Le pape François dans l’Orient compliqué
Introduction
Philippe Meyer :
Après 15 mois d'interruption, le pape François a repris ses voyages apostoliques en se rendant en Irak du 5 au 8 mars, en dépit des risques sanitaires et sécuritaires. Chargée de symboles, de Bagdad à Erbil, en passant par Nadjaf et Karakoch, la visite de François, visait à la fois à soutenir les chrétiens d'Orient martyrisés, renouer les liens avec l'islam chiite et donner au pays l'occasion de montrer un autre visage que celui du terrorisme. Pays à majorité musulmane chiite, l’Irak est considéré comme un des berceaux du christianisme. De nombreux chrétiens ont pris la route de l'exil pour échapper aux persécutions de Daech, et peu sont revenus. Ils étaient 1 500 000 en 2003, avant l'invasion américaine ; ils ne sont plus que 200 à 400 000, selon les estimations les plus optimistes, soit environ 1% d’une population de 39 millions d'Irakiens. Le pape François les a encouragés à prendre une part active à la reconstruction du pays. Aucun chef de l'Église catholique n'avait jamais foulé le sol de l'Irak.
Ce voyage a eu également une forte connotation interreligieuse. Il a été le couronnement de plusieurs colloques organisés entre religieux catholiques et chiites depuis 2015, successivement au Vatican, à Paris et à Nadjaf. Depuis le début de son pontificat, les pays musulmans visités par François étaient tous à dominante sunnite (Turquie, Maroc, Égypte et Abou Dhabi). Son déplacement en Irak visait à rétablir l'équilibre vers le chiisme. Des membres de la communauté sunnite, qui constitue à ce jour 20 % des Irakiens - mais qui a gouverné l’Irak jusqu'à l'invasion américaine de 2003 – en ont pris ombrage et reproché au pape de ne pas avoir rencontré individuellement un dignitaire musulman sunnite, alors que le Vatican a négocié pendant plusieurs mois la rencontre désormais historique avec le grand ayatollah Ali Al Sistani, grande figure de l'islam chiite. Le Premier ministre irakien chiite, Moustafa Al Kazimi, a annoncé que le 6 mars serait désormais en Irak la « journée nationale de la tolérance et de la coexistence », pour marquer aussi bien cette rencontre, que la rencontre interreligieuse dans la plaine d'Ur, berceau selon la tradition d’Abraham, considéré comme le père des trois monothéismes. Le pape François y a présidé une rencontre interreligieuse, en l’absence toutefois des juifs qui ne seraient plus que huit à Bagdad. Avant la Seconde Guerre mondiale, les juifs formaient pourtant une communauté de poids en Irak : selon le recensement ottoman, ils composaient 40 % de la population de la capitale irakienne.
Kontildondit ?
François Bujon de l’Estang :
La visite du pape François en Irak constitue un évènement historique, et il faut en saluer la portée, et elle a rencontré un grand succès. C’était un voyage difficile car la situation du pays est chaotique, et la pandémie n’arrange rien. Du seul point de vue sécuritaire, tout voyage en Irak est déjà risqué. Mais tout s’est bien passé, ce qui a dû rassurer la diplomatie vaticane dont une bonne parie n’était pas favorable à ce voyage.
C’est la première fois que le chef de l’Eglise catholique posait le pied en Mésopotamie, qui est pourtant une terre biblique, la région d’origine des trois religions du Livre. C’est ce que le pape a souligné en se rendant à Ur, dans l’ombre d’Abraham, pour une cérémonie œcuménique très impressionnante. Ce voyage historique avait plusieurs dimensions.
D’abord, une dimension spirituelle, bien sûr. Il s’agissait d’apporter l’appui de l’Eglise aux chrétiens d’Irak, dont la situation est très difficile, qui ont été très éprouvés par les différents conflits qui ont ravagé le pays. Leur nombre a chuté drastiquement, de près de 80% depuis 2003. Mais le pape s’est également intéressé à toutes les communautés persécutées, il a ainsi rendu un hommage appuyé aux yézidis.
Ensuite, une dimension politique, puisque le pape a rencontré longuement le premier ministre irakien, et qu’il a veillé à repasser par Bagdad avant de quitter le pays, ce qui mettait l’accent sur la structure étatique irakienne. Cela n’a rien d’anodin pour un pays si affaibli, en pleine reconstruction. Et bien sûr, la visite à l’ayatollah Sistani et la main tendue aux musulmans chiites, constituent aussi un message politique d’envergure.
