Introduction
Philippe Meyer :
Voici donc notre 200ème enregistrement. Depuis le 10 septembre 2017, nous n’avons manqué qu’un rendez-vous, celui du premier dimanche de confinement en 2020. Vous nous avez suivis quand nous conversions par Zoom, y compris lorsque la qualité sonore de nos enregistrements était impactée par les chutes de tension des réseaux. Vous avez contribué à notre financement. En moyenne, 1% des auditeurs des podcasts gratuits mettent la main à la poche pour permettre l’existence et l’indépendance de ces podcasts. Ce pourcentage s’établit pour Le Nouvel Esprit public à 2,2%. Ce n’est pas encore suffisant pour atteindre l’équilibre, mais j’ai, nous avons, bon espoir que cette cinquième année ne finira pas sans que nous y parvenions grâce à vos seules contributions.
Faut-il poursuivre notre petite entreprise ? Si j’ai pu me poser la question, j’ai trouvé une réponse dans une information qui m’est parvenue en provenance de la mère de toutes les radios publiques, la BBC. Les journalistes du service des Nouvelles de cette vénérable institution sont désormais soumis à des règles qui les obligent à respecter le principe de parité au point et je cite l’une d’entre elles, de faire, dans les photos qu’ils diffusent, le décompte des visages et, éventuellement, de remplacer le visage d’un manifestant par celui d’une manifestante, ou de privilégier la mise en avant d’un article sur la chancelière allemande plutôt qu’un autre sur le président français. Mieux, dans le cadre d’un « equality project », ils ont consigne de respecter ce pourcentage de 50/50, mais aussi de veiller à ce que leurs dépêches mettent en avant 20% de membres des minorités ethniques, et 12% de personnes en situation de handicap. Cela s’appelle « booster l’inclusivité ».
La BBC a d’ailleurs commencé ce travail en l’appliquant à ses journalistes. Ils ont reçu les documents d’un recensement dans lequel ils sont invités à décliner la couleur de leur peau, le handicap dont ils pourraient être infligés, leur identité de genre, et leur « diversité socio-économique définie par le type d’école secondaire qu’ils ont fréquentée et la profession de leurs parents. Bien entendu, à chaque question, il est possible de répondre « I prefer not to say », mais il n’est pas difficile d’imaginer les conséquences sur la carrière de ces réticents de cette attitude renouvelée du « I would prefer not to » du Bartelby de Melville.
Si la BBC en est là, craignons que cette inquisition ne franchisse le Channel et préservons cet espace de liberté que sont des podcasts comme le nôtre.
Les régionales dans la perspective des présidentielles
Le 27 juin, les régionales ont vu la réélection des 13 présidents de régions métropolitaines sortants, qu'ils soient de droite et du centre (7 régions) ou de gauche (5 régions) à l'issue d'un second tour marqué par une abstention massive de 65 ,7%, un point de moins qu’au premier tour. Trois poids lourds de la droite traditionnelle qui ambitionnent de disputer la présidentielle en 2022 ont emporté une nette victoire : Xavier Bertrand avec 53% dans les Hauts-de-France s’est aussitôt déclaré candidat à la présidentielle, Valérie Pécresse, forte d'un score de 45,9% en Ile-de-France a donné rendez-vous après l'été pour savoir si elle sera candidate ou non, tandis que Laurent Wauquiez (55,2% en Auvergne-Rhône-Alpes) dit refuser « ces espèces de course de vitesse où à peine élu, on passe à autre chose ». Le chef du parti Les Républicains, Christian Jacob, a annoncé lundi que la droite déciderait le 30 septembre de son « système de départage », qui serait ensuite soumis à un congrès militant. En Provence-Alpes-Côte d'Azur, le président Les Républicains sortant, Renaud Muselier, qui a bénéficié du retrait de la liste écologiste au lendemain du premier tour, l'a largement emporté sur le candidat du Rassemblement National Thierry Mariani, avec 57,30 % des voix contre 42,70 %.
