Réforme de la fonction publique
Introduction
Philippe Meyer :
Le président de la République a annoncé le 8 avril, devant un parterre de 600 hauts fonctionnaires, la suppression de l'École nationale d’administration (ENA), imaginée par Jean Zay sous le Front populaire et créée par le général de Gaulle en 1945. Elle doit être remplacée à partir du 1er janvier 2022 par un Institut national du service public (ISP) qui rassemblera quatorze écoles de fonctionnaires, dans les locaux de l’ENA à Strasbourg. Le concours de recrutement ne devrait pas changer avant 2023. Les élèves auront toujours le statut de fonctionnaires stagiaires et un effort sera consenti en direction des boursiers de l'enseignement supérieur. L’INSP est conçu non pas comme une grande école, mais comme un institut dans lequel les cadres de la fonction publique pourront se former tout au long de leur carrière, afin, selon le ministère de la Transformation et de la Fonction publique de diversifier le recrutement des hauts fonctionnaires, là où l'image de l'ENA était ternie par l'entre-soi social. Le contenu de la formation sera davantage ouvert sur le monde académique et sur les enjeux internationaux. On y étudiera un tronc d'enseignements communs aux quatorze écoles de service public, portant sur cinq thèmes (laïcité, numérique, écologie, inégalité-pauvreté, et rapport au discours scientifique) pour créer une « culture commune » à toute la fonction publique d'État. Autre innovation : les élèves n'intégreront plus directement les grands corps de l'État en fonction de leur classement, mais seront affectés pendant deux ans à des postes opérationnels ou de terrain. C'est la fin de la fameuse « botte », qui permettait aux quinze premiers d'intégrer le Conseil d'État, la Cour des comptes ou l'Inspection générale des finances.
L’autre volet de la réforme concerne la suppression d’un certain nombre de grands corps, notamment les trois inspections que sont l’inspection générale des finances, l’inspection générale des affaires sociales et l’inspection générale de l'administration, qui seront fondues dans un seul et unique corps : celui des administrateurs d'État. En revanche, les corps attachés au Conseil d'État et à la Cour des comptes, du fait de leurs fonctions juridictionnelles, jouissent d'une protection constitutionnelle et ne seront pas touchés. Concrètement, à leur sortie d'école les élèves intègreront un corps régi par des statuts, auquel ils resteront attachés tout au long de leur carrière. Ils seront recrutés pour des emplois précis et à durée déterminée. Si le corps préfectoral est amené à disparaître, la fonction et le métier de préfet seront en revanche préservés. Il s'agit de « fonctionnaliser » ces missions explique-t-on au ministère de la Transformation et de la Fonction publique. Presque tous les corps concernés ont plus ou moins publiquement témoigné de leurs inquiétudes sur les conséquences de la réforme, ainsi que de leur agacement de se voir stigmatisés par un texte qui les vise : le 3 juin l'ordonnance pour la mise en œuvre de la réforme était présentée en Conseil des ministres. Le mois de juin sera consacré à la consultation de hauts fonctionnaires, avant un point d'étape début juillet, qui sera rendu public par le Premier ministre Jean Castex et la ministre de la Transformation et de la Fonction publique Amélie de Montchalin.
Kontildondit ?
Marc-Olivier Padis :
Ce sujet revient fréquemment dans le débat public français, nous en avons d’ailleurs déjà discuté ici et pourtant je ne suis pas sûr d’avoir précisément identifié le problème. Que cherche-t-on à résoudre ? Quel est le diagnostic ? Est-il partagé ? Je ne suis pas sûr que quiconque ici ait la réponse à ces questions pourtant élémentaires pour mener une réforme.
Je vois quatre hypothèses.
Est-ce un problème d’efficacité de l’action publique ? C’est ce que semble avoir montré la crise de la Covid, mais il semble que cette réforme vise davantage que la seule efficacité.
S’agit-il de répondre à la crise de confiance ? Celle-ci est indéniable, elle touche les élites françaises dans leur ensemble. Cependant si l’on regarde l‘enquête du Cevipof sur la confiance en France, la classe politique est davantage touchée par la défiance que la haute fonction publique, il n’est donc pas certain que cette réforme soit une priorité. Selon beaucoup d’énarques, elle est plutôt un moyen de détourner l’attention publique, et de faire de l’ENA un fusible.
