Climat : la convention déchante
Introduction
Philippe Meyer :
Le projet de loi « Climat et résilience », a été présenté le 10 février en Conseil des ministres. Selon le gouvernement, ce texte reprend près de la moitié des 149 propositions de la Convention citoyenne pour le climat, destinées à réduire de 40 % les émissions de gaz à effet de serre de la France d'ici à 2030 par rapport à 1990. La Convention citoyenne pour le climat, composée de 150 citoyens tirés au sort parmi les Français a été constituée en octobre 2019 par le Conseil économique, social et environnemental sur demande du gouvernement. Elle est censée représenter « une France en miniature ». Parmi les diverses mesures prévues par le projet de loi, figure notamment pour les produits et services commercialisés en France, une obligation d'affichage de leurs caractéristiques environnementales ; l'objectif de consacrer 20% de la surface de vente des commerces de plus de 400 mètres carrés au vrac à partir de 2030 ; l'extension en 2025 à la restauration collective privée de l'obligation d'utiliser 50% de produits durables et 20% bio ; une « trajectoire » de réduction des émissions dues aux engrais agricoles azotés. Le texte interdit en outre la publicité en faveur des énergies fossiles, et attribue au Conseil supérieur de l'audiovisuel la mission de promouvoir des « codes de bonne conduite visant à réduire efficacement les communications commerciales audiovisuelles relatives à des produits ayant un impact négatif sur l'environnement ». Il crée également un délit général de pollution de l'eau et de l'air, qualifié « d'écocide » lorsque les faits sont commis de manière intentionnelle.
Réunie pour la dernière fois en visioconférence du 26 au 28 février 2021, la Convention citoyenne sur le climat a été appelée à voter, sur une échelle de 0 à 10, sur la prise en compte de 47 « objectifs » et des six grands thèmes sur lesquels ils ont travaillé puis à répondre - toujours par vote - à quatre questions plus générales, tirant le bilan de l'exercice. La thématique « se loger » a obtenu une moyenne de 3,4 sur 10, « produire et travailler », « se nourrir » et « se déplacer » 3,7 chacune, consommer 4 et les propositions sur la gouvernance 4,1. S'agissant de leur appréciation de la prise en compte par le gouvernement de leurs propositions, la note est rude : 3,3 sur 10. A l'interrogation « dans quelle mesure les décisions du gouvernement relatives aux propositions de la Convention citoyenne sur le climat permettent-elles de s'approcher de l'objectif fixé » par le président de la République, les conventionnels ont accordé un 2,5.
Le projet de loi « Climat et résilience » sera débattu à l'Assemblée à partir du 29 mars pendant trois semaines. De nombreux amendements sont attendus ; le gouvernement souhaite l’adoption définitive de ce texte fin septembre.
Kontildondit ?
Richard Werly :
Pour ma part, je suis plutôt positif et favorable quant à cet exercice de la Convention Citoyenne pour le Climat (CCC), à présent que nous avons un peu de recul. Il est vrai que les notes sont très sévères, et qu’il y a quelques contradictions à éclaircir. Sur les différences entre la délibération (il y a quelques mois), et le vote (il y a quelques jours) par exemple.
Cet exercice, décrit comme étant de la démocratie participative, a tout de même permis de mettre la question écologique sur le devant de la scène. De ce point de vue, il y a désormais une force de la proposition amenée par les citoyens, et j’imagine que le gouvernement, lors du débat parlementaire qui s’ensuivra, en tiendra compte.
Il y a également eu un autre élément : l’écoute, la structure du dialogue. Sur ce point, je suis plus circonspect, car je trouve que le rôle des garants n’a pas vraiment été respecté. Ils auraient dû se tenir plus à l’écart des débats pour s’assurer que ceux-ci se déroulaient bien. Or, ils se sont très ouvertement positionnés en faveur des thèses des citoyens tirés au sort. S’il y a d’autres conventions citoyennes dans le futur, c’est là un point qui mérite d’être revu. Je rappelle que cette CCC est née du grand débat national qui fit suite à la crise des Gilets Jaunes, et que c’est lors de ce grand débat que l’idée de garant a émergé.
Je pense évidemment à la démocratie directe helvétique. Alors que nous parlons a lieu une votation en Suisse, l’un des textes soumis au vote populaire est un projet d’interdiction du port de la burqa dans l’espace public. Cette démocratie participative n’est pas forcément un chemin automatique vers la démocratie directe, mais elle peut quand même permettre à la population de se sentir davantage impliquée.