A gauche, le Parti socialiste a conservé ses 5 régions. En Occitanie la réélection haut la main – sans l'appui du reste de la gauche, et notamment des écologistes – de la sortante Carole Delga a été acquise avec 57,77 % des voix. En revanche, les écologistes – Karima Delli dans les Hauts-de-France et Julien Bayou en Ile-de-France – qui ont pris la tête de listes d'union de la gauche n'ont pas créé de dynamique. Aujourd’hui à gauche trois candidats se sont déclarés en piste pour les présidentielles. Le communiste Fabien Roussel, l’« insoumis » Jean-Luc Mélenchon, et celle ou celui qu’Europe Ecologie-Les Verts (EELV) désignera le 12 septembre, lors de la primaire des écologistes, Sandrine Rousseau, Yannick Jadot, Éric Piolle et, peut-être, Delphine Batho.
Les grands perdants du second tour des élections régionales et départementales sont la REM et le Rassemblement national. La République en marche n’a gagné aucune région et totalisé moins de 7 % des voix, le pire score jamais réalisé par un parti au pouvoir. Le reflux du Rassemblement National au premier tour a surpris par son ampleur : en dépit d'une présence dans la totalité des régions métropolitaines, comme en 2015, les listes du Rassemblement National ont perdu 9,2 points, passant de 28,4 % à 19,2 %.
Toutefois, selon un sondage Ipsos/Sopra Steria réalisé avant le second tour et publié le 27 juin, Emmanuel Macron et Marine Le Pen restent en tête des intentions de vote à la présidentielle, quel que soit le candidat de la droite testé. S'il s'agit de Xavier Bertrand, Emmanuel Macron et Marine Le Pen feraient jeu égal, avec 24 % des voix, devant le candidat de la droite, crédité de 18 % des intentions de vote. Pécresse et Wauquiez, quant à eux, feraient 13 %. A gauche, Jean-Luc Mélenchon plafonne désormais à 10% dans les intentions de vote. Anne Hidalgo a dit qu'elle clarifierait son jeu à l'automne. Elle récolte 6% d'intentions de votes tout comme Yannick Jadot.
Kontildondit ?
Lionel Zinsou :
Je trouve ces régionales très intéressantes pour la future présidentielle, la grande leçon que nous pouvons en tirer me semble être le succès des sortants. Je crois raisonnable d’imaginer que nous aurons un duel entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron, et en toute logique nous devrions reproduire les régionales, c’est à dire retrouver le goût de la stabilité. Au fond, le monde d’après peut très bien ressembler au monde d’avant, comme c’est absolument le cas dans les régions.
Pour ma part, je m’inscris en faux contre une analyse des régionales montrant un effondrement du RN et de LREM, comme les signes prophétiques de l’échec de Marine Le Pen et d’Emmanuel Macron. Le sondage que vous présentez comme paradoxal, montrant qu’ils sont toujours en tête des intentions de vote aux présidentielles, me paraît au contraire tout à fait cohérent avec ce goût de la continuité et de la stabilité. J’ajoute, comme je sais que pour bon nombre de mes camarades, le pays est à feu et à sang et dans un état de trouble extraordinaire, que pour moi, un pays qui élit Xavier Bertrand ou Carole Delga est plutôt apaisé.
Le candidat qui semble le plus avancé dans les sondages pour représenter Les Républicains, Xavier Bertrand, présente avec le président de la République des similitudes extraordinaires. S’il était élu en 2022, nous aurions au fond à peu près la même politique que celle de l’actuel président. Il doit, j’imagine, y avoir une différence entre le « en même temps » de M. Macron et la composition sociale très impressionnante du programme et de l’action du président des Hauts-de-France. Mais il faut tout de même admettre que si Xavier Bertrand devait être le « 3ème homme » de la présidentielle, nous aurions avec lui une continuité absolue des politiques, et à peu près au même endroit de l‘échiquier politique. Même la victoire de M. Bertrand et ses sondages flatteurs ne feraient que redire d’une autre façon la volonté de stabilité. Ce serait une réponse aux gens qui reprochent à Macron un côté élitiste, une déconnexion avec le peuple, mais ce serait au fond le renouvellement d’une expérience de « président normal », même si la dernière en date n’avait manifestement pas enchanté la politique ni les Français. La différence n’est que dans le style, il est vrai que ce n’est pas tout à fait la même chose d’être inspecteur des Finances ou agent général d’assurances, mais je ne crois pas qu’on ait franchement renversé la table.