S’agit-il de répondre à un malaise de la fonction publique ? Il y a sans doute un problème de management interne : gestion des carrières, rigidité de la hiérarchie … Il est assez emblématique que la déclaration du Président ait été faite lors d’une convention managériales de l’Etat, ce qui semble indiquer qu’il y a des progrès à faire dans ce domaine.
S’agit-il d’un problème d’ouverture ? Ouverture sociale, lutte contre l’entre-soi, changement du mode de reproduction des élites … Le sujet n’est pas évident, car la fonction publique est censée obéir à des normes de comportement : impartialité, rigueur, efficacité. La question de la représentativité est difficile à argumenter, car c’est la classe politique qui doit représenter le pays. On comprend cependant le problème de confiance que peut créer une administration qui ne serait pas à l’image de la société. On sait d’autre part que l’ascenseur social et la mobilité par le système scolaire fonctionnent moins bien que par le passé.
Le diagnostic est d’autant plus difficile que dans le débat public, les premiers concernés (les énarques et les hauts fonctionnaires) ont un temps de parole disproportionné sur le sujet, ce qui rend le débat non seulement très vif mais aussi très prégnant, tout ça pour parler de quelques dizaines d’élèves, dont il est difficile de penser sérieusement qu’ils sont à l’origine des difficultés de notre fonction publique.
Tous ces anciens de l’ENA sont cependant des gens ayant un grand sens du service public, ils parlent beaucoup de leurs métiers en termes de « vocation », leur travail est encadré par un code de la fonction publique aussi précis qu’exigeant, il y a donc à mon avis une certaine injustice à les désigner ainsi comme boucs émissaires. D’autant plus que l’ENA s’est déjà beaucoup réformée, il y a par exemple désormais 30% de boursiers, il semble donc que du point de vue de la mixité sociale, des progrès aient été faits.
Un mot sur la réforme elle-même. Le fait de supprimer la « botte », ce classement de sortie permettant aux premiers de rejoindre les trois corps les plus prestigieux, est plutôt une bonne chose. Le système se rapproche désormais de celui des militaires : envoyer les gens sur le terrain très tôt, et leur permettre après cinq ans d’évoluer et d’atteindre des postes de commandement.
Beaucoup font remarquer qu’on eut peut-être mieux fait de définir d’abord précisément ce qu’on attend de la fonction publique de demain. Savoir à quoi ces élèves serviront avant de penser à leur formation, en somme. En d’autres termes : quelles sont les compétences dont l’Etat aura besoin demain, c’est à dire quelles missions aura-t-il à accomplir ? C’est un sujet un peu vertigineux, mais on est resté au seuil de cette question, parce que la conviction implicite en France, c’est que l’Etat doit s’occuper de tout. Dans ces conditions, il est évidemment difficile de déterminer un champ d’intervention privilégié. Dès qu’un problème surgit, on se tourne vers l’Etat. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé au moment de la crise des Gilets Jaunes, et l’on voit bien que cette réforme aussi fait partie des promesses que le président avait faites pour clore cet épisode.
Il y a trois points dans cette réforme : un recrutement plus diversifié, une formation plus transversale, une gestion de carrière plus souple. Le gouvernement insiste beaucoup sur le fait que ce qui manque, c’est la prise de risques, l’initiative, la réactivité. Toucher aux Corps permettra-t-il de progresser sur ces points ? En ce qui concerne les préfets, la difficulté est que leur statut ne permet pas de les assigner à une autre fonction que celle de préfet, c’est pourquoi il y a beaucoup de préfets hors cadre (il y en a autant que de préfets en exercice). La transversalité (le fait de pouvoir changer de poste) est donc très importante, c’est pourquoi la formation continue est essentielle.
