La gauche et la perspective d’une union pour la présidentielle / Ukraine : Poutine au défi / n°190 / 25 avril 2021

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La gauche et la perspective d’une union pour la présidentielle

Introduction

Philippe Meyer :
A l'initiative de l'eurodéputé Europe Ecologie Les Verts, Yannick Jadot, les forces de gauche et écologistes se sont retrouvées le 17 avril à Paris « in vivo », pour discuter de 2022. Socialistes, écologistes, communistes, insoumis ... les principales formations ont été représentées ainsi que des partis de taille plus modeste. Lors de cette réunion, trois points d'accord ont pu être dégagés : un pacte de « non-agression » pour mettre fin aux batailles entre les différentes familles de gauche, l'ouverture de débats publics autour des programmes, et la mobilisation collective autour de sujets fédérateurs comme le climat, la lutte contre la réforme de l'assurance chômage, ou contre la réforme des retraites. Il a également été convenu que cette réunion serait la première d'une longue série. La prochaine devrait se tenir fin mai et la plupart des formations présentes ont souhaité que la question d'une plateforme programmatique commune et « un contrat de gouvernement » soit réglée cet automne. Le premier secrétaire du parti socialiste, Olivier Faure a annoncé que le plus dur était fait, assurant que socialistes, écologistes, radicaux et le mouvement Génération·s avaient pris l’engagement, d’ici un an de désigner un candidat commun pour la présidentielle. Le député de la France insoumise, Éric Coquerel a aussitôt corrigé cette annonce : « Ce n'est pas ce qui sort en commun de cette réunion, et beaucoup des présents, notamment du pôle écologiste, ont refusé de s'enfermer avec le Parti socialiste pour une candidature de centre gauche. » En effet, entre le chef de La France Insoumise, Jean-Luc Mélenchon candidat aux présidentielles depuis novembre dernier, le secrétaire national du parti communiste Fabien Roussel qui s'est lui aussi lancé, tandis qu’Anne Hidalgo y réfléchi sérieusement et ceux des Verts qui prévoient des primaires fin septembre, une candidature unique de la gauche semble compromise. Pour l'heure, dans les enquêtes d'opinion, le chef de La France insoumise devance ses rivaux Yannick Jadot et Anne Hidalgo avec 9 à 13 % des intentions de vote.
Un sondage Odoxa Backbone Consulting réalisé pour Le Figaro et Franceinfo révèle que 82 % des Français considèrent que la situation de la gauche est « mauvaise ». Même les Français se positionnant à gauche ne sont pas plus positifs, puisque 78 % d'entre eux jugent « mauvaise » la situation de leur famille idéologique. Quand on observe les courbes du positionnement politique des Français, le recul de la gauche dans l’opinion publique est flagrant : seuls 13% se disaient de gauche en juillet 2020, contre 23% en mars 2017. La désaffection est têtue et s'observe aussi dans les dernières enquêtes d'opinion pour la présidentielle de 2022. Tous rassemblés derrière un candidat unique, la gauche ferait entre 13 et 15%. Partant divisés, les candidats de gauche ne pèsent additionnés ensemble que 27%. Contre 44% en 2012. Actuellement, 81 % des sympathisants de gauche souhaiteraient que les partis de gauche et les écologistes présentent un candidat commun pour l'élection présidentielle de 2022. L'union est souhaitée par 80 % des Insoumis, 72 % des socialistes, et 87 % des sympathisants écologistes.

Kontildondit ?

Richard Werly :
On voit bien toutes les raisons pour lesquelles la gauche a besoin d’un candidat en commun, mais on ne voit pas comment il peut émerger, ni comment il peut réussir à surfer sur une vague positive, tant le délitement de l’électorat de gauche semble important.
Vu de l’étranger, une figure semble s’imposer, tant dans les sondages que dans le débat public : celle de Jean-Luc Mélenchon. Comme vous l’avez rappelé, il a déclaré sa candidature il y a longtemps et elle était accompagnée de 150 000 signatures citoyennes. Il serait donc logique qu’il soit le catalyseur de la gauche, que tout le monde s’aligne derrière lui dans l’espoir qu’il parvienne au second tour, qu’il avait frôlé en 2017.
C’est pourtant une autre voie qui a été choisie lors de cette réunion, celle d’une candidature commune du PS et des écologistes. Quand on gratte un peu, on trouve très vite des désaccords entre les deux formations. J’avoue à titre personnel être assez surpris, non pas de la démarche qui est plutôt cohérente, mais de l’optimisme affiché par certains des participants à cette réunion, qui s’obstinent à dire qu’une candidature d’union de la gauche est possible, soit avec Mélenchon (ce qui me paraît impossible), soit sans lui (mais dans ce cas, le score risque d’être désastreux). Pour moi cette réunion est une énigme. Il est évident que la gauche a besoin de cette candidature, mais il est tout aussi évident que les forces en présence aujourd’hui paraissent incompatibles.