Je suis plutôt frappé par le fait que le front républicain, partout où il a pu se faire, a obtenu de grands succès. M. Muselier a par exemple obtenu une espèce de triomphe électoral. En revanche, il est tout aussi intéressant de noter que l’union de la gauche, elle, ne fonctionne pas. Dans les cinq régions métropolitaines de la gauche, la majorité s’est faite sans union. Le « en même temps » consistant à emmener la France insoumise avec les autres partis de gauche a en réalité réduit le nombre de voix de la gauche par rapport à l’addition du premier tour. Tous les « en même temps » ne sont pas du goût des Français, ceux qui fonctionnent sont ceux allant des socio-démocrates à la droite modérée. Ramener la France insoumise, autrement dit le populisme, dans la social-démocratie est apparemment contre-productif. Les sortants gagneront en 2022 comme ils ont gagné en 2021.
Richard Werly :
Le grand gagnant de ces élections régionales et départementales est évidemment l’abstention massive. Il est assez attristant quant à l’état de la mobilisation électorale (et peut-être celui de la démocratie en France). Mais en ce qui me concerne, je trouve très injuste de rendre les abstentionnistes responsables de tous les maux. Parce qu’après tout, la question « pourquoi aller voter aux régionales ? » me paraît pertinente. Pourquoi se déplacer pour des structures qui n’ont pas fait la preuve de leur efficacité, qui sont perçues comme des entités qui déboursent des fonds publics pour des services pratiques, allant des transports aux aides sociales. Des services très importants, mais sur lesquels ne se mesure pas un enjeu politique.
D’où la reconduction des sortants. On estime que les équipes en place ont fait leur boulot, que le robinet à subventions a fonctionné, et qu’il vaut mieux le laisser entre les mains de partis politiques connus que s’aventurer avec des nouveaux. La défaite la plus cinglante est celle du découpage administratif des régions. Cela donne des rancœurs profondes, certaines régions n’ont jamais digéré d’être regroupées à d’autres, on l’a vu dans l’Est, en Auvergne-Rhône-Alpes, etc. Je ne vois pas comment on pourrait faire l ‘économie de revenir sur ce découpage qui n’a pas été jugé probant.
Nous avons assisté à deux divorces. D’abord, Emmanuel Macron a divorcé de sa majorité. Emmanuel Macron existe, et sa cote de popularité se porte plutôt bien, mais le parti macronien, lui, n’existe plus, il n’est pas perçu comme étant capable de mobiliser. Cette présidence est plus que jamais celle d’un homme, même les plus réfractaires à cette idée s’en rendent désormais compte. Le second divorce est celui de Marine Le Pen avec son mouvement. Elle a prôné la dédiabolisation, au point de confier la présidence de la liste RN de PACA à un transfuge de la droite, Thierry Mariani, et cela a été un fiasco. Cette région est très symbolique pour la famille Le Pen : Jean-Marie Le Pen s’y était présenté, Marion Maréchal également. Tous deux avaient échoué. La famille Le Pen s’est donc retirée de PACA, mais celui qu’elle a choisi comme lieutenant a échoué lui aussi. Le congrès actuel du RN est dominé par ce divorce : Marine Le Pen parle-t-elle encore à son mouvement ?
Je ne partage pas l’avis de Lionel sur Xavier Bertrand. Je pense qu’il a un vrai créneau, celui des « enracinés ». Son livre de chevet est The road to somewhere, signé du sociologique britannique David Goodhart (intitulé « les deux clans »en français). La thèse de l’auteur est qu’il y a désormais deux clans dans les sociétés occidentales : les enracinés, ceux qui sont somewhere (« quelque part »), et les nomades qui sont anywhere (« n’importe où »), compatibles avec la mondialisation. Je pense que Xavier Bertrand peut vraiment représenter les enracinés face aux nomades d’Emmanuel Macron.
Lucile Schmid :
Ces élections offrent l’apparence d’une victoire du « vieux monde », après la promesse d’un nouveau monde politique, portée par Emmanuel Macron en 2017. Le renouvellement des sortants dont nous parlions semble le démontrer. Je pense cependant qu’un sortant comme Emmanuel Macron dans une élection présidentielle est à mille lieues de sortants comme les partis politiques des élections régionales.
Les récents gagnants des régionales se sont empressés d’oublier le haut niveau d’abstention. Comment en arrive-t-on à une abstention de 65% ? Même le second tour n’a pas mobilisé. Il me semble que cette promesse macronienne non tenue d’un nouveau monde politique pèse sur la vie politique française, et qu’elle pèsera aussi sur l’élection présidentielle. Le niveau d’abstention n’y sera probablement pas aussi massif, mais il risque tout de même d’être très important. Il révèle que nous ne sommes plus d’accord sur la façon dont la vie démocratique se déroule aujourd’hui dans notre pays.