Les sunnites irakiens n’ont pas eu accès au pape et s’en sont plaints. Le Vatican a donné deux raisons à cela : d’abord il était difficile de faire émerger une personnalité sunnite particulière en l’absence de structure hiérarchique. Ensuite, toutes les visites précédentes du pape dans le monde arabe ont eu lieu dans des pays sunnites.
Le voyage a été un grand succès. D’abord il n’y a eu aucun incident alors que les risques étaient nombreux, mais surtout le message papal était très bien calibré. Le souverain pontife s’est évidemment adressé aux chrétiens d’Orient, mais il ne les a pas traités comme une minorité persécutée ; il n’a pas visité une espèce de réserve indienne, il a fait un voyage officiel en Irak, à l’occasion duquel il a salué les chrétiens d’Irak comme une partie constitutive de la population irakienne. En soulignant à la fois son intérêt pour la reconstruction de la structure politique irakienne et son intérêt pour les chrétiens, il a montre que ces derniers devaient être des citoyens de plein exercice dans un Etat séculier.
Il semble que ce message intelligent et bien calibré a été bien reçu. Il faut souligner à quel point ce voyage a été bien conçu, puisqu’en trois jours, et en repassant par Bagdad à plusieurs reprises, il est également parvenu à rencontrer les Kurdes.
Ceci étant dit, on entend toujours des ricanements à propos de ce genre de voyage. Les remarques narquoises fusent, du type : « qu’est-il allé faire en Irak ? Quel résultat concret peut-il en attendre ? » Cela revient à peu près à la remarque de Staline : « le pape, combien de divisions ? » Je répondrai que ce n’est pas du tout de divisions dont l’Irak a besoin, le pays en a eu plus que sa part ces dernières décennies. C’est autre chose qu’il faudra pour sortir ce pays de ces tragédies successives. Et la visite du pape a été un rayon de lumière dans ce paysage de ténèbres irakien. Son appel à la fraternité était très émouvant, son soutien aux minorités était bienvenu, sa main tendue aux chiites très bien reçue. Et son appui à l’intégrité et la dignité de l’Irak est politiquement important.
Les Chrétiens d’Irak sont en train de disparaître, et ils ne reviendront pas. Mais au delà de l’Irak, c’est dans tout le Moyen-Orient que la présence chrétienne est menacée. Les Coptes d’Egypte, les chrétiens du Liban, de Syrie ... Et dans tout cela, la voix de la France a été absolument inaudible, on se demande où est passée la traditionnelle protectrice des minorités chrétiennes du Moyen-Orient.
Lucile Schmid :
On ne peut que saluer le courage du pape. Aller en Irak n’est pas une mince affaire, c’est courir un risque réel et physique. D’autre part un tel voyage en trois jours est exténuant. En outre, le pays est très touché par la Covid. Le pape a choisi de parcourir tout le pays, et on a vu des cérémonies particulières, avec moins de gens qu’on aurait pu en attendre pour ce genre de célébration. C’est dans la plaine de Ninive que la foule est arrivée, là où avait eu lieu en 2014 la tentative de génocide sur les Yézidis. C’est dans ce lieu emblématique de persécutions que l’émotion a resurgi.
Les étapes de cette visite de trois jours étaient assez différentes. On sait que l’Etat irakien va mal. Les problèmes économiques sont énormes, mais il y a également un problème démocratique. Il y a des manifestations depuis deux ans, il y a eu plus de 600 morts chez les jeunes, et des revendications de liberté d’expression dans un pays détruit, qui vit depuis vingt ans au rythme des guerres et des persécutions. C’est un point sur lequel le pape a su mettre l’accent très habilement. Il aurait pu se contenter de prendre fait et cause pour les chrétiens d’Orient, mais il a également souligné à quel point il espérait un Etat irakien non confessionnel, alors qu’on sait combien le conflit entre chiites et sunnites peut être instrumentalisé par le gouvernement.
C’est ce qui explique les nombreux commentaires qui ont suivi cette visite. Le pape a-t-il ou non renforcé le gouvernement irakien ? Tous ces débats peuvent être balayés. Le message du pape est passé, et il allait bien au delà des mots. La célébration d’offices religieux ou la rencontre de responsables politiques ou de leaders spirituels sont des signes symboliques forts : il s’agit de montrer que la réunion est possible, même en Irak.
