Sommet de Porto : où en est l’Europe sociale ?
Introduction
Philippe Meyer :
Les 7 et 8 mai, les chefs d'État et de gouvernement européens, se sont réunis à Porto, au Portugal, pour un sommet social de l'Union, aux côtés de représentants des institutions européennes, de partenaires sociaux, de membres de la société civile et de mandataires d'organisations internationales. Les 27 États membres ont adopté une déclaration en treize points. Elle affirme leur détermination à mettre en œuvre le « socle européen des droits sociaux » adopté par les institutions à Göteborg en 2017, dont l'importance a été renforcée par la crise liée à la pandémie. Cette déclaration qui tient compte des « différentes situations nationales » contient des engagements généraux et non chiffrés en matière d'emploi, d'éducation, de formation, de réduction de la pauvreté et des écarts de salaire hommes-femmes ou encore de droits des travailleurs, notamment dans le nouveau domaine des plateformes numériques. Il ne s’agit que d’orientations car la compétence sociale reste aux États membres et l'Union européenne ne peut jouer qu'un rôle d'appui. Toutefois, les 27 État membres ont endossé à Porto le plan d’action présenté par la Commission européenne le 4 mars dernier qui trace la voie à suivre en Europe dans le domaine social, en fixant notamment trois nouveaux objectifs à atteindre d'ici à 2030 : un taux d'emploi de 78 % (au lieu de 73 % en 2019) ; 60 % de la main-d’œuvre adulte bénéficiant d'une formation chaque année (au lieu de 40 % en 2019) ; sortir 15 millions d'Européens de la pauvreté, dont 5 millions d'enfants. Afin de veiller à ce que les 27 États membres y parviennent, chacun à son rythme, les objectifs chiffrés vont être intégrés à la surveillance des budgets nationaux au même titre que la dette, les déficits, et les nouveaux critères climatiques dans le cadre du cycle de coordination des politiques économiques, budgétaires, sociales et du travail baptisé « semestre européen ».
Si les traités ne permettent pas, par exemple, de fixer un salaire minimum européen, les discussions ont porté sur la définition de critères communs pour établir dans chaque pays un niveau minimal de rémunération, afin d'éviter de trop grandes disparités. Aujourd’hui, le salaire minimum en Bulgarie plafonne à 332,30 euros contre 2.201,93 euros brut au Luxembourg. L'inégalité salariale entre les hommes et les femmes en Europe est de 14,1 % en moyenne, mais ce chiffre masque de grands écarts entre les pays : au Luxembourg, l'égalité est pratiquement atteinte (1,3 % en 2019), les écarts les plus forts sont constatés en Autriche (19,9 %), en Allemagne (19,2) et en République tchèque (18,9 %). La France se situe dans la moyenne (14,1 %).
Les pays latins, dont la France, sont systématiquement demandeurs de mesures sociales à l'échelle européenne, tandis l’Allemagne et les pays nordiques, attachés à leur modèle, et ceux de l'Est, soucieux de garder leur compétitivité, sont nettement moins enthousiastes.
Kontildondit ?
Nicole Gnesotto :
Je commencerai avec un paradoxe : l’Europe est championne du monde des dépenses sociales, mais l’Europe sociale n’existe pas. Cette expression de « championne du monde » était une phrase d’Angela Merkel en 2012, quand elle avait rappelé que l’Europe représente 50% des dépenses sociales mondiales, alors qu’elle ne produit que 20% de la richesse du globe. Elle concluait qu’il faudrait travailler très dur pour conserver ce leadership. Les Européens dépensent en effet 28% de leur PIB en dépenses sociales (les Français étant en tête, avec 30%), mais l’Europe sociale ne se résume qu’à une série de déclarations. Il n’y a pas de budget ou de politique sociale communs.
Pourquoi ce paradoxe ? Parce que les Etats l’ont voulu, dès les origines de la construction européenne. Une espèce de partage des tâches s’est mis en place : l’Europe s’occupe du marché et du consommateur, les Etats s’occupent du social et du citoyen. Or, pour les élections nationales, il est fondamental d’être le redistributeur des richesses. C’est pourquoi dès les débuts, cette redistribution fut l’affaire des Etats. A charge pour l’Union Européenne d’accumuler de la richesse.
