Police, justice, insécurités
Introduction
Philippe Meyer :
A Tourcoing, Grenoble, Bourgoin-Jallieu, Évreux, Blois, Trappes... les violences urbaines, avec leurs lots de tirs de mortier d'artifice et de feux de poubelles se sont multipliées ces derniers mois. A Rambouillet, le 23 avril, la France a été de nouveau frappée par le terrorisme avec le meurtre d’une agente administrative du commissariat de la ville des Yvelines par un Tunisien de 36 ans dont la radicalisation « paraît peu contestable », selon les mots du procureur antiterroriste. Une attaque qui intervient quelques mois après un automne déjà marqué par la décapitation du professeur Samuel Paty et l'attentat au couteau dans la basilique Notre-Dame à Nice.
Deux décisions de justice ont récemment soulevé de très vives protestations. Le 14 avril, la Cour de cassation a déclaré, l'irresponsabilité pénale de Kobili Traoré, qui, en avril 2017, à Paris, avait agressé et défenestré une femme de confession juive de 65 ans, Sarah Halimi. L'instruction avait conclu au caractère antisémite de l'homicide mais la Cour de cassation a considéré que l'intéressé avait agi sous l'emprise de la drogue, son jugement ayant été aboli par un état psychotique. Devant l’émotion suscitée par cette décision, le gouvernement a annoncé qu'il allait envisager une modification législative. Le 18 avril, la Cour d'assises de Paris a condamné en appel cinq jeunes à des peines de six à dix-huit ans de réclusion criminelle pour leur rôle dans l'attaque de policiers brûlés dans leur voiture à Viry-Châtillon dans l’Essonne en 2016, et prononcé huit acquittements provoquant des manifestations de policiers devant des tribunaux à travers le pays. Les méthodes d’interrogation de certains accusés ont été remises en question dans une partie de la presse. Dans un entretien au Figaro du 19 avril, le président de la République a reconnu que la France « doit faire face à une forte augmentation des violences sur les personnes » et notamment à « la progression des violences du quotidien, qui visent tout particulièrement les détenteurs de l'autorité […] Les policiers, gendarmes, sapeurs-pompiers, élus sont les principales victimes de la progression de la violence dans notre société ».
Selon l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, près de 30 policiers et gendarmes sont blessés en mission chaque jour (chiffres de 2018, les plus élevés depuis 2009). Un sondage Ifop publié début avril, indique qu’à peine 26 % des personnes interrogées jugent positif le bilan du président contre l'insécurité, alors que ce pourcentage atteignait 41 % en avril 2018. D'après un sondage Ifop pour le JDD réalisé en mars dernier, 81 % des sondés considèrent que la justice est trop laxiste. Aujourd’hui, la lutte contre la délinquance est jugée « tout à fait prioritaire » par 69 % des Français, moins que la lutte contre le Covid-19 (82 %), mais au même niveau que la lutte contre le chômage (70 %) et nettement devant la protection de l'environnement (59 %).
Kontildondit ?
Lucile Schmid :
Deux choses sont frappantes dans les évolutions que vous venez d’évoquer. D’une part, que le sentiment d’insécurité est une préoccupation très importante, juste derrière la pandémie, et un certain nombre d’experts nous disent que ce sujet pourrait être crucial dans l’élection présidentielle de 2022. Ensuite, un grand nombre de Français n’ont pas confiance en la justice, un sentiment qu’a récemment souligné le Garde des Sceaux Eric Dupont-Moretti. On assiste donc à une espèce d’effet ciseau, où les Français, de plus préoccupés par l’insécurité, ont de moins en confiance dans les institutions chargées de faire respecter le droit.
C’est un élément très préoccupant pour toute la classe politique, mais en particulier pour Emmanuel Macron, puisque son bilan en matière de sécurité est jugé plutôt mauvais par nos concitoyens. Le fait qu’un duel avec Marine Le Pen au second tour soit très probable renforce l’acuité de cette question. C’est pour cette raison que le président a accordé un entretien fleuve au Figaro il y a quelques jours, dans lequel il réaffirme qu’il remplit parfaitement ses objectifs en matière de sécurité et de justice, adossant les questions de police et de justice. Selon lui, 6 000 policiers ont déjà été recrutés depuis le début du quinquennat, et 10 000 autres vont l’être bientôt. Il rappelle que des places de prison ont été créées, et que sur le plan de la justice, on atteint désormais 9 000 magistrats. Mais surtout, que le budget de la justice, traditionnellement très faible, est à présent plus important qu’il ne l’a jamais été depuis les débuts de la 5ème République.