Il y a aujourd’hui plusieurs attitudes à l’égard de la vie démocratique. La première est de considérer que voter est un devoir, il semble que ce soit largement celle des plus de 65 ans, qui se sont mobilisés. Cela conduit évidemment à une surpondération de leur vote. L’autre élément intéressant est que jusqu’à présent, la mobilisation de l’électorat du RN était sans faille : le parti avait par exemple connu un grand succès lors des régionales de 2015, alors même que se tenait la COP21. Un parti prônant le repli sur soi gagnait au moment où l’on parlait de coopération internationale … Mais désormais, l’abstention monte chez les électeurs de Mme Le Pen. On l’a ainsi entendue les exhorter d’une façon presque méprisante. Elle ne s’attendait visiblement pas à cette démobilisation. Le RN a ainsi perdu près de la moitié de ses conseillers départementaux et une très grande partie de ses conseillers régionaux. Sa normalisation aboutit aussi à la normalisation de l‘attitude de son électorat, et c’est un point qui interroge évidemment sur la prochaine présidentielle : que se passera-t-il avec cet électorat flottant ?
Richard nous disait que les régions n’avaient pas fait la preuve de leur pertinence et que la campagne était au fond complètement « à côté de la plaque ». En parlant par exemple de sécurité, ceux qui se sont présentés ont voulu faire le galop d’essai des présidentielles, et ont été sanctionnés par les électeurs. Il faut aujourd’hui démontrer que le mille-feuilles territorial a une utilité. Les électeurs sont dans une situation où ils demandent du contenu, de la signification, du projet. L’extrême personnification de la politique française, qui se passe beaucoup à la télévision, dans une démocratie d’opinion, ne permet pas de donner un espace aux projets. Il ne suffit pas de clamer qu’on a des idées, il faut les énoncer. Et il faut qu’il y ait des espaces pour le faire, permettant la profondeur et la complexité. Comment faire ? La question de la responsabilité des médias se pose immédiatement. Nous sommes dans une situation où nous avons surnormalisé le RN, et d’une certaine manière, cela nous a non seulement empêché de le combattre, mais aussi d’énoncer des projets qui ne soient pas les siens. Car aujourd’hui, ces idées ont largement gagné, y compris au sein des partis politiques traditionnels.
Marc-Olivier Padis :
Je vois une situation assez mouvante pour trois raisons.
Le thème de l’élection présidentielle de 2017 était qu’on allait dépasser le clivage gauche / droite, pour le remplacer par un nouveau, entre progressistes et populistes. Les élections législatives qui suivaient immédiatement la présidentielle ont semblé confirmer cela, avec la création d’un nouveau groupe parlementaire, fait de personnes n’ayant jamais fait de politique, mais aussi de transfuges de la droite et de la gauche. Mais depuis, toutes les élections locales ont contredit ce diagnostic. On constate que les anciens partis font de la résistance, et que LREM ne parvient pas à s’implanter localement. Pour autant, ces résultats intermédiaires ne signifient pas que la situation est restée telle qu’avant 2017. De nouveaux clivages apparaissent, se superposent aux précédents, et déséquilibrent notre système institutionnel d’une façon que je trouve assez malsaine.
Parce qu’à ce déplacement du clivage politique s’ajoute un deuxième phénomène : la déconnexion des élections locales et des élections nationales. On ne parvient pas à trouver de concordance entre les résultats, et on ne peut pas extrapoler les résultats de l’une par rapport à ceux de l‘autre. J’en donnerai deux exemples. Le Monde avait consacré un article en septembre 2019 (juste avant les municipales) à un exercice. Ils avaient pris le résultat des élections européennes, avaient regardé partout où le RN avait fait plus de 40% à l’échelle locale, et en avaient déduit que 193 villes étaient susceptibles d’être conquises par la formation d’extrême-droite. Or, le RN ne fut majoritaire que dans 15 communes. Le raisonnement n’était pas absurde, mais il ne collait absolument pas à la réalité.
Deuxième exemple : à Dieppe, le RN arrive en tête aux européennes, où il recueille 28% de voix. De son côté, le PC fait 10%. Aux élections municipales, le maire communiste est reconduit dès le premier tour avec 61% des voix, et le RN fait 8,5%. Quel est le raisonnement des électeurs ? Il est difficile de lire le message, c’est pourquoi je pense que rien n’est acquis pour la suite.