Il reste pour moi un angle mort dans ce débat : la formation universitaire. On dit qu’il faut diversifier les profils, et je sais qu’il existe désormais une voie d’accès à l’ENA pour les gens venant de l‘université, mais la spécificité française est de toujours mettre l’université de côté lorsqu’il s’agit de la formation des élites. Or dans tous les autres pays comparables au nôtre, le modèle qui s’est imposé est le modèle universitaire. Je discutais récemment avec un jeune polytechnicien en stage à Bruxelles dans le Corps des ponts, et il s’est rendu compte que tous ses camarades de stage, allemands, italiens, néerlandais avaient fait une thèse. Lui avait certes fait de très belles études, mais n’avait pas eu comme eux l’occasion de travailler un seul sujet de manière approfondie. Il y a tout de même 2,7 millions d’étudiants à l’université en France, on devrait peut-être leur consacrer au moins autant d’attention qu’aux 80 élèves de l’ENA.
Philippe Meyer :
On parle toujours des énarques et du pouvoir qu’on leur prête, mais jamais des ingénieurs du Corps des mines. Or leur influence à eux aussi est considérable dans l’Etat, dans l’industrie et dans les services, et ils font preuve d’un grand sens de la solidarité.
Nicole Gnesotto :
Je suis parti de la même réflexion que Marc-Olivier : quel(s) problème(s) la réforme de l’ENA et des grands Corps essaie-t-elle de résoudre ? Il semble que le problème le plus pressant soit moins l’efficacité que la fermeture du service public : l’endogamie, la panne (voire la destruction) de l’ascenseur social.
Cette réforme apporte-t-elle une solution ? Je ne le crois pas. Elle n’est qu’une cerise sur le gâteau. Je rappelle que 70% des élèves de l’ENA viennent des classes supérieures de la société française, alors même que ces classes ne représentent que 15% de la population. Le problème de la fermeture du clan des élites est le déclassement des universités françaises. En France, le système d’enseignement supérieur est complètement bipolaire. On a d’un côté des classes prépa, viviers des futures élites, et de l’autre la masse des jeunes entrant à l’université. Sur les 600 000 annuels, 60% abandonnent en première année. Si l’on veut réellement lutter contre l’endogamie et la panne d’ascenseur social, c’est une vraie réforme de l’enseignement supérieur qu’il nous faut. L’université devrait avoir les meilleurs professeurs, les meilleurs étudiants, les meilleurs programmes … Ce n’est malheureusement pas à l’ordre du jour.
Deuxième problème auquel cette réforme pourrait répondre : la résistance de « l’Etat profond ». C’est un terme d’ordinaire utilisé dans la sphère complotiste, mais que le président Macron avait lui-même employé lors du G20 de Biarritz en 2019, et qui visait la résistance de la haute fonction publique au moindre changement dans ses habitudes. C’est surtout le Quai d’Orsay qui était visé, qui ne partageait pas les positions présidentielles à propos de la Russie. Il est vrai que le système de la haute fonction publique peut faire montre d’esprit de corps face à l’innovation politique. On se souvient que Nicolas Hulot lorsqu’il était ministre se plaignait énormément des résistances que Bercy opposait à chacune de ses initiatives ; on observe parfois le même phénomène à Bruxelles de la part de la Commission. Sans aller jusqu’au complotisme, il faut reconnaître que parfois une culture des grands Corps peut l’emporter sur le service de la République.
Casser ce corporatisme est sans doute une bonne chose, mais on peut se demander ce qui le remplacera. Est-ce que ce sera l’arbitraire des nominations ? Qui nommera ces figures d’élite après leurs cinq années de stage ? Je suis plutôt neutre sur la suppression de l‘ENA, et même assez bien disposée à son égard, à condition que la suite soit une vraie réforme de la fonction publique.