Lucile Schmid :
Je reconnais que cette réunion soulève beaucoup d’interrogations, mais elle a au moins eu un aspect positif. Quand on veut se réunir, il faut commencer par créer un collectif. Et le fait même que l’ensemble des forces de gauches y ait été représenté tenait déjà d’une espèce de miracle. Quand Emmanuel Macron a fait irruption dans le paysage politique, il a beaucoup affaibli la gauche. Il a commencé en tant que ministre de François Hollande, s’est très vite positionné comme dépassant le clivage traditionnel droite/gauche, et a réussi a recueillir en 2017 beaucoup des voix des électeurs de gauche dès le premier tour. Depuis, son glissement vers la droite ont rendu ces électeurs orphelins de leur vote, et la gauche est donc profondément déstabilisée.
Le rassemblement d’un anti-macronisme a fait long feu, et aujourd’hui les discussions programmatiques de la gauche apparaissent au grand jour. Dans les médias, on souligne les divisions des différents courants. Sur la vision de la République, sur l’Europe (le point d’achoppement profond, celui qui fait que Jean-Luc Mélenchon ne sera jamais le candidat de toute la gauche), mais aussi sur l’importance comparée des questions sociétales face aux questions sociales (on se souvient par exemple du revenu universel, une idée qui paraissait marginale dans la campagne de 2017, et qui a pris une importance bien plus grande depuis la pandémie), la diversité, l’égalité ...
Tout cela fait beaucoup de discussions programmatiques, et on doute que qui que ce soit parvienne à unir des positions aussi diverses. Il est pourtant intéressant de constater que d’après les sondages, et quelles que soit les différences sur les contenus, l’électorat de gauche aspire à cette union autour d’une personne. Cet électorat n’a pas renoncé à l’ambition de l’exercice du pouvoir. Il n’espère peut-être pas remporter la présidentielle, mais au moins avoir son mot à dire dans la marche des choses. Et notamment pour les élections législatives, où il paraît plus réaliste de faire un pacte d’union, parce qu’il y a 577 députés, alors qu’il n’y a qu’un seul président de la République.
Il faut rappeler que quand la gauche avait gagné « par surprise » les législatives en 1997, elle était qualifiée de « plurielle », et ce mot était alors une force. Aujourd’hui, la pluralité de la gauche apparaît comme une faiblesse. On ne saurait espérer un projet unique entre la gauche et les écologistes. D’abord, la seule question écologique est bien plus importante qu’en 1997 et ensuite, le rapport de force entre socialistes et écologistes s’est reconfiguré lui aussi.
Mais la possiblité d’un pacte entre Europe Écologie Les Verts et les socialistes semble avoir émergé dans cette réunion, au grand dam des mélenchonistes, semble-t-il. Ce pacte existait déjà en 2012 quand François Hollande a été élu, et il a été renouvelé en 2017. Un accord entre les deux formations semble donc possible, sans pour autant qu’un candidat naturel n’émerge, puisque plusieurs candidatures potentielles sont envisagées, comme celle de Yannick Jadot ou d’Anne Hidalgo.
Si Jean-Luc Mélenchon n’est pas le candidat unique de la gauche, et je ne pense pas qu’il le sera, la seule manière d’être crédible dans la course présidentielle serait une sorte de ticket collectif, car aucune personnalité ne sort clairement du lot. Pourrait-on par exemple imaginer un « ticket » Hidalgo-Jadot ? Certains y pensent, même s’ils ne le disent pas encore (notamment parce que les procédures de désignation au sein des partis sont encore très ouvertes).