Il y a donc quelque chose de matériellement vérifiable dans les affirmations du président, mais pour autant, l’opinion a le sentiment qu’il court après l’actualité. Il y a d’abord l’arrêt de la Cour de Cassation concernant l’affaire Sarah Halimi, impossible à comprendre, puisque la nature antisémite du crime est reconnue en même temps que l’irresponsabilité du criminel, et puis l’appel, à Viry-Châtillon, moins sévère vis-à-vis des accusés ; non pas parce que les juges ont fait preuve de laxisme, mais parce que les accusés étaient cagoulés, et qu’il est très difficile de savoir clairement qui a fait quoi. Ceci dit, il y a eu une protestation très forte à l’annonce du verdict au sein même du box des accusés ; et on peut considérer que la décision de justice n’a pas marqué la fin de la violence.
Enfin, la question des violences entre mineurs est particulièrement préoccupante. Ces derniers mois, plusieurs rixes entre jeunes, d’une violence particulièrement extrême, ont eu lieu dans l’Essonne et à Paris. Que le droit ne parvienne plus à juguler cette violence sociale est quelque chose de particulièrement inquiétant pour notre démocratie.
Matthias Fekl :
L’élection présidentielle de 2002 avait été dominée par les questions de sécurité, à partir d’un incident très grave, l’agression d’un vieux monsieur, Paul Voise, qui avait totalement changé le cours de l’élection, ainsi que la tonalité du débat public. Vingt ans plus tard, on mesure l’accentuation de la violence dans le débat public autour de ces sujets. Quand on met bout à bout les différents faits rappelés ci-dessus, certains ont de quoi glacer le sang. L’affaire Sarah Halimi bien sûr, et la décision de justice incompréhensible. Je suis d’ailleurs frappé par la grande dignité de tous ceux qui réclament un procès. Ils ne préjugent pas l’accusé, ils veulent simplement qu’un procès ait lieu, qu’un débat contradictoire puisse se tenir, menant à un jugement. Si l’on ajoute à cela les agressions de plus en plus fréquentes et violentes contre les forces de l’ordre, les élus ou l’autorité, on peut se dire que le climat est particulièrement délétère.
Il me semble que la réponse politique va être de plus en plus démagogique, avec une course à la proposition sécuritaire la plus dure : 50 ans de prison ici, des peines automatiques là ... Tout cela n’a à mon avis pas grand sens. Il me semble qu’en matière de sécurité, la politique publique a besoin de trois choses :
- de moyens d’abord. Quand on regarde comment nos forces de l’ordre travaillent, (malgré un effort continu depuis plusieurs années) ou les comparaisons européennes en matière de justice (très loin des grandes démocraties comparables), on voit bien qu’il y a un effort budgétaire de remise à niveau.
- De durée, ensuite. C’est sans doute le point le moins audible dans le débat public aujourd’hui, mais une politique de sécurité fructueuse nécessite du temps. La dernière chose dont elle a besoin, c’est d’un changement perpétuel du cadre législatif et réglementaire, au gré de l’actualité.
- Un continuum entre sécurité et justice, enfin. Il faut le recréer. Chacun doit évidemment être dans son rôle, mais nous avons besoin d’une politique publique commune, et de ce point de vue, les deux semblent très disjoints aujourd’hui.
Nicolas Baverez :
L’attentat de Rambouillet est le 42ème attentat islamiste depuis 2012, on a l’impression d’un rituel qui se déploie toujours de la même manière : un hommage national, des décorations à titre posthume, et l’annonce d’une loi de circonstance pour renforcer l’arsenal législatif. On a l’impression que rien ne change.
En réalité, je crois qu’après la décapitation de Samuel Paty, deux choses sont en train de changer. Chez les Français d’abord, on passe de la lassitude à l’exaspération. Il est révélateur que la moitié des Français se déclarent en accord avec la tribune des généraux de Valeurs Actuelles, et avec le fait que l’armée devrait, sans qu’on lui en donne l’ordre, rétablir la sécurité sur le territoire national.
Ensuite, le divorce entre les Français et la justice semble désormais complet. L’incompréhension est radicale, nous avons d’un côté un corps de magistrats qui s’est autonomisé et travaille pour sa morale propre, et de l’autre des citoyens qui se sentent complètement abandonnés pour ce qui est de la justice du quotidien.