Lors de son retour à Rome, dans l’avion, le pape s’est exprimé à propos du niveau de destruction qu’il a constaté dans le pays. Et il a frontalement dénoncé une hypocrisie, exhortant ceux qui vendent des armes aux terroristes à au moins le reconnaître. Ce sont des paroles fortes, qui rappellent ses propos sur l’écologie par exemple. Ce pape n’a pas peur de se faire entendre, notamment à propos du capitalisme.
Il a aussi parlé des migrations, et notamment de la diaspora des chrétiens. Ce faisant, il a rappelé que l’accueil digne des migrants était un devoir humain.
Lionel Zinsou :
Je suis moi aussi impressionné par cette manifestation de courage. Il y a bien sûr une dimension spirituelle très forte, mais la réussite politique et diplomatique est significative. Ce voyage me rappelle beaucoup d’autres situations, car dans le reste du monde, de nombreux chrétiens sont menacés. En Inde, en Chine, au nord du Nigéria ... Il est donc très important que le Vatican puisse développer une activité diplomatique et politique, mais cela va au-delà de la protection des chrétiens.
Je suis par exemple frappé par le fait qu’aujourd’hui, la force politique du plus grand pays francophone du monde (la République Démocratique du Congo) qui défend le plus les valeurs de la démocratie, c’est l’Eglise catholique. Donc au delà de l’exemple irakien, si l’on veut répondre à la question de Staline, le Vatican, c’est vraiment beaucoup de divisions.
François Bujon de l’Estang a fait un parallèle avec la diplomatie française que j’ai trouvé un peu sévère. Le président Macron est tout de même l’un des seuls chefs d’Etat à s’être rendu en Irak. Certes c’était plus court, mais tout de même. Et au Liban, on l’a vu prendre de nombreuses initiatives. La France n’a pas non plus été absente de la Syrie, ni sous François Hollande. Mais il est vrai que la visite du pape François était d’une toute autre portée. Elle renouait d’une certaine façon avec les voyages de Jean-Paul II en Europe de l’Est. Cette force spirituelle est toujours active ; j’ai été très surpris des manifestations de tolérance qu’elle a permises dans la société irakienne. Cette dernière ne veut pas de confessionnalisme. On a l’impression dans cette région, avec l’Arabie Saoudite et l’Iran, que tout est dominé par la théocratie et le confessionnalisme. C’est pourquoi la tenue de ces célébrations chrétiennes et de ces rassemblements œcuméniques m’a surpris. Cela dit quelque chose sur la résilience de la société civile irakienne.
Mais comme africain, ce qui me frappe le plus est que nous avons besoin de forces spirituelles pour défendre les valeurs de la démocratie et des droits de l’homme.
Nicolas Baverez :
Je veux également souligner à quel point le voyage a été réussi, et aussi qu’il était réellement risqué. Il était très important pour l’Eglise, mais aussi pour l’Irak, et au-delà, pour tout le Moyen-Orient. Finalement, l’Irak est devenu le symbole de ce Moyen-Orient, lui-même devenu symbole de notre monde. Un monde chaos et de violence. L’Irak fut successivement Saddam Hussein, une calamiteuse intervention américaine, l’Etat islamique, et c’est à présent un système confessionnel contesté par la population, et notamment par les jeunes. Rappelons aussi l’emprise de l’Iran sur ce système, et donc sur le pays.
Pourquoi un tel succès ? D’abord parce que le pape François a déjoué tous les pièges. Le premier était de venir uniquement pour défendre les chrétiens d’Orient. Or il a su échapper au communautarisme, et donc au piège de la guerre de religion tendu par l’Etat islamique. Il s’est adressé à toutes les composantes de la société civile irakienne, et a visité pratiquement tous les points importants du pays, la rencontre avec l’ayatollah Sistani étant un sommet.
Une fois les pièges déjoués, quel était le message ? Il y en a trois selon moi. Le premier est un message d’unité et de fraternité. Les humains ont vocation à s’unir pour affronter ensemble leurs problèmes, au-delà de leurs religions. Le deuxième est un message de reconstruction. L’Irak est un pays en ruines et plutôt que d’appeler les chrétiens à revenir, ce qui serait impossible, le pape a appelé à la reconstruction, et a exhorté les chrétiens à en prendre leur part. Le troisième message consistait à rappeler qu’en aucun cas, la religion ne pouvait être un prétexte à la violence ou à la haine de l’autre. Dans une région et un moment de passions religieuses, cet appel au pardon et à la paix était particulièrement puissant.