Troisième raison à cette situation mouvante : la rupture entre deux types de partis. Le paysage politique n’est pas seulement structuré par l’opposition gauche / droite et local / national. Désormais, il y a également des partis personnels d’un côté, comme LFI, LREM et le RN, respectivement autour de Jean-Luc Mélenchon, Emmanuel Macron et Marine Le Pen, et puis trois autres partis à « ancrage » : les Verts, le PS et les Républicains, qui sont des formations disposant de militants, d’élus locaux, d’un corpus idéologique, d’une expérience des responsabilités, d’un ancrage dans l’histoire politique française. Il est tout à fait frappant de constater que les atouts des uns manquent totalement chez les autres. Si les partis personnels peinent à s’implanter localement, les partis à ancrage manquent cruellement d’une figure de proue : ils n’arrivent même pas à se choisir un leader.
Ces trois failles sismiques que sont le clivage idéologique n’ayant pas encore été remplacé par un autre aussi structurant, la déconnexion entre local et national, et le système partisan dédoublé entre partis à ancrage et partis personnels, rendent notre système politique fragile, imprévisible et pouvant donner lieu à des accidents. On ne sait pas non plus quelle est sa capacité à répondre aux enjeux de la période et aux inquiétudes des Français. Dans un système en telle recomposition, quelles alliances sont possibles ? Cette question va certainement se poser aux prochaines élections.
David Djaïz :
Je commencerai par les résultats en Corse et dans les outre-mer, dont on ne parle jamais dans la presse. Ils ont pourtant administré à la métropole une leçon de vitalité démocratique. La Corse a voté davantage, et même s’il y avait de nombreuses listes autonomistes, il y a eu un réel débat sur la signification et l’avenir de la collectivité. A la Réunion, Huguette Bello remporte l’île avec une coalition de gauche. En Guyane, Rodolphe Alexandre est battu par Gabriel Serville, qui réussit une coalition de gauche et d’autonomistes.
De la même manière, la presse parisienne ne s’intéresse jamais aux résultats des cantonales. On ne parle que des régionales lors des soirées électorales. Or si l’on regarde les cantonales, on s’aperçoit que les résultats sont plus nuancés que la carte bichrome qu’on nous présente pour les régionales. Par exemple, LREM ou le Modem emportent un certain nombre de cantons. Pas beaucoup, certes, mais c’est tout de même un fait notable. Le RN, qui avait gagné beaucoup de cantons aux précédentes départementales, en perd cette fois-ci, et même dans la région où il est le plus implanté localement, les Hauts-de-France.
Le taux d’abstention himalayesque, sur lequel les commentateurs feignent de s’étonner et de s’indigner, n’a absolument rien de surprenant. S’il y avait un élément parfaitement prévisible dans ces élections, c’était bien celui-là. Sortie de Covid, ensoleillement, tournoi de l’Euro, campagne particulièrement terne, débat national remarquablement inintéressant, les raisons ne manquaient pas de ne pas se rendre aux urnes. Les seuls enjeux dont on a parlé, la sécurité ou l’immigration, étaient précisément ceux qui ne relevaient pas des compétences des régions. Il faut en outre ajouter à tout cela la désaffection ancienne pour ces collectivités. Robespierre disait du jacobinisme qu’il était « l’Etat et la Commune, et rien entre les deux ». On se dit que l’Etat français est resté très jacobin. On n’a pas aidé à rendre ces échelons intermédiaires plus lisibles ces dernières années. L’enchevêtrement des compétences et des taxes n’aide pas non plus. Le grand enjeu des réformes territoriales est toujours de se demander où on va mettre les compétences, et de jouer au bonneteau fiscal. Mais rien de tout cela ne produit du sens, ni ne donne envie aux électeurs de s’impliquer.
Néanmoins la déconnexion entre le niveau local et le niveau national devrait susciter une réelle inquiétude, car dans aucune grande démocratie on ne constate une telle coupure entre la vie politique nationale et locale. Une grande démocratie parlementaire est normalement un jeu permanent d’allers-retours entre les deux niveaux. Quand Giscard a essayé de revenir en politique, son premier geste fut d’essayer de s’implanter dans un canton. Aujourd’hui, les deux systèmes sont pareils à des droites parallèles en géométrie : ils ne se rencontrent jamais. D’un côté