J’ai dit que l’Europe sociale n’existait pas, j’aurais dû nuancer, car il faut reconnaître qu’il existe une espèce d’Europe sociale (qui n’a pas été conçue dans ce but), qui est la conséquence de l’optimisation du marché. Pour que le marché fonctionne, il faut le moins possible de divergences entre les Etats et les régions, très peu de différentiel de croissance, et que le produit ne change pas entre le consommateur slovène ou portugais. Et pour optimiser ce marché, la commission a pris des mesures sociales, que les Etats ont approuvées. Par exemple, la reconnaissance des diplômes européens, le fameux accord de Schengen, qui n’a rien à voir avec les frontières mais avec la liberté de circulation des travailleurs, et enfin toutes les normes concernant la sécurité et la santé des travailleurs, qui sont très avancées par rapport au reste du monde.
Mais cette sorte d’Europe sociale n’est rien d’autre qu’un bénéfice collatéral de cette optimisation du marché. Il n’y a aucune politique sociale en tant que telle, l’idée même que le social puisse être un facteur de développement (et non un simple sous-produit du développement économique) semble étrangère au logiciel des dirigeants européens libéraux.
Deux ruptures ont mené à Porto. La première fut la crise de 2008, parce que l’Union Européenne a décidé d’une politique d’austérité, avec ce dogme que seule des réformes structurelles pourraient amener de la croissance. Les Etats ont donc réduit leurs dépenses sociales pour que leur déficit soit inférieur à 3% de leur PIB, provoquant des crises sociales dans les pays touchés par la crise (notamment chez les fonctionnaires), un ressentiment à l’égard de l’Europe, la montée du populisme et de l’europhobie, et une première prise de conscience : l’ultralibéralisme sans le social peut remettre en cause le système lui-même.
Deuxième rupture : la pandémie de 2020, qui fut à peu près l’inverse. On a dépensé sans compter, des sommes absolument inimaginables, dont les Gilets Jaunes n’auraient par exemple pas osé rêver, et malgré tout l’Europe ne s’est pas effondrée. Seconde prise de conscience : il est peut-être possible de faire davantage de social sans remettre en cause la croissance.
Arrive ce sommet de Porto. Il n’a pour le moment produit qu’un texte, et je m’avoue assez déçue. A mon avis, il y a une espèce de contresens sur l’Europe sociale. Les Etats membres qui y sont opposés (comme les Pays-Bas) considèrent qu’au titre de la subsidiarité, ce sont les Etats membres qui doivent faire du social et pas l’Union. Mais c’est stupide, car on ne peut pas appliquer la subsidiarité dans ce qui n’est pas une politique commune. Je pense donc que la solution serait d’avoir deux politiques sociales : une des Etats membres, qui continue comme avant, et une de l’Europe, qui la renforce et ajoute à la redistribution.
Nicolas Baverez :
Fondée sur le droit et le marché, l’Europe est en effet orientée dès ses débuts sur les entreprises et les consommateurs. Pourquoi cette idée de l’Europe sociale resurgit-elle donc ? A cause de la sortie de pandémie, évidemment. Nous allons finalement régler l’affaire des vaccins, l’économie va sans doute se porter un peu mieux que prévu, mais nous allons aussi entrer dans une zone de risques. Le risque économique, c’est l’inflation, le risque social, ce sont les faillites et le chômage, et la zone de risque politique, ce sont les élections allemandes (avec une perte de stabilité éventuelle) et surtout françaises (avec une réelle possibilité populiste).
Du coup le système européen s’est rendu compte que l’aspect social, totalement négligé en 2008-2009, était très dommageable, tant sur le plan économique que politique. Les choses se présentent-elles différemment cette fois-ci, ou pour le dire autrement, a-t-on un espoir que ça marche ? Pour le moment, seule une déclaration a été produite, pour autant il y a à mon avis plusieurs points positifs. D’abord, plutôt que de se concentrer sur des grands thèmes ou des grands signaux (comme le salaire minimum, domaine très compliqué car les différentiels de productivité sont immenses), on a focalisé les efforts sur trois choses utiles : le taux d’emploi, avec un effort sur les femmes et les jeunes, la formation, et la lutte contre la pauvreté (notamment celle qui touche les enfants).
Deuxième raison d’espérer : le changement très clair de paradigme économique à l’échelle mondiale. Le cycle libéral commencé en 1979 avec la désinflation et les banques centrales indépendantes côté monnaie, ainsi que la baisse des dépenses et des prélèvements publics côté réformes, semble se refermer aujourd’hui. L’intervention de l‘Etat est de nouveau à l’honneur, ainsi qu’un rééquilibrage entre la partie économique (la compétitivité) et la partie sociale.
