ÉLECTIONS SANS ÉLECTEURS
Introduction
Philippe Meyer :
« Historique », « ahurissant », « phénoménal », « catastrophique », « abyssal », la concurrence des qualificatifs choisis pour dire publiquement l’ampleur de l’abstention enregistrée dimanche 20 juin au premier tour des élections régionales et départementales, exprime la sidération partagée face à une démobilisation électorale qui concerne désormais deux citoyens inscrits sur trois. Sur les 47,7 millions d'électeurs appelés à voter, plus de 30 millions ont choisi de ne pas se déplacer. Selon les chiffres publiés le 21 juin par le ministère de l'Intérieur, le taux d’abstention serait de 66,74 %. Soit une hausse de + 17,9 points par rapport au même scrutin de 2015 (49,9 %).
Depuis trente ans, l’abstention aux régionales progresse : 25,2 % en 1986, 31,4 % en 1992, 53,7 % en 2010... Depuis l'élection d'Emmanuel Macron en 2017, moins d'un électeur sur deux a pris part aux scrutins successifs (législatives, européennes, municipales et aujourd'hui départementales et régionales).
Une enquête de l'institut Ipsos publiée le 20 juin sur le profil sociologique des abstentionnistes, indique que les premiers à se démobiliser sont les jeunes, les électeurs les moins diplômés et les plus radicaux : 73 % des électeurs de Marine Le Pen et 67 % des électeurs de Jean-Luc Mélenchon du premier tour de la présidentielle de 2017 se sont abstenus dimanche dernier, contre 44 % des électeurs de François Fillon. L'abstention par âge démontre aussi la quasi-absence des électeurs les plus jeunes : 87 % des 18-24 ans n’ont pas voté aux régionales, contre 40 % des 70 ans et plus. Les retraités s’abstiennent le moins (47 %). Viennent ensuite les cadres et les professions intermédiaires (69 %), puis les employés et les ouvriers (75 %).
Dans toutes les régions métropolitaines, l'abstention a dépassé 60 %, atteignant même 69,15 % en Ile-de-France, 69,27 % dans les Pays de la Loire et 70,38 % dans le Grand-Est. Seule la Corse se distingue par une abstention qui n'est « que » de 42,92 %. A l'échelle départementale, la Seine-Saint-Denis détient le plus fort taux d'abstention avec 75,78 %, devant la Moselle (73,28 %), le Val-d'Oise (72,79 %) et la Seine-et-Marne (72,29 %). La Lozère est le département le plus mobilisé, avec 51,57 % d'abstention, devant le Gers (55,32 %), le Lot (56,17 %) et l'Aveyron (56,71 %). Selon un sondage de l'Ifop Fiducial réalisé le jour du vote, 40 % des personnes interrogées estimaient que ce scrutin ne changerait rien à leur vie personnelle et 35 % d'entre elles jugeaient qu'il ne modifierait pas la situation de leur région.
Kontildondit ?
Lionel Zinsou :
Tous les commentaires semblent en effet unanimes, et hyperboliques quant à la tragédie de l’abstention. Je prendrai volontiers un peu distance par rapport à ce consensus, et je me demande s’il n’y a pas là dedans un peu de surinterprétation. Il y avait tout de même beaucoup de facteurs circonstanciels. Les restrictions sanitaires venaient tout juste de rendre fin, et on observe une participation exceptionnelle des Français au théâtre, au cinéma, aux terrasses de café, à la coupe d’Europe, à se retrouver, bref il y avait de la concurrence, et l’abstention n’a pas concerné toutes les occasions de sociabilité ou de pratiques collectives.
Deuxième considération : on vote dans 13 régions métropolitaines qui sont très différentes de la carte précédente, on peut dire que la proximité n’est plus aussi grande. Les entités sont nouvelles et paraissent bien plus « éloignées » qu’auparavant. Il est frappant que la Corse, la région qui a le moins changé, ait retrouvé ses habitudes électorales.