François Bujon de l’Estang :
Je comprends très bien la logique qui a poussé Yannick Jadot à organiser cette réunion, il s’agit d’éviter une primaire écologiste, de se décider avant le mois de septembre, tout cela est très cohérent. Il a d’ailleurs réussi sa tentative : la réunion a eu lieu, beaucoup de leaders de la gauche y étaient, il n’y a pas eu d’éclats de voix mais au contraire une bonne volonté générale, qui devrait avoir des suites.
Pour autant, la situation comporte tout de même un certain nombre de bizarreries. Le problème est clair ; la gauche est aujourd’hui à un niveau historiquement bas : environ 27% tous courants confondus. Il lui faut donc absolument réaliser l’unité sur une candidature et un programme si elle veut avoir une chance d’être au second tour de la présidentielle. François Mitterrand disait toujours que la gauche devait être à 43% avant le premier tour pour espérer être au second. J’ignore quel calcul l’avait mené à ce chiffre précis, mais force est de constater qu’on en est loin. Si la gauche est éclatée entre plusieurs candidatures, elle n’a aucune chance.
Lucile évoquait la possibilité d’un ticket unissant deux candidats. Cela n’a jamais fonctionné dans le système éminemment personnel de la 5ème République. Plusieurs éléments de la réunion font penser que beaucoup de ses participants pensent davantage aux législatives qu’à la présidentielle. Nous n’en sommes pas au stade d’une coagulation permettant l’émergence d’une figure unique.
D’autre part, Mélenchon est parti. Il s’est lancé dans la course depuis déjà longtemps, il n’a évidemment pas assisté à la réunion (il était en Amérique du Sud). Il ne veut pas entendre parler de primaires, et encore moins de ralliement à d’autres partis de gauche. Il n’imagine pas une seconde qu’il puisse exister un candidat unique de la gauche qui ne soit pas lui-même. Il est encore grisé par ses sept millions d’électeurs de 2017 (19,6% des suffrages exprimés), même si objectivement la situation d’aujourd’hui lui est bien moins favorable. La gauche est incapable de se reconnaître en lui, sa crédibilité a été sévèrement endommagée par ses excès, en outre, il n’est même plus le seul candidat d’extrême-gauche. Le fait qu’il y ait une candidature communiste (Fabien Roussel) ne peut que l’affaiblir.
Il est vrai qu’il existe la possibilité d’une alliance entre socialistes et écologistes. Ils sont d’accord sur les constats et les urgences, mais de là à trouver une plateforme commune, il y a un pas qui sera difficile à franchir. Sans compter qu’il y a des obstacles de calendrier. Nous sommes à un an des présidentielles, mais d’ici là il y aura des élections régionales qui auront un impact important, et la primaire des Verts, à propos de laquelle on voit déjà les uns et les autres se positionner. Il y aura bien entendu des guerres d’ego, elles aussi déjà détectables. Enfin, de nombreux sujets divisent. Lucile parlait de l’Europe, mais il y en a d’autres : le nucléaire, la laïcité, l’islam, l’immigration ... Les obstacles seront très nombreux sur la route d’une candidature commune.

Michaela Wiegel :
Ce qui inquiète beaucoup en Allemagne, c’est l’espèce de fatalité menant à un second tour Macron / Le Pen. Comme le disait Lucile, Emmanuel Macron n’est plus cette fois-ci le candidat naturel pour un certain nombre d’électeurs de gauche. D’où cette tentative d’unir la gauche.
Pour ma part, je me demande si l’on n’analyse pas cette situation à l’envers. Et si ce n’était pas la division qui créait le faible score de la gauche, mais bien plutôt l’absence d’un positionnement clair sur les nombreux sujets clivants. Au premier rang desquels l’Europe, le nucléaire, les interventions militaires. Je vois là une invraisemblance avec la situation de la gauche allemande. Outre-Rhin aussi, nous avons une érosion comparable de l’électorat social-démocrate. En revanche, l’essor d’une nouvelle gauche incarnée dans les Verts est beaucoup moins flagrant en France. On en a vu des prémices dans les élections municipales, mais on voit bien que le système très personnifié de la présidentielle constitue un obstacle majeur au renouvellement de la gauche.
La faiblesse de la gauche française s’explique davantage par cette absence de renouvellement dogmatique que par les divisions entre les courants. En Allemagne, le renouvellement s’est opéré en présence d’un parti comparable à la France Insoumise, Die Linke (qui a intégré les communistes de l’ex-RDA), mais il semble qu’on s’oriente à nouveau vers une sorte d’exception française. Je me souviens de la période d’une gauche européenne conquérante, avec Tony Blair au Royaume-Uni et Gerhard Schröder en Allemagne ; un mouvement dans lequel la gauche plurielle française ne semblait pas s’intégrer vraiment.

Richard Werly :
La gauche française doit répondre aux défis du système français, et c’est sans doute là sa principale difficulté. L’élection présidentielle est conçue comme la rencontre entre les électeurs et une personnalité. Quand je vois cette réunion parisienne, la bonne volonté est indéniable, mais où est la volonté commune ? Et où est le candidat qui pourrait faire adhérer assez de Français à son projet pour espérer être au second tour ? C’est là où je ne peux m’empêcher de me demander : à quoi bon ces conciliabules si c’est pour y aller avec plusieurs candidats ? Je sais bien que la réunion vise précisément à éviter cela, mais il est permis de douter. C’est au fond la leçon à tirer de cette première réunion : elle n’a pas réussi à dissiper l’impression que de toutes manières, il y aura plusieurs candidatures (en plus de celle de Mélenchon). Et même s’il n’y en a qu’une, on se réunira sans doute sur le plus petit dénominateur commun. L’idée même du ticket est très étrangère à la pratique politique française, et on peut se demander si c’est la meilleure solution.