Cette CCC restera-t-elle un exercice isolé ? Si oui, alors elle n’aura pas servi à grand chose. Comment l’améliorer, la rendre plus pertinente ? On pourrait par exemple s’interroger sur la manière de tirer les citoyens au sort, peut-être instaurer une forme d’obligation.
J’ai eu l’occasion cette semaine de rappeler à Marc Fesneau, le ministre des relations avec le Parlement, que les Français veulent davantage de démocratie directe, et que tout ce qui y concourt va dans le bon sens. Il m’a répondu que la France n’était pas encore au point pour la démocratie directe.
Béatrice Giblin :
Il faut souligner la nouveauté du fait : c’est la première fois qu’un projet de loi est inspiré d’une convention citoyenne. La position prise par les 150 citoyens tirés au sort va peser dans le débat parlementaire, c’est indéniable. Et il était aussi tout à fait certain que ces 150 ne pourraient être que déçus de la façon dont le Parlement ou le gouvernement prendraient en compte leurs avis. Ils ont beaucoup travaillé et se sont beaucoup investis, et étant donné que le président de la République avait déclaré (à tort, selon moi) que leurs propositions seraient envoyées « sans filtre » au Parlement, le fait que ce ne soit pas exactement le cas les déçoit.
Puisque nous évoquons les garants, notons que l’un d’eux est Cyril Dion, un militant très investi dans la lutte contre le réchauffement climatique. Son impartialité est en effet discutable, il a ainsi fait circuler à grand bruit une pétition déclarant que tout le travail de la CCC était en train d’être détricoté.
On sait que pour qu’un sondage ait un peu de valeur, il faut au moins 1000 personnes interrogées. Dès lors, le qualificatif de « France en miniature » de ces 150 conventionnels me paraît exagéré.
Pour moi, cette CCC est un premier essai de démocratie participative. Par conséquent, il est normal que tout ne soit pas parfait, et il y a des leçons à tirer de l’exercice. Pour ma part, je vois un gros défaut. J’ai examiné la liste des personnalités conviées à s’exprimer lors des auditions (je ne parle pas des 14 « guides »). Et je regrette qu’il n’y ait pas eu de débat contradictoire. Tout le monde était à peu près d’accord sur à peu près tout, et on n’a pas eu de contre-argumentaire. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que certains chefs d’entreprise aient protesté, aussitôt qualifiés de « lobbies ». Il me semble que ces 150 citoyens auraient dû écouter tous les points de vue.
Enfin, je pense que la notation donnée fin février est assez faussée. Ainsi, 14 conventionnels ont donné zéro à tout, systématiquement. C’est donc bien davantage un message politique qu’une évaluation réfléchie.
Jean-Louis Bourlanges :
Je suis doublement mal à l’aise dans ce débat : vis-à-vis de la CCC d’un côté, et du projet de loi de l’autre. D’abord, je ne partage pas les considérations de Richard Werly et les parallèles avec la Suisse. Je vois l’intérêt d’un référendum sur des questions comme celles du port de la burqa ou des minarets, mais quand il s’est agi de faire un référendum interdisant la liberté de circulation de travailleurs dans la confédération helvétique, le vote des citoyens a été très clair : il allait contre les décisions de l’Union Européenne. Et qu’a fait la confédération ? Elle a mis ce vote sous le tapis. Dès lors qu’un débat atteint un certain niveau de complexité, le referendum n’est pas adapté.
Quel est le statut de ces 150 conventionnels ? Il me semble qu’on peut les définir par un « ni ... ni ... ». Ils ne sont ni élus, ni experts. Or je crois que c’est la rencontre entre ces deux catégories qui peut s’avérer féconde sur le plan politique. Ici nous avons des gens dont je suis certain qu’ils sont de bonne volonté et qu’ils ont beaucoup travaillé. Mais on les a manipulés, utilisés dans un processus répondant aux vœux de la technocratie, à savoir de contourner (comme toujours) le pouvoir parlementaire. Et qu’on ne vienne pas me dire que cela a permis de mettre le climat au centre des préoccupations. Si l’on avait fait une commission parlementaire spéciale tenant pendant un an toutes les consultations nécessaires, la focalisation eut été exactement la même ; on ne l’a ici que déplacée vers des non élus.