Dernière raison d’espérer : le plan de 750 milliards d’euros, cet instrument sur lequel on peut précisément greffer des mesures sociales qui ont des effets à long terme sur la compétitivité économique. On pense notamment à l’éducation, à la formation et à tout ce qui touche au capital humain. Enfin, la meilleure manière de réconcilier l’économique avec le social devrait être une réflexion sur le capitalisme européen. La transition écologique ne peut se faire que par le marché et les entreprises. C’est la même chose pour le numérique ou l’inclusion. Il est donc vital pour l’Europe de réfléchir à des normes prudentielles, comptables et juridiques permettant d’avoir un capitalisme soutenable. Celui-ci passera forcément par la régulation des entreprises.
Béatrice Giblin :
Je pense que nous assistons à un retour du pragmatisme. En 2008, c’est l’idéologie qui avait prévalu, on avait serré la vis, et il semble qu’il aurait fallu faire l’inverse (comme les Etats-Unis). Le poids des Allemands dans cette décision était déterminant, ainsi que celui des Pays-Bas et des pays nordiques. Incontestablement, la montée des populismes et le rejet de l’Europe (deux phénomènes directement corrélés) a inquiété, notamment la montée l’AFD en Allemagne. Ce parti a réellement surgi au Bundestag, et même si cette formation fait autour de 12% des voix à l’échelle nationale, elle culmine à certains endroits à 30% (dans l’ex-Allemagne de l’Est notamment). Ces poussées s’accompagnent mécaniquement d’un reflux des socio-démocrates et de la CDU.
Il ne s’agissait donc pas de refaire les mêmes erreurs. Mais comme l’a dit Nicolas, le contexte général a changé. Ce dogme libéral, qui triompha dans les années 1980 avec Margaret Thatcher et Ronald Reagan, était celui de l’Occident en majesté, et ce modèle semblait alors le seul possible face au bloc de l’Est. La montée en puissance de la Chine, extrêmement rapide, menace désormais ce modèle occidental, y compris celui de la démocratie. C’est aussi cela qui contribue à changer le paradigme, et pas seulement la pandémie. On prend désormais conscience que ce capitalisme mondialisé ouvert à tous les vents de la concurrence arrive aujourd’hui à ses limite, après l’élection d’un Donald Trump par exemple. Il faut changer de paradigme, et cela pourrait être l’occasion d’une Europe sociale. Ceci étant dit, on constate de fortes tensions à l’intérieur des 27. Pour le dire simplement, l’Europe du Sud (l’Espagne, le Portugal, la France, l’Italie) s’oppose à une Europe du Nord, qui estime que son modèle fonctionne très bien, ainsi qu’à une l’Europe de l’Est, qui estime que sa compétitivité repose sur ses salaires très bas et ne veut pas la compromettre.
Marc-Olivier Padis :
Je ne suis pas sûr que les lignes de partage au sein de l’Europe se situent entre des pays souhaitant davantage d’Europe sociale tandis que certains autres bloqueraient les choses. A mon avis il ne s’agit ni d’un problème de niveau de dépenses ni de pays libéraux qui freinent. Il faut se poser la question : une Europe sociale serait-elle réellement souhaitable ? Ce n’est pas si évident. On ne voudrait évidemment pas d’une Europe anti-sociale et il y a indéniablement un modèle social européen, par rapport à la Chine, aux Etats-Unis ou au reste du monde. Mais le social, c’est un contrat avant d’être des dépenses ; c’est l’adhésion à un système de solidarité, construit à travers des institutions de l’Etat-providence, et un important niveau de transfert. Nicole le rappelait, en France on est à environ 30%, tandis qu’au niveau européen, on se situe autour du 1%, les choses sont donc difficilement comparables. La solidarité de devrait-elle donc pas rester une prérogative nationale ? Non pour des seules raisons électorales, mais parce qu’il s’agit d’un contrat fondamental, qui unit une nation.
Ensuite, il n’y a pas en réalité un modèle social européen, mais trois. Trois mondes de l’Etat-providence. Un monde social-démocrate (constitué de ceux qui sont les plus réticents à l’idée d’Europe sociale), un monde central, qu’on appelle parfois un système corporatiste conservateur (la France et l’Allemagne surtout) et puis un monde libéral, dont les politiques sociales prennent plutôt la forme de filets de sécurité minimaux (les pays de l’Est, souhaitant conserver leurs avantages comparatifs). Ces trois systèmes peuvent très difficilement converger, car ils reposent sur des mécanismes de compromis très forts.
