la « stupeur » de la Conférence des Présidents d'Universités qui a réclamé « des clarifications urgentes ». Le 17 février, le CNRS a publié un communiqué précisant que « l'islamo-gauchisme » « ne correspond à aucune réalité scientifique ». Fin octobre, dans une tribune dans Libération, le philosophe Pierre-André Taguieff était revenu sur ce mot, qu'il a forgé au début des années 2000, alors que débutait la seconde intifada. Il s’agit selon lui d’une « alliance militante de fait entre des milieux d'extrême gauche se réclamant du marxisme et des mouvances islamistes de diverses orientations (Frères musulmans, salafistes, djihadistes) ».
Pour Jean-Michel Blanquer, l’« islamo-gauchisme » est un « fait social indubitable » qu'il faut « regarder en face ». Fin octobre, après l'assassinat de Samuel Paty, le professeur de collège décapité après avoir montré en classe des caricatures de Mahomet, le ministre de l’Éducation avait déjà pointé « l'islamo-gauchisme » dans les facs, dénonçant « une vision du monde qui converge avec les intérêts des islamistes », alors que des universitaires avaient signé un « appel des 100 » qui critiquait le déni de l'islamisme dans les universités.
600 chercheurs et universitaires ont demandé la démission de Frédérique Vidal qui s’est défendue en arguant du « ressenti de nos concitoyens » et d'« un certain nombre de faits », comme « l'empêchement, dans certains établissements, d'une représentation des Suppliantes d'Eschyle, ou de la lecture d'un texte de Charb ». Un sondage Odoxa Blackbone consulting 66% des Français approuvent les propos de la ministre.
Le 24 février, dans Le Monde, un collectif de 130 universitaires a demandé que l'enquête réclamée par Frédérique Vidal ne soit pas confiée au CNRS, mais à une instance indépendante du ministère : le Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur, qui a vocation à apprécier la qualité des travaux et des formations, de manière à informer les organismes et les universités en vue des prises de décision. Le collectif universitaire reconnait qu’« il y a bel et bien un problème dans l'enceinte universitaire, mais ce n'est pas tant celui de l'« islamo-gauchisme » que celui, plus généralement, du dévoiement militant de l'enseignement et de la recherche ».
Kontildondit ?
David Djaïz :
On serait tenté de balayer cette polémique d’un revers de main, et je dois vous avouer que c’est ma réaction la plus spontanée, tant je trouve ces débats à répétition navrants. Mais je pense qu’en tant que symptôme de quelque chose de plus profond, il faut la prendre au sérieux.
Ce débat sur l’islamo-gauchisme à l’université est pour moi une énième « panique morale ». Je traduis ici le nom d’un concept théorisé par le sociologue américain Stanley Cohen (« moral panic »), qui désigne des émotions collectives et des débats publics un peu irrationnels, venant se cristalliser sur un objet trivial ou quotidien. Ces paniques morales traduisent quelque de plus profond et plus abstrait que l’objet incriminé. Nous y sommes habitués en France à propos de l’islam, de l’identité française, du multiculturalisme, nous nous souvenons ainsi du hijab pour la course à pied, du burkini, le menu halal dans les cantines, etc. L’islamo-gauchisme à l’université n’est que le dernier avatar en date de ce phénomène.
Ces paniques ne naissent pas d’elles-mêmes, elles sont souvent attisées par des entrepreneurs identitaires, qui savent très bien ce qu’ils font. Le rôle de certains médias (comme CNews par exemple) ou certains responsables politiques est indubitable. Ils ont tout intérêt à déporter le débat sur ce sujet. Est-ce à dire pour autant qu’il n’y a aucun problème ? Pas du tout, mais au lieu de poser les vraies questions, ce qui exige un certain niveau de nuance et d’abstraction, on préfère se focaliser sur des problèmes mal posés, pour en tirer des bénéfices politiques.