En dehors de ces éléments circonstanciels, je ne suis pas étonné que l’on puisse avoir de grands effets politiques à partir de petites participations. Il y eut pire que ce récent taux d’abstention : celui qui accompagna le référendum sur le passage au quinquennat. Ce dernier eut des conséquences tout à fait considérables, transforma à bien des égards la France en régime présidentiel, et donna à la représentation nationale un rôle complètement différent, bref bien peu de votes à faible participation eurent des effets aussi grands. Et pourtant, après ce référendum, on eut des présidentielles et même des régionales à forte participation. Gare à ne pas surinterpréter le taux d’abstention. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’un mouvement de fond, on extrapole le fait qu’on aille vers une attrition complète de la participation, et que c’est tout le système qui est remis en cause. Personnellement, je n’y crois pas une seconde.
D’autres choses me frappent en revanche. D’abord, que les Français semblent aimer le « en même temps ». Ce qui se fabrique, en terme de front républicain et de coalitions dans quelques régions décisives, est révélateur. Il est possible que les Français préfèrent des « en même temps » à des clivages forts. La faible participation des extrêmes vient peut-être aussi du fait que les présidents de région ont gouverné sur une base qui n’était pas sectaire. Le front républicain qu’on annonçait mort et enterré semble donc ne pas se porter si mal que cela.
Je constate aussi l’efficacité des sortants. On nous dit que comme ni les jeunes ni les extrêmes ne vont voter, l’espèce de masse centrale et vieille favorise les sortants. Peut-être, sauf que les régions, dans la gestion de la Covid, se sont révélées assez complémentaires, et parfois bien meilleures, que la gestion centralisée. Il n’est pas exclu qu’il y ait de la part d’une France raisonnable, un certain goût pour l’efficacité d’une action décentralisée. Je ne vois donc pas dans cette abstention un grand danger pour la pratique démocratique, mais plutôt un goût pour le raisonnable. C’est intéressant à lire à un an de la présidentielle, car si les gens aiment ce « on gouverne en même temps », les prévisions pour la présidentielle seront peut-être moins dramatiques que le passage brutal vers une politique populiste et extrémiste qu’on nous annonce.
Nicole Gnesotto :
Je serai sans doute moins optimiste que Lionel, mais pas non plus effarée par le niveau d’abstention. Il me semble que si cela avait été l’inverse, que le taux de participation avait été de 66%, on eut trouvé cela complètement aberrant. Car reconnaissons-le, ces élections étaient particulièrement ennuyeuses, le débat (peut-être à cause de la Covid) est resté théorique et pas du tout ancré dans la réalité des marchés et du terrain. Je n’ai donc pas été surprise par l’abstention.
Plusieurs raisons l’expliquent. Tout d’abord, ces élections sont illisibles. On a beau nous expliquer les différences entre régions et départements à propos des collèges et des lycées, cela reste incompréhensible. Elles sont d’autre part apparues inutiles, car toute la presse les a présentées comme une répétition générale des présidentielles. Pour une partie des électeurs enfin, ces élections étaient illégitimes. En effet, les régions ont beaucoup bougé. Jusqu’en 2015, on avait 22 régions, et aujourd’hui, certaines des régions actuelles sont contestées par leurs habitants. Aller voter revenait peut-être pour certains à entériner un découpage régional qu’ils n’admettaient pas.
Les raisons circonstancielles de s’abstenir ne manquaient donc pas, mais il s’y ajoute une raison structurelle. Sur ce point, je suis en désaccord avec Lionel : le « en même temps » est à mon sens parfaitement démobilisateur. Une bonne démocratie a besoin d’une opposition et de projets. Le « en même temps » floute tout cela, et donne l’impression que tout se vaut. Cela aboutit à quelques aberrations, comme d’ex-dirigeants de gauche appelant à voter pour des candidats de droite …
La seule chose nouvelle dans cette abstention est qu’elle concerne cette fois-ci tous les partis. Dans ma jeunesse, le slogan « abstention = piège à cons » résumait la situation : l’abstention favorisait les extrêmes. Il n’en va plus ainsi aujourd’hui, les extrêmes ont rejoint le mainstream, de gauche ou de droite ils sont désormais victimes eux aussi de cette abstention généralisée. On peut interpréter ce nouveau fait de deux façons : soit une normalisation des partis extrémistes, soit au contraire une réserve, et dans ce cas une surprise au deuxième tour n’est pas à exclure.