Lucile Schmid :
J’aimerais dire un mot de cette espèce d’impossibilité qu’a la gauche de se couler dans ce modèle présidentiel. On a le sentiment qu’à part Français Mitterrand, personne n’a cette capacité d’incarner la gauche. Peut-être parce que la discussion « Mitterrand était-il de gauche ? » était sans fin.
Comme le disait Michaela, il y a une nécessité de renouveler le contenu programmatique et l’attitude de la gauche et des écologistes dans un contexte où les attentes électorales et le monde ont changé. Les sondages montrent qu’un grand nombre de personnes ne veulent plus dire qu’elles sont de gauche. Cela ne signifie pas pour autant qu’elles sont de droite, mais plutôt qu’elles cherchent une gauche différente, plus créative dans sa manière d’envisager son rôle par rapport aux institutions. C’est sans doute en ayant une proposition collective que la pluralité de la gauche pourra redevenir une richesse ; parce qu’un programme commun à gauche est impossible sans un socle commun. Mais la diversité des attitudes doit être reconnue (tout comme la diversité de l’électorat).
Et la question du ticket n’est pas anodine. La précédente tentative (Benoît Hamon / Yannick Jadot) était assez peu crédible. Jadot était très en retrait et ne prenait jamais la parole, tandis qu’Hamon ne paraissait pas avoir la stature d’un président de la République. Les candidats potentiels d’aujourd’hui sont plus crédibles. Anne Hidalgo en tant que maire de Paris, et Jadot désormais fort de très bons scores électoraux, sont intéressants pour des électeurs de gauche. C’est par ailleurs une manière d’incarner la 6ème République dont on parle depuis 25 ans.
D’autre part, l’irruption des questions écologiques dans le champ de la gauche a aussi modifié la manière d’envisager les contenus programmatiques. Encore une fois, les législatives seraient une perspective plus propice pour imposer ce nouveau « récit » politique, moins personnalisé que celui qu’incarnent les autres familles politiques. Il y a un chemin possible, et je pense qu’on aurait tort de considérer que tout est d’ores et déjà perdu pour la gauche dans la séquence électorale qui s’annonce.

Ukraine : Poutine au défi

Introduction

Philippe Meyer :
Après plusieurs semaines de tension, jugeant ses exercices terminés, la Russie a annoncé qu’elle amorçait le 23 avril le retrait de ses troupes massées près de l’Ukraine et en Crimée annexée. Jamais depuis l'annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass, à l’est de l’Ukraine, en 2014, la Russie n'avait massé autant de forces militaires à la frontière ukrainienne : plus de 100.000 hommes le long des lignes, des milliers de tanks, une centaine de missiles balistiques Iskander et des renforts en Transnistrie et en Crimée. Le 13 avril, le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, avait donné corps aux inquiétudes de Kiev et des Occidentaux en confirmant l'ampleur des déplacements de troupes aux frontières ukrainiennes : « En trois semaines, deux armées et trois divisions de troupes aéroportées ont été transférées avec succès aux frontières ouest de la Russie pour des exercices », avait indiqué Sergueï Choïgou, invoquant comme justification les « activités militaires menaçantes » de l'OTAN. Le même jour, le secrétaire américain à la défense, Lloyd Austin, annonçait l'envoi de 500 militaires supplémentaires en Allemagne. Depuis sept ans, le conflit dans le Donbass a fait plus de 13.000 morts. La Russie est considérée comme le parrain des séparatistes au Donbass à qui elle livre troupes, armes et financement ce qu'elle nie, qualifiant le conflit de « guerre civile ». Depuis, pas moins de 30 cessez-le-feu se sont succédé. Le dernier, instauré le 27 juillet 2020, a tenu le plus longtemps.
Reçu le 16 avril à Paris, le président ukrainien Volodymyr Zelensky, 43 ans, élu en mai 2019, a estimé que son pays confronté aux agressions de la Russie « ne peut pas rester indéfiniment dans la salle d'attente de l'UE et de l'Otan ». Les dirigeants allemand, français et ukrainien ont partagé le même jour « leurs préoccupations quant à l'augmentation des troupes russes à la frontière avec l'Ukraine ainsi qu'en Crimée illégalement annexée », et appelé à un retrait de « ces renforts de troupes afin de parvenir à une désescalade ». Déjà, le 14 avril, Angela Merkel et Joe Biden avaient demandé de concert à la Russie de réduire sa présence militaire à la frontière ukrainienne. Joe Biden avait fait part de son « soutien inébranlable à la souveraineté et à l'intégrité territoriale de l'Ukraine » et mis Moscou en garde en menaçant de déployer des destroyers de l'US Navy en mer Noire.
Toutefois, en Ukraine la pression ne vient pas seulement de l'extérieur. Sept ans après la révolution de Maïdan, porteuse de tant d'espoirs de libertés politiques et économiques, Kiev se débat dans la crise. Le Produit intérieur brut décroit, les réformes sont en panne, le confinement lié au Covid-19 est dévastateur pour les populations les plus pauvres, la popularité du président se retrouve en berne. Quant à la société, elle demeure encore divisée entre l'Est, dont une partie penche toujours vers Moscou et l'Ouest, qui regarde vers l'Europe et l'Occident. En attendant, l'Ukraine se rapproche de la Turquie. À Ankara, la semaine dernière, Zelenski et Erdogan ont renforcé la coopération militaire entre leurs deux pays. En réaction, Moscou a interrompu ses lignes aériennes avec Ankara.