J’aimerais ajouter un dernier point à propos du lien entre méritocratie et populisme. On sait que l’une des activités favorites du populisme est la dénonciation des élites, et notamment des trois principales que sont les journalistes, les hommes politiques et la haute fonction publique. Certains se sont donc demandés si cette réforme de l’ENA n’était pas un geste populiste de la part d’Emmanuel Macron. Je l’ignore, mais si dire que la méritocratie est bloquée en France et que l’ascenseur social est en panne est populiste, alors je veux bien l’être, car c’est tout simplement vrai. En revanche, il y a tout de même dans la fonction publique d’aujourd’hui quelque chose de contraire au service public, à savoir cette idée que le statut est plus important que le mérite. Aujourd’hui toute la fonction publique (dans son ensemble, pas seulement la haute) est fondée sur l’idée que le mérite individuel, c’est mal (pas de primes, pas de différenciation) et que seul le statut est bon. Et c’est une véritable catastrophe. Je le vois dans l’enseignement supérieur. Il se trouve que j’ai été membre du Conseil d’Administration de mon institution, et que nous devions augmenter la prime d’excellence. Il s’agit d’une prime donnée aux jeunes chercheurs ou aux maîtres de conférence. Et tous les syndicats ont voté contre Quand je leur ai demandé pourquoi, je me suis entendue répondre : « nous sommes contre la notion d’excellence ». Cela fait réfléchir.
Richard Werly :
A écouter Nicole, ou à lire l’intervention d’Emmanuel Macron du 8 avril dernier, où il expose sa réforme, je me dis que le président a raison. L’Etat en France fonctionne mal, il est obèse et entrave l’action publique. C’est vraisemblablement la conviction du président de la République.
Il est évidemment intéressant que ce constat vienne d’un pur produit de la formation française des élites. Il le sait, et c’est aussi pour cela qu’il se montre si offensif, en plus du fait qu’il s’agissait d’une promesse de campagne. Lui et Bruno Le Maire ont d’ailleurs démissionné de la fonction publique à présent qu’ils assurent des mandats publics, ce qui n’est pas le cas d’autres personnalités ayant occupé des fonctions éminentes à la tête de l’Etat. Quand on lit l’intervention d’Emmanuel Macron on sent très bien tout cela. Il a le sentiment que cette masse d’administrateurs est devenue une entrave à la capacité à changer le pays. Cela rejoint ce que disait Nicole à propos de la responsabilité individuelle. Macron s’en est depuis le début fait l’avocat.
Je vois là ce que j’appellerais un arrière plan de règlement de comptes, sans doute assez personnel, entre le président et la haute fonction publique française, ENA en tête.
Emmanuel Macron est cependant pris dans ses propres contradictions. Il veut en effet réformer l’Etat, tout en faisant en sorte que celui-ci continue de fonctionner de manière très verticale. Au fond, il veut un levier de commande qui ne discute pas. C’est évidemment parfaitement contradictoire avec l’idée de responsabilité individuelle, par si vous voulez que les hauts fonctionnaires tiennent davantage compte du terrain, il faut leur accorder la latitude nécessaire à l’initiative dont on leur demande de faire preuve. Et cela, Macron n’est pas du tout prêt à le faire.
Comme observateur extérieur de la société française, je vois là une contradiction problématique. Dans une formule assez bien trouvée, Macron appelle à la logique du guichet par rapport à celle de la norme. Mais cela ne peut évidemment fonctionner s’il veut que ses ordres traversent toute la chaîne sans encombre.
Macron n’arrive pas à résoudre cette contradiction. La difficulté fondamentale de cette réforme et qu’elle n’a pas réussi à convaincre. La réforme peut certes avancer, mais tant que les hauts fonctionnaires dans leur ensemble ne seront pas convaincus de son utilité, elle ne changera rien.
Je voudrais enfin revenir sur une promesse oubliée du président de la République : adopter en France le spoil system à l’américaine. Le président élu devait avoir la capacité de nommer de nouveaux directeurs d’administration centrale, afin de pouvoir appliquer sa politique. Or cette promesse n’a pas été tenue, à cause de quantités de résistances. Selon moi, il aurait mieux fait de tenir d’abord cette promesse, en dépit des remous qu’elle aurait suscitée, nommer des directeurs d’administration centrale capables d’imposer sa politique, puis de réfléchir à la réforme. Je ne peux pas imaginer que la réforme va remplacer l’impératif politique. J’ai l’impression qu’on est au milieu du gué.
