Afrique : la France n’est plus ce qu’elle était
Introduction
Philippe Meyer :
Depuis son arrivée au pouvoir en 2017, le président français s'efforce de remanier la stratégie, les relations et l'intervention de la France en Afrique. Pour sortir du fameux « pré carré », il s’est tourné vers l'Afrique anglophone. Après sa visite en mars 2019 en Afrique de l'Est (au Kenya et en Éthiopie), Emmanuel Macron s’est rendu cette année au Rwanda et en Afrique du Sud. Il a créé un Conseil présidentiel africain, dans lequel on retrouve des chefs d'entreprise et les intellectuels africains les plus en rupture avec la Françafrique. Il s'est tourné vers les diasporas et s'est adressé en novembre 2017 à Ouagadougou à la jeunesse africaine. Il a annoncé qu'il entendait restituer « le patrimoine africain » détenu par la France, une demande très ancienne des États d'Afrique. Il a dévoilé, avec le président ivoirien Alassane Ouattara, une réforme du franc CFA, pour changer notamment le nom de cette monnaie africaine dont l'acronyme « Colonies françaises d'Afrique » n'a jamais varié. L'Élysée s'est attaché à renouer avec le Rwanda, autre abcès de la Françafrique en reprenant à son compte les conclusions du rapport Duclerc qui conclut à une lourde responsabilité de la France dans le génocide des Tutsis, qui fit 800 000 victimes en 1994 tout en écartant la complicité Enfin, le président a tenté de fermer un autre chapitre délicat en autorisant la justice burkinabè à consulter les archives liées à l'assassinat de Thomas Sankara, perpétré en 1987 et dont la France est accusée d'avoir été complice.
L’Élysée a organisé un mini-sommet sur la dette, car, selon le Fonds monétaire international, l'Afrique sub-saharienne aura besoin d'ici à 2023 de 890 milliards de dollars de financements extérieurs, soit 55% du PIB de la région. L'Afrique est devenue le terrain privilégié des luttes d'influence, et pas seulement de la part de la Chine : la Russie, la Turquie, l'Inde ou l'Iran chassent sur les terres africaines, où la France autrefois hégémonique peine à conserver ses « parts de marché ». A Montpellier, en octobre, un millier d’entrepreneurs, d'intellectuels, d'activistes ou de sportifs, devraient participer à un dépoussiérage de l'image de la France, et endiguer le sentiment antifrançais.
La vieille relation française à l'Afrique n'est pas pour autant terminée, comme vient de l'illustrer le soutien apporté par Paris à Mahamat Idriss Déby, au Tchad, devenu président d'un Conseil militaire de transition après la mort brutale de son père, Idriss Déby, survenue le 19 avril. Toutefois, après le nouveau coup d’Etat au Mali, le 24 mai, Emmanuel Macron a déclaré, « nous n'avons pas vocation à rester éternellement» dans le pays en évoquant l'avenir de l'opération « Barkhane » où sont déployés plus de 5 000 soldats français depuis 2014.
Kontildondit ?
Béatrice Giblin :
L’évolution de la politique française en Afrique est un sujet difficile. J’ai relu le discours d’Emmanuel Macron aux étudiants de Ouagadougou, qui fut très applaudi et apprécié, et qui énonce une volonté de rupture avec ce que faisait la France jusqu’alors avec les pays africains francophones. Notre jeune président a visiblement sous-estimé la résistance à cette idée. En France, de la part d’acteurs politiques et économiques qui travaillent depuis longtemps avec ces pays, mais aussi dans ce qu’on appelle « le cartel des tyrans » en Afrique, ces vieux autocrates clientélistes corrompus, qui sont au pouvoir parfois depuis l’indépendance, et n’ont pas l’intention de lâcher prise.