Kontildondit ?

François Bujon de l’Estang :
L’Ukraine est un cas d’école, le parfait représentant du « conflit gelé ». Il dure depuis des années, avec des hauts et des bas, et la Russie ne souhaite pas qu’une solution soit trouvée, parce qu’il lui est commode de s’en servir quand elle l’entend.
A propos de la tension actuelle, je m’intéresserai à trois points.
D’abord : pourquoi cette tension maintenant ? Qu’y a-t-il derrière tout cela ? Je crois que la réponse est très simple : cette crise est la manifestation de la volonté de M. Poutine de mettre à l’épreuve la nouvelle administration américaine. Il teste Joe Biden. J’en veux pour preuve une simple constatation de calendrier : l’intensité des incidents a beaucoup cru au mois de janvier, au moment où la nouvelle administration prenait ses fonctions. C’est à partir de là que le crescendo a commencé : amoncèlement de troupes russes à la frontière, propagande de plus en plus violente à l’égard du président ukrainien Volodymyr Zelensky. Au début, ce dernier était ménagé par le Kremlin, qui pensait pouvoir facilement manipuler ce jeune homme inexpérimenté.
Si l’on essaie de se mettre à la place de Vladimir Poutine, sa position est compréhensible : l’intermède Trump de quatre ans est terminé. Pour des raisons qui ne nous seront sans doute jamais connues, Trump était dans la main de Poutine, mais il est clair que la diplomatie russe avait fait le tour du personnage, et estimait n’en avoir rien à craindre. Trump lui-même aurait aimé faire des gestes en direction du Kremlin, mais n’a jamais pu se le permettre tant il était surveillé de près depuis l’enquête du procureur Mueller.
Joe Biden est loin d’être un inconnu total pour Vladimir Poutine. Il l’a beaucoup fréquenté pendant les 8 ans de l’administration Obama, où Biden était chargé des négociations avec la Russie (qui n’ont mené à rien). C’est également lui qui est à l’origine de la décision d’Obama de passer la Russie par pertes et profits, et de ne plus faire d’efforts envers un personnage qui n’en fait aucun de son côté.
D’où l’idée de Poutine aujourd’hui : éprouver très tôt le président Biden. Moscou a annoncé commencer à retirer ses troupes de la frontière le 23 avril, soit dix jours après que le président Biden a téléphoné à son homologue russe pour lui proposer une rencontre en terrain neutre. Ayant obtenu ce mini-succès, Poutine réaligne ses pions sur l’échiquier. Poutine a constaté que Joe Biden réagissait avec vigueur (deux destroyers américains envoyés en mer Noire, un renforcement des troupes en Allemagne, et un soutien affiché à l’Ukraine), il a pris la mesure du nouvel occupant de la Maison Blanche et passe à autre chose.
Le second point concerne l’enjeu que représente l’Ukraine pour les Russes. Il est très important, et l’Occident a tendance à toujours le minimiser. Le logiciel fondamental de Poutine consiste à essayer de remédier à ce qu’il considère comme une catastrophe géopolitique sans précédent : l’éclatement de l’empire soviétique. Sa vision rejoint l’approche traditionnelle de la diplomatie russe, pour qui il faut une politique de zone d’influence, dans laquelle l’Ukraine est centrale. Zbigniew Brzeziński avait une formule parfaitement explicite : « pas d’Ukraine, pas d’empire ». Le Kremlin veut remettre la main sur l’Ukraine, et mène pour cela une politique très simple à l’égard du pays : l’affaiblir par tous les moyens, le démembrer partout où c’est possible (d’où l’annexion de la Crimée), lui interdire prospérité et stabilité, et garder le conflit sans solution. Il ne faut par ailleurs surtout pas le laisser s’ancrer dans le camp occidental. C’est ce qui explique l’hostilité catégorique de la Russie envers tout arrangement avec l’Union Européenne ou l’OTAN.
Il y a enfin un troisième point, découlant des deux autres. Depuis le temps que la question de l’Ukraine est sur la table (c’est à dire depuis le sommet de Bucarest de 2008), l’Occident va-t-il enfin sérieusement se demander s’il veut de l’Ukraine (et de la Géorgie) au sein de l’OTAN ? C’est là la vraie question, celle qui conditionne l’avenir du problème ukrainien et des relations entre Moscou et les Occidentaux. En 2008 déjà, on avait bien vu que lorsque M. Mikheil Saakachvili, président de la Géorgie, avait commencé à manifester des velléités d’appartenance à l’OTAN, le début de la crise géorgienne avait suivi de peu. A ce sommet de Bucarest, la France et l’Allemagne avaient déjà émis des réserves à l’égard des candidatures de l’Ukraine et de la Géorgie, même si elles n’ont pas imposé de veto officiel.
Aujourd’hui, M. Zelensky a besoin de garanties de sécurité, et sa métaphore de la salle d’attente est très parlante. Il faut à présent que Washington et le reste des occidentaux se demandent s’ils sont prêts à franchir cette ligne rouge : vont-ils admettre dans l’OTAN des anciennes républiques soviétiques ? Il y a un précédent avec les trois pays baltes, mais ils ne sont pas représentatifs, il s’agit de trois républiques qui avaient été annexées par Staline, et dont les pays occidentaux n’ont jamais reconnu l’annexion. Il n’en va pas de même pour l’Ukraine ou la Géorgie. L’Ukraine est un élément constitutif de ce qu’a été l’empire soviétique, y renoncer est absolument impensable pour les Russes.
La question de l’extension de l’OTAN aux anciens pays du bloc de l’Est ne sera pas résolue publiquement, mais dans le secret des chancelleries. Il n’en reste pas moins qu’elle doit être traitée. Il faudra ensuite appliquer une politique consistant sans doute à ne pas prendre d’initiative, à ne pas dire ce qu’on s’interdit de faire, et à manœuvrer en coulisses pour parvenir un jour à un arrangement de sécurité plus global.