Jean-Louis Bourlanges :
Mon oncle Robert était un homme héroïque, il avait fait la 2ème DB, et il a fini en votant Front National, à mon avis parce qu’il était mal orienté intellectuellement. Il avait une maxime : « moi, les problèmes, je les résous avant de me les poser ». Il n’est pas impossible que cela ait expliqué sa dérive politique …
C’est exactement ce qui se passe ici, et que nous nous échinons à comprendre : de quel problème cette réforme est-elle la solution ? Comment peut-on proposer des solutions à des problèmes qu’on n’a pas posés, pas même identifiés, pas hiérarchisés, pas relativisés ? Quand on s’y prend comme ça, on peut parfois tomber juste, tout comme on peut parfois gagner à la roulette. D’autant que les gens sont intelligents, et voient empiriquement un certain nombre de défauts ça et là. Mais c’est tout de même extraordinairement frustrant. J’ai ici un texte : Letter from the reverend B. Jowett. Il s’agit du rapport d’un haut fonctionnaire britannique sur l’organisation du service public. C’est une réflexion très libre et très brillante, politiquement complètement incorrecte, dans laquelle l’auteur se demande ce que doit être un vrai service public. Selon Benjamin Jowett, le problème de l’administration est assez simple : en tant qu’entité soustraite au marché, elle encourage l’inertie. Il ne faut donc surtout pas favoriser l’avancement à l’ancienneté, mais au contraire remettre les fonctionnaires en situation de concurrence les uns avec les autres ; il explique aussi qu’il faut nommer des jeunes à des postes importants. Développer partout une école de l’émulation et de la jeunesse. Le service public fait la course dans un sac par rapport à l’entreprise dont les logiques concurrentielles la rendent bien plus performante.
Pour en revenir à nos énarques, je constate qu’ils ont trois qualités, qui sont autant de défauts. Ce sont des lutteurs, des bosseurs, et des vainqueurs. Or un lutteur n’est pas très sympathique, un bosseur est plutôt ennuyeux, et un vainqueur a souvent la réputation d’être arrogant. Mais ce sont des vainqueurs, c’est indéniable, à cause de la sélection elle-même. Le problème de « l‘État profond », c’est l’inertie. De l’Education nationale, des forces de police, du service public social, de la Justice … Non pas parce que les fonctionnaires sont mal intentionnés, mais parce qu’il s’agit de choses énormes, et en effet régies par le statut. Cette réforme n’est donc qu’un petit antidote, inadapté parce qu’on ne corrige pas un problème aussi massif par le haut et avec quelques dizaines de personnes.
A-t-on raison stigmatiser ces « qualités » des énarques ou devrait-on plutôt les valoriser ? Parce que quand vous regardez l’ENA, vous voyez des tas de choses qui ne vont pas.
Premièrement, le petit nombre. Conduire des millions de fonctionnaires à partir de quelques dizaines de nouveaux arrivants annuels est une absurdité. Il ne fallait pas supprimer ou réduire l’ENA mais au contraire l’augmenter. Les élites britanniques sortent certes d’Oxford, mais ils sont des milliers chaque année. Le petit nombre a un inconvénient énorme, puisque le classement si sélectif détruit justement des vocations. Vous entrez par exemple à l’ENA parce qu’ayant lu Pierre Loti, vous vous imaginez Consul général à Tokyo, et vous vous retrouvez au Tribunal administratif de Périgueux … C’est idiot car le classement a pour but de permettre aux jeunes de choisir leur vocation au lieu de se la voir imposée par la hiérarchie. Or on sait que celle-ci est sensible, quoi qu’elle en dise, à la politique et à l’origine sociale.
Deuxième problème : la compétence. Oui, il y a un problème de compétence, car on fait l’ENA après une autre école, or celle-ci peut vous préparer à n’importe quoi. Donc quand vous arrivez à l’ENA, vous êtes dans un environnement d’acclimatation administrative, mais à aucun moment vous n’apprenez les disciplines. Il faut donc que l’ENA, comme les autres grandes écoles, recrute plus jeune, qu’elle soit plus longue et qu’elle combine les stages à de la formation théorique approfondie. Cela exige un plus grand nombre de spécialisations.