Jean-Paul II avait été le pape de la chute du mur, François est celui de la mondialisation et de l’histoire universelle C’est un pape du sud, à l’aise avec les émergents. Quand on regarde les thèmes que traite le pape, ils sont planétaires : défense de l’environnement, ou des migrants. C’est le pape des pauvres, des persécutés et des oubliés. Il a tenu à passer un accord controversé avec les autorités chinoises pour que le christianisme puisse exister en Asie. La méthode de François est désormais rodée : les actions valent mieux que les discours. Le message, c’est la rencontre elle-même. Ce message d’unité, de reconstruction et de refus de la violence vaut pour l’Irak mais aussi pour l’Eglise, et pour l’Occident.
Dans un moment où cette épidémie a révélé de grands manques en termes de leadership, le pape a montré l’exemple d’une grande voix. Pour peser dans l’Histoire, il n’y a pas que les divisions ou les crédits, mais aussi les idées et l’engagement.
La justice en procès
Introduction
Philippe Meyer :
Le 1er mars, le tribunal correctionnel de Paris a condamné Nicolas Sarkozy à trois ans d'emprisonnement, dont un ferme, pour corruption et trafic d'influence dans « l'affaire des écoutes ». L'ancien chef de l'État, qui a fait appel du jugement, se dit prêt à attaquer la France devant la Cour européenne des droits de l'homme. Tout en volant au secours de l'ancien président, les responsables du parti Les Républicains ont agité le spectre d'un « gouvernement des juges », d'une « politisation de la justice », croyant déceler un agenda politique derrière cette condamnation. Selon Liora Israël, directrice d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris et sociologue du droit de la justice, à travers ces attaques, « ce n'est pas l'indépendance de la justice qui est remise en cause, mais bien la séparation des pouvoirs ». Le Syndicat de la Magistrature (classé à gauche) s'est alarmé « que l'institution judiciaire soit attaquée et abîmée simplement parce qu'elle a rendu justice » et réclame que le ministre de la Justice et le président de la République interviennent « pour la protéger et faire en sorte qu'elle continue à officier sereinement, y compris lorsque la délinquance élitaire est visée ».
Accusé ici de sévérité et/ou de partialité, la justice l’est ailleurs de laxisme. Les récentes émeutes urbaines, les luttes entre bandes, les agressions contre la police et les policiers sont évoquées comme autant de charges contre la lenteur et l’insuffisance de la réponse pénale.
Dans une étude publiée en avril 2019, l’observatoire national de la délinquance notait l’insatisfaction de deux sur trois des personnes interrogées quant à l’action de la Justice et des tribunaux. Le reproche le plus médiatisé porte sur le laxisme de l’institution et s’articule avec un appel à davantage de sévérité et à une critique de l’insuffisance des moyens. Toutefois, les déplorations de l’insuffisante durée des peines ou de leur inexécution ne doivent pas faire oublier d’autres dénonciations : celle d’une justice de classe, à la fois inégale et inéquitable, qui réserve les longues peines d’emprisonnement aux classes populaires, mais aussi une critique que les auteurs de cette étude appellent humaniste, qui déplore que la Justice n’œuvre pas en faveur de la réinsertion des délinquants.
Le 4 mars, le garde des sceaux a lancé son avant-projet de loi destiné à « restaurer la confiance » dans la justice.
Kontildondit ?
Nicolas Baverez :
Très souvent, la question de la justice est mal posée, on la résume au problème de ses relations avec la politique, ou on s’en tient aux problèmes pénaux (les uns soutenant que la justice est trop laxiste, les autres qu’il y a une justice de classe, ne condamnant que les pauvres). Mais le problème est beaucoup plus profond que cela.
La justice en France est en état d’urgence, la crise est multiple. Elle concerne d’abord la légitimité, parce que de fait, il y a une défiance des citoyens. Elle est aussi institutionnelle, avec le rapport entre le pouvoir judiciaire (qui n’est pas réellement un pouvoir en France, mais une simple autorité) et les pouvoirs exécutifs et législatif. Il y a aussi un problème de rapport à la loi, puisque de plus en plus, la justice s’éloigne de la loi pour faire la morale. Enfin, il y a un problème concret, qui est opérationnel : la justice ne marche pas.