Il est évident qu’il y a une grande différence entre ce que comptait faire Emmanuel Macron, ce qu’il veut encore faire, et ce qu’il est possible de faire. Le président français a déclaré qu’il n’avait rien à voir avec la colonisation, étant d’une autre génération, et qu’il comptait avoir une autre relation avec l’Afrique. On l’a aussi entendu dire que c’était la jeunesse de ce continent qui constituait sa richesse, ce qui est d’une part une platitude, et d’autre part un fait problématique. Je ne doute pas cependant de sa sincérité quand il déclare vouloir changer les relations de la France avec ce « pré carré ». Il a aussi tendu la main à l’Afrique anglophone. Ce qu’il a fait au Rwanda était particulièrement délicat, notamment. Bien sûr, si Paul Kagame n’avait pas voulu que les choses s’arrangent, il ne se serait rien passé, néanmoins le discours était de grande qualité. Il s’est ensuite rendu en Afrique du Sud, laissant voir son émotion personnelle par rapport à la fin de l’apartheid, un moment fort en Afrique.
Ceci étant dit, les marges de manœuvre sont étroites. Le Mali vient de connaître un second coup d’Etat, et la France a aussitôt suspendu sa coopération avec l’armée malienne, pour plusieurs jours au moins. C’est un rappel clair du fait que la présence de l’armée française n’est que temporaire, mais cela questionne aussi sur le fait même d’intervenir militairement en Afrique (comme on a pu le faire en Côte d’Ivoire ou en Libye) : ces opérations n’aggravent-elles pas les situations au lieu de les atténuer ? Ne sont-elles pas sources de nouveaux conflits ?
Il y a un dernier point qu’on aurait tort de minimiser : le ressentiment d’une partie de la jeunesse intellectuelle africaine francophone contre la France, dont elle fait le bouc émissaire de toutes ses difficultés. C’est aussi une façon de ne prendre aucune responsabilité.
Marc-Olivier Padis :
Il y a trois grands dossiers dans la relation entre la France et l’Afrique : le dossier militaire, le dossier mémoriel et le dossier « soft power », c’est à dire l’influence douce, à travers la francophonie. Je ne m’étendrai pas sur la présence militaire de la France, qui est difficile et peu soutenue par les autres pays européens dans toute cette zone très déstabilisée du Sahel.
Le travail sur la mémoire est énorme, et très ardu lui aussi, qu’il s’agisse du Rwanda évidemment mais aussi de l’Algérie.
Quant aux transformations de la francophonie, elles sont intéressantes, car un premier pas avait été fait en direction de Paul Kagame. Il avait consisté à pousser l’élection d’une rwandaise, Louise Mushikiwabo, comme secrétaire générale de l’Organisation Internationale de la Francophonie. Comme le disait Philippe, il y eut une autre nouveauté : une ouverture vers le monde anglophone, sortant de la configuration habituelle post-coloniale et francophone. Le philosophe africain Achille Mbembe déclarait par exemple qu’il fallait « dé-francophoniser » la relation à l’Afrique. Cela fait état du ressentiment de la jeunesse dont parlait Béatrice, et en même temps, il dit que la France ne peut rester neutre, ce qui constituerait un sabordage, et il se demande qui prendrait sa place. On sent bien que des puissances comme la Chine convoitent l’Afrique.
Je pense que les choses bougent dans la relation entre la France et l’Afrique. Cela se traduit par exemple dans la stratégie d’aide publique au développement. Jean-Yves Le Drian en présentait les nouveaux axes en Février dernier : une augmentation d’abord, puisqu’on passe de 0,4% du Revenu National Brut en 2017 à 0,55% cette année, pour aboutir à 0,7% en 2027. Une réorientation très forte d’autre part, en direction de l’Afrique subsaharienne, où iront 70% des fonds. Enfin, 41% de cet argent concerne une nouvelle thématique, dont la diplomatie française s’est emparée : les droits à la santé sexuelle et reproductive ; il s’agit du droit des femmes à disposer de leur corps. Cela passe par des programmes d’éducation, d’accès aux soins, à la contraception, à l’avortement légal et sûr, mais aussi par la lutte contre les violences sexuelles, les mariages précoces, les mutilations génitales, tout un continuum de problèmes et d’enjeux qui limitent non seulement l’accès à une vie sexuelle épanouie, mais aussi à la santé reproductive. Et la France a fortement réorienté sa stratégie vers ces enjeux. A la fin juin va se réunir à Paris le Forum Génération Egalité, co-présidé par la France et le Mexique, pour promouvoir l’égalité entre les deux sexes. Cette stratégie française doit entraîner d’autres acteurs (de la société civile, des entreprises), car il est très difficile de progresser au niveau multilatéral (car de nombreux pays résistent fortement à cette idée d’égalité femmes-hommes, et militent contre l’accès à l’avortement, par exemple).