Dernière question, sans doute la plus importante : s’agit-il d’une crise de la démocratie, ou au contraire de l’émergence d’une nouvelle forme de celle-ci ? Je ne partage pas l’idée que l’abstention est le symptôme d’une crise de nos démocraties représentatives. Cela fait partie de l‘histoire des élections en France, mais on voit que les plus abstentionnistes, notamment les jeunes, sont ceux qui tentent d’inventer de nouvelles formes de participation citoyenne, comme les marches pour le climat ou les boycotts sur les produits dont la provenance pose des problèmes éthiques. La mobilisation citoyenne des jeunes générations ne passe pas forcément par l’élection traditionnelle, mais l’envie de changer les choses est cependant bien là, même si en effet, la croyance en l’efficacité de l’action politique traditionnelle s’est émoussée.
Philippe Meyer :
J’ai l’impression qu’il y a dans cette élection quelque chose comme la défaite des nouvelles régions, et aussi la défaite de cet empilement entre la commune, l’intercommunalité, la communauté de communes, le département, la région, et qu’après tout, la difficulté à percevoir ce qu’il y a de concret dans les régions motive que l’on reste chez soi.
Béatrice Giblin :
Cela peut expliquer une partie de l’abstention, mais il ne faut pas non plus accorder trop d’importance à cet « éloignement » des régions. Je pense que ces 13 régions ont été une erreur, elles ont été réalisées après une grande débâcle de la gauche aux municipales, et étaient un moyen de relancer le débat sur autre chose. Cela ne fut discuté par personne, on a vu quelques grands barons réussir à préserver leur région, comme en Bretagne, tandis que pour d’autres, les changements ont été grands.
L’abstention moyenne à toutes les élections progresse, y compris aux présidentielles. Ce qui motive à aller voter, c’est l’enjeu. Si l’on n’a pas l’impression qu’il existe, on passe vite dans le « à quoi bon ? ». Les politiques régionales, qu’elles soient menées par des politiciens de gauche ou de droite, ne sont au fond pas si différentes, car leurs marges de manœuvre sont relativement étroites. Tout le monde s’occupe bien des lycées, les rénove, etc. Tout le monde a vu que l’on se préoccupait des transports, de la culture et de l’aménagement du territoire. Faire la différence entre une équipe de droite ou de gauche sur ces sujets n’est franchement pas évident.
Lionel a raison: les circonstances de ce scrutin ont elles aussi été déterminantes. Ajoutez cela au manque d’enjeu et le taux d’abstention n’a plus rien de surprenant. Tous les partis sont touchés, c’est pourquoi seuls les plus âgés, pour qui l’acte d’aller voter est important mais qui y vont aussi par habitude, se sont déplacés. Or cette fois-ci, même eux l’ont moins fait. Dans le cas des jeunes, je ne nie pas leurs autres formes de mobilisation, mais je rappelle qu’il s’agit d’un certain type de jeunes, c’est une certaine classe qui se mobilise. Ceux qui font des études et sont bien informés, les autres (c’est à dire un très grand nombre) ne sont pas mobilisés par grand chose … La très forte abstention des jeunes, géographiquement très marquée (plus de 85% en Seine Saint-Denis par exemple) pose un problème important. Une grande partie de notre jeunesse n’a que faire de la vie politique du pays et ne se sent pas concernée. Et c’est bien ce phénomène de l‘alternance entre droite et gauche qui a créé ce sentiment que rien ne changeait quel que soit le parti en place. On laisse filer. Cela ne signifie pas que les présidentielles ne mobiliseront pas, mais il faudra un peu de dramaturgie pour pousser les gens à aller voter.