Prenons l’exemple du salaire minimum. Les pays nordiques n’en veulent pas. Pas parce qu’ils sont ultra-libéraux, mais parce qu’ils ont des systèmes de négociations qui fonctionnent, au niveau des entreprises et des branches. Pour eux, l’idée d’imposition uniforme sur tout leur territoire d’un salaire minimum de la part de l’Etat semble être une hérésie économique et sociale. Quand Emmanuel Macron réclame une convergence sociale vers des standards français, cela fait rire les Suédois, qui refusent d’en entendre parler. C’est la même chose à propos des retraites. La France est le pays qui dépense le plus pour les retraites. Mais si l’on imaginait une convergence européenne dans ce domaine, on serait obligé de diminuer le montant des retraites versées en France. Qui souhaiterait cela ? Personne. On hurlerait aussitôt que l’Europe veut nous baisser nos retraites.Ces trois mondes de l’Etat-providence en Europe ne sont à mon avis pas miscibles.
Cela ne signifie pas qu’il n’y a rien à faire. Pour ma part, je pense que la priorité n’est pas l’Europe sociale mais l’Europe de l’Etat de droit. Sa dégradation rapide en Pologne ou en Hongrie me semble bien plus préoccupante que la question de l’Europe sociale.
Je rejoins Nicole sur le fait que l’Europe pourrait compléter les systèmes sociaux nationaux. Sur l’indemnisation du chômage par exemple, on parle d’un système de « réassurance chômage » : les pays où les systèmes d’assurance qui seraient sous tension à cause de la conjoncture pourraient bénéficier de la solidarité européenne. Sur les conditions de travail, l’égalité homme / femme, la formation permanente, des choses se mettent en place, et elles ont des effets à long terme. L’objectif affiché à Porto (60% des adultes participant à une formation chaque année) est très ambitieux. En France par exemple, si l’on regarde les formations qualifiantes et diplômantes, on est autour de 10%. On est pour le moment loin de la cible. Mais pour ce qui concerne l’investissement dans le capital humain, l’Europe pourrait être très utile.
Nicole Gnesotto :
D’abord, j’ai du mal à envisager la formation permanente comme une politique sociale. Je ne crois pas que l’éducation relève du social, elle est tout simplement vitale. C’est aussi important pour l’économie que pour le social. Je sais que c’est une tendance de toutes les politiques de classer l’éducation dans le social, mais je trouve cela très réducteur.
Ensuite, je suis d’accord avec Marc-Olivier : si l’idée est d’avoir une Europe sociale unique et homogène, effectivement, on n’arrivera jamais à rien. Il ne s’agit pas d’accomplir dans le domaine social la même chose qu’à propos du marché, il s’agit de laisser la redistribution de la richesse aux Etats, et d’avoir à côté, une redistribution européenne. Mais « en plus », pas « à la place ». Il faut cesser de croire que le projet d’Europe sociale vise à uniformiser.
Nicolas Baverez :
Il y a un problème de définition du social, en effet. En France, on l’assimile trop à l’Etat-providence, mais c’est en réalité bien plus compliqué, car nous avons un système d’organisation du travail, un système syndical de représentation et l’Etat-providence, et il est vrai qu’aujourd’hui, le social fait partie du contrat qui lie la communauté des citoyens. C’est sur cet ensemble tout entier qu’il faut raisonner. En France on confond trop le social avec la seule redistribution, par conséquent, on passe à côté de ses autres dimensions, qui sont à mes yeux essentielles. Le travail notamment, est précisément ce qui permet de faire le lien entre le social et l’économique, et c’est absolument crucial. On sait qu’aujourd’hui, entre la révolution numérique, la transition écologique et les problèmes de réduction des inégalités, la question du travail va redevenir centrale, à la fois pour les gains de productivité mais aussi pour les revenus, la redistribution et de financement des Etats.
Un droit du travail unique en Europe me paraît en effet illusoire, mais je crois que l’on peut cependant faire beaucoup mieux dans la dimension du capital humain, le premier facteur de production dans une économie de services et d’innovation.