Lucile Schmid :
J’ai moi aussi relu le discours de Ouagadougou, et je trouve passionnant qu’Emmanuel Macron, s’adressant à des étudiants, leur dise des choses concrètes. Par exemple, qu’ils seront les bienvenus en France, qu’ils pourront aller et venir, qu’ils auront des visas, et qu’ils se sentiront ainsi plus libres de revenir en Afrique. Il y a là une philosophie nouvelle, par rapport à tout ce qui a existé jusqu’ici, et qui subsiste encore malheureusement. C’est l’un des problèmes fondamentaux entre la France et les sociétés africaines : la question du lien, et la liberté de quitter le sol africain ou d’y revenir à loisir. Il y a donc une promesse qui n’a pas été tenue. Emmanuel Macron est très à l’aise lorsqu’il s’agit de parler de symboles ou d’Histoire, mais si l’on veut imaginer une relation d’avenir entre la France et les pays africains, pour desserrer l’étau des « Gérontes » de la Françafrique, il va falloir imaginer une relation avec les sociétés qui ne soit pas réduite à l’entreprenariat.
Dans les positions d’Achille Mbembe, il y a l’idée que la relation entre la France et les Africains doit reposer sur les valeurs. Il dit que l’on ne peut plus se contenter d’une diplomatie reposant uniquement sur les questions de sécurité et d’économie. Comme l’introduction de Philippe le rappelait, il est tout de même extraordinaire que le mot de « colonie » soit toujours présent dans le nom de la monnaie ...
Comment fait-on autre chose que du symbole et de la mémoire ? On se souvient du rapport Stora à propos de l’Algérie, remarquable à bien des égards, mais qui a tout de même un peu fait « pschitt » quant à la façon de renouveler la relation entre les deux pays. Comment entre-t-on dans le concret ? En février dernier, il y eut des émeutes au Sénégal, et ce sont les magasins Auchan, les stations Total et les péages Eiffage qui furent attaqués, par des jeunes n’ayant pas connu la colonisation, mais ayant développé vis-à-vis de la France une rancœur, construite autour d’un imaginaire anti-français un peu obsessionnel.
Que peut y faire Emmanuel Macron ? En octobre, pour le sommet Afrique-France de Montpellier, Achille Mbembe sera l’architecte du grand discours. Sur la centaine d’invités prévus, on met beaucoup en valeur les entrepreneurs, « les premiers de cordée ». Aura-t-on de la part d’Emmanuel Macron un discours centré sur les questions économiques et symboliques, ou bien des actes concrets ? De jeunes africains venant en France vivent souvent des expériences personnelles assez désastreuses, changer cela serait un bon début.
Béatrice Giblin :
Ce serait idéal, évidemment, mais la politique, ce sont des compromis. Avoir choisi Achille Mbembe est incontestablement une bonne idée, c’est un intellectuel remarquable, dont les travaux sur les conséquences de la colonisation font référence. Ceci étant dit, il n’a pas une grande audience auprès d’un certain nombre de jeunes, très impatients de sortir d’une situation de chômage très grave. On parle d’une intelligentsia « sous-prolétarienne », d’un paupérisme entraînant une frustration énorme.
Si c’est Auchan, Total et Eiffage qui sont attaqués, c’est qu’on décide de trouver un bouc émissaire. Ce n’est pas la France qui doit pouvoir décider de la démocratie dans les pays africains, c’est aux sociétés africaines qu’il incombe de se débarrasser d’un certain nombre d’autocrates. Mbembe dit par exemple que les réels changements ne sont advenus en Afrique qu’après des catastrophes ou des révolutions, citant l’Ethiopie et le Rwanda. Dans les autres pays, les dirigeants ont changé, mais pas la structure. C’est très préoccupant, mais c’est aux Africains de faire bouger les choses. Nous pouvons tenir les meilleurs discours du monde, mais si l’on se heurte toujours à la même répression et au même clientélisme, tous les efforts seront vains.