Michaela Wiegel :
Ce conflit me paraît tout de même plus brûlant que gelé : il y a eu plus de soldats ukrainiens morts pendant ces quatre mois de 2021 que dans toute l’année 2020. Il y a sans cesse des combats, il ne faut pas l’oublier. Le président Poutine a mis au défi l’administration Biden, mais aussi l’Europe, et notamment la France et l’Allemagne. En effet, le conflit ukrainien est l’un des rares où le couple franco-allemand est aux avants-postes, sans les USA, pour gérer cette crise. C’est le fameux format « Normandie », créé par François Hollande, et c’est une épreuve pour ce qu’on appellera la diplomatie européenne.
Un récit très répandu en France consiste à dire que le positionnement de Poutine est le résultat des vexations que lui ont infligées les Occidentaux après l’effondrement du bloc soviétique. On aurait en quelque sorte « fauté », et manqué de respect à la Russie. Je n’y crois pas une seconde. Mais ce récit est très écouté à l’Elysée, d’où les tentatives de rapprochement d’Emmanuel Macron, qui faisaient fi des problèmes des droits de l’Homme, du traitement des opposants politiques, etc.
Au départ, c’était plutôt l’Allemagne qui plaidait pour une politique conciliante avec le régime russe, aujourd’hui c’est plutôt la France. D’où le choix du président Zelensky de venir à Paris : c’est là que la tâche était la plus pressante.
La métaphore de la salle d’attente était une façon de dire qu’Emmanuel Macron ne pouvait pas à la fois se présenter comme le porteur d’un nouveau projet pour l’Europe, tout en ignorant les demandes de l’Ukraine. M. Macron avait déclaré que l’OTAN était en état de mort cérébrale, alors que l’organisation représente pour de nombreux pays de l’Est une garantie de sécurité et un espoir qui leur sont indispensables.
Enfin, j’aimerais rappeler qu’au sommet de Bucarest de 2008, le président ukrainien avait fondu en larmes après le refus de la France et de l’Allemagne, un épisode relaté dans les mémoires de Condoleezza Rice. Il avait dit aux Américains : « ce sera une catastrophe, et nous serons à la merci de la Russie ». Il semble que sa prophétie se soit réalisée.