Il n’y a pas eu de vrai débat sur l’écologie et le réchauffement climatique, car de toutes façons ces questions relèvent de la « langue de coton ». La langue de bois était une invention des trotskistes pour critiquer la façon dont les staliniens « déréalisaient », c’est à dire enfermaient la réalité dans des concepts qui la détruisaient. La langue de coton, elle, consiste à évoquer des sujets à propos desquels il est impossible d’être contre. Ainsi, on est pour la paix, pour l’emploi, etc. Mais au-delà de la langue de coton sur le réchauffement, il y avait un débat à tenir sur les moyens, sur les choses à mener, et il n’a pas eu lieu. La CCC fonctionne comme un jury d’assises, qui n’aurait entendu que le réquisitoire et pas l’avocat de la défense.
Les critiques sur le modèle sont assez précises. D’abord, je crois que la démocratie participative ne se heurte pas à une espèce de « retard » des Français (comme Richard suggérait que Marc Fesneau le laissait entendre), mais sur une idée fausse. A savoir que le problème politique se pose en termes de « oui ou non ». Or nous sommes dans des sociétés éminemment complexes, où ce manichéisme référendaire ne solutionne rien. Les solutions supposent un ajustement entre des exigences contradictoires, des possibilités différentes et des frustrations à assumer. C’est la délibération et l’amendement qui permettent cela. Le référendum est une réponse simplificatrice, moralisatrice, et clivante.
Enfin, je reproche aussi à cette CCC son côté spécialisé. Or un problème politique, c’est un problème global. Vous ne pouvez pas aborder la question de l’environnement indépendamment de celle de la justice sociale, les Gilets Jaunes l’ont montré. Presque toutes les mesures environnementales ont une incidence sociale très forte. On voit bien comment la CCC a procédé dès que le problème devenait un peu trop épineux. Celui de la taxe carbone par exemple, qui a été repoussée. C’était la pire des attitudes. Il fallait prendre la taxe carbone, et voir comment on pouvait, par une politique sociale, compenser les inégalités sociales qu’elle provoquait. Il en va de même pour les aspects internationaux. Toute cette approche est totalement hexagonale, on ne regarde pas ce que font les autres, pas plus que les problèmes de compétitivité.
Je ne suis pas sévère à l’égard des membres de la convention, que je crois animés d’une grande bonne volonté. Je crois qu’ils sont beaucoup plus savants après tout ce travail accompli, mais à mon avis l’exercice est faussé dans son principe même.
Je suis frappé de voir à quel point la technocratie est devenue le privilège du peuple. Tout ce qu’on nous propose relève d’une approche purement technocratique. La technocratie se caractérise par la substitution des chiffres au sens. On nous propose des taux partout, alors que nous devrions nous poser des questions très simples : comment voulons-nous vivre dans 40 ans ? Comment voulons-nous nous nourrir ? Nous transporter, nous loger, voyager ? Il y a un problème de modèle. On l’ignore au profit du chemin. Deuxièmement, la technocratie substitue les moyens aux buts. On nous propose toutes sortes de moyens sans nous dire vers quelle fin ils tendent. Troisièmement, on préfère le punitif à l’incitatif, l’autoritaire au démocratique. Tous les défauts de la technocratie sont à présent repris et diffusés par le suffrage universel. Au lieu de démocratiser la technocratie, on technocratise la démocratie.
Marc-Olivier Padis :
Il me semble que notre discussion oppose deux points de vue : celui de Jean-Louis, qui conteste le principe même d’une convention citoyenne, et celui de Béatrice et Richard, qui y voient un exercice intéressant bien qu’inabouti, mais dont on peut tirer des leçons utiles. Je serai plutôt de cet avis moi aussi.
Je partage certains des travers qui ont été identifiés, mais pas tous. D’abord, je ne suis pas d’accord avec le terme de « manipulation ». Il est vrai que le sujet de l’expertise mise à disposition des conventionnels est vaste. Mais cette convention participative est très différente d’un sondage. Dans un sondage, vous appelez des gens au téléphone, leur demandez de répondre « noir » ou « blanc », et vous cochez des cases. Ici, de l’information a été fournie aux personnes, et il s’est agi de voir comment elles se la sont appropriée, et ce qui en résultera.