Lucile Schmid :
Bien sûr, il ne faut pas se contenter d’être idéaliste, mais la question de la vision n’est pas seulement celle de l’idéal. Entre ce qui avait été tracé à Ouagadougou et la réalité d’aujourd’hui, le décalage est grand, il peut encore s’accroître, et il ne suffira pas d’ouvrir les archives pour tracer un avenir.
Les sociétés africaines sont promises à un avenir d’envergure, ce n’est pas un hasard si le continent attire les convoitises chinoises, indiennes, turques ou russes. Comment faire pour construire une diplomatie d’influence ?
Béatrice Giblin :
Il faudra évidemment recréer la confiance. Attendons de voir comment la Chine fera payer son aide. Son discours peut se résumer à : « nous, nous n’avons jamais été colonisateurs, nous vous comprenons et nous venons vous aider ». Qu’il s’agisse de la Chine, de l’Inde, de la Turquie ou de la Russie, on ne peut pas dire qu’on ait affaire à des démocraties exemplaires ...
La colonisation a laissé des cicatrices profondes, mais la présence chinoise ne va pas non plus sans heurts, on l’a vu à Dakar récemment, où les commerces chinois ont aussi été attaqués.
Une stratégie pour la biodiversité ?
Introduction
Philippe Meyer :
Dans un rapport publié en 2019, les experts de la Plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques réunissant les représentants de 110 pays – sur les 132 que compte ce « Giec de la biodiversité », a révélé qu’un million d’espèces sont en danger d’extinction sur la planète. Le Fonds mondial pour la nature, le WWF, qui depuis 1998 publie tous les deux ans le Rapport Planète Vivante mesurant l'état de la biodiversité mondiale, a constaté qu’en 50 ans, nous avons perdu 68 % du nombre de vertébrés sauvages dans le monde. Les trois quarts des systèmes terrestres et les deux tiers des systèmes marins sont dégradés. En 2010, la communauté internationale adoptait à Nagoya, au Japon, 20 objectifs, dits d'Aichi, pour préserver la biodiversité d'ici 2020. Malgré des progrès, les Nations unies ont constaté, en septembre 2020, l'échec de la décennie d'Aichi, aucun des objectifs n'ayant été totalement atteint. Les prochaines ambitions mondiales doivent être approuvées lors de la COP15 prévue en octobre à Kunming, en Chine. Une coalition d'États plaide pour adopter le principe d'une protection de 30 % de la surface terrestre d'ici à 2030.
Le premier One Planet Summit consacré à la biodiversité, organisé par la France en janvier dernier, a lancé une série de rendez-vous visant à aboutir, à la fin de l'année, à l'adoption d'une nouvelle feuille de route mondiale pour la protection des écosystèmes lors de la 15e Conférence des parties (COP15) de la Convention sur la diversité biologique. Ce sommet a été notamment l'occasion d'affirmer les liens entre les trois crises majeures que sont le dérèglement climatique, l'érosion de la biodiversité et la pandémie de Covid-19. La convergence entre le climat et la biodiversité s'est aussi exprimée sur les financements, par le biais d'un appel à ce que 30 % des investissements en faveur du climat soient aussi bénéfiques à la protection de la nature d'ici à 2030.
Le 31 mai, le Muséum national d'histoire naturelle, l'Office français de la biodiversité et la Ligue pour la protection des oiseaux ont dressé le bilan de trente ans de suivi des oiseaux communs en France. Près de 40% des espèces étudiées sont en déclin et les scientifiques alertent particulièrement sur « une hécatombe » dans le milieu agricole. Durant ces trois décennies, les populations d'oiseaux des milieux agricoles ont chuté de 29,5 %, et celles des oiseaux vivant en milieu urbain ont diminué de 27,6 %. Le Président du Muséum national d'histoire naturelle, paléontologue et biologiste marin, Bruno David qui vient de publier « A l'Aube de la sixième extinction, comment habiter la Terre » estime que « les prédictions convergent pour suggérer qu'un point de basculement, à partir duquel on ne pourra plus revenir en arrière, pourrait être atteint entre 2025 et 2045 ». En cause, la fragmentation et la bétonisation des territoires, les pollutions diverses, notamment les pesticides, la surexploitation des ressources, le déplacement d'espèces potentiellement invasives, le changement climatique... »
Kontildondit ?