La configuration actuelle est réellement dangereuse, il y a une perte complète de contrôle de l’ordre public par le gouvernement, une dégradation profonde de l’Etat de droit, aggravée par cette succession de lois de circonstances. Il y a beaucoup de démagogie, et pas assez de stratégie. Pourtant, d’autres démocraties y arrivent. Qu’entend-on par « y arriver » ? D’abord sortir du déni et appeler les choses par leur nom. Comment peut-on faire un projet de loi sur « le séparatisme » ? Cela n’a strictement aucun sens, il faut impérativement retrouver l’usage des mots. Ensuite, il y a quatre volets sur lesquels il faut travailler.
Un volet sécuritaire, d’abord. Quand on parle des moyens, en réalité, les angles morts ne sont pas si nombreux ; il y en a deux grands. D’abord le problème de la coordination entre police nationale, polices municipales et moyens de sécurité privés ; et ensuite la technologie. Sur le terrorisme de proximité, aujourd’hui juridiquement on ne peut pas réellement avoir des stratégies de big data pour anticiper les passages à l’acte de personnes isolées, et la seule manière de le faire est technologique.
Le deuxième volet concerne la justice. On est effectivement dans une spirale infernale entre paupérisation de la justice, corporatisme des magistrats qui se sentent comme un nouveau clergé supérieur au reste de l’humanité, et défiance envers l’institution. En sortir suppose des investissements très conséquents, mais aussi un profond travail sur la culture et la formation des magistrats.
Troisième volet : l’intégration et le contrôle de l’immigration, car aucune réponse ne sera jamais entièrement sécuritaire et pénale. Le lien automatique que certains veulent faire entre terrorisme et immigration ne tient pas, en revanche il est tout aussi faux de dire qu’il n’y a aucun lien. Et de toutes manières, on ne peut pas continuer à avoir des frontières ouvertes ou, comme l’a fait remarquer la Cour des Comptes, seulement 15% des éloignements ou des interdictions du territoire suivies d’effet.
Le dernier volet est l’Europe. Elle doit reprendre en main ses frontières : aujourd’hui une personne sur cinq entrant dans l’espace de Schengen n’est pas identifiée, cela ne peut pas continuer comme cela. Le contrôle des frontières extérieures de l’Union doit être strict.
Jean-Louis Bourlanges :
C’est un problème très épineux pour un élu de la nation, qu’il soit député, sénateur, ou ministre. C’est difficile car on est en réalité confronté à une véritable impuissance. Il suffit de voir la façon dont s’est déroulé l’attentat de Rambouillet pour s’apercevoir qu’il était fondamentalement imprévisible et imparable. Il me semble d’ailleurs que les Français le ressentent, et que toutes les dénonciations sur le mode « y a qu’à / faut qu’on » achoppent sur cette réalité : cette malheureuse jeune femme a été frappée à l’improviste par quelqu’un qu’on ne pouvait pas arrêter. Je crois que c’est la compassion, la douleur et l’horreur qu’expriment nos concitoyens, plutôt qu’un sentiment défaillance dans le cas d’espèce. Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas un sentiment très profond et global d’insatisfaction.
On constate que les Français attendent de plus en plus de solutions « magiques ». Cela a été analysé, il y a un vrai déficit cognitif, un recul très net de l’approche rationnelle des problèmes, un effondrement du débat instrumental et son remplacement par l’indignation, la morale et la surenchère : « si on est mauvais, c’est qu’on n’en fait pas assez ». Ce raisonnement a très profondément remplacé, à tous les niveaux du débat public, une réflexion stratégique sur les moyens. Le « gouverner c’est choisir » de Pierre Mendès France, à la base du débat républicain, semble plus lointain que jamais. On a du mal à envisager globalement ce qu’on peut faire, et ce qu’on ne peut pas faire.
Il y a des tas de choses que l’on ne peut pas faire, et il nous faut l’accepter. En 1940, les Britanniques n’ont pas reproché à Churchill la destruction de tel ou tel quartier de Londres par la Luftwaffe. Ils savaient que le Premier ministre faisait ce qu’il pouvait avec les moyens dont il disposait, et on serrait les rangs. C’est quelque chose que nous ne transposons pas aujourd’hui.
Que signifie le soutien des Français aux déclarations de ces généraux à la retraite ? Pas qu’ils souhaitent un putsch, ce n’est qu’une autre manifestation de cette attente d’une solution magique. Le gouvernement n’arrivant pas à obtenir les résultats qu’ils estiment être en droit d’attendre, ils invoquent cette intervention militaire, sans même réaliser qu’elle implique un coup d’état.