A mon sens, le véritable problème tient au fait qu’il y a effectivement dans certains territoires du pays des gens qui se sont soustrait à la vie commune et à la norme républicaine, et il existe par endroits une réelle domination culturelle de mouvances islamistes, qu’il s’agisse des Frères musulmans, des salafistes, des tabligh, voire de certains sympathisants du djihadisme (même s’ils sont heureusement très minoritaires). Et ce problème s’est accompagné pendant des années d’une certaine forme d’accommodement de la part des élus locaux. Il convient d’ailleurs de noter que ces derniers étaient indifféremment de gauche ou de droite, on se souvient de maires de centre droit qui ont eu des politiques plus qu’accommodantes à l’égard des Frères musulmans, et on ne parle pas pour autant « d’islamo-droitisme » ...
C’est vrai qu’il y a longtemps eu une forme d’aveuglement de la gauche sur ces sujets. J’attribue cela à une tendance de fond de la gauche, qui historiquement a toujours eu tendance à peu prendre au sérieux le fait religieux. Ainsi, elle a longtemps pensé que sur l’échiquier mondial, les musulmans étaient unilatéralement les opprimés, c’est ainsi que les communistes ont soutenu la révolution islamique iranienne, ou que la gauche mondiale a défendu la cause palestinienne dans les années 2000. C’est à ce moment que le terme « d’islamo-gauchisme a été forgé, il désignait à l’origine des courants palestino-progressistes, extrêmement minoritaires qui, par antisionisme, sympathisaient avec des mouvements islamistes tels que le Hezbollah. Mais tout cela n’a strictement rien à voir avec la recherche en sciences humaines dans les universités. L’islamo-gauchisme à l’université est vraiment un fantasme. On mélange deux choses qui n’ont rien à voir : des minorités politiques qui ont eu de la sympathie pour des mouvements islamistes d’un côté, et de l’autre des modes intellectuelles en sciences humaines, généralement venues des Etats-Unis, comme les gender studies, qui sont des pensées gauchistes plus classiques, mais qui n’ont rien à voir avec l’islam.
Ces paniques morales sont le symptôme d’une véritable crise d’identité du modèle républicain, et de la place que nous souhaitons pour l’islam dans notre pays. Mais de tels problèmes ne seront certainement pas résolus par des débats d’un niveau aussi navrant.
Nicole Gnesotto :
Je crois que madame Vidal touche un vrai problème, mais qu’elle ne sait ni le nommer, ni le gérer. Comment le nommer d’ailleurs ? Il y a une grande confusion intellectuelle autour de ces problèmes, que David vient d’éclairer. On est très loin de l’Art poétique de Boileau ; ici rien ne se conçoit bien, ni ne s’énonce clairement ... Et Frédérique Vidal est tombé dans le piège de cet embrouillamini idéologique. Il me semble que ce qu’elle appelle islamo-gauchisme n’est qu’un toute petite partie du problème. Celui-ci pourrait s’assimiler à ce que les Américains appellent la « culture woke », ou les sociologues français « intersectionnalité », qui combine trois éléments. La défense de toutes les minorités opprimées, qui s’accompagne d’une intolérance militante contre toute pensée différente (un déni de l’opposition qui est réellement prégnant chez certaines enseignants universitaires), le tout menant à une espèce d’accusation globale du mâle blanc occidental, responsable d’à peu près tous les maux du monde. C’est une pensée anti-occidentale née en Occident, bien intentionnée mais si systématique qu’elle en devient stupide (on déboulonne la statue de Victor Schœlcher, on traite Churchill de fasciste), et qui va bien au-delà de l’université. C’est cela que Mme Vidal touche du doigt, me semble-t-il.
Elle a ensuite commis une erreur de méthode. Il est vrai que confier une enquête au CNRS comme s’il s’agissait d’une espèce de police politique de l’université est mal avisé.
Ce qu’il faut faire, c’est tout simplement débattre. Et après tout l’université est aussi faite pour cela. On peut ainsi creuser les deux problèmes que ce terme d’islamo-gauchisme dissimule : l’islamisme et l’antisémitisme en France.
Michaela Wiegel :
Il me semble en effet que c’est à la mouvance décolonialiste que l’on s’attaque, quand on s’en prend à « l’islamo-gauchisme ». Ce phénomène n’est pas typiquement français, même si vu d’Europe on a l’impression qu’il est concentré en France. L’Allemagne aussi a sa propose version de ce débat, à propos des cantines universitaires par exemple.