Lucile Schmid :
Pour répondre à cette question « quelle stratégie pour la biodiversité ? », peut-être faut-il commencer par rappeler qu’elle est assez ancienne, puisqu’elle se posait déjà au sommet de la Terre à Rio en 1992, et qu’à l’époque plusieurs conventions avaient été adoptées, dont l’une pour la diversité biologique. A l’époque, on mettait cette question sur le même plan que les questions climatiques. Nous semblons avoir oublié cela aujourd’hui.
La question climatique est loin d’être simple, mais sa complexité pâlit devant celle de la biodiversité. Comme le rappelle Bruno David, le climat c’est de la physique, tandis que la biodiversité c’est de l’évolution. Or la physique est une science modélisable, on sait prévoir des résultats, il n’en va pas de même pour la biodiversité. Il s’agit de systèmes biologiques complexes, dont nous ne savons pas comment ils évolueront ; même si la résilience de la biodiversité est un élément plus rassurant que ne l’est l’inertie climatique, par exemple. Lorsqu’on laisse un zone vierge, elle se reconstitue. Bruno David rappelle que le thon rouge a fini par revenir en Méditerranée parce qu’on n’a pas laissé passer un effet de seuil. La question du « avant qu’il ne soit trop tard » est donc absolument déterminante.
Pourtant, cela fait donc très longtemps que cette question est posée, et que rien n’avance. Les constats sont aussi accablants que désespérants, ils génèrent une forte éco-anxiété. Il y a les espèces dont la disparition est visible, mais il y en a tant d’autres que nous ne voyons pas, parmi les insectes, ou dans les sols, de plus en plus artificialisés. Il faut garder en tête que la sixième extinction massive dont on parle n’est pas une hécatombe, mais plutôt la fin d’une abondance. Progressivement, les règnes animal, végétal et fongique n’arrivent plus à se reproduire de la même manière. Cela alimente déjà un scepticisme comparable à celui que l’on connaît à propos du climat, et il est crucial de le combattre avec encore plus de force, car le temps presse.
Il existe en réalité déjà des stratégies. En France, une stratégie nationale pour la biodiversité a été créée en France au début des années 2000, nous en sommes à son troisième avatar, avec une participation de la société cette fois. Mais à chaque fois, les évaluations réalisées sont très décevantes. D’abord parce que c’est très peu connu et relayé, presque aucune communication n’existe à propos de cette stratégie nationale. Ensuite, elle n’est pas développée dans les territoires. Si aujourd’hui les régions se dotent de stratégies sur la biodiversité, elles ne se concertent pas entre elles, si bien qu’on aboutit à un patchwork, avec parfois plus de communication que d’actes concrets. Enfin, les stratégies menées sont sectorielles, et n’influent pas sur les politiques publiques, qu’il s’agisse d’agriculture, de transport ou de commerce. La biodiversité n’est pas pensée au fondement des politiques dans ces domaines.
Du coup, les entreprises, largement responsables des problèmes de biodiversité, n’ont pris en compte ces problèmes que très récemment (en 2017). Elles sont à l’an 0 de leur chantier sur la biodiversité, notamment celles de l’agroalimentaire et du bâtiment. Ces dernières ne sont pas seulement en retard, mais carrément nuisibles. L’un des enjeux importants sur ces stratégies est de conjuguer les incitations au le volontariat et à des politiques publiques beaucoup plus ambitieuses. Ainsi, la politique agricole commune, censée être verdie depuis déjà une décennie, est un enjeu essentiel. Les néonicotinoïdes sont par exemple largement responsables de la disparition des oiseaux, pas seulement de celle des abeilles.
Marc-Olivier Padis :
Comme l’a dit Lucile, le constat est désespérant. Que faire de ce désespoir qui nous étreint quand on lit ces chiffres, ou que l’on constate au quotidien l’ampleur des difficultés ? Cela me fait penser à une remarque de Bruno Latour, qui constate un étrange sentiment de consolation en observant la Lune. Il observe que c’est le dernier paysage qu’il peut contempler sans être accablé par le poids de sa responsabilité sur les évolutions de notre environnement. Si je regarde la mer, je sais qu’elle est polluée, si je regarde les montagnes je pense aux glaciers qui reculent, etc.