Les problèmes sont deux natures. Il y en a un d’impuissance d’abord, et un autre de désorientation. L’impuissance est évidente, et on voit à quel point elle s’étend, par cercles concentriques, à tout l’Etat. On voit qu’on n’a rien pu faire pour protéger la victime à Rambouillet, ou pour rétablir l’ordre dans les « quartiers ». On voit bien que la justice ne fonctionne pas (d’abord par son extrême lenteur), pas plus que l’école (on l’a vu avec l’affaire Paty). Sur les questions de pandémie, les défauts bureaucratiques sont très saillants ; tout cela provoque une perception générale d’impuissance de la République. Selon Matthias, c’est un problème de moyens. Je ne le crois pas. C’est vrai pour la policière et la justice, mais quand on regarde le taux de prélèvement obligatoire, on se dit que les moyens publics sont énormes.
Le problème fondamental est l’anomie, au sens où l’entendait Durkheim. Il y a un désarroi généralisé, adossé à une crise morale très profonde à propos de nos valeurs. On pourrait citer la mise en cause de la laïcité, par l’extrême-gauche mais aussi par la communauté internationale (la bonne conscience à l’américaine, version New-York Times), ou celle de notre mémoire nationale (on ne sait plus ce qu’on doit célébrer ou pas). Coupés de notre passé national et de nos valeurs morales, et à face une espèce d’autarcie de l’institution judiciaire, il est normal de se sentir aussi désemparés. Le problème est extraordinairement profond, mais ce n’est pas seulement celui de la République ou des moyens de l’Etat.
Lucile Schmid :
Alors que nous entrons en pré-campagne électorale, les textes de loi se multiplient. Or, tout comme il n’existe pas de solution magique, il n’y a pas non plus de loi magique. Rappelons que le projet de loi « sécurité globale » vient d’être adopté, après trois ou quatre recours au Conseil Constitutionnel portés par l’opposition de gauche, ainsi que des interrogations du Premier ministre devant l’article 24. Si l’on proteste dans la rue en France aujourd’hui, c’est contre l’arrêt de la Cour de Cassation au sujet de Sarah Halimi, mais c’est aussi contre cet article 24, perçu comme inique par rapport à la liberté de la presse. Il y a donc une difficulté dans la société française à percevoir la façon dont notre démocratie articule les questions de sécurité et de liberté, et la façon dont police et justice peuvent travailler ensemble.
Par rapport à cet été d’anomie dont parlait Jean-Louis, la tentation consiste pour le gouvernement à multiplier les textes de loi, qui sont en plus mal écrits. Rappelons que la proposition de loi pour la sécurité globale a dû être retravaillée au Sénat, conjointement avec la CNIL, car les éléments de liberté n’avaient pas correctement été pris en considération, qu’il n’y avait pas d’étude d’impact, et qu’en somme cette proposition ne correspondait pas à l’état du droit.
Comment mener une politique de sécurité durable avec des résultats, alors qu’on se précipite dans la campagne présidentielle ? Je précise que les autres candidats à la présidentielle ne m’apparaissent pas meilleurs, et même plus pathétiques encore qu’Emmanuel Macron. Quand Xavier Bertrand fait la course à l’échalote sur le fait qu’il faut des peines plancher de 50 ans sur le terrorisme, personne ne pense un instant qu’il est crédible. L’enjeu est donc bien de retrouver une sociologie des élites politiques correspondant à la réalité. Les Français souhaitent qu’on prenne en compte la complexité de la réalité, plutôt que d’aligner les tribunes et les discours dans la presse.
Nicolas Baverez :
Une brève remarque à propos du vocabulaire. De même qu’il faut appeler l’islamisme par son nom, il faut se méfier du terme de « guerre contre le terrorisme ». Il était adapté aux opérations contre l’Etat islamique en Irak et en Syrie, ou contre l’AQMI au Sahel, il ne l’est absolument pas en revanche à propos du territoire national. Il y a une lutte, qui doit mobiliser tous les moyens de l’Etat, et qui doit être compatible avec l’état de droit. Une démocratie qui le foule aux pieds pour lutter contre un adversaire, si monstrueux soit-il, se ruine elle-même.
Sur les moyens, il faut rappeler un paradoxe. La dépense publique représente 65% du PIB, mais c’est l’Etat-providence qui en accapare l’essentiel. L’Etat régalien, lui, a totalement fondu. La défense par exemple représentait 6% du PIB au début des années 1960, c’est 1,80% aujourd’hui. Quant à la sécurité intérieure et la justice, on y consacre par habitant la moitié de ce que font l’Allemagne ou le Royaume-Uni.