L’université n’est-elle pas en train d’abandonner l’héritage des Lumières, à savoir l’universalisme ? C’est un phénomène qu’a très bien décrit l’historien Denis Peschanski. Tous ces mouvements « woke » cachent l’idée que l’héritage des Lumières n’est rien d’autre que l’héritage de l’homme blanc.
Jean-Louis Bourlanges :
Je suis d’accord sur le fait que Mme Vidal a manoeuvré de façon téméraire dans cette affaire. En réalité, ce qu’on appelle islamo-gauchisme n’est que la partie émergée d’un iceberg, et encore n’en est-elle que le versant politique. En tant que « gauchisme », il s’agit d’une pratique politique qui s’identifie par exemple assez bien avec une pulsion fondamentale de la France Insoumise : il s’agit de retrouver dans le combat islamique une tradition de radicalité, qui s’est émoussée chez la classe ouvrière traditionnelle. Les « damnés de la terre » sont désormais dans le monde en développement, profondément travaillé par l’islam. Or pour s’adonner à ce radicalisme révolutionnaire, tradition politique française dotée d’un certain prestige, il faut sacrifier des valeurs républicaines fondamentales comme la laïcité, la rationalité, grosso modo l’héritage politique, intellectuel et moral des Lumières, en effet. Il y a donc une espèce d’abdication du fond du message au profit de la rigueur radicale du combat.
Mais c’est effectivement un piège politique que de condamner cela, et Mme Vidal y est tombée. Car condamner une idéologie, c’est faire un procès d’opinion. On n’a jamais vu dans les années 1950 des gens s’attaquer au communisme à l’université (en France, évidemment). Or les communistes de l’époque, adossés aux soviétiques staliniens, constituaient un vrai danger. Le Conseil d’Etat avait même pris un arrêt stipulant que les communistes avaient le droit de participer à la fonction publique. Frédérique Vidal s’est donc placée sur un mauvais terrain : celui de la censure politique. Elle eut mieux fait de défendre la garantie de pluralité des opinions, mise en cause par des comportements intolérants, et de condamner la fermeture des débats, ou l’interdiction de tenir des conférences pour certaines personnes (comme François Hollande, qui ne me paraît pourtant pas très menaçant).
Il ne s’agit pas de traquer les islamo-gauchistes, il s’agit de protéger les libertés et le pluralisme d’opinions.
Philippe Meyer :
J’ai été frappé qu’on n’ait pas demandé plus tôt la démission du directeur de Sciences-Po (qui l’a présentée suite à l’affaire Duhamel), au moment où il n’a pas su empêcher qu’un débat ne soit interdit au sein de son école.
David Djaïz :
Un mot sur la « culture woke », pour finir. Que des gens travaillent sur le colonialisme ou le post-colonialisme est tout à fait légitime. Aucun objet d’étude n’est interdit, et la liberté académique doit permettre à des chercheurs de travailler sur les réalités sociales de leur choix.
Mais la réalité du paysage des sciences humaines d’aujourd’hui est que ces travaux occupent une place minime, à la fois en quantité et en qualité. Travailler sur les sujets « à la mode » n’est aucunement la garantie d’avoir un poste intéressant à l’université. En revanche, ces pensées ont une place disproportionnée dans l’espace médiatique, que lui accordent ses contempteurs, paradoxalement.
A mon sens, le vrai problème vient du comportement sectaire, émotif et souvent censeur qui accompagne certaines de ces pensées (généralement les plus médiocres, d’ailleurs). On interdit l’expression de certaines idées, des représentations de théâtre au nom de ce concept aussi flou que dangereux d’appropriation culturelle, et je pense que la bonne attitude est effectivement la défense du pluralisme.
Je finirai par une hypothèse sociologique. Il me semble que le fait qu’il y ait tant de surdiplômés universitaires « condamnés d’avance » au déclassement matériel nourrit un ressentiment qui n’est pas pour rien dans le vent en poupe de toutes ces théories. Quand on a une faible rémunération et un travail peu gratifiant alors qu’on a fait de longues et exigeantes études, on est tenté de leur substituer des gratifications symboliques. Et ces questions de race, d’identité, de victimes, cette forme de combat pour réparer des injustices sont alors très tentantes.