Des généraux de division
Introduction
Philippe Meyer :
Dans une tribune dans Valeurs Actuelles le 21 avril, une vingtaine d’officiers généraux de réserve sur les plus de 5 000 que compte la deuxième section, une centaine de hauts gradés et plus d'un millier d'autres militaires ont conjecturé : « si rien n'est entrepris, le laxisme continuera à se répandre inexorablement dans la société, provoquant au final une explosion et l'intervention de nos camarades d'active dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles ». Les signataires redoutent une « guerre civile » et s'alarment de la menace que feraient planer sur la France « l'islamisme, les hordes de banlieue » et « un certain antiracisme ». Leur tribune a recueilli plus de 10 000 signatures sur un total de 210 000 militaires d’actives, hors gendarmerie. En 2019, une enquête de l'Ifop sur le vote dans les bureaux proches des casernes avait révélé des scores particulièrement élevés pour le Rassemblement national.
Le 23 avril, Marine Le Pen a répondu, dans Valeurs actuelles, qu'elle partageait leurs analyses et les a invités à rejoindre le Rassemblement national. La gauche a affiché sa consternation devant ce qu’elle considère être un appel à l'insurrection à peine voilé. Après un silence de plusieurs jours, la ministre des Armées, Florence Parly a condamné le 25 avril la tribune, jugeant que « les armées ne sont pas là pour faire campagne mais pour défendre la France ».
Dans les colonnes de Valeurs actuelles, cette tribune succède à l'« appel à l'insurrection » lancé le 17 avril par l'ex-secrétaire d'État Philippe de Villiers dont le frère, le général Pierre de Villiers, veut « réparer la France » autour de la notion d'autorité. D’après une étude Ifop publiée fin 2020, 20 % des Français seraient prêts à voter pour cet ancien chef d’État-Major des armées aux élections présidentielles de 2022...
Une semaine après sa publication dans Valeurs Actuelles, un sondage Harris Interactive / LCI indiquait que 58% des Français déclaraient soutenir les militaires signataires. A droite, cette tribune entraîne 71 % de sympathisants LR et 86 % de ceux du Rassemblement national. Une très forte majorité de Français partage la vision exprimée par les anciens militaires sur « la société française en train de se déliter » (73%) ou « une forme d’antiracisme qui produit une haine entre les communautés » (74%). Le sondage montre qu’un Français sur deux (49 %) pense que « l’Armée devrait intervenir sans qu’on lui en donne l’ordre afin de garantir l’ordre et la sécurité en France. »
Le ministère et l’état-major des armées ont décidé de punir les signataires. Une volonté que ne partagent pas les Français selon le sondage Harris/Ifop : seuls 36 % y sont favorables pour les militaires d’active et 26 % pour ceux à la retraite.
Kontildondit ?
Béatrice Giblin :
A écouter cette introduction, on se dit que l’heure est très grave, et qu’une grande majorité de Français est prête à suivre ces généraux, qui viendraient « secourir » la nation sabre au clair, et répondre à une demande forte d’autorité. Je dois dire que j’ai quelques réticences à souscrire à cette façon de voir les choses. Essayons de remettre cette affaire dans son contexte.
D’abord, cette tribune a été publiée sur le blog d’un capitaine de gendarmerie, qui est resté dix ans dans ce corps. Il y est entré capitaine et en est sorti capitaine, sa carrière militaire n’a donc rien de particulièrement remarquable. Ce texte est publié le 14 avril, sans aucun écho. Il ne sera repris que le 21 avril, date anniversaire importante, puisque le putsch des généraux contre le général de Gaulle eut lieu le 21 avril 1961. C’est donc à dessein que Valeurs Actuelles a choisi cette date pour republier cette tribune dans ses pages. Ce sont ensuite les commentaires de Marine Le Pen qui donneront à ce texte son écho médiatique. Le 23 avril, il y eut ce tragique assassinat, d’une agent administrative. Le contexte médiatique est donc particulièrement important, et il a joué à plein dans cette perception de l’évènement selon laquelle près d’un Français sur deux désirerait ardemment davantage d’autorité et une intervention de l’armée. Cela s’inscrit dans le ton de tous ces éditorialistes, comme Eric Zemmour sur CNEWS, répétant sans cesse le même argumentaire sur le déclin de la France, le chaos, etc.
Je reconnais que le général de Villiers est populaire : ses ouvrages, vendus à 170 000 exemplaires le prouvent. Ils disent d’ailleurs tous sensiblement la même chose, rabâchant ce « besoin d’autorité ». Voilà quelqu’un qui n’a pourtant pas supporté que le président de la République rappelle publiquement qu’il était le chef des armées.
Je ne veux pas sous-estimer les inquiétudes des Français, mais de là à penser que l’armée se tient prête à prendre le pouvoir à tout moment et que nous sommes à deux doigts de la guerre civile, il y a à mon avis un grand pas. Cette affaire est pour moi montée en épingle par les médias et ne mérite pas une telle place dans l’actualité.
Akram Belkaïd :
Il est clair qu’aujourd’hui dans les médias, les idées d’extrême-droite, ou en tous cas de la droite dure, ont le vent en poupe. C’est en grande partie à cause d’une orientation délibérément prise par certaines chaînes d’informations, qui ont fait ce choix idéologique. Vous avez cité CNEWS, voilà une chaîne où il est évident que des choix éditoriaux visant à propager ce genre de discours ont été faits. Mais cela se retrouve aussi sur les réseaux sociaux, où ces idées sont défendues de façon très dynamiques (même s’il faut en relativiser l’impact réel). J’entendais l’un des signataires de cet appel expliquer sur une chaîne de radio que l’armée française devrait inévitablement intervenir en Seine Saint-Denis quand ce département (dont je rappelle qu’il est le plus pauvre de France) tenterait de créer un émirat ... On est donc dans le délire le plus total. Personne ne nie que ce département connaît de réels problèmes de sécurité ou de communautarisme, mais de là à clamer à la France profonde, qui voit de loin la région parisienne, qu’il y aurait en banlieue parisienne une tentative de sédition paraît absolument extraordinaire. Et pourtant, ça passe.
Il y a une grande responsabilité du personnel politique, qu’on a vu très prudent, mais aussi des médias, qui devraient réfléchir à la manière dont il faudra tôt ou tard éteindre les feux qu’ils sont en train d’allumer. Mais ce qui m’a le plus frappé est la prudence du gouvernement. Ainsi, la ministre de la défense a réagi après plusieurs jours. Ce gouvernement n’a quasiment que le mot de « République » à la bouche, fait les déclarations les plus outrées pour deux ou trois réunions non mixtes au sein d’un syndicat étudiant, et il répond à peine à un texte dans lequel le coup d’Etat est implicite. Il semble que la République soit une notion à géométrie variable.
Lionel Zinsou :
Je pense qu’il est très important de ... ne pas en parler. Franchement, c’est dérisoire, mais il est vrai qu’avec des éléments un peu anecdotiques, on arrive à capturer les imaginations.
On a entendu ces jours-ci que de nombreux signataires de cette tribune sont dans l’armée active, qui serait d’ailleurs prête à se soulever. Ils sont en réalité dix-huit. C’est certes 18 de trop, mais sur 300 000, ce n’est tout de même pas si important. Oui, ce sont beaucoup de généraux, mais tous en retraite, et en deuxième section (voire radié pour le premier signataire), c’est donc bien moins que le premier quarteron dont c’était l’anniversaire. A l’époque, on était en guerre, les parachutistes prenaient la Corse et menaçaient Paris, bref la situation était radicalement différente. Le déclin le plus radical dans ce pays, c’est d’abord celui de l’idée de putsch ...
S’il est important de ne pas en parler, c’est d’abord parce que cette tribune n’est rien en termes de représentativité. Ce qui m’amuse le plus, c’est le sondage Harris selon lequel 58% des Français seraient d’accord avec un texte dont il est tout à fait manifeste qu’ils ne l’ont pas lu. On leur dit qu’il y a des généraux qui seraient prêts à mettre de l’ordre en France, et bon nombre d’entre eux sont d’accord avec cela, mais cela ne va pas plus loin. Là encore, avec tout le respect que l’on doit à Valeurs Actuelles, leur influence dans l’opinion est quasiment nulle. Pour ce qui est de CNEWS, les taux d’audience de cette chaîne commencent par « 0, ... ». Il y a donc une très grande quantité de « rien » dans cette tribune. Quant à Marine Le Pen, elle dit « je vous ai compris, rejoignez-moi », mais c’est inutile puisqu’ils l’ont déjà fait depuis longtemps.
Le seul intérêt que je trouve à cette tribune est d’ordre littéraire. C’est un texte dont la rhétorique est complètement banalisée, mais qui utilise la double négation. Ils sont contre l’anti-colonialisme, par exemple, ou contre les « idées décoloniales ». Si l’on décode, on s’aperçoit que le texte est donc en faveur de la colonisation, qu’il ne s’agit de rien d’autre que de nostalgie et de racisme. Le racisme est régulièrement mesuré dans la population, et il n’atteint évidemment pas 58%, il stagne autour de 30% depuis des décennies, quant à la colonisation, elle ne fait l’objet d’aucune nostalgie dans l’opinion. Il ne s’agit de rien d’autre que de généraux nostalgiques, sans doute un peu vieillissants, et représentatifs de rien, sinon d’une perception d’angoisse généralisée, mais tout à fait compréhensible en cette période. Même dans ma génération, on a connu de vraies tensions avec de vrais risques et de vrais putschs. Nous en sommes très loin ici.
Jean-Louis Bourlanges :
Je suis bien d’accord, il s’agit d’un psychodrame, non d’un complot, et il faut le traiter en tant que tel. Son accueil public vient simplement de la proximité thématique avec certaines préoccupations, mais ce n’est en aucun cas l’adhésion à un projet politique anti-républicain, militariste et putschiste.
Cela dit, il s’agit de quelque chose de significatif. D’abord, c’est effectivement symptomatique de l’attitude de certains médias. Olivier Duhamel disait que dans les premières années de la 5ème République, les politiques contrôlaient les médias, tandis qu’à présent c’est l’inverse. Cela me paraît assez juste. Des médias comme CNEWS ou Valeurs Actuelles ont délibérément choisi de mettre en scène un phénomène dont ils savaient qu’il rencontrait des résonances dans une partie de l’opinion.
Derrière cela, il y a en réalité un procédé magique. Les gens sont profondément inquiets, profondément insatisfaits par une longue accumulation d’impuissances. Celles-ci ne sont d’ailleurs pas nécessairement toutes imputables à la puissance publique, mais elles sont réelles. Impuissance devant la pandémie, l’insécurité, l’avenir économique. Je ne pense pas que les gens instrumentalisent la mort de cette jeune femme au profit d’une causalité précise, comme le fait Mme Le Pen. Je pense qu’ils sont intelligents et qu’ils comprennent bien qu’il est très difficile de faire obstacle à des choses pareilles. De même, la présence sur le territoire national de gens qui n’ont rien à y faire est très difficile à contrôler, puisqu’on ne sait pas comment les renvoyer, ni où, ni à qui. Mais cela donne un grand sentiment d’impuissance. On pense n’être plus maître de son destin, d’où la tentation magique : l’abolition par la violence, l’armée. Personne ne sait ce que signifierait réellement l’intervention de l’armée dans un département, le raisonnement s’arrête à : « y a qu’à mettre l’armée », comme si cela allait tout régler d’un coup de baguette magique.
Deux autres facteurs me paraissent importants. La division de la société d’abord ; avec mes collègues de l’Assemblée Nationale, nous évoquions il y a quelques jours la question de la proportionnelle, et je disais que la caractéristique du scrutin majoritaire d’aujourd’hui était de donner le pouvoir absolu en sièges à des gens représentant 25% de la population, alors que du temps de de Gaulle, c’était 40%. Quand les partis sont aussi divisés, ils ne parviennent pas à trouver ensemble des compromis, et la tentation d’une autorité forte augmente. Le dernier facteur est la grande évolution idéologique de la droite française. il faut bien comprendre qu’elle n’a jamais été au pouvoir en France depuis 1830, ou tout au moins 1871. En réalité, ce qu’on a appelé la droite, de Jules Ferry à Pompidou, ce sont des socio-libéraux, acquis aux valeurs républicaines, aux échanges, à une économie relativement ouverte, bref à un ensemble de valeurs qui viennent de la gauche. Ce qui les sépare de la gauche, c’est la représentation de l‘Histoire : la gauche croit au sens de l’Histoire, la droite à son caractère tragique (depuis Max Weber). On voit bien que depuis quelques années, il y a un retour de l’idéologie de cette droite historique, contre-révolutionnaire, qui valorise l’intégrité du corps social, de l’identité, des valeurs d’autorité et de fermeture. Et un ensemble d’intellectuels ont du mal à se situer. Ils ne savent pas, quand ils combattent la gauche, s’ils défendent Raymond Aron ou Joseph de Maistre ... Ce glissement est très présent. Non, cette tribune n’est pas une menace pour la République. Oui, elle est le signe d’une très grande désorientation de l’opinion française.
Philippe Meyer :
L’une des raisons pour lesquelles j’ai proposé de traiter ce sujet est que je le crois préfiguratif de ce qui nous attend pendant la campagne présidentielle de 2022. Il y aura à mon avis ce même mouvement, un coup à droite un coup à gauche, consistant à lancer une espèce de brûlot. Valeurs Actuelles a bien compris que ce genre de manœuvre assurait un gros tirage, et qu’elle n’est pas très difficile quand on est aussi à droite que l’est ce magazine. A partir de là, on est assuré que de l’autre côté, le piège va se refermer tout de suite. Car faute d’avoir des solutions à proposer sur des sujets essentiels, il est beaucoup plus facile de crier au fascisme. Je serai prêt à parier que nous allons avoir le même genre de choses venant du camp d’en face. Et à la fin de tout cela, nous aurons eu une campagne pleine de ce « rien » qu’évoquait Lionel.
Je suis d’accord avec vous : il faut relativiser l’influence de ce genre de médias dans l’opinion publique. En revanche, on oublie de signaler que cette influence est forte auprès de ceux qui exercent des responsabilités. Ils prennent les réseaux sociaux pour la vox populi. La course à la radicalisation de ces chaînes d’information est rentable, puisque Pascal Praud vient de dépasser Eric Zemmour. Évidemment, il ne s’agit pas d’un choc de titans intellectuels, loin s’en faut, n’empêche qu’ils intimident les cercles dirigeants.
Lionel Zinsou :
A propos de la tentation autoritaire, je ferai volontiers un parallèle avec ce qui s’est passé aux USA quand Donald Trump a demandé à l’armée de se déployer pour endiguer les manifestations qui ont suivi la mort de George Floyd. C’est l’ensemble de l’Etat-major qui a réagi, rappelant que l’armée américaine était fidèle à la Constitution des Etats-Unis, et qu’il était hors de question de la politiser. Ici, c’est la même chose.
Le président n’en a pas parlé, et il a à mon avis il a eu raison. Mme Parly a réagi (Akram trouvait cela trop tardif, moi pas assez) et le général Lecointre, chef d’Etat-major des armées s’est exprimé et a été on ne peut plus clair. Comme aux Etats-Unis, cette petite composante militariste du populisme a été récusée par l’armée elle-même.
Quant à Mme Le Pen, cette occasion a permis qu’elle jette le masque, et pour ma part j’en suis très content. Plus elle en parlera, moins les pistes seront brouillées, et mieux les Français seront éclairés.
Akram Belkaïd :
Cette triste affaire a tout de même jeté un certain discrédit sur l’armée française ; on a par exemple beaucoup parlé du nombre de militaires qui voteraient pour le Rassemblement National. Or il faut faire justice à cette armée : parmi toutes les institutions françaises, elle fut l’une des premières à comprendre la nécessité de mener des politiques pro-actives en termes d’intégration et de prise en compte de la diversité de la société française. En cela, l’armée a été pionnière, puisque cela remonte aux années 1980. En termes de processus d’intégration, elle a joué un rôle dont on ne parle pas souvent dans les médias, préférant au contraire laisser entendre qu’elle est un repaire d’extrémistes.
Béatrice Giblin :
Il suffit de regarder la carte des lieux de recrutement de l’armée française pour s’en apercevoir : dans la Seine Saint-Denis, il y a deux centres de recrutement par exemple, tandis que dans certains départements de l’Ouest il n’y en a aucun.
Jean-Louis Bourlanges :
Je me permets d’illustrer l’argument d’Akram par un témoignage personnel. J’ai donné un cours à Saint-Cyr pendant une dizaine d’années, portant sur la société française. C’est à ce moment que j’ai eu François Lecointre pour élève, d’ailleurs. L’effort de formation des militaires était indiscutable et je garde de mon travail avec l’armée française un souvenir enchanteur.
Le Tchad perd son fort Déby
Introduction
Philippe Meyer :
Au président Idriss Déby, mort à 68 ans dont 30 à la tête du Tchad a succédé un conseil militaire de transition composé de 15 généraux présidé par le général Mahamat Idriss Déby, fils du défunt président et chef de la Garde présidentielle, qui a promis des élections « libres et démocratiques » à l'issue d'une « période de transition » de dix-huit mois.
Les années Déby ont été marquées par la violence d'État : crimes de masse dans le sud du pays dans les années 90, assassinats politiques, disparitions d'opposants et de journalistes, élections truquées, détournement des ressources pétrolières par le clan au pouvoir. L'armée d'Idriss Déby, dont la plupart des hauts gradés sont issus de sa communauté, les Zaghawas, est réputée pour être une des meilleures de la région. Elle tenait la frontière avec la Libye, luttant contre les groupes islamistes qui y ont pris leurs quartiers et contre les incursions des mouvements rebelles tchadiens. Ses hommes contenaient aussi la poussée de Boko Haram dans la zone du lac Tchad. Cet appareil militaire tchadien a édifié au détriment du développement du pays, qui avec ses 15 millions d'habitants est aujourd'hui 187ème sur 189 de l’indice de développement humain de l’ONU qui prend en compte le PIB par habitant, l’espérance de vie à la naissance et le niveau d’éducation des enfants.
Idriss Déby était aussi la pierre angulaire du G5 Sahel, la force conjointe composée par la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad pour lutter, auprès des Français de la force Barkhane, contre les groupes djihadistes dans la bande sahélo-saharienne. Signe de la proximité entre Paris et N’Djamena, Emmanuel Macron a été le seul président occidental présent aux funérailles le 23 avril de l'ancien autocrate à N'Djamena.
Devant la suspension de la Constitution tout comme celle de l'Assemblée nationale dont le président devrait, selon les textes, assumer l'intérim, plusieurs groupes d'opposition ont dénoncé un « coup d'État » et appelé à ne pas reconnaître la « junte militaire ». Le 27 avril, des manifestations ont été durement réprimées dans le pays faisant au moins six morts. Depuis, le général Mahamat Idriss Déby tente de donner des gages d'ouverture. Après avoir promis un dialogue inclusif et affirmé que « le Tchad assumera ses responsabilités dans la lutte contre le terrorisme », il a nommé un Premier ministre civil et un gouvernement de transition. Cependant, la charte de transition annoncée à la hâte après la mort d'Idriss Déby n'a pas été amendée. Elle donne tous les pouvoirs de nomination et de révocation au nouveau chef de la junte, et ne ferme pas la porte à sa candidature à la future élection présidentielle.
Kontildondit ?
Akram Belkaïd :
Tout commence par un évènement inattendu : un président de la République, en poste depuis trois décennies, disparaît au combat. Cela déclenche immédiatement une crise à plusieurs facettes. C’est un problème supplémentaire pour la France dans la région. Jusque là, le Tchad était la pierre angulaire du dispositif français au Sahel, militaire et politique. Et pas seulement au Sahel, les ramifications s’étendent jusque dans la corne de l’Afrique. Aujourd’hui la France est confrontée à une situation très délicate et à une grande incertitude.
Le Tchad a une Constitution, et celle-ci n’a pas été respectée pour ce qui est de la transmission du pouvoir. Il y a un conseil de transition qui, comme très souvent dans des cas pareils, promet qu’un jour ou l’autre il rendra le pouvoir. Il n’en demeure pas moins qu’aujourd’hui, une partie de l’opposition tchadienne est vent debout contre cette transition et appelle à respecter la Constitution et à organiser des élections présidentielles sans tarder.
Pour la France, la situation est délicate, par rapport à l’opinion tchadienne, mais aussi dans un contexte où émergent de nombreuses critiques, au Burkina Faso, au Mali et même au Sénégal. Ces discours anti-Français ont agacé au plus haut niveau, puisque le président Macron s’en est ému, et ils remettent en question la stratégie française.
Quel avenir pour cette région ? Dans les années 1990, Jean-Christophe Rufin avait publié un essai qui est encore pertinent aujourd’hui, L’Empire et les nouveaux barbares, dans lequel il introduisait le concept de « zone grise », des régions dont on sent qu’elles commencent à échapper à tout contrôle, où les Etats sont impuissants et où seule la force militaire parvient à maintenir un semblant d’équilibre. Le Sahel est un point d’inquiétude majeur, et la fragilisation du Tchad est très inquiétante.
N’oublions pas que ce pays est en guerre depuis son indépendance ; il n’a connu que des rébellions, des incursions, et même une tentative d’annexion d’une partie de son territoire de la part de la Libye. On a l’impression que ce pays est coincé dans un cycle de troubles permanents, alors qu’on lui demande d’être la colonne vertébrale d’un dispositif sécuritaire qui a déjà montré ses limites.
Béatrice Giblin :
Il est vrai que le Tchad n’a jamais été paisible depuis son indépendance, qu’il s’agisse de guerre civile ou d’incursions rebelles, voire de guerre territoriale. Pourquoi cela ? D’abord parce que le territoire en question est très grand : 1,3 million de kilomètres carrés, et 15 millions d’habitants très inégalement répartis. L’essentiel est concentrée dans ce qu’on appelle « le Tchad utile », la partie méridionale du pays autour du lac Tchad, les deux tiers septentrionaux du territoire étant arides et nettement moins peuplés. La population du nord, qualifiée « d’arabe », est constituée de tribus islamisées il y a très longtemps, tandis que le sud est peuplés de Noirs, anciennement esclaves des précédents. Au moment de l’indépendance, c’est donc la population du sud qui a pris le pouvoir au grand dam de celle du nord. Cette configuration n’est pas sans rappeler celle du Mali.
A cette dichotomie très importante, il faut ajouter des problèmes religieux (musulmans très majoritaires, quelques chrétiens au sud et quelques animistes). Je resitue tout cela, car ce sont ces temps longs qui ont mené à la situation d’aujourd’hui.
Dans les grands ensembles ethniques, il y a aussi des affrontements internes. Les Zaghawas, dont était issu Idriss Déby, sont un peuple guerrier, et il n’y a rien d’étonnant à ce que le président tchadien ait péri au front : c’était un véritable chef de guerre. Il a considérablement favorisé l’armée (près de 30% du budget de l’Etat lui est consacrée, ce qui est une proportion tout à fait colossale).
En 1990, le Tchad ne comptait que 5 millions d’habitants. La population a donc triplé en 30 ans. L’eau est un facteur important, l’importance du lac Tchad varie considérablement en fonction de la pluviométrie. Les tensions sont donc très fortes entre les pasteurs (qui se déplacent et cherchent des pâturages), les agriculteurs et les pêcheurs.
Il faut tenir compte de tous ces facteurs quand on raisonne à propos du Sahel. On a trop souvent tendance à considérer cette région comme un espace homogène, il n’en est rien. De même l’urbanisation a connu une croissance parallèle à la démographie. N’Djaména compte aujourd’hui plus d’un million d’habitants, des gens jeunes, qui ont parfois fait des études (même si le pays est très pauvre), et qui aspirent à une autre façon de vivre au Tchad, qui n’a plus rien à voir avec les structures antérieures.
Enfin, si le pétrole est largement accaparé par les Zaghawas, il y a aussi de l’or au Tchad, sur lequel les rébellions veulent mettre la main.
Lionel Zinsou :
Le taux de pauvreté à N’Djaména est de 13%, tandis que dans les zones rurales il est de 50%. Les clans sont divisés entre eux, et il est vrai que depuis l’indépendance, c’est un peu la guerre de tous contre tous.
Dans ces conditions, il est très difficile pour la France de prendre une position, à part évidemment appeler à une transition démocratique. D’abord parce que c’est l’affaire des Tchadiens. Vous avez vu par exemple que le gouvernement qui a été nommé par Mahamat Déby comporte une bonne partie de l’opposition, y compris des candidats à la présidence de la République rivaux d’Idriss Déby il y a quelques semaines. Le ministre de la Justice est par exemple l’un de ses plus virulents opposants. Il y a donc de l’opposition à l’intérieur dans une tentative de dialogue national, et la France ne peut absolument rien faire ou dire à ce sujet, sauf rappeler des valeurs. Ce qui a d’ailleurs été fait, conjointement avec le président de l’Union Africaine.
Si la communauté internationale n’a pas à s’immiscer dans ce qui va se passer politiquement, elle pourrait en revanche regarder de plus près la situation économique du Tchad. Le pays est particulièrement malchanceux en ce qui concerne ses voisins : le Soudan est en guerre, la Centrafrique en décomposition (où le Tchad joue d’ailleurs un rôle significatif) ; au Nigéria, Boko Haram n’a été arrêté que par l’armée tchadienne ; la frontière avec le Cameroun, a là encore été stabilisée par les seules forces tchadiennes ; au Niger enfin affluent les mercenaires venus de Libye. Car la stabilisation relative de la Libye libère les mercenaires, et certains d’entre eux, des Tchadiens proches du maréchal Haftar, étaient venus stabiliser le Sud de la Libye et ont ensuite poussé jusqu’au Tchad. Aujourd’hui, ils n’ont aucune chance de prendre la capitale tchadienne, car leur logistique est très insuffisante, mais cela donne une idée de la situation très difficile du Tchad. La Libye continue de produire énormément de déstabilisations, et de plus en plus. De même, beaucoup de djihadistes libérés de Syrie viennent à présent au Sahel. Presque 2000 soldats tchadiens travaillent avec Barkhane, 1200 sont de la MINUSMA, la mission de l’ONU (des casques bleus).
Et que fait la communauté internationale, à part gloser sur la situation intérieure du Tchad ? Je rappelle que le Tchad, c’est un PIB de 10 milliards, un des pays les plus pauvres du monde. Et il porte sur ces épaules un gigantesque effort militaire. J’invite les gens que cela intéresse à aller sur internet consulter les rapports du FMI et de la Banque mondiale sur ce pays. On vous y explique qu’il faut faire de l’austérité budgétaire, car le déficit c’est mal. La communauté internationale soutient-elle le Tchad ? Absolument pas. Quel est l’effort le plus frappant ? On a limité à 100 Euros le salaire de tous les fonctionnaires pour faire des économies, alors que le pays est très affecté par le problème climatique et la baisse des cours du pétrole.
La communauté internationale ferait bien de s’occuper de ce pays, qui est le seul stabilisateur de toute la région. Ainsi le Tchad, 15 millions d’habitants, stabilise par exemple le Nigéria de 200 millions d’habitants.
Jean-Louis Bourlanges :
Je ne suis pas un spécialiste du Tchad, mais mon ressenti s’accorde avec l’analyse qui vient d’être faite. Nous abordons la question de l’avenir politique du Tchad par le prisme de la démocratie et des droits de l’Homme, ce qui est tout à fait légitime, et nous nous apercevons que le président Déby était loin d’être un modèle sur ces plans. Mais ce faisant, comme l’a rappelé Béatrice, nous omettons de considérer l’intensité des divisions qui pèsent sur le pays, et l’empêchent depuis des décennies d’être durablement stable. Ensuite, et c’est ce qu’a rappelé Lionel, nous négligeons l’assemblage de menaces extérieures auquel le Tchad doit faire face. Il y a besoin d’un pouvoir fort et d’une puissance militaire conséquente pour faire face à tout cela. Idriss Déby était indubitablement quelqu’un de très controversé, il s’est livré à des actes de violence sur sa population, méprisant le droit, mais il était tout de même doté de certaines qualités, notamment une indéniable bravoure militaire, qui jouait un rôle certain dans la relative stabilité du pays.
Alors que faire ? Il est évident que la démocratie et les droits de l’Homme seraient souhaitables au Tchad, mais cela suffirait-il à assurer l’unité du pays ? Le conseil de transition en place parle d’un délai de 18 mois avant des élections. Cela ne paraît pas très sérieux, et ressemble même franchement à un délai imaginaire, une excuse dont un pouvoir dictatorial se servirait pour rester en place. Mais si des élections avaient lieu demain, ne mèneraient-elles pas à coup sûr à une explosion de la situation ? Je n’ai pas la réponse à ces questions. Comment unifier le pays ? Il me semble qu’il n’y a qu’une alternative : soit un chef émerge, comme ce fut le cas avec Idriss Déby, soit on essaie de faire des compromis politiques, comme ce qui semble être le cas en ce moment : on fait venir des opposants, on associe des gens ... C’est évidemment imparfait, on constate que les gens en place pour le moment sont surtout des vieux, avec peu de jeunes et de femmes, mais il faut reconnaître que dans une situation aussi tendue, il est très difficile de trouver un compromis gouvernemental du type 4ème République.
Quant à la France, elle est dans une situation redoutablement difficile, car le Tchad est vraiment la pierre angulaire du G5 Sahel, c’est le seul pays doté d’une armée véritablement fonctionnelle dans la région ; nous nous retrouvons donc extraordinairement démunis. Nous héritons de conflits immémoriaux, comme ceux hérités de l’esclavage dont parlait Béatrice. D’autre part, le partage des rôles est de plus en plus difficile à tenir pour la France, nous semblons « faire le sale boulot », tandis que les aspects plus positifs (comme le commerce) sont assurés par la Chine, le Brésil, etc. La part relative des investissements français par rapport aux investissements internationaux baisse en Afrique.
Enfin, le spectre de l’Afghanistan nous guette. C’est à dire 20 ans de guerre terminés par un fiasco total. Ne réitérons surtout pas l’erreur de François Hollande, qui avait déclaré à Bamako que « c’était le plus jour de sa vie », comme si le problème était résolu alors que nous avions simplement arrêté une colonne. Il nous faut absolument veiller à mettre en place une présence économique plus importante, ainsi que des solutions politiques. Mais quand on a dit cela, on a certes tout dit, mais on n’a rien fait.