Jean-Louis Bourlanges :
Ces élections ont montré à la fois un « àquoibonisme » des électeurs, et un « falsoculisme » des observateurs. Ils ont à mon avis rivalisé d’indignation et d’apitoiement devant l’ampleur de cette désaffection démocratique. Je suis d’accord avec Lionel, on monte en épingle quelque chose qui n’est pas si alarmant que cela. Il y a en outre un phénomène d’auto-combustion du commentaire. C’est un peu comme les Dupondt de Tintin (sauf qu’ici il y en a bien plus que deux), on a sans cesse un « je dirai même plus ». C’est ainsi que le dimanche soir, on entend « les gens n’ont pas voté », et que le mercredi, la crise est devenue absolument intersidérale …
Que faut-il pour qu’une élection fonctionne ? Une communauté très clairement identifiée par les électeurs, un clivage très clairement ressenti, du pouvoir reconnu à ceux qui vont être élus, et des enjeux très perceptibles pour les gens. Ici, rien de tout cela. On ne sait pas ce qu’est cette collectivité. Pour la Nouvelle Aquitaine, on a une communauté qui va de Saint-Jean-de-Luz à Châtellerault ; du côté de M. Wauquiez, on va de la Haute-Loire jusqu’à la Suisse, allez donc vous y retrouver là-dedans …
Le clivage a toujours été net dans les élections, presque mythologique. On était républicain ou anti-républicain, socialiste ou libéral, pro-Moscou ou pro-OTAN, partisan de l’Algérie française ou « Algérie algérienne », bref la vie nationale était tissée de conflits très présents et très clairement identifiés. A présent, dans les conseils régionaux (et j’en ai pratiqués quelques-uns) on est frappé de ce que les votes sont toujours unanimes. Il s’agit par exemple des lycées, et on ne voit pas pourquoi on s’opposerait à l’achat de tel ou tel équipement. Sauf qu’à la fin, au moment du vote du budget, un manichéisme purement formel reprend le dessus, des gens s’exclament « votre budget est un budget de misère et d’attrition, etc. » Alors que dans la vie quotidienne, on peine à trouver des clivages. Je mettrai un bémol sur le clivage écologique, le seul qui à mon avis est nettement perceptible dans les choix quotidiens. Je ne m’y étendrai pas car notre conversation est publiée le jour même du scrutin.
Troisième élément qui fait voter les gens : le pouvoir du futur élu. C’est ce qui explique la participation plus importante pour les présidentielles. Déjà pour les législatives, on a beaucoup perdu. Gérard Larcher en parle par exemple comme « la réplique sismique de l’élection présidentielle ». Dans les pouvoirs locaux, la plupart du temps les gens ne voient pas de qui on parle, de quel endroit il s’agit, du pouvoir dont untel ou untel disposera …
Quant aux enjeux, aucun de ceux qui mobilisent nos concitoyens ne se joue dans cette élection. Quels sont-ils ? L’immigration, la sécurité, l’Europe, l’emploi, plus ou moins d’Etat ou d’impôt, bref tout ce qui est écrasé dans les élections locales.
La somme de tout cela explique la faible participation. Il y a cependant trois phénomènes qu’il faut ajouter ; la pandémie et les problèmes techniques d’abord. Faudrait-il voter électroniquement ? La pandémie a sans doute dissuadé beaucoup de gens, mais sur le vote électronique, je ne suis pas certain que ce soit un facteur si important. Il ne s’agit pas du même problème qu’à propos de la proportionnelle, car celle-ci donne du pouvoir au Parlement, et permet de lever des incertitudes.
Deuxième phénomène, qui est une tendance lourde : l’individualisme. J’entendais récemment un commentateur citer un passage célèbre de Tocqueville sur l’Homme se bâtissant une société à son propre usage et s’éloignant de la société générale du genre humain. Ici, et dans toutes les familles politiques, on est sur un repli individualiste.