Troisième défaut : l’origine sociale. Elle est totalement liée au recrutement tardif, car c’est une école qu’on fait à Bac +3 ou Bac +4. Si, comme les autres grandes écoles, on entrait à Bac +2, qu’on se formait dans les lycées et que des agents de l’Etat vous expliquaient dès la seconde quelles sont les carrières de la fonction publique, avec des tuteurs, la démocratisation arriverait.
Enfin, il y a des faux problèmes. L’idée que l’ENA concourt à la rigidité est par exemple absurde. Il y a évidemment des préfets hors cadre, mais la mobilité existe dans la haute administration, et on peut l’accroître. Quant aux privilèges, bien sûr, l’origine sociale est encore trop déterminante, mais le privilège financier est une vaste blague. Une seule catégorie d’énarques est privilégiée, ce sont les inspecteurs des finances qui, lorsqu’ils quittent la fonction publique, rejoignent des grandes banques et sont grassement rémunérés. Les autres ont des salaires confortables mais absolument pas mirobolants, qui n’ont en tous cas rien à voir avec le secteur privé. On parle aussi de privilège politique, il est vrai que certains énarques jouent un rôle actif dans la sphère politique, mais statistiquement, l’Assemblée Nationale comporte très peu d’énarques (environ 2% selon une étude de Sciences Po).
Les faux problèmes ont été à l’ordre du jour, les vrais ont été globalement ignorés. J’espère que les vraies qualités ne seront pas sacrifiées.
Richard Werly :
J’en reviens à Emmanuel Macron. Je pense qu’on est dans le cas typique où lui-même est pris au piège de son impératif de réformes. Il lui fallait terminer son quinquennat par une réforme de l’ENA, qu’il a transformée en réforme de l’Etat. Or on peut se demander s’il n’aurait pas mieux valu d’avoir d’abord un audit plus large sur l’Etat en France, au delà de ce symbole compliqué qu’est l’ENA.
Ce que je trouve inquiétant dans cette réforme, c’est que je ne vois nulle part disparaître le risque de cet esprit de caste qui est au fond ce que les Français reprochent à l’ENA et à la haute fonction publique. Or sans cela, le rapport entre la population et la haute fonction publique ne va pas s’améliorer.
Nicole Gnesotto :
En toute honnêteté, il y a un petit élément positif dans cette réforme, qui essaie de répondre à la question du nombre que posait Jean-Louis. En février dernier, le président avait annoncé la création de « prépas des talents », c’est à dire le choix de 73 classes prépa, 2 par région, soit 1700 élèves, qui seraient à partir de janvier 2022 le réservoir de Bac +2 des talents passant les concours de l’Institut du Service Public. Peut-être y a-t-il là une volonté d’ouvrir la base. Même si 1700 reste un nombre dérisoire comparé à 600 000 …
Mais il reste une question : quelle sera la culture commune de ce service public nouvelle formule ? Il semble qu’il y ait le choix entre deux modèles. Le premier est managérial, c’est celui du révérend Jowett de Jean-Louis, et semble-t-il du chef de l’Etat : gérer l’Etat comme une entreprise. Je rappelle qu’avant d’être élu, M. Macron avait déclaré dans Les Echos qu’il recruterait « en toute transparence au moins un quart des directeurs d’administration dans le privé, et cela sur la base d’appels à candidature ouverts, visant à identifier les meilleures compétences techniques et managériales ». Deuxième modèle possible : celui qu’avait sans doute voulu de Gaulle en créant l’ENA en 1945, un modèle politique fondé sur la défense des intérêts et de la place de la France dans le monde.
Je ne sais pas lequel l’emportera, mais quand on lit le programme de Mme de Montchalin, où elle explique les 5 volets du tronc commun entre les divers instituts, on y trouve tout de même beaucoup plus d’éléments managériaux que politiques, et je trouve cela inquiétant.
Marc-Olivier Padis :
C’est une inquiétude que je ne partage pas. Il est de bon ton de dénoncer la privatisation des services publics, l’importation des méthodes d’entreprises privées dans l’Etat, mais au fond le modèle opposé, celui de la vocation, qui domine l’administration française, est fondamentalement clérical. Or une cléricature, ça ne se réforme pas, cela tient à un pouvoir d’en haut, et c’est un système dans lequel la méthode d’avancement, c’est précisément la grille, c’est à dire les statuts.