Nous avons un problème de stratégie. Or la stratégie, ce sont des choix. Le « en même temps » permet de gagner une campagne électorale, pas de présider. On le voit sur ce thème comme sur tous les autres. Les valeurs sont très importantes ; nos adversaires au moins savent pourquoi ils se battent et pourquoi ils nous tuent. Quant un président de la République explique qu’il faut déconstruire l’Histoire de France, il nous place lui-même dans cette anomie, et nous en payons le prix.
Matthias Fekl :
Un mot sur les moyens. Aujourd’hui, l’Etat fait tout, et finit par ne plus rien faire bien. Le problème n’est pas le montant global de la dépense mais effectivement son allocation. On voit ainsi de multiples doublons, la politique publique exercée par une multiplicité d’entités dont les actions s’annulent les unes les autres. Mais sur des éléments précis, je maintient qu’il y a un grand besoin de moyens et d’action continue. L’anti-terrorisme ne consiste pas seulement en des discours flamboyants. C’est également un travail patient et méticuleux de renseignement, de détection et d’intelligence, de maillage national et international. Puisque nous parlons stratégie, il me semble que nous avons grand besoin que chacun des acteurs de la puissance publique, à tous les niveaux, se demande comment il peut agir au mieux, qu’il se recentre sur ses points forts. C’est le cœur de métier qui est aujourd’hui mal assuré, et participe d’un effritement général (même si certains parleront plus volontiers d’effondrement).
Jean-Louis Bourlanges :
J’ai deux remarques. D’abord, je suis très agacé par la critique du « en même temps ». Je comprends parfaitement qu’on puisse ne pas considérer comme satisfaisante la façon dont le président gère ses contradictions, mais il faut se rappeler que le « en même temps » constitue le cœur de tout arbitrage politique. Tout homme politique qui défend une collectivité doit assumer fondamentalement les aspirations de gauche comme celles de droite d’un pays. C’est d’ailleurs ce que disait avec force le général de Gaulle, dans un entretien célèbre avec Michel Droit de 1965 : « la France c’est pas la droite, la France c’est pas la gauche, la France c’est la France ! ». Il voulait dire par là qu’il fallait perpétuellement combiner les deux. On est tout à fait en droit de juger que la combinaison est mal effectuée par Emmanuel Macron, mais l’utilité de cette combinaison n’est à mon avis pas récusable. En revanche, choisir une ligne contre l’autre, par exemple la liberté contre la sécurité, n’est pas une solution. D’ailleurs, tous les gouvernements ont toujours assumé cette double exigence.
Ensuite, sur les moyens, je partage votre analyse à propos de la réduction du régalien. Il est vrai que les arbitrages sont faits à son détriment. Pas tout à fait en matière de défense cependant, c’est en train de changer. Je suis en contact assez étroit avec les militaires, et ils sont assez satisfaits de la façon dont, depuis deux ou trois ans, on sort l’armée française de la misère décrite par le général de Villiers. Mais globalement, il est vrai que les moyens ne sont pas affectés correctement. Cela ne veut pas dire qu’il n’y en a pas suffisamment mais, comme je le disais précédemment, que l’on n’arbitre pas correctement. Le problème des moyens de l’action publique ne doit pas être posé quantitativement, mais stratégiquement : mettons-nous l’argent là où il le faut ?
Nicolas Baverez :
Mendès France disait que gouverner c’est choisir. Présider, c’est la même chose.
Jean-Louis Bourlanges :
Mais choisir n’empêche pas le « en même temps » ! Quant au gouvernement de Mendès France, il faut se souvenir que c’était un gouvernement dit de gauche, ne comprenant aucun ministre socialiste, aucun communiste, mais M. André Bettencourt pour les indépendants, et M. Christian Fouchet pour les Gaullistes. Comme « en même temps », c’était très fort.
L’Afghanistan livré à lui-même
Introduction
Philippe Meyer :
En Afghanistan, la plus longue guerre de l'histoire des États-Unis s'achèvera le 11 septembre prochain, vingt ans après les attentats qui l'avaient déclenchée. Le 14 avril, le Président américain a annoncé le retrait définitif des quelque 3 000 soldats américains encore déployés dans le pays. Cette guerre qui a coûté la vie à 2 400 GI et à au moins 100 000 Afghans a aussi coûté près de 1 000 milliards de dollars. Dans la foulée, les pays de l'OTAN ont annoncé leur désengagement « d'ici le 1er mai ». Washington a appelé de ses vœux la formation d'un gouvernement intérimaire à Kaboul, sans nouvelle élection présidentielle, ainsi que la mise en place d'un Conseil consultatif islamique « qui donnerait son avis sur toutes les lois, afin de s'assurer qu'elles sont conformes aux principes de l'islam ». Le secrétaire d’État américain, Antony Blinken justifie cette approche en disant qu'un retrait militaire américain « sans règlement politique » laisserait le gouvernement d'Ashraf Ghani « vulnérable ». A son arrivée à la Maison Blanche, Joe Biden avait hérité d'un engagement de son prédécesseur, Donald Trump, pour un retrait sous condition, au 1er mai, conformément à un premier accord avec les insurgés talibans conclu en février 2020 au Qatar. Les talibans n'ont cessé de répéter depuis que, si le retrait des soldats étrangers n'était pas effectif au 1er mai, ils se sentiraient libres de reprendre les combats.