Je signale que la CCC dispose d’un site internet auquel tout le monde peut se référer. On y trouve la liste des personnes qui ont été auditionnées, il me semble qu’elle est plutôt équilibrée, même si chaque parti se considère toujours comme insuffisamment écouté. On trouve aussi la documentation rassemblée à cette occasion, et ce socle de connaissances est celui dont tous nos concitoyens devraient disposer.
A ce propos, il y a eu un moment que j’ai trouvé particulièrement intéressant dans la vie de cette convention. Lors de la fin des travaux, les citoyens tirés au sort devaient se prononcer sur une question : « souhaitez-vous que vos propositions soient présentées au Parlement, ou directement par référendum au peuple français ? » Il me semble que leur choix répond à la critique de Jean-Louis sur le contournement du pouvoir parlementaire. Parce que les écologistes les plus militants espéraient que la convention choisisse le référendum. Or les conventionnels ont voté contre l’idée du référendum, sauf sur une proposition, consistant à intégrer la défense de l’environnement dans l’article premier de la Constitution (une suggestion de Nicolas Hulot). Mais pour le reste, ils ont justifié leur choix (celui du Parlement) en disant « maintenant c’est aux députés et aux sénateurs de prendre leurs responsabilités ». Dans leur idée, leur travail était donc bien complémentaire de celui des parlementaires, et non rival. Il y a d’ailleurs eu des groupes de travail commun. Dans l’esprit de la CCC, il n’y avait pas l’idée de contournement du pouvoir parlementaire.
Mais il n’y a pas que cela. A un moment, les conventionnels ont été saisis d’un certain vertige. Ils ont justifié leur rejet du référendum de la façon suivante : « quand nous avons commencé nos travaux, nous ne maîtrisions pas bien tous ces sujets (qui sont très nombreux). Bon nombre d’entre nous ont eu une prise de conscience parfois très violente sur l’ampleur des défis qui nous attendent. Nous avons bénéficié de nombreuses expertises, et nous ne pensons pas que des gens n’ayant pas eu tout cela seraient à même de faire un choix correctement informé ». Le scepticisme concerne donc le référendum, et non le travail parlementaire.
Richard Werly :
Je voudrais revenir sur deux points.
D’abord, l’écho médiatique du sujet climatique aurait-il été le même avec une commission parlementaire ? Je n’en suis vraiment pas sûr. Le fait qu’il s’agisse de citoyens tirés au sort a considérablement accru la couverture du sujet, et augmentera également la pression lors du débat parlementaire. Je crois que sur ce point, la CCC a tout de même joué un rôle d’accélérateur démocratique.
Ensuite, à propos de la démocratie directe face à la complexité des débats. Bien évidement, on s’éloigne ici de la CCC, qui n’est absolument pas un exercice de démocratie directe. Mais j’aimerais cependant préciser qu’il est vrai qu’un référendum puisse poser problème si son résultat contredit des engagements qui le précèdent, mais dans le cas suisse, cette votation qui restreignait la liberté de circulation européenne a tout de même eu une vertu : elle a obligé le gouvernement suisse à remettre ce sujet à l’agenda et à renégocier avec l’UE. La volonté populaire peut compliquer les choses, mais pour ma part, je crois qu’il est quand même bon de l’écouter.
Jean-Louis Bourlanges :
Je crois que l’argument à propos de l’attention médiatique sur ces questions ne tient pas vraiment. Après tout, une adolescente nordique a largement mis ces questions au centre de l’attention, au moins autant que la CCC, voire beaucoup plus. L’enjeu climatique est fondamental, et nous le ressentions tous, il ne s’agit pas d’un problème de priorisation.
Je ne crois pas que le Parlement ait été respecté dans cette affaire. La CCC a dit que ses propositions étaient à prendre en bloc, qu’il ne fallait rien laisser. On n’est donc pas dans un mouvement de diversification mais de globalisation. Le texte qui nous est soumis vient de la convention ; il a été édulcoré par le gouvernement, certes, mais il ne repose pas sur les bons principes. A savoir les questions que j’ai énumérées plus haut. Comment voulons-nous vivre ? On dit ce que nous ne pouvons pas faire, et certaines choses que nous voulons, mais on laisse de côté l’essentiel : comment la société française veut-elle évoluer dans les deux ou trois prochaines décennies ?