Je rappelle qu’en France, il faut en moyenne 309 jours pour avoir un jugement de première instance. A titre de comparaison, il faut 19 jours au Danemark, 91 jours aux Pays-Bas, et 133 en Suède. A Paris, c’est entre 18 et 24 mois, et de nouveau ce même délai avant le jugement d’appel. C’est à dire que sur des problèmes simples, il faut 4 à 5 ans pour avoir une décision.
Comment en est-on arrivé là ? La 5ème République a refusé de faire de la justice un pouvoir, ce qui a eu pour conséquence une autonomisation des magistrats. Leurs corps a sa morale, ses règles, ses mœurs et vit en dehors de l’Etat et de la société. Cela a entraîné un vrai divorce de la justice avec le droit. On en a deux exemples dans les jugements récents : comment peut-on condamner quelqu’un à de la prison ferme sur des simples faisceaux d’indices concordants ? C’est directement contraire à la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, qui prévoit certaines garanties en matière pénale, et notamment l’existence de preuves. D’autre part, fonder des condamnations sur des écoutes pendant des années entre un justiciable et son avocat est là encore complètement contraire aux règles du procès équitable et de la Cour Européenne des droits de l’Homme.
Enfin, la justice se paupérise. Notre pays consacre 65% de son PIB à la dépense publique, or la dépense par habitant et par an pour la justice est de 72€. Au Royaume-Uni, c’est 155€ et 146€ en Allemagne. Nous avons à peine 10 juges pour 100 000 habitants, contre 24 en Allemagne et 21 dans l’Union Européenne.
La réforme annoncée par M. Dupond-Moretti comporte des choses utiles, par exemple l’enquête préliminaire sans aucun encadrement ou aucun principe de contradiction était de toute évidence un problème. Le secret des correspondances avec les avocats doivent être protégés, pas pour le bénéfice des avocats, mais pour celui de la défense. Mais par rapport à la gravité du problème, ces mesures font pâle figure, elles ne sont que ponctuelles et partielles. Il faut faire de la justice une vraie priorité, avec une vraie loi de programmation, un vrai plan de rattrapage, pour permettre de changer la culture et la formation des magistrats, d’ouvrir ce corps sur la société, et plus largement de changer le rapport de l’Etat et des citoyens au droit.
Il n’y a pas de liberté sans sécurité, la justice est réellement un bien commun essentiel à notre démocratie. Elle ne peut pas être le monopole des magistrats et doit redevenir l’affaire de tous.
Lucile Schmid :
On peut souligner la multiplicité des procès intentés à la justice. Ils sont parfois contradictoires. Il y a d’abord la question du gouvernement des juges. C’est un vieux sujet, entre les responsables politiques et les juges, avec l’idée que lorsque le politique s’affaiblit, le juge montre le nez. On sait que Nicolas Sarkozy avait traité les magistrats de « petits pois insipides ». Assiste-t-on à une revanche des petits pois sur un avocat, qui connaît très bien le fonctionnement de la machine judiciaire ? S’agit-il d’une vendetta personnelle, ou d’une décision juste ? Les réponses diffèrent beaucoup selon les commentateurs, y compris parmi les acteurs du monde judiciaire. C’est un vrai problème, en outre compliqué par le fait que l’actuel garde des sceaux est un ami personnel de l’avocat de Nicolas Sarkozy. C’est un jeu de personnes compliqué face à une situation hautement symbolique : un ancien président de la République, un homme qui pèse beaucoup dans son camp politique. Cette condamnation a donc des répercussions très forte sur la vie politique française.
Deuxième procès : la justice se rendrait coupable par son laxisme d’une montée des violences à l’égard des personnes. Ces dernières semaines, plusieurs adolescents sont morts, tués par d’autres adolescents. On pense à cette jeune fille jetée dans la Seine, aux deux morts dans l’Essonne, aux bandes du 15ème arrondissement de Paris ... Sait-on faire face à cette diffusion de la violence ? C’est une question très préoccupante pour nous tous. Face à cela, la réforme de l’ordonnance de 1945 sur l’enfance délinquante, lancée par la précédente garde des Sceaux Nicole Belloubet, n’avait pas convaincu. Elle vient d’être votée, mais sa mise en pratique a aussitôt été repoussée de plusieurs mois, faute de moyens sur le terrain. Il y a donc une situation de l’enfance en danger, c’est un autre procès fait à la justice, qui n’a rien à voir avec le premier mais est tout aussi préoccupant sur le plan démocratique.