Les désertions se multiplient. Les soldats et les policiers manquent d’équipement, et nombre d’entre eux disent n’avoir pas été rémunérés depuis des mois. Les talibans contrôlent près de la moitié du pays : très présents dans les campagnes, s’ils ne disposent d'aucune ville majeure, ils tiennent de nombreux districts proches de grandes villes, y compris de Kaboul, et ils ont renforcé leur présence sur certaines autoroutes où ils fouillent les voitures et multiplient les checkpoints. Si le soutien occidental au gouvernement afghan a permis aux filles de retourner à l'école et aux femmes de participer progressivement à la vie publique, les Talibans se sont engagés à respecter les droits des femmes… dans le cadre de la charia, la loi islamique.
De nombreux analystes considèrent que ce retrait pourrait plonger l'Afghanistan dans une nouvelle guerre civile ou permettre un retour au pouvoir des talibans, qui en avaient été chassés fin 2001. « En l'absence d'accord de paix, on peut redouter une offensive des talibans au printemps. Si le gouvernement afghan s'effondre, alors une guerre civile longue et multidimensionnelle est plus que probable », a jugé Stephen Biddle, professeur à Columbia et ancien conseiller des commandements militaires américains en Afghanistan.
Les chancelleries occidentales ne cachent plus que l'incertitude qui règne sur l'avenir de l'Afghanistan les a conduites à préparer un départ de leurs personnels et une éventuelle fermeture de certaines ambassades d'ici à la fin de l'année.
Kontildondit ?
Jean-Louis Bourlanges :
La décision du président Biden était prévisible, je ne sais pas pourquoi tant d’observateurs affectent d’être surpris. C’est le choix auquel il avait toujours été favorable, déjà en tant que vice-président de Barack Obama. Il est justifié par le pivot des Etats-Unis vers l’extrême-Orient, et bien sûr par le bourbier de la situation sur place. L’impuissance politique et militaire dans laquelle se trouvent les Etats-Unis en Afghanistan expliquent que le nouveau président procède au retrait des troupes sans trop tarder.
Plusieurs questions sont cependant frappantes. Celle des délais, tout d’abord. Au lieu de partir le 1er mai, comme on aurait pu le penser suite aux accords de Doha, les Américains partiront en septembre. Et les talibans utilisent ce report comme prétexte pour considérer comme nulles et non avenues les promesses qu’ils ont faites, comme celle d’un sommet à Istanbul par exemple. Leur mauvaise foi est totale dans cette affaire. D’abord parce que le départ effectif des Américains aura lieu bien avant septembre (tout porte à croire que ce devrait être presque achevé début juillet), ensuite parce que l’on sait bien que dans les semaines précédant la date officielle, une forme de déstabilisation générale du pays aura commencé, il se peut même que cela se produise dans les jours qui viennent.
La situation de l’Afghanistan est le résultat de la négociation menée en dépit du bon sens par Donald Trump. Il a négocié sur les pires bases, oubliant que les gens qu’il avait en face de lui étaient d’Al-Qaïda, les invitant à Camp David, en oubliant qu’il était le dépositaire des victimes de l’attentat du 11 septembre. Après quoi il a négocié de manière totalement folle, faisant les concessions tout de suite, en espérant que les talibans respecteraient leur part du marché après le départ des Américains. Alors qu’ils se fichent évidemment comme d’une guigne des promesses faites aux Américains.
La situation qui s’annonce est réellement terrifiante. C’est un échec total, vingt ans de guerre et des moyens colossaux n’ont abouti à rien. L’Afghanistan a toujours tenu en échec les plus grandes puissances militaires de l’Histoire : les USA, mais aussi la Russie et l’Empire britannique. Ce pays est le cimetière des empires. L’effondrement de la république d’Afghanistan est inévitable, les seules questions qui se posent sont : en combien de temps, et par quoi sera-t-elle remplacée ? A n’en pas douter, par un pouvoir qui s’annonce redoutable, notamment pour les femmes. Les talibans n’ont pas de projet, leur programme se résume à la kalashnikov et à la charria. On peut également envisager une guerre civile, entre seigneurs de la guerre locaux. Le fils du commandant Massoud, que j’ai rencontré et qui est un personnage remarquable, aussi brillant que sympathique, ne pourra pas grand chose. Il peut au mieux fédérer les Tadjiks, mais ce n’est qu’une pièce de ce puzzle complètement éclaté qu’est l’Afghanistan.