Marc-Olivier Padis :
Les difficultés de la convention étaient grandes, et nombreuses. Un périmètre trop large d’abord, puisqu’il a fallu le découper en plusieurs sous-chapitres. La question du commanditaire, ensuite. Pour que les citoyens prennent au sérieux le rôle qui leur a été assigné, ils doivent avoir le sentiment qu’ils seront écoutés. Le commanditaire était ici de haut niveau, puisqu’il s’agit du président, mais du même coup, cela a également personnalisé la question (comme toujours dans la politique française), et le tout s’est inévitablement un peu transformé en question pro ou anti Macron. Dire que les mesures seraient prises sans filtre étaient une erreur, qui a conduit les conventionnels à sacraliser leur travail, et à adopter cette posture du « c’est tout ou rien ».
Moyen-Orient : une nouvelle politique américaine
Introduction
Philippe Meyer :
Pour « recalibrer » la relation de son pays avec l'Arabie saoudite, le président américain dialoguera avec le roi Salmane, et non avec le prince héritier Mohammed. La campagne militaire saoudienne au Yémen, n’est plus soutenue par les États-Unis car elle a créé « une catastrophe humanitaire et stratégique ». Les rebelles yéménites houthistes, alliés de l'Iran, ont été retirés de la liste des organisations terroristes, où les avait placés la précédente administration. Washington a publié le 26 février un rapport sur l'assassinat de Jamal Khashoggi, le journaliste saoudien tué et démembré au consulat saoudien à Istanbul en 2018. Des sanctions contre plusieurs hauts dignitaires du royaume ont été annoncées, mais rien contre le prince héritier. Fin janvier, le nouveau gouvernement américain a suspendu des ventes d'armes à l'Arabie saoudite et des F-35 aux Émirats arabes unis afin de « réexaminer » la décision prise sous la présidence Trump. Toutefois, Joe Biden ne remet pas en cause la volonté d'installer trois nouvelles bases américaines dans l’ouest de l’Arabie saoudite en prévision d'un potentiel conflit avec l'Iran.
Avec l’Iran, les États-Unis se disent prêts à entamer des discussions informelles en liaison avec l'Union européenne. Joe Biden a levé le 18 février les restrictions aux déplacements à New York des diplomates iraniens auprès de l'ONU imposées par Donald Trump. Le démocrate compte se concerter avec ses alliés occidentaux, à rebours de son prédécesseur. Soutenu en cela par Paris et Londres, Washington exige que les discussions avec Téhéran portent sur son programme de missiles balistiques et son ingérence régionale au Liban, en Syrie, au Yémen et en Irak. L’Iran s'y refuse absolument, estimant qu'il s'agit de dossiers clés pour sa sécurité.
Au sujet du conflit israélo-palestinien, si l'ambassade américaine va rester à Jérusalem, la réouverture du bureau de l'OLP à Washington et celle d'un consulat américain à Jérusalem-Est laisse présager une différence d'attitude vis-à-vis des Palestiniens.
En Syrie, « l'administration Biden cherche à promouvoir un "règlement politique" multilatéral pour mettre un terme à la guerre », qui entre dans sa dixième année, indiquant dans le même temps que Washington « continuera à utiliser les sanctions comme outil de pression ».
A propos de la Turquie, le président Biden a dénoncé la politique répressive en matière de droits de l'homme menée par Recep Tayyip Erdogan, tandis que son administration a laissé entendre à plusieurs reprises que la possession par Ankara du système de défense antiaérienne russe S-400 était incompatible avec son rôle de membre de l'Otan.
En Afghanistan, l’administration américaine ne s'est pas encore prononcée sur un possible maintien de ses troupes. Joe Biden doit décider s'il souhaite continuer sur le chemin d'un accord signé par l'équipe de Donald Trump avec les talibans en 2020 après vingt ans de guerre.
Kontildondit ?
Béatrice Giblin :
Le nouveau président des Etats-Unis veut montrer à quel point sa politique diffèrera de celle de son prédécesseur, mais la marge de manœuvre de cette nouvelle administration est étroite. Les USA ne peuvent pas se permettre de lâcher leurs alliés au Moyen-Orient, dont l’Arabie Saoudite. La responsabilité de Mohammed ben Salmane (MBS) dans l’atroce assassinat de Jamal Khashoggi a été officiellement reconnue, sans qu’elle ne s’accompagne d’une sanction. Et il est peu probable qu’il y en ait, car si les Etats-Unis lâchaient MBS, il est probable que l’Arabie Saoudite se tournerait vers la Chine.