Comment réagir face de telles évolutions ? La première approche est d’avoir un regard purement clinique, de parvenir à regarder la réalité en face et d’écouter les scientifiques. Je pense cette fois à Bazarov, le héros du roman de Tourgueniev, Pères et Fils, scientifique qui ne croit qu’à la science, et se blesse accidentellement lors d’une dissection. Sa blessure s’infecte, et il observe sur lui-même les progrès de l’infection qui finira par le tuer, ne se déparant jamais de son regard parfaitement clinique. Un tel regard est bien évidemment inhumain, et on ne peut pas l’avoir.
L’autre attitude possible est le déni. Confronté à une avalanche de pareilles mauvaises nouvelles, c’est un mécanisme de protection psychologique bien connu et compréhensible. Pour beaucoup, il est à la base de ce scepticisme qu’évoquait Lucile. Nous avions parlé dans cette émission des méga-feux qui ravageaient l’Australie, je me souviens de ma stupéfaction devant le maintien d’un championnat de tennis, alors même que l’air était irrespirable ...
Une troisième réaction possible est l’agressivité. On voit très bien que les mobilisations se font sur un mode de plus en plus en plus apocalyptique, je pense à des mouvements comme Extinction Rébellion, ou des attitudes individuelles de survivalisme, où des gens apprennent à vivre dans une bulle. Certains peuvent basculer dans la violence, car après tout, une catastrophe d’une telle ampleur semble justifier cette violence.
La dernière solution, la seule à mon avis, est d’accepter nos émotions, cette éco-anxiété dont parlait Lucile. Le philosophe australien Glenn Albrecht est l’auteur d’un très beau livre intitulé Les émotions de la Terre, dans lequel il réfléchit sur ces sentiments que nous ressentons quand nous voyons ces atteintes faites à notre environnement. Il a forgé un mot, la « solastalgie », qui est un mélange de désolation et de nostalgie. Il s’agit du sentiment qui nous étreint quand nous voyons la dégradation d’un paysage familier, et que nous constatons que la contemplation du dit paysage ne pourra plus nous procurer de réconfort. Des sentiments totalement inédits apparaissent (et Glenn Albrecht les décrit bien) parce que nous sommes confrontés à des situations tout aussi inédites.
Le philosophe Olivier Renaud, dans Penser comme un iceberg dit que l’apocalyptisme n’est rien d’autre qu’une forme d’anthropocentrisme, au fond. C’est se dire : « c’est affreux ! Je ne verrai plus tel oiseau, ou tel glacier » et se précipiter faire du tourisme apocalyptique , accélérant encore au passage la dégradation environnementale. Il faut donc sortir de cet anthropocentrisme, observer et comprendre davantage la nature, mais aussi écouter aussi nos émotions face à elle.
Béatrice Giblin :
Comme le disait Lucile, cela fait longtemps qu’on parle de réchauffement climatique et de biodiversité. Le réchauffement climatique est enfin admis assez largement, en revanche pour la biodiversité le travail reste à faire. Mais peut-être s’y est-on mal pris. Quand dans le marais poitevin il a fallu détourner une autoroute pour préserver une espèce de batracien, cela a semblé déraisonnable. Et c’est arrivé assez souvent. On n’a pas su expliquer ce problème des écosystèmes, faire comprendre son importance. C’est une mécanique si fragile, si exceptionnelle, c’est le fruit d’une évolution comprenant tant de paramètres qu’elle est effectivement impossible à modéliser. On n’a pas su faire comprendre que le batracien en question n’était pas une question dérisoire mais absolument vitale. Pour beaucoup, il ne s’agit que de « lubies d’écolos », adorant mettre des bâtons dans les roues dès qu’ils en ont l’occasion.