Enfin, il y a un rapport compliqué et pervers à l’intelligence en tant que moteur politique. Il y a une déqualification du débat et des arguments intellectuels. Ce que Nicole mentionnait sur les actions directes (le boycott, etc.) est clairement un substitut politique. On remplace la confrontation et l’arbitrage des idées par une conception de la politique conçue sur le pouvoir de fait : « j’ai le pouvoir de bloquer ou d’agir, et je me fous du reste ».
Lionel Zinsou :
Nicole parlait d’illisibilité, j’en ai fait récemment l’expérience lors d’un déjeuner auquel participaient des élus, des chefs d’entreprise, des avocats et des journalistes. Personne n’était capable d’expliquer le mode de scrutin et ses particularités, comment fonctionne la prime majoritaire, comment fonctionne une pentagulaire (nous en étions tous restés à la quadrangulaire, qui nous paraissait déjà bien assez complexe). Nous devions être une dizaine, et cumuler environ 80 ans d’études à nous tous, et personne n’était capable de lire les modalités du scrutin.
Il me semble que ce problème technique s’ajoute à tout ce que nous avons dit. Qui aujourd’hui peut expliquer aux électeurs en quoi le résultat d’une pentagulaire, qui mettra en place une toute petite minorité, est légitime ?
Philippe Meyer :
On est en effet en droit de penser qu’une élection dont on ne comprend ni l’enjeu ni le mode de scrutin n’incite pas beaucoup à sortir de chez soi …
Nicole Gnesotto :
Nous sommes tous d’accord pour ne pas dramatiser la situation, mais si l’on compare ces élections à celles du Parlement européen, on s’aperçoit que l’abstention ne cesse d’y progresser là aussi. A tel point que tout le monde se lamentait que l’Europe n’intéressait personne, que c’était tragique, etc. En 2014, l’abstention a atteint son taux maximal de 57%, faisant pousser des hauts cris à tous les commentateurs. Or aux dernières élections de 2019, le taux d’abstention est retombé sous les 50%, les jeunes notamment se sont fortement mobilisés.
Il ne faut pas tirer de leçons nationales de ces élections régionales, les choses sont réversibles.
Jean-Louis Bourlanges :
C’est tout à fait vrai, et cela s’explique de deux façons. En France par exemple, c’est la première fois qu’il y eut une adéquation entre la répartition des forces sur le plan national et le choix européen. Jusqu’alors, le choix « pour ou contre l’Europe » fracassait la droite et la gauche. Deuxièmement, il y eut une perception beaucoup plus grande du caractère européen des enjeux : on a peu à peu compris que des sujets importants se jouaient au plan européen. Le clivage est devenu pertinent et lisible, et du coup les gens sont allés faire entendre leur choix.
L’IRAN APRÈS ROHANI
Introduction
Philippe Meyer :
En Iran, l'élection du 18 juin 2021, pour désigner le successeur du réformiste Hassan Rohani en place depuis 2013, a porté à la présidence de la république islamique le conservateur Ebrahim Raïssi. Un tour aura suffi pour élire le candidat adoubé par le guide suprême Ali Khamenei âgé de 81 ans - à qui Raïssi pourrait succéder un jour étant lui-même Hodjatoleslam. Le Conseil des gardiens, organe non élu aligné sur l'ayatollah Ali Khamenei, le véritable maître du pays au nom du primat du religieux sur le politique, avait invalidé 99 % des candidats. Sans véritables adversaires, l'actuel chef de l'Autorité judiciaire a recueilli près de 62 % des suffrages, selon les chiffres officiels. Un résultat terni par un vote blanc massif et une abstention de 52%, la plus importante depuis la révolution de 1979. Le président Raïssi sera investi en août et son gouvernement en octobre.
Tandis que les amis de l'Iran, dont la Syrie, la Russie et la Turquie ont rapidement félicité le président élu, Amnesty International a publié un rapport accusant Raïssi de « crimes contre l'humanité, notamment d'assassinats, de torture et de disparitions forcées », du temps où, à la fin des années 80, il était le jeune procureur adjoint du tribunal révolutionnaire de Téhéran. Il aurait alors donné l'ordre d'exécuter 4 000 à 5 000 opposants aux Moudjahidines du Peuple. Raïssi figure sur la liste noire des dirigeants iraniens sanctionnés par les États-Unis pour « complicité de graves violations des droits humains ».