Lucile Schmid :
Par rapport à ce qui se passe à la frontière du Donbass depuis 2014, je me demande si nous sommes face à une nouvelle étape, ou bien s’il s’agit seulement d’une des phases habituelles de ce conflit cyclothymique. De nombreux observateurs expliquent en effet que dans cette région, le conflit aux frontières est calme l’été, se durcit à l’automne, est intense en hiver, et s’apaise de nouveau au printemps ... Ces conflits frontaliers sont une façon d’influer sur les négociations qui se poursuivent (sans résultat) depuis des années.
La Russie a-t-elle décidée de franchir un pas et de procéder à de nouvelles annexions ? C’est ce que craint le président Zelensky, qui avait été élu en 2019 sur un programme prônant plutôt le dialogue avec Poutine. Depuis, sa position a diamétralement changé, il cherche désormais des alliés tous azimuts, aux USA, mais aussi en Europe ou en Turquie. Il prend très au sérieux cette nouvelle menace et pense qu’elle va se traduire par une déstabilisation accrue de son pays.
Il faut mesurer ce qu’ont systématiquement fait les Russes. Depuis 2014, 250 000 passeports ont été distribués à des ressortissants ukrainiens du Donbass, des instructeurs russes forment les rebelles, et les élus locaux sont épaulés par des soutiens de Poutine. Les accords de Minsk prévoyaient une réforme constitutionnelle avec l’idée d’un plus grand fédéralisme, une décentralisation qui aurait donné aux régions séparatistes une plus grande autonomie. Il y a un vrai interventionnisme russe dans la politique ukrainienne. La Russie ne peut pas se permettre une annexion territoriale pure et simple, ni sur le plan des relations internationales, ni financièrement, elle passe donc par l’intérieur du système politique. Il y a au fond l’idée que l’indépendance ukrainienne n’a pas droit de cité.
Dans ces conditions, comment l’Europe réagira-t-elle ? Elle ne peut pas se contenter de laisser faire les Etats-Unis, d’autant qu’elle est géographiquement très proche de l’Ukraine.

François Bujon de l’Estang :
Je ne crois pas du tout que la vision française soit celle qu’a décrite Michaela. Le « récit » consistant à expliquer la position russe comme une réaction à des années de mauvais traitements est en réalité celui du Kremlin.
Il y a incontestablement beaucoup de gens qui disent cela en France, mais ils ne sont pas représentatifs du consensus diplomatique de Paris. Macron a lui-même eu un cheminement compliqué vis-à-vis des Russes. Lors de la conférence des ambassadeurs il y a deux ans, il avait même admonesté cette attitude hostile envers un rapprochement avec la Russie, il avait fait un effort pour renouer un dialogue avec Poutine, l’avait invité à Brégançon, et il n’a en échange obtenu que des rebuffades. Ce fut un échec complet. Je pense pour ma part qu’il est en train d’en tirer les conséquences. Il a justement tenu de fortes paroles sur la crise ukrainienne, ainsi que sur l’affaire Navalny. Il faut désormais le compter parmi les dirigeants décidés à se montrer fermes envers M. Poutine.
Il existait une entente franco-allemande sur le sujet. Mme Merkel elle-même est très méfiante vis-à-vis du président russe, elle parle assez bien le russe pour avoir compris, au cours de nombreuses conversations téléphoniques, que Poutine lui mentait effrontément. La diplomatie franco-allemande est en réalité arrivée dans une impasse. Ce n’est pas l’OTAN qui est en état de mort cérébrale, mais bien plutôt les accords de Minsk, qui ne mènent nulle part.
Quant au conflit, il est véritablement gelé. Non pas qu’il ne puisse pas y avoir de combats ou même de morts, hélas, mais il est à la merci de Poutine, qui en règle l’intensité à son gré. Qu’il décide de le laisser reposer, et vous verrez que la tension retombera.

Michaela Wiegel :
Loin de moi l’idée de vouloir caricaturer la politique française, mais il faut reconnaître que cette ouverture surprenante lors de la conférence des ambassadeurs, loin de ce dont on avait l’habitude, ou l’invitation à Brégançon, tout cela montrait que malgré toutes les indélicatesses russes, la France croyait en la possibilité d’un dialogue. C’est là où je vois une division dans le couple franco-allemand, car encore aujourd’hui, je crois que cette politique française de la main tendue à Moscou est en vigueur. M. Macron vient à peine de parler de l’instauration d’un partenariat stratégique de sécurité avec la Russie, en expliquant qu’il était commandé par la géographie.
Poutine ne veut manifestement pas d’une sortie au conflit ukrainien, qui lui sert de levier sur différents problèmes. Mais malgré cela, il me semble que l’influence de ceux qui plaident pour un rapprochement avec Poutine reste forte sur le président français.