Il y a un réel malaise des fonctionnaires de catégorie B et C, concernant le manque de relations humaines. Je comprends que l’univers managérial puisse faire peur, mais il faut reconnaître que tout n’est pas mal géré dans les entreprises privées, et les ressources humaines le sont fréquemment mieux que dans l’Etat où les gens souffrent souvent beaucoup. Parfois de situations très autoritaires, dans lesquelles il n’y a aucune initiative possible.
A propos de la contradiction d’Emmanuel Macron que pointait Richard, il y eut dans les débuts du quinquennat des amorces de réformes, dont l’une consistait à avoir peu de gens dans les cabinets ministériels. Le président avait fixé une barre très basse, d’une dizaine de membres tout au plus (alors que certains pouvaient en compter jusqu’à 40). L’idée était qu’un cabinet réduit obligerait les directeurs d’administration centrale à plus de dialogue avec les ministres, et donc impliquerait davantage l’administration centrale dans l’action. Quel fut le bilan de cette réforme ? Il est très difficile à faire, mais en tous cas ce n’est pas un succès éclatant. Il ne s’agissait pas à proprement parler du spoil system, mais d’une réduction des effectifs pour forcer une meilleure articulation.
Jean-Louis Bourlanges :
Sur la question des formations nécessaires aux missions de service public, il faut garder trois choses à l’esprit.
D’abord il faut des formations théoriques solides. Il nous faut de bons juristes, de bons économistes, de bons spécialistes des questions internationales, de bons spécialistes des systèmes sociaux … Actuellement ces formations sont sacrifiées ou marginalisées à l’ENA.
Il faut ensuite des formations spécialisées. N’importe qui n’est pas diplomate, ou juge, ou juriste. D’où mon idée d’un plus grand nombre d’élèves, qui une fois dans l’école, choisissent entre quelques grands sytème et se spécialisent au fur et à mesure. Cela éviterait les déconvenues que j’évoquais plus haut, où l’amoureux des relations internationales se retrouve au service juridique. Ces spécialisations non plus ne sont pas faites.
Troisièmement, la formation gestionnaire. La culture générale est trop abstraite et pas assez managériale, j’en conviens d’autant mieux que je suis moi-même la caricature de ce phénomène.
Je ne suis pas d’accord avec « l’entre-soi ». C’est peut-être un sentiment qu’a la population vis-à-vis des énarques, mais au sein de l’Ecole, il n’existe pas. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que la suppression de l’ENA soit due à un inspecteur des Finances. Dites à un inspecteur des Finances qu’il appartient à l’ENA et il aura honte. Le seul Corps doté d’un esprit de corps, c’est celui des mines. Les fonctionnaires de l’ENA sont des fonctionnaires comme les autres.
Il aurait donc fallu une réforme de l’ENA qui ne soit pas celle-ci, mais aussi bien voir que dans les formations tout au long d’une vie, il y a trois moment importants de recrutement des fonctionnaires. Le moment initial, celui où l’on choisit les jeunes « lutteurs-bosseurs-vainqueurs ». Ensuite, une sélection au bout d’une dizaine d’années, où l’on a des gens dotés d’une expérience extraordinaire, notamment au sein des collectivités territoriales. Enfin, l’appel à la société civile qui se fait plus tard et demande lui aussi une formation spécifique.
Le problème de cette réforme est qu’elle repose sur l’une des mauvaises tendances de la macronie selon laquelle la société doit être quelque chose de parfaitement liquide et totalement individuel. Or je crois que la France n’a pas du tout besoin de cela mais de corps intermédiaires, de références moyennes, de partis politiques, d’un Corps diplomatique, d’un Corps préfectoral. Ce dernier est humilié actuellement. Il faut au contraire reconstituer ces Corps (en les décloisonnant bien sûr), et ne surtout pas attendre que la société française soit l’équivalent des Perses à l’époque de Darius, avec un roi des rois au sommet et 65 millions de sujets.