L’élection s’est déroulée dans un contexte économique et social très dégradé. Depuis le retour des sanctions en 2018, avec le retrait des États-Unis de l’accord sur le nucléaire, l'inflation n'a cessé de grimper, jusqu'à atteindre aujourd'hui 40 %, tandis que le taux de chômage est de 12 %. Ces chiffres officiels sont sous-estimés, selon de nombreux économistes. Les 83 millions d'Iraniens sont confrontés aux difficultés de la vie quotidienne et au manque de perspectives pour leurs enfants. La classe moyenne est en voie d'appauvrissement. De grandes manifestations ont agité le pays en 2019. Les chiffres issus du centre de recherches du parlement indiquent qu'avant la pandémie, 60% des Iraniens vivaient sous le seuil de pauvreté. Les médias pro-régime annoncent que désormais 80% de la population se situeraient entre les seuils de la pauvreté absolue et de la survie. Durant sa campagne, Raïssi a promis de dompter l'inflation, de créer au moins un million d'emplois par an et d'aider les jeunes ménages à accéder à la propriété, tout en luttant contre la corruption.
Ebrahim Raïssi a aussi fait part de son intention d'honorer l'accord sur le nucléaire, signé en 2015 sur les consignes du Guide suprême. Ce dernier est déterminé à sauver l'accord pour obtenir en retour une levée des sanctions et une relance économique. Ebrahim Raïssi, a prévenu que la politique étrangère de l'Iran ne se limiterait pas à la relance de l'accord nucléaire. Il a également assuré qu'il n'y avait « pas d'obstacle » à la reprise des relations diplomatiques, rompues depuis 2016, avec l'Arabie saoudite, sa grande rivale régionale. Une main tendue qui confirme la détente amorcée depuis plusieurs mois entre les deux pays.
Kontildondit ?
Béatrice Giblin :
Nous venons de discuter de l’abstention et évoquions combien elle pouvait être un danger pour notre démocratie représentative. Quand on regarde l’Iran, on se dit que parfois l’abstention peut être une façon de sauver la démocratie. Si les iraniens ne sont pas allés voter, c’est parce qu’ils ne voulaient pas cautionner l’élection de ce nouveau président. Il y avait face à lui une personnalité peu connue des Iraniens, qui avait été responsable de la Banque d’Iran, n’avait pas vraiment pu faire campagne, et n’a obtenu que quelques voix de sa région d’origine. Un troisième prétendant a fait un score encore plus faible, mais l’élection était un succès annoncé, puisqu’aucun opposant n’avait la moindre chance …
Ebrahim Raïssi a été choisi plutôt qu’élu, car en Iran, le seul vrai détenteur du pouvoir est le guide suprême, et non le président. Pourquoi Ali Khamenei a-t-il choisi Raïssi ? D’abord parce que c’est un conservateur pur et dur, dont la main n’a pas tremblé quand il s’est agi de préserver le pouvoir. Au moment de la succession de Khamenei (qui a 92 ans), il est possible que le pays se trouve fragilisé. Ce qui est très important pour le moment, c’est donc de serrer les boulons, de préserver le pouvoir théocratique. Pour des raisons religieuses certes, mais aussi pour des raisons économiques. Et c’est là que le choix de Raïssi est intéressant car il est originaire de Mashhad. Cette métropole (3 millions d’habitants) du Nord-Est du pays est une ville de pèlerinage, l’équivalent de la Mecque pour les chiites. Elle attire véritablement des millions de pèlerins. Il y a là une fondation tout à fait essentielle, Astan-e Qods, dont Raïssi est le président. Cette fondation est richissime, et s’occupe de tout : hôpitaux, écoles, aide sociale … elle aurait théoriquement dû redistribuer ses richesses au peuple, mais comme me l’expliquait un de mes étudiants iraniens, apparemment les mollahs ont de grandes robes avec de grandes poches, dont il est impossible de ressortir l’argent une fois qu’on l’y a mis.