Je pense très sincèrement que ce qui s’est passé en Afghanistan vérifie la thèse que Pierre Hassner défendait à la fin de sa vie, celle du rendement de plus en plus décroissant de la guerre.
Lucile Schmid :
Cela fait quarante ans que le pays est en guerre, puisque l’invasion soviétique date de 1979. Les talibans sont au pouvoir depuis 1994, le peuple afghan est épuisé, des centaines de milliers de personnes sont mortes, et au fur et à mesure de ces 40 années, toute forme d’Etat s’est désagrégée. Ce sont effectivement aujourd’hui des ethnies et leurs chefs de guerre respectifs qui dominent le pays.
Le commandant Massoud était venu s’adresser à l’Europe en 2001, six mois avant les attentats du 11 septembre, pour mettre en garde contre le terrorisme islamiste en préparation. Il fut assassiné deux jours avant l’attentat du World Trade Center, et George W. Bush avait décidé de lancer une opération d’éradication du terrorisme islamiste en Octobre 2001. Et elle a très bien fonctionné, puisqu’Al-Qaïda fut obligé de se replier au Pakistan (qui refusa d’expulser Oussama Ben Laden). Mais à cet objectif précis sont venus s’ajouter d’autres buts, qu’on peut trouer louables d’un point de vue démocratique : reconstruire l’Etat, restructurer l’économie, mettre en place un gouvernement légitime et une Constitution, etc. Jusqu’en 2004-2005, les choses ont fonctionné à peu près correctement. Mais l’ingérence extérieure est toujours une affaire redoutablement compliquée, et progressivement les choses se sont délitées, la corruption s’est installée, les élections n’ont pas été suivies (les présidentielles de 2014 ont vu 90% d’abstention), si bien qu’aujourd’hui, il ne s’agit plus d’une démocratie, mais seulement d’une façade en carton-pâte.
Au début des années 2010, les Américains avaient environ 100 000 hommes sur place, ils ne sont plus que 3 000 aujourd’hui. Comme l’a rappelé Joe Biden, quatre présidents américains se sont succédés depuis que les Etats-Unis sont en Afghanistan. C’est la plus longue guerre de leur histoire, et elle se solde par un échec cuisant. A l’heure actuelle, les talibans contrôlent environ 50% du territoire afghan, et leur arrivée à Kaboul n’est qu’une question de temps.
Un mot sur les droits des femmes pour finir. C’était l’un des seuls succès de la présence américaine : les jeunes filles pouvaient aller à l’école, et les femmes avaient le droit de travailler. Aujourd’hui, il est très clair que ce ne sera plus le cas au retour des talibans. Ce seul fait ne mériterait-il pas qu’on s’interroge au niveau international à propos de l’Afghanistan, au lieu d’abandonner ces gens à leur sort ?
Matthias Fekl :
L’un des plus beaux symboles de la libération de l’Afghanistan était en effet la libération des femmes. C’est évidemment l’un des principaux sujets d’inquiétude, mais plus généralement, je me demande comment l’Occident peut espérer gérer les interventions extérieures sans des solutions politiques. Il s’agit de cela en Afghanistan : l’intervention apporte, du moins dans les débuts, des bienfaits incontestables, en matière de lutte contre le terrorisme, de modernisation du pays, de droits humains. Mais après ? Comment construit-on une sortie ? Comment met-on en place un Etat ? Il n’y en a pas aujourd’hui en Afghanistan : la corruption est endémique, et la drogue est la principale (voire la seule) ressource économique du pays.
Il me semble que la responsabilité de la communauté internationale (si tant est que ce concept signifie encore quoi que ce soit) doit être d’essayer de construire des départs qui ne laissent pas les pays dans des états pires que ceux dans lesquels on les a trouvés. Ce n’est évidemment pas le cas en Afghanistan ; la situation y est si précaire que du jour au lendemain, le pays peut redevenir un nouveau foyer important du terrorisme mondial. L’Europe a un rôle à jouer là-dessus, notamment dans ses projections en matière de défense. Comment stabilise-ton une région où l’on est intervenu ? Une partie du terrorisme aujourd’hui provient précisément des déséquilibres créés un peu partout dans le monde, suite à des interventions similaires, mal conçues, mal préparées, et qui ont déstructuré des régions entières de la planète.