Pour ce qui est de l’Iran, Joe Biden veut une reprise des négociations sur la question nucléaire. Il y a aussi la question des capacités balistiques de l’Iran ; rappelons que le pays a attaqué des gisements saoudiens en 2019, et qu’il n’entend pas renoncer à cette capacité.
Il y a également la question d’Israël, qui a passé les accords d’Abraham avec les Émirats Arabes Unis et Bahreïn (et entretient de bonnes relations avec l’Arabie Saoudite, même si elles sont officieuses), car l’ennemi numéro 1, c’est l’Iran. Car bien évidemment, l’Etat hébreu sera toujours soutenu par les Etats-Unis. On ne verra pas de changements radicaux de ce côté. En outre, la première préoccupation des Etats-Unis reste la Chine, il s’agit d’éviter qu’elle ne s’implante trop solidement dans la région. Or l’Iran a de très bonnes relations avec la Chine ; les deux pays ont passé des accords, et la Chine pourrait fournir à l’Iran des soutiens technologiques ou financiers, ce qui serait une vraie catastrophe pour les Etas-Unis.
La situation est donc très délicate pour Joe Biden. Il est vrai qu’il y a des signes encourageants, l’attitude a indéniablement changé, il ne faut cependant pas attendre de bouleversements trop profonds.
Sur la Turquie enfin, il y a certes une dénonciation de la politique d’Erdogan et de son non-respect des libertés et de la démocratie, ainsi que de son achat de matériel de défense russe. Mais là aussi, je doute que cela aille plus loin. N’oublions pas qu’Erdogan est lui aussi proche de l’Iran, ainsi que du Qatar. Quelle que soit la bonne volonté de Biden, je doute qu’il parvienne à faire bouger la situation au delà des frémissements que nous avons déjà observés.
Marc-Olivier Padis :
Il y a indéniablement des facteurs de continuité nombreux d’un point de vue géopolitique, que Béatrice a bien montrés. En même temps, il me semble que tous ces problèmes s’intègrent dans un cadre général qui a tout de même un peu bougé. D’abord parce que la priorité stratégique de l’équipe de Biden, c’est la rivalité avec la Chine. C’est à partir d’elle que la situation de la région est envisagée. Pour des pays comme l’Iran ou l’Arabie Saoudite, la Chine constitue une alternative, et cela change les choses.
J’ai regardé cette semaine le premier discours officiel du secrétaire d’Etat Tony Blinken, dans lequel il définissait ses grandes perspectives. Et il n’a parlé du Yémen que dans un sous-chapitre qui concernait la Chine, on voit donc bien comment les choses sont cadrées.
On a affaire à une équipe américaine très compétente et expérimentée. Les dossiers sont parfaitement connus, c’est très impressionnant, cela donne un sentiment de continuité avec l’administration Obama. En réalité, il y a tout de même de subtiles discontinuités, notamment sur deux points.
D’abord une volonté très forte de faire le lien entre situation de politique intérieure et action extérieure. Tony Blinken soulignait beaucoup cela dans son discours : qu’il s’agisse de la lutte contre la Covid, du changement climatique ou de l’économie, les problématiques étaient les mêmes. Réhabiliter une action extérieure grâce à l’idée que cela profitera au citoyen américain est un héritage de l’ère Trump. Ensuite, la désignation très claire de la Chine comme rival stratégique. Là encore, c’est un point repris par les Démocrates et qui s’inscrit dans la continuité de l’administration précédente.
Richard Werly :
Il ne faut pas oublier qu’une révolution est en cours à Washington, et qu’il faut aussi examiner les propositions de la nouvelle administration dans ce contexte. Pendant la présidence de Donald Trump, on avait vraiment l’impression que la politique étrangère des USA au Moyen-Orient était dictée par le « lobby israélien », et en particulier par Benyamin Netanyahou. Cela a conduit à certaines décisions dont il faut se féliciter (l’accord de paix entre Israël et les Émirats Arabes Unis) mais il y avait une collusion avérée entre la Maison Blanche et le gouvernement Netanyahou. L’administration Biden veut en finir avec cette impression, même si les deux pays resteront évidemment alliés.