C’est à Mashhad que Raïssi a fait son meilleur score, et la ville est un lieu stratégique du maintien du pouvoir théocratique en Iran. Ayant personnellement beaucoup d’amis en Iran, je suis consternée, car ils me disent avoir perdu l’espoir de connaître un jour une autre forme de régime politique.
Que peut-on attendre ? L’Iran signera évidemment l’accord sur le nucléaire, car ils en ont impérativement besoin. Économiquement c’est intenable, sanitairement, la pandémie est sous-estimée dans des proportions phénoménales. L’opacité est totale, et le pays vient de passer un accord avec la Chine. Peut-être le régime se rendra-t-il compte bientôt qu’ils sont passé dans une forme de dépendance qui ne lui plaira guère …
Lionel Zinsou :
Je me suis moi aussi rendu en Iran en tant que banquier, et la banque centrale du pays (dont le gouverneur fut l’un des candidats à cette présidentielle) était l’une des dernières institutions ayant un fonctionnement rationnel. Ce qui est frappant quand on se rend en Iran, c’est la puissance extraordinaire de la société iranienne. 80 millions d’habitants, une économie qui pesait presque autant que la Turquie en termes de PIB, et une société d’une modernité extraordinaire. Dans les milieux d’affaires, il y avait très souvent des femmes à des postes de responsabilité. Quand on allait dans les restaurants, même si l’ambiance n’était pas d’une gaieté folle, on voyait des couples, cela ne ressemblait par exemple en rien aux pays du Golfe les plus conservateurs.
Les fondations pieuses structurent intégralement le capital des entreprises iraniennes. En tant que banquier d’affaires, j’y étais allé car il était question de privatiser légèrement ces fondations, bien évidemment ce projet n’a jamais abouti. Et rien de tel ne se produira jamais sous ce type de régime, c’est absolument certain. Mais il y avait comme un pacte entre la société civile, vigoureuse, moderne, féministe, (et même démocratique au niveau local), et les mollahs, protégés par les gardiens de la révolution. Cela donnait des libertés marginales (comme une représentation des minorités au Parlement par exemple), et parfois singulières. L’Iran est par exemple le pays où il y a le plus d’héroïnomanes au monde, et il y a par ailleurs un vrai problème d’alcoolisme, malgré la répression.
Ce pacte un peu paradoxal ne tient plus, la répression s’est beaucoup renforcée, les gardiens de la révolution sont devenus une force un peu moins militaire et beaucoup plus mafieuse. Petit à petit, les femmes ont disparu de la classe politique et du milieu des affaires. Je pense pour ma part que tout cela finira par craquer. Comme on l’a vu au moment des grandes émeutes lorsqu’on a triché sur les élections présidentielles, la capacité de mobilisation est très forte. D’autre part, il existe une diaspora iranienne très influente, qui tient le pays debout par son épargne. Je crois que ce régime arrive au bout de la répression extrême, que cette dernière est peut-être un signe de la fin.
Nicole Gnesotto :
Je ne partage malheureusement pas ce sentiment. Chaque fois qu’il y a une élection en Iran, le résultat est toujours le même, mais en pire. L’élection de M. Raïssi n’est que l’énième durcissement du régime. Certes, il est fragile, et la succession de Khamenei va certainement provoquer une bataille de prétendants. Mais le pouvoir iranien n’a qu’une seule réponse pour tous les problèmes : le durcissement.
Je pense que le régime ne tient plus aujourd’hui que sur la volonté de faire survivre le pouvoir, et que les thèmes nationalistes ont largement disparu. Asseoir un « grand Iran » dans la région semble être passé au second plan, il s’agit à présent de se maintenir à tout prix, un peu à la façon du régime chinois. A chaque élection passée, nous autres commentateurs décortiquions les débats entre modérés et conservateurs ; désormais il ne reste plus de modéré, le débat se fait entre conservateurs durs et conservateurs plus durs.