Lucile Schmid :
Je ne crois pas que le sujet soit la naïveté à l’égard de Vladimir Poutine. Tout le monde sait que c’est quelqu’un qui est dans le rapport de force. Il s’agit de déterminer une bonne politique à l’égard de la Russie, c’est à dire qui tienne compte de sa puissance et qui soit efficace. On n’y est pas encore arrivé, et il y a sans doute une forme de tâtonnement du côté d’Emmanuel Macron. Mais l’important est qu’il essaie. François nous rappelait que Joe Biden avait passer la Russie par pertes et profits pour les Américains. C’est précisément cela que nous ne pouvons pas nous permettre.
Comment se comporter avec Poutine ? Emmanuel Macron n’a pas trouvé la réponse, mais du moins n’élude-t-il pas la question.
On ne règlera pas le sort de l’Ukraine sans associer le gouvernement ukrainien, et le président Zelensky l’a rappelé. Il s’agit d’une démocratie, et il y a également une difficulté pour trouver la place à lui accorder. Le jeune président ukrainien a été élu par surprise, c’est un ancien humoriste, mais il faut tout de même le prendre u sérieux. Les réunions « format Normandie » n’ont pas donné grand chose, nous avons ensuite été tentés de ne pas associer les Ukrainiens aux autres réunions où l’on discutait de leur sort. Ce sont des erreurs à ne pas répéter.

Les brèves

Le lièvre d’Amérique

Lucile Schmid

"Je vais rester dans un registre poétique et vous recommander un roman écrit par une autre poétesse, québécoise cette fois, Mireille Gagné. On y suit une employée modèle, essorée au travail, qui va se faire greffer un gène de lièvre d’Amérique pour devenir encore plus efficace. A travers cette transformation génétique que nous vivons en direct, nous allons réintégrer un univers profondément poétique, celui de l’Isle-aux-Grues. Il s’agit d’une île sur le Saint-Laurent, où l’héroïne redécouvre ce qu’est être un lièvre, ainsi qu’un amour adolescent. Il y a dans ce roman une atmosphère aussi poétique qu’exotique. Il est également tout à fait fantaisiste, tout en proposant une réflexion à la fois sociale et naturaliste."

L’iris sauvage

François Bujon de L’Estang

"Je voudrais vous recommander de la poésie. Et notamment la découverte faite grâce aux jurés du prix Nobel, qui l’ont décerné à Louise Glück, une poétesse américaine. En France, elle n’avait encore jamais été traduite, et était quasiment inconnue. Fort heureusement cette injustice est réparée. Louise Glück est tout à fait reconnue aux Etats-Unis, elle a déjà été récompensée de nombreux prix littéraires (il y en a là-bas pour la poésie, au contraire de la France). Gallimard vient de publier deux recueils, l’Iris sauvage, et Nuits de foi et de vertu. L’édition est excellente, elle est bilingue et permet de découvrir une poétesse aussi originale que touchante. Son langage n’a rien d’hermétique, elle utilise les mots les plus quotidiens, mais le résultat est pourtant très énigmatique, doté d’une grande spiritualité, et très polyphonique. Elle utilise en effet beaucoup le « je », mais souvent, et comme il se doit en poésie, le « je » est un autre. Tantôt l’auteure, tantôt le créateur, tantôt un autre personnage. Simple, lyrique, spirituel. Tout à fait unique."

Jean-Claude Mourlevat

Michaela Wiegel

"Je voulais vous parler d’un autre prix littéraire, le prix ALMA (Astrid Lindgren Mémorial Award). Il a cette année été décerné à un Auvergnat, Jean-Claude Mourlevat, pour l’ensemble de son œuvre. Ses livres s’adressent à la jeunesse, mais sont tout de même très plaisants pour les lecteurs adultes. L’auteur est un ancien professeur d’allemand, qui a commencé par traduire des romans pour la jeunesse de l’allemand vers le français. Parmi ses livres les plus connus, citons l’enfant-océan, le chagrin du roi mort, le combat d’hiver. Ses récits sont hors du temps, ils traitent de sujets très profonds (la vulnérabilité, la guerre, le désir, l’amour ...) dans un langage aussi simple que beau. "