Nicolas Baverez :
L’Afghanistan a effectivement confirmé sa réputation de cimetière des empires. 2001 a été le point de départ de ce cycle des guerres enlisées et perdues, qui s’est poursuivi en Irak et en Syrie, mais c’est aussi celui du djihadisme et de la très difficile lutte contre le terrorisme.
En Afghanistan, on a vu que l’Occident, et les USA en particulier, ne parvenaient plus ni à gagner la guerre, ni à faire la paix. Sur la thèse de Pierre Hassner, je serai prudent car il me semble qu’elle n’est pas une vérité universelle. Quand on regarde aujourd’hui la Russie ou la Turquie, on constate que certaines puissances parviennent encore aujourd’hui à utiliser la force armée à leur bénéfice.
La situation a été fort bien résumée : elle a tout d’un désastre total. C’est un gâchis absolu : on a investi 1 000 milliards de dollars et la légitimité de l’OTAN, on a perdu des hommes, et on se retrouve avec un pays qui sera contrôlé à plus ou moins brève échéance par les talibans, après une guerre civile entre certaines tribus.
Il y a un autre acteur dont on a peu parlé : Al-Qaïda. Il est vrai que l’organisation a perdu son infrastructure, mais elle s’est réorganisée avec des filiales régionales, très actives au Moyen-Orient et au Sahel. Il est frappant de constater qu’Al-Qaïda peut aujourd’hui compter sur deux fois plus de combattants qu’en 2001.
On va quitter l’Afghanistan, mais on ne peut pas pour autant laisser le pays redevenir une base terroriste. Que faire alors ? Les Américains vont certainement déployer des bases au Kirghizistan, en Ouzbékistan et continuer une surveillance aérienne assez serrée du pays, pour empêcher par des frappes éventuelles la reconstitution d’une infrastructure terroriste.
La deuxième réflexion concerne l’OTAN et les Européens. Les Etats-Unis veulent aujourd’hui, avec l’alliance de la démocratie, reconstituer une espèce de triangle, dont ils seraient le sommet tandis que l’Europe et l’Asie seraient la base, et emmener l’OTAN vers le concept d’Indo-Pacifique. Je pense que l’exemple de l’Afghanistan devrait nous inciter à réfléchir à deux fois à ces expéditions lointaines.
Enfin, il y a une leçon pour la France. Car pour ce qui est les guerres enlisées sans solution politique, le Sahel occupe évidemment une place de choix. La situation se présente sous un jour encore plus dégradé après la mort récente d’Idriss Déby à la tête de ses troupes. Les Tchadiens sont de très loin la force la plus opérationnelles des cinq pays engagés, la France va donc être très rapidement confrontée au même dilemme que Joe Biden, à ce type d’alternative dans laquelle tous les choix sont mauvais.
Jean-Louis Bourlanges :
Une précision sur le rendement décroissant de la guerre selon Hassner : Nicolas a raison, ce que vise Hassner est la conception classique de la guerre, celle de Clausewitz : mobilisation de forces militaires, bataille décisive, destruction de la force adverse et conquête politique qui s’ensuit. C’est ce schéma là qui marche de moins en moins, pour un certain nombre de grandes puissances, même si cela peut encore fonctionner ça et là, comme pour l’Inde face au Pakistan, ou peut-être la Chine de demain face à Taïwan.
Ce qui est intéressant au sujet de l’Afghanistan, c’est que ce n’est pas comme l’Irak. L’Irak était un choix complètement idiot de la part des Américains, puisqu’on frappait le faux coupable. En Afghanistan, le droit était de notre côté : la cible était la bonne, et les valeurs et les principes défendus étaient indiscutables. Et cela n’a pas marché. Nous mesurons là notre affaiblissement idéologique. Il faut des solutions politiques pour partir, et nous avons du mal à les faire passer. Le parallèle qu’a fait Nicolas avec le Sahel est très juste : on voit bien qu’on demande à la France d’y jouer le mauvais rôle, celui du militaire, alors que tous les échanges commerciaux se font avec l’Afrique et la Chine. Pourquoi ? Parce que la Chine dit : « moi je ne suis pas colonialiste, je ne vous ai jamais rien fait ».
L’Afghanistan est révélateur d’un grand écart entre une volonté de durcissement de la guerre froide, et un président Biden adossé à un électorat pacifiste souhaitant le repli. Une contradiction que Poutine et la Chine sont tout prêts à exploiter.