D’autre part, je crois qu’un message a clairement été adressé à l’Arabie Saoudite. Les Saoudiens sont certes des alliés qu’on ne peut se permettre de perdre, et c’est pourquoi il n’y a pas eu de sanction concrète, mais je crois que l’avertissement était très sérieux envers la maison royale saoudienne. Il ne faut pas en négliger l’importance à l’heure où les batailles politiques sont importantes dans le royaume, et où MBS est très contesté. La volonté des Américains de changer d’interlocuteur (passant du prince héritier au roi) est très significative, car elle remet en cause toute une posture actuelle de l’administration saoudienne.
Il faut enfin garder à l’esprit que la nouvelle administration souhaite renouer un dialogue multilatéral sur un certain nombre de sujets. Cela se traduit surtout par la volonté de ne pas mettre l’Iran le dos au mur, ce que tout le monde appelait de ses vœux en Europe. Il s’agit d’éviter l’escalade, et de trouver une sortie diplomatique possible à la crise.
Il y a chez Biden et son équipe la volonté de se démarquer de l’ère Trump. Il s’agit de faire savoir que l’administration n’est plus volatile, mais raisonnable, pragmatique, et qu’elle confie son destin aux diplomates.
Jean-Louis Bourlanges :
Le tableau qui vient d’être brossé me paraît très juste, mais également très inquiétant. Quand on regarde les dossiers qui sont se présentent à Biden, il n’y en pas un qui se présente de façon satisfaisante.
En Arabie Saoudite, il s’agit de condamner la guerre au Yémen, mais cela donnerait concrètement un avantage aux chiites. Il faut également condamner le non-respect des droits fondamentaux après l’assassinat de Khashoggi. Cela concerne le prince héritier, et celui-ci, même si ses pratiques politiques sont barbares, est tout de même celui qui incarne un certain espoir de normalisation sociale et culturelle par rapport à l’obscurantisme wahabite. On ne peut donc pas aller très loin dans ce domaine. Les conclusions du rapport de la CIA ont été rendues publiques, mais pas le rapport lui-même. Mais une rupture avec l’Arabie Saoudite est absolument hors de question, puisqu’elle rapprocherait le pays du Pakistan et de la Chine.
Quant au dossier Afghanistan, il est tout à fait épouvantable. Tous les observateurs s’accordent sur le fait que, le jour où l’armée américaine quittera le pays, le gouvernement de Kaboul aura une espérance de vie de moins de six mois face aux talibans. Les troupes américaines ne servent à rien, mais leur retrait serait catastrophique. Comment va réagir Biden ? On sait qu’il était très hostile à la présence américaine en Afghanistan quand il était vice-président. Cette guerre inutile qui a duré 20 ans a épuisé tout le monde, pour un résultat qui a tout du fiasco. La situation actuelle doit beaucoup à Trump, qui a négocié les accords de Doha dans des conditions épouvantables pour les Américains.
Sur la Turquie, c’est également une impasse. L’attitude d’Erdogan agace manifestement Washington, mais pour autant on ne peut se permettre de couper complètement les ponts avec lui, sans quoi il rejoindrait pour de bon la Russie.
En Syrie, personne n’a compris ce qu’a voulu faire Trump, et l’Amérique est désormais hors-jeu. Quant à l’Iran, où en est-on ? La situation est extrêmement difficile, la politique de Trump n’a cessé de jeter de l’huile sur le feu, elle a rapproché les Iraniens d’un accès à l’arme nucléaire, ce qui entraînerait immédiatement un accord entre l’Arabie Saoudite et le Pakistan, et aboutirait à un Moyen-Orient largement « nucléarisé ». Beaucoup de temps a été perdu dans cette affaire. Je suis convaincu que la France a un rôle à jouer entre l’Iran et les Etats-Unis, sinon de médiateur, du moins d’accélérateur. Mais cela implique que les Américains fassent un effort considérable vis-à-vis de nous, sortir des menaces permanentes de sanctions extraterritoriales par exemple.
De quoi dispose M. Biden pour avancer en pareil terrain ? S’il compte sur la démocratie, c’est raté, car ses alliés ne sont pas réellement démocrates (l’Arabie Saoudite par exemple). D’autre part, la configuration actuelle fait une grande place aux chiites dans de nombreuses capitales (même si les chiites sont minoritaires dans l’Islam), mais on constate surtout une grande division du camp sunnite, avec une alliance entre Frères musulmans et chiites.