Béatrice Giblin :
Il est essentiel de soutenir un discours sur le social avec des acte, car politiquement il est important de redonner confiance en l’Europe à une grande partie de la population. Si cette Europe a longtemps été vue comme un marché et rien qu’un marché, avec un monde dont les bouleversements géopolitiques inquiètent, il est important d’avoir une adhésion au projet européen. Et ce sont les actes concrets qui la produiront, et permettront aux population de se réapproprier la construction européenne.
Marc-Olivier Padis :
Je suis tout à fait d’accord mais la difficulté, c’est que quand on parle d’Europe sociale, beaucoup entendent « transfert des compétences », et dépossession. Nicole l’a bien dit, ici il ne s’agit pas de cela, mais c’est tout de même ce qu’a fait l’Europe jusqu’à présent, il faut donc trouver une façon de le faire entendre : l’Europe ne vise pas à remplacer nos institutions nationales, mais à les compléter. Pour le moment, je n’entends pas ce discours, tout ce qu’on dit c’est « ça n’avance pas, chaque sommet est une montagne qui accouche d’une souris ».
Je suis également d’accord : le social, ce n’est pas que l’Etat-providence, mais tout de même, l’Etat-providence, ce sont beaucoup de transferts monétaires, et les gens y sont sensibles, il est normal que cela prenne beaucoup de place.
Nicole Gnesotto :
Une touche pessimiste d’abord : après le Portugal, la présidence du Conseil de l’UE sera slovène. Or la Slovénie est dirigée par un autocrate populiste, presque un dictateur, très hostile au social. Je ne comprends d’ailleurs pas comment l’on a pu accepter cette présidence de la part d’un pays pire que la Hongrie et la Pologne sur le plan de l‘Etat de droit.
Et pour finir, une pointe d’optimisme : après la Slovénie, la présidence sera française. Il y a évidemment l’aléa de l’élection présidentielle, mais la France devrait porter cette idée d’un capitalisme responsable, et personnellement j’espère qu’elle portera le discours d’une Europe sociale « en plus » des Etats, et non à leur place.
Au Tigré, un génocide à bas bruit
Introduction
Philippe Meyer :
Depuis le 4 novembre, l’Éthiopie est de nouveau le théâtre d’un conflit armé opposant le pouvoir central fédéral d’Addis-Abeba aux forces séparatistes du Front de libération des peuples du Tigré. Depuis l'arrivée au pouvoir, en 2018, du Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, les dirigeants tigréens se plaignent d'avoir été progressivement écartés à l’occasion de procès pour corruption ou de remaniements de l'appareil sécuritaire. En septembre, le Tigré a organisé ses propres élections, défiant le gouvernement, qui avait reporté tous les scrutins en raison du Covid-19. Addis-Abeba considère désormais illégal le gouvernement régional du Tigré, qui à son tour ne reconnaît pas de légitimité au Premier ministre.
Les Nations unies craignent l'imminence d'une catastrophe humanitaire dans cette région qui compte 6 millions d'habitants. Plus de 60 000 Tigréens ont déjà rejoint les camps de réfugiés de l'autre côté de la frontière, au Soudan. Le gouvernement du Premier ministre Abiy Ahmed a interdit l'accès au Tigré aux journalistes et à la plupart des organisations humanitaires. Les rares échos qui parviennent de la province témoignent d'exécutions sommaires, de massacres de civils, de bombardements indiscriminés, de viols collectifs ainsi que de pillages à grande échelle. En décembre, la Commission européenne a suspendu le versement de quelque 90 millions d'euros d'aide budgétaire à l'Ethiopie, faute pour Addis Abeba de garantir un accès humanitaire sans restrictions au Tigré. Le 4 mars, la haut-commissaire de l'ONU aux droits humains, Michelle Bachelet, a annoncé que son bureau avait pu confirmer dans la région une série de violations graves qui pourraient constituer des « crimes de guerre et des crimes contre l'humanité », perpétrés notamment par des troupes érythréennes.
Le Tigré est l'un des dix États de la Fédération d'Éthiopie. Il s'étend sur une superficie de l'ordre de 50.000 km2, soit 4,5 % du territoire éthiopien. Il partage des frontières avec l'Érythrée et la République du Soudan du Sud. Avec 108 millions d'habitants (dont 60 % âgés de moins de 25 ans), l’Ethiopie est le pays le plus peuplé du continent après le Nigeria. Les Oromos y représentent 35 % de la population, les Amharas, sur lesquels s'appuie le Premier ministre Abiy Ahmed 28 %, et les Tigréens ne sont qu'un peu plus de 6 %. L’Ethiopie est aussi le pays qui a connu la croissance économique la plus élevée, près de 10 % par an depuis une décennie. En 2019, Abiy Ahmed, s'était vu attribuer le prix Nobel de la paix, pour avoir mis fin au conflit avec l'Erythrée.