Enfin, les acteurs du monde judiciaire semblent se déchirer entre eux. Quand M. Dupond-Moretti, un ténor du barreau, a été nommé ministre, on a assisté à une fronde des magistrats contre lui, ils lui ont fai un procès d’intention, persuadés que le nouveau garde des Sceaux allait s’en prendre à eux. Cela n’a pas faibli depuis, M. Dupond-Moretti étant sous le coup d’une enquête de la cour de justice de la République.
Il y a aujourd’hui en France le sentiment que la justice est un champ de mines. Les raisons sont multiples, nous ne savons pas vraiment comment y remédier. C’est très préoccupant, particulièrement dans cette période de pandémie où l’articulation entre liberté et sécurité est plus problématique que jamais.
Lionel Zinsou :
Les chiffres qu’a cités Nicolas sur la paupérisation de la justice sont particulièrement frappants. Voilà un service public sur lequel la France est très loin de la moyenne européenne. Nous pourrions ajouter aux problèmes déjà évoqués la pauvreté des moyens alloués à la réinsertion, ou les conditions de détention. Sur ce dernier point, il est vrai que la crise sanitaire a motivé certaines réductions de peines, mais les prisons sont toujours surpeuplées. Cela pose des problèmes de dignité, sans même parler des effets sur la radicalisation et l’enracinement dans le crime organisé de gens qui n’étaient que délinquants en entrant en prison.
Cette paupérisation n’est pas très présente dans le débat public. Manifestement, il n’y a pas une revendication dans l’opinion pour une justice plus décente. C’est assez paradoxal, nous sommes très loin d’autres pays où le revenu par tête est pourtant largement inférieur au nôtre.
Il y a un autre élément paradoxal : la justice est perçue en bloc comme allant mal, mais il y a tout de même des pans entiers qui fonctionnent bien. Ainsi la justice administrative, mieux dotée, est plutôt un exemple que donne la France. Il me semble donc qu’une justice sereine, compétente et efficace est possible. Cette justice administrative pourrait d’ailleurs être davantage en conflit avec la sphère politique, or ce n’est pas le cas.
Nous assistons à une espèce de divorce permanent entre justice et politique, avec des affaires spectaculaires, comme le procès de M. Fillon ou plus récemment celui de M. Sarkozy. Mais si l’on prend un peu de recul, et sans nier les éléments discutables de ces affaires, il est important pour l’opinion de voir que même des gens aussi privilégiés (par la notoriété ou la confiance des électeurs) ne sont pas intouchables. Je viens d’un continent où il y a une immunité du politique par rapport au judiciaire, où, pour le dire autrement, la justice est asservie. Et c’est non seulement tout à fait délétère pour la démocratie, mais c’est aussi un goulot d’étranglement pour le développement.
La France fait tout de même partie de ces pays où la séparation des pouvoirs signifie quelque chose, où le politique peut être mis en cause s’il y a une suspicion de délit ou de crime.
Gardons donc à l’esprit que dans ce conflit entre les deux pouvoirs, le fait même de pouvoir mettre en case le politique a donc de grandes vertus, même si je suis conscient du fait qu’on rend la justice au nom du peuple français contre des gens qui doivent leur fonction aux choix du peuple français. Cela interroge donc forcément. Le cas de Nicolas Sarkozy est emblématique de beaucoup des défauts de la justice d’aujourd’hui et il est effectivement profondément troublant.
François Bujon de l’Estang :
Quand on parle de la justice en procès, on mélange en réalité beaucoup de sujets très différents. Il n’y a pas un mais plusieurs petits procès qui s’additionnent pour créer un véritable problème civique. Une enquête récente du CEVIPOF montre que 48% des Français ne font pas confiance à la justice de leur pays. Si le problème est indéniablement grave, il est pourtant compréhensible. J’avoue moi-même que sur quantité de sujets, je ne fais pas non plus confiance à la justice française.