Si l’on veut que les entreprises agissent, il faudra sans doute les toucher au portefeuille. ExxonMobil a récemment dû intégrer deux nouveaux membres dans son conseil d’administration, tous deux sensibilisés à ce problème de la biodiversité. Parce que les actionnaires craignaient que le cours de l’action ne baisse si ExxonMobil ne changeait pas ses pratiques. Total, rebaptisé TotalEnergies, tient un discours sur son verdissement qui semble aller dans le bon sens. Son attitude en Birmanie cependant, (continuer à verser les dividendes à la junte militaire) a eu des conséquences importantes. L’opinion publique est désormais sensible à des situations géopolitiques particulières, et à ces seuils dont nous parlions plus haut. On n’a pas raté celui du thon rouge, mais cela n’a pas fonctionné pour la morue à Terre-Neuve.
C’est par cette prise de conscience publique que les entreprises seront forcées de revoir leurs pratiques. Sans elles, on n’avancera pas assez vite. On parle du capitalisme financier et du capitalisme humain. Je pense que le capitalisme de la nature va devenir un enjeu important, c’est là-dessus qu’il faut travailler.
Philippe Meyer :
Je m’interroge sur l’absence de ce qu’on appelait à l’époque où j’étais à l’école primaire la « leçon de choses ». Il paraît qu’il existe une télévision de service public. Il me semble qu’une réflexion sur un programme court, placé à une bonne heure, expliquant pourquoi tel crapaud a absolument besoin d’un tunnel à crapauds sans quoi il disparaîtra, et ce que nous-mêmes nous perdrions avec sa disparition, ne serait pas superflue.
Lucile Schmid :
Je trouve assez passionnante l’idée de réintroduire les questions économiques et entrepreneuriales dans ce débat. D’abord parce qu’elles sont encore mal traitées aujourd’hui. C’est peut-être parce que les écologistes français ont longtemps été réticents à faire le lien entre économie et écologie, et à penser l’entreprise. On peut difficilement leur jeter la pierre, car faire interagir les deux mondes est tout de même extrêmement difficile. Par exemple Engie a recruté des écologues au début des années 2000 et personne ne le sait, alors que c’est à mon avis un élément très fort et qu’en plus le faire savoir serait bon pour leur image.
La question du coût de l’inaction écologique est assez neuve dans le débat public. On commence ainsi tout juste à chiffrer le prix des services écosystémiques rendus par la nature, ils sont de l’ordre de centaines de milliards de dollars. On a également commencé à chiffrer le coût de la perte de biodiversité, il est autour de 480 milliards de dollars par an. A partir du moment où ces chiffres faramineux sont sur la table, il se passe quelque chose d’un point de vue psychologique.
J’ai lu que la tourterelle des bois, ou le chardonneret élégant étaient en voie de disparition rapide (ce qui est différent de l’extinction), et je me demandais si j’avais déjà vu un chardonneret élégant, si je saurais même en reconnaître un. Pour en revenir à la leçon de choses, il y a dans ces noms une beauté littéraire et poétique. C’est tout un monde qui disparaît avant même que nous ne l’ayons connu. Au delà même de tous les effets matériels de la réduction de la biodiversité, c’est aussi tout notre imaginaire qui s’appauvrit.
Marc-Olivier Padis :
On ne résoudra pas de telles difficultés sans les entreprises ou contre elles, c’est indéniable. Il y a effectivement le capital et les actionnaires, mais un autre facteur commence à les faire bouger : le recrutement des jeunes diplômés. Certaines entreprises, notamment dans le secteur de l’énergie, sont obligées de changer leurs pratiques, sans quoi elles manquent de personnel, n’arrivant pas à attirer les jeunes diplômés.
Béatrice Giblin :
Dans le cas d’Engie, je me demande si ce n’est pas arrivé à l’époque où une femme dirigeait l’entreprise. J’ose penser que la présence des femmes aux postes de direction dans de grandes entreprises peut faire un peu bouger les choses.
Pour revenir à la biodiversité, je m’avoue par exemple absolument consternée par le discours anti-éoliennes au nom de la protection des oiseaux. On sait que le nombre d’oiseaux tués par des éoliennes est loin derrière d’autres facteurs. Où est la rationalité de tout cela ? Je me mets à la place des gens qui entendent ce genre de discours, ils doivent se demander que faire ou que penser. Il faudrait peut-être aussi que les discours des gens sensibilisés à ces questions soient un peu construits.