Dans un rapport publié le 2 avril, l’International Crisis Group estimait que le conflit était dans une « impasse » et risquait de s'éterniser. S’il n'est pas rapidement stoppé, met en garde l’organisme de prévention des conflits, il sera « dévastateur », tant pour le pays que pour le reste de la Corne de l'Afrique.
Kontildondit ?
Béatrice Giblin :
S’agissant du Tigré, je ne pense pas que l’on puisse parler d’un génocide à bas bruit. Cela laisserait entendre que le pouvoir éthiopien est dans la liquidation volontaire des Tigréens. Je ne crois pas que ce soit effectivement ce qui se passe, malgré les massacres, les viols collectifs et les pillages. Ceux-ci sont essentiellement le fait d’Erythréens. La situation est en effet compliquée, c’est pourquoi je commencerai par remettre les choses en perspective.
Vous vous souvenez sans doute de ce conflit très dur qui a opposé l’Ethiopie à l’Erythrée. C’était alors les Tigréens qui dirigeaient l’armée éthiopienne. Et cette armée s’est montrée particulièrement brutale vis-à-vis de cette rébellion érythréenne. L’Erythrée est dirigée par un dictateur sanguinaire, Isaias Afwerki, qui appauvrit sa population au point qu’énormément d’Erythréens sont aujourd’hui réfugiés au Tigré. A la frontière entre l’Erythrée et le Tigré, c’est à dire au nord de l’Ethiopie, la situation est très difficile, avec des populations réfugiées, dont beaucoup sont affamées, et des taux de mortalité infantile élevés. A mon avis, la grande erreur d’Abiy Ahmed n’est pas d’être intervenu au Tigré, c’est d’avoir permis à une partie de l’armée érythréenne d’intervenir au Tigré, déclenchant un cycle de vengeance d’une violence inouïe. N’oublions pas qu’en Érythrée on meurt de faim, c’est aussi ce qui explique les pillages. Je ne tente évidemment pas d’excuser ces exactions atroces, mais il est important de savoir que ces massacres sont motivés par la vengeance.
Pourquoi les Tigréens se sont-ils embarqués dans cette rébellion ? Ils ont fait une erreur d’analyse et ont mal évalué le rapport de force. Ce sont indéniablement d’excellents combattants, ils ont été à la tête de l’Etat éthiopien pendant une vingtaine d’années, après avoir provoqué la chute du régime marxiste-léniniste en place. Ils se voient comme les gens les plus légitimes pour diriger l’Ethiopie, estimant qu’ils en constituent le berceau. C’est au Tigré qu’on trouve les plus vieilles églises et les monastères de cette chrétienté du VIème siècle. Ils sont dans cette représentation, avec l’ancien grand royaume d’Aksoum dont ils se disent les héritiers. Ils estiment que leur langue est la plus pure, bref ils pensent être l’essence de l’Ethiopie, et par conséquent devoir y jouer un rôle de premier plan.
Tout cela s’est déclenché pour un banal problème d’élections. A cause de la Covid, elles ont été repoussées (même si la situation ne paraissait pas favorable au pouvoir sortant). Mais pourquoi engager une attaque militaire ? Parce qu’ils n’ont pas pensé que l’armée éthiopienne, dont ils avaient été les cadres, réagirait aussi vite et fort. Ils avaient l’habitude de gagner, mais quand ils gagnaient ils n’étaient pas seuls. Ils avaient de nombreux soutiens, que ce soit dans les Etats arabes ou même avec les Etats-Unis. Désormais ils sont seuls.
L’affaire est mal engagée, car l’armée éthiopienne ne permet l’accès à personne, mais les Tigréens non plus ne veulent pas de journalistes. L’armée éthiopienne a sans doute reconquis les grandes villes (Mekele et certainement Aksoum), mais pas la campagne. Or celle-ci est constituée de hautes montagnes, de canyons, c’est un terrain très boisé que les Tigréens connaissent parfaitement ; ils sont armés et ont l’habitude de la rébellion.
Il convient de noter qu’Abiy Ahmed a combattu aux côtés des Tigréens et les connaît bien. Il est Amhara par sa mère, et Oromo par son père, (les deux ethnies représentant plus de 50% de la population éthiopienne). Il parle le tigrinya, l’amharique, ainsi que l’anglais et l’arabe.