Le premier problème, bien que très important, est tout bête : la justice ne marche pas, comme le disait Nicolas plus haut. Il y a des problèmes de laxisme, de délais (qui peuvent s’expliquer par des causes mécaniques, comme le manque de personnel). Il y a des problèmes de relations entre la police et la justice, entre les magistrats et les avocats. C’est toute la sphère dans laquelle la justice se meut qui est touchée.
La paupérisation de la justice est l’un des cas les plus graves de déréliction d’une fonction régalienne. Certes il y en a d’autres : la police, les affaires étrangères, la défense, mais la justice est le plus extrême. Il est évident qu’elle ne peut espérer fonctionner correctement avec un manque de moyens aussi criant. Les comparaisons avec les autres pays sont absolument accablantes pour la France.
Mais les problèmes de moyens sont traitables. Beaucoup plus épineuse est la question du rapport à la sphère politique. Ce n’est pas un problème nouveau en France, nous avions déjà sous l’Ancien Régime des divisions majeures entre le pouvoir monarchique et celui des parlements, ou plus proche de nous avec l’affaire Dreyfus, cas exemplaire de politisation de la justice. Récemment, avec la création du parquet national financier, nous avons eu des cas extrêmes comme les affaires Fillon ou Sarkozy, ou même Juppé ou Chirac. La justice a donné l’impression fâcheuse d’être motivée par des raisons personnelles. Comme chacun sait, le corps des magistrats est très politisé, personne n’a oublié le comportement du Syndicat National de la Magistrature et son navrant « mur des cons ». Ces dérives de la magistrature vers le militantisme, cette tentation de régler des comptes nourrissent la défiance.
L’affaire Fillon a été très significative, le parquet national financier n’a pas hésité à s’insérer de la façon la plus voyante dans le calendrier politique. C’est un problème très différent des autres difficultés de la justice, mais il entache toute l’institution.
Lucile Schmid :
Par rapport à cette question du gouvernement des juges, on peut certes regretter la façon dont l’affaire Fillon a commencé (par un article du Canard Enchaîné), mais enfin il y avait bien un abus du côté de François Fillon. Quant à Nicolas Sarkozy, il va bientôt affronter la justice sur deux autres affaires. On n’a donc pas affaire à des enfants de chœur.
Sur l’état de déréliction de la justice, on a le sentiment que certains justiciables, à hauteur de l’importance de leurs responsabilités politiques, sont l’objet de plus d’attention et plus sévèrement punis, alors même que peut-être d’autres y échappent. L’effet de tout cela est le sentiment d’une justice inégalitaire, justement parce qu’elle manque de moyens. Si vous êtes un justiciable ordinaire, vous faites face à des délais décourageants, et le sentiment d’être le faible face au fort est très puissant.
Renforcer les moyens de la justice est donc la condition sine qua non pour que celle-ci retrouve de la crédibilité aux yeux des Français. L’un des effets boomerang de l’affaire Sarkozy est le sentiment du « tous pourris », très délétère pour notre société.
Nicolas Baverez :
Pendant l’épidémie de Covid, il s’est passé au niveau de la justice trois choses que je trouve très instructives.
D’abord la justice civile et la justice pénales se sont arrêtées. Complètement, et pendant trois mois, entre mars et mai 2020. C’est absolument unique en démocratie. A cause d’un système informatique défaillant et complètement désorganisé.
Ensuite, les libertés publiques ont vécu un véritable krach. Elles ont été largement suspendues. Le Conseil d’Etat a multiplié les audiences, mais il y a eu très peu de décisions défavorables au gouvernement. On s’est aperçu qu’on pouvait créer un nouvel état d’urgence sanitaire, et on a pu suspendre toutes les libertés dans ce pays sans que cela ne préoccupe grand monde.
Enfin, alors que nous étions en pleine crise, nous avons eu des perquisitions sur du personnel politique de haut niveau : ministre de la santé, premier ministre ... Il y avait là une confusion complète dans les pouvoirs. Bien sûr, toute personne qui exerce une charge publique doit rendre compte de son administration, mais le pouvoir judiciaire n’a pas à commencer des procédures alors même qu’on est en pleine crise, c’est aberrant.
Cette épidémie a mis en lumière très clairement tous les dérèglements de la justice : un système qui ne fonctionne plus, qui a perdu ses marques dans la démocratie, où politiques et magistrats se livrent à une bataille en règle, et par ailleurs un état de droit très fragilisé, qui entraîne les flambées de violences et la défiance des citoyens envers les institutions.