Ce durcissement et cette radicalisation se font aussi sentir aussi à plus grande échelle. Dans les trois puissances régionales on retrouve cela. En Iran bien sûr, mais aussi en Arabie Saoudite (où le meurtre de Jamal Kashoggi montre à quoi est prêt le prince Mohammed Ben Salmane), et en Israël. L’état hébreu vient de changer de Premier ministre, et c’est le dirigeant d’un petit parti religieux d’extrême-droite qui vient d’être élu. Le radicalisme monte partout. Je n’étais pas une supporter de M. Netanyahou, mais il faut admettre que Naftali Bennett est encore plus dur. Cette montée de l’extrémisme dans les trois puissances régionales a de quoi inquiéter, au moment où les Américains s’en vont, et où la Chine arrive. Le scénario qui m’inquiète le plus pour la société iranienne est celui d’un rabibochage avec l’Arabie Saoudite, s’accompagnant d’un durcissement des tensions avec Israël.
Jean-Louis Bourlanges :
L’Etat iranien est très difficile à appréhender, parce qu’il est à la fois dictatorial, obscurantiste, anti-féministe, confiscatoire de toutes les libertés, et qu’il orchestre une impressionnante régression de la société civile. En même temps, tout cela est fait d’une façon assez sophistiquée, une subtilité qui tranche avec la brutalité d’autres pays de la zone. Il y a une complexité plus grande en Iran.
D’abord, il s’agit d’un État chiite, c’est à dire disposant d’un clergé. C’est important, car un clergé travaille et interprète. Ce sont des gens qui passent leur vie, avec beaucoup de sagacité, à moduler leur message, de manière à maintenir intégralement leur pouvoir. Ils savent toujours jusqu’où aller, sur la place des femmes par exemple.
C’est un régime très impopulaire, qui a complètement échoué sur le plan économique et social, et qui se maintient au pouvoir depuis 40 ans. Cela prouve tout de même une certaine dextérité. Il y a certes eu un coup de barre à droite, mais en réalité, bien malin qui pourra déceler des différences sensibles entre la politique des mois à venir et celle de l’histoire récente. En réalité, la continuité est totale. Sur le nucléaire, le nouveau président a tenu des propos à la fois relativisants et en même temps s’inscrivant dans une continuité.
Il reste quelques réalités incontournables. D’abord, l’Iran est le plus grand pays de la zone. 83 millions d’habitants et d’importantes ressources naturelles. Ensuite, l’ensemble géopolitique régional, très complexe, est marqué par un repli américain de la zone centrale (Europe, Moyen-Orient, Afrique) en faveur du Pacifique et de l’Indo-pacifique. Cela crée une situation de dépression géopolitique, un vide. Comment sera-t-il comblé ? C’est là que le problème chinois se pose.
Pour donner une idée de la complexité de la gestion iranienne, une anecdote. Ahmadinejad a lui aussi été interdit de se présenter. Il était allé voir le guide suprême en lui demandant d’élargir les grandes artères de Téhéran. « Pourquoi donc ? » lui demande le guide suprême. « Parce que le retour de l’imam caché, à la fin des temps, va provoquer une immense affluence en Iran, à laquelle nous ne sommes pas prêts du point de vue de l’urbanisme ». On voit que les dirigeants iraniens réfléchissent un peu différemment de nous.
Béatrice Giblin :
On qualifiait Rohani de « réformateur ». Je rappelle simplement qu’il n’y a pas de mollah réformateur, c’est une contradiction dans les termes. Tout sont conservateurs. La seule graduation qui peut séparer l’un de l’autre, c’est l’opportunisme.
Deuxièmement, on est vraiment dans un monde d’affaires et de grande corruption, dans lequel le rôle des Pasdaran est prépondérant. Quand vous parlez de vide géopolitique, je m’empresse d’ajouter qu’il ne va pas durer longtemps. L’accord de 25 ans passé avec la Chine, largement tu à la population (qui est plutôt hostile à la Chine) montre là encore une bascule vers l’Est. A l’époque du Shah, on jouait plutôt la carte occidentale.