Philippe Meyer :
Mais il faudrait peut-être aussi que la définition de l’éolien soit plus claire. On peut ainsi être contre l’éolien terrestre, qui n’a pas du tout les mêmes effets ou le même impact que l’éolien en mer. De plus, je me souviens d’une préfète me disant que le dernier moyen de corruption des élus locaux était l’éolien ... Ne le sanctifions donc pas trop vite.
Quant à l’effet de la féminité sur la biodiversité, il est peut-être vrai dans le monde de l’entreprise, mais moins dans la politique. En ce qui concerne les pigeons, une espèce invasive et très destructrice, la maire de Paris n’a absolument aucune espèce de politique, pas plus que pour les rats ...
Lucile Schmid :
Je trouve le débat sur l’éolien très intéressant car il révèle nos difficultés à comprendre que dans l’urgence écologique, il faut à la fois transformer (donc mettre en place de nouvelles industries) et préserver. Et comme nous avons très peu articulé biodiversité et climat, la question « que s’est-il passé autour de l’éolien ? » est l’une des premières qui est apparue dans les évaluations des stratégies de biodiversité. La question de l’implantation territoriale des éoliennes n’a par exemple jamais été gérée en fonction des enjeux de biodiversité. Aujourd’hui deux régions concentrent à elles elles 50% du parc éolien français, les implantations paraissent donc très anarchiques.
Il y a un réel paradoxe là-dedans. Il est vrai que le déploiement à marche forcée de l’éolien d’ici 2028 va rencontrer de plus en plus de résistance citoyenne, parce qu’il faut tenir compte, si l’on veut que ça se passe bien, du fait qu’il y a des paysages à ne pas défigurer, des riverains à ne pas ignorer, et aussi du fait qu’aujourd’hui l’électricité est bon marché et qu’elle existe partout. Il faut faire comprendre l’avantage comparatif de l’éolien. Personnellement, je trouve qu’on ne dit pas assez que la vraie question est la sortie de l’énergie fossile. On nous rebat les oreilles de la comparaison entre nucléaire et éolien, alors que le sujet devrait être la montée en puissance de l’électricité pour réduire la combustion de pétrole et de gaz. Ce n’est pas en défendant l’éolien à tout prix que l’on surmontera des résistances, qui ne montent pas qu’en France. Même en Allemagne, un pays que l’on a longtemps cru acquis à l’éolien, la grogne monte, face à des stratégies mal concertées et mal territorialisées.
Béatrice Giblin :
Nous avons un avantage sur l’Allemagne concernant l’éolien : nous avons davantage d’espace. Notre densité de population est de 110 habitants au kilomètre carré, la leur est plus élevée. Nous avons des endroits où les mettre sans forcément défigurer les paysages. Quant aux parcs en mer, on ne peut pas trop les éloigner des côtes (car il faut tirer des câbles). Installer des parcs éoliens n’est pas si simple.
Marc-Olivier Padis :
Pour comparer avec la problématique énergétique allemande, il y a certes 4 à 5 fois plus d’éoliennes chez nos voisins, mais il n’y a que deux régimes de vents, contre cinq en France. D’autre part, les Allemands résistent aussi aux lignes à autre tension. La grille de distribution de l’électricité est très mal faite ne Allemagne, les industries sont au sud-ouest alors que les éoliennes et le solaire sont au nord, il faut donc acheminer toute cette énergie. En France, notre grille est bien plus variée et résiliente.
Enfin les Allemands ont gardé des centrales à charbon, ou plus précisément à lignite, (qui est le charbon le plus polluant). De plus, ces centrales sont dans les Länder de l’est, c’est à dire les plus pauvres, où le chômage est le plus grand. Ils ont cependant réussi une très grosse négociation de sortie du charbon, en trois ans, avec tous les acteurs autour de la table ... Mais cela coûtera très cher. Les Allemands sont contre le nucléaire (même si leurs dernières centrales ne sont toujours pas fermées) mais consomment notre électricité nucléaire dès que le besoin s’en fait sentir.