Pourquoi cette précipitation des Tigréens ? Parce qu’ils n’avaient pas beaucoup de temps. Abiy Ahmed a créé le parti de la prospérité, qui essaie d’être trans-ethnique et de s’appuyer sur une population jeune. La croissance démographique de l’Ethiopie est énorme. Il y a 50 ans, le pays comptait 25 à 30 millions d’habitants, aujourd’hui on est à 112 millions. Cette croissance pose des problèmes de terres, elle explique également les populations déplacées. Abiy Ahmed compte s’appuyer sur cette population jeune et urbaine. Et même au Tigré, il y a de plus en plus de gens parlant l’amharique, les situations évoluent très vite. Pour les Tigréens, il s’agit de garder leur territoire comme un capital, c’est leur chance de rebondir.
Philippe Meyer :
Sans vouloir ratiociner, un génocide n’est pas forcément décidé par un Etat. Il peut y en avoir d’une population contre une autre.
Marc-Olivier Padis :
Ce qui est particulièrement sombre dans cette situation, c’est que beaucoup de pays voyaient dans l’Ethiopie une puissance de stabilisation régionale. Le fait que cette guerre se développe, avec cette catastrophe humanitaire qui se profile, montre qu’on s’est peut-être lourdement trompé.
C’est un conflit à huis clos, sur le bord d’un des principaux axes de la mondialisation, la Mer Rouge, où se concentrent également d’autres tensions. De l’autre côté de celle-ci, on a le Yémen, embarqué lui aussi dans une guerre atroce. Il y a donc un certain désarroi du point de vue des relations internationales. Qui pourrait calmer le jeu, favoriser la paix et apporter des réponses ? Apparemment personne.
Ce conflit met également en lumière ce très étonnant pays, l’Érythrée, avec le vétéran de tous les dirigeants mondiaux, Isaias Afwerki, au pouvoir depuis 1993. On surnomme parfois le pays « la Corée du Nord de l’Afrique », c’est vous dire de quelle main de fer le pouvoir y est exercé. Afwerki a par exemple établi dans son pays un service militaire à durée indéterminée, pour les hommes entre 16 et 40 ans, qui a généré une fuite massive de la part de 400 000 jeunes. Beaucoup de ceux qui essaient de rejoindre l’Europe en traversant la Méditerranée sont justement des Érythréens. Il y avait eu un début d’espoir avec la normalisation des relations entre l’Érythrée et l’Ethiopie en 2018, mais la question qui nous est posée reste : qui peut agir ? Il semble qu’on soit revenu des grandes heures du droit d’ingérence, de l’idée que la « communauté internationale » (si tant est qu’elle existe) pourrait être une réponse ; on voit bien que les Américains ont échoué à construire un Etat en Afghanistan, ils ont favorisé la construction du Soudan du Sud, où la situation est tout aussi inextricable, et l’urgence humanitaire très grave grave elle aussi. En Libye on est intervenu sans aucun plan et n’avons pas été capables d’accompagner la reconstruction du pays, on se demande donc quels moyens d’action il nous reste. Guère plus que l’action humanitaire, semble-t-il. Ce n’est pas très glorieux, on ne peut au mieux que limiter un peu les dégâts, mais une action politique de plus grande envergure nous est complètement inaccessible.
Nicolas Baverez :
Le Tigré peut sembler très lointain et typique des conflits oubliés, et pourtant cela nous intéresse au premier chef. L’Ethiopie est un pays d’une grande importance stratégique ; cela a longtemps été une sorte d’Afghanistan africain, les Italiens s’y sont cassés les dents à la fin du 19ème siècle, puis les soviétiques (notamment au Tigré). C’est un pays qui a également été le laboratoire de grands évènements. Après la tentative de colonisation par l’Italie, il y eut le négus, puis Mengistu Haile Mariam en 1974 et le début des grandes dictatures marxistes en Afrique, la famine en 1998 et cette guerre interminable avec l’Erythrée. Ce pays est également le siège de l’Union Africaine.
Il est d’autant moins banal qu’il fut longtemps la figure de proue des « miracles africains », ces pays aux régimes autoritaires, où le développement était piloté par l’Etat, avec une très forte croissance due à de rapides industrialisations, et adossés à la Chine. Cette dernière a fait de l’Ethiopie sa tête de pont en Afrique. Les résultats étaient spectaculaires, le pays faisait 10% de croissance par an, son industrie 12,5%. Et l’espérance de vie est passée de 40 à 65 ans depuis le début du 21ème siècle.
Tous ces facteurs rendent la situation encore plus préoccupante. On en est arrivés là pour des raisons politiques : des Tigréens qui ont sous-estimé la détermination du pouvoir central, et un pouvoir central qui a commis une énorme erreur, en ne voyant pas qu’il allait se mettre dans une dynamique de guerre enlisée, semblable à celle que l’on a connues au Moyen-Orient : un mélange de guerre civile, d’intervention extérieure et de conflit régional. Une fois ces ingrédients réunis, la sortie est particulièrement difficile. Pour le moment on est bien dans une escalade de la violence, on peut débattre du terme de « génocide », mais il est certain que les morts se comptent par dizaines de milliers, il y a sans doute deux millions de réfugiés, on a un exode massif vers le Soudan qui n’a absolument pas de quoi accueillir ces populations.
Pour l’Ethiopie, il y a un vrai risque d’éclatement, ce conflit ne s’arrêtera ni facilement, ni rapidement. De plus, les relations se tendent avec le Soudan et l’Egypte. Avec cette dernière, c’est le projet de barrage sur le Nil qui pose problème, les protestations des paysans égyptiens sont de plus en plus vives. L’armée érythréenne qui est intervenue est en grande majorité rentrée chez elle, mais la frontière reste très poreuse. Cette dynamique de la violence reste très importante, et l’Ethiopie est très symbolique de ce qui se passe aujourd’hui en Afrique : un développement qui décolle enfin, menacé par le retour en force de la violence.
Nicole Gnesotto :
En seulement trois ans, le miracle éthiopien est devenue une catastrophe. Le pays était donné champion de l’Afrique, économiquement avec sa croissance à deux chiffres, politiquement on lui promettait un avenir politique radieux avec un Premier ministre prix Nobel de la paix, et sur le plan international il avait une stature incontestable : siège de l’Union Africaine, un Éthiopien à la tête de l’OMS, et le premier contributeur aux forces de maintien de la paix des Nations Unies.
Mais il suffisait de gratter un peu pour s’apercevoir que tout cela était déjà très fragile. Économiquement, l’Ethiopie est caractéristique de ce que Lionel Zinsou appelle « une croissance sans développement » : il existe une caste de millionnaires qui ont privatisé la téléphonie, les transports aériens, etc. mais sans développer quoi que ce soit sous tout cela : au classement de richesse, l’Ethiopie est le 173ème pays sur 189.
Politiquement, nous avons aujourd’hui un vrai risque autoritaire de la part d’Abiy Ahmed, je ne vois pas comment il espère s’en sortir sans renforcer le pouvoir central, et donc l’autoritarisme. Enfin, sur le plan institutionnel, l’Ethiopie refuse toute intervention ou enquête des Nations-Unies. Seule l’Union Africaine est tolérée (mais c’est plus commode étant donné que le pays la dirige).
Une particularité rare de ce conflit est qu’il est non-religieux (toutes les forces en présence sont chrétiennes). Peut-être est-ce pour cela que ce conflit intéresse peu : il n’y a ni richesse, ni conflit religieux. Personnellement, je ne crois pas qu’il va s’étendre à la Corne de l‘Afrique, car le Soudan, l’Erythrée et la Somalie sont les trois pays les plus pauvres, ravagés et dictatoriaux de la région (voire la planète). Le seul espoir réside peut-être dans la Chine, premier investisseur en Ethiopie. Elle a construit dix grands complexes industriels et le chemin de fer reliant Addis-Abeba à Djibouti (où elle dispose d’installations portuaires). De plus Pékin a un important contrat pétrolier avec le Soudan. Elle se soucie sans doute comme d’une guigne de la situation humanitaire, mais ses intérêts dans la région l’inciteront peut-être à œuvrer pour la stabilité du pays.
Béatrice Giblin :
On annonce sans cesse l’éclatement possible de l’Ethiopie, mais je tiens à rappeler qu’il n’y a aucune revendication d’indépendance, ni même d’autonomie de la part des Tigréens. Le miracle éthiopien était en grande partie une forme de mirage, mais il y avait tout de même des résultats. La montée en puissance d’un grand nombre de jeunes Éthiopiens formés et parlant plusieurs langues est elle aussi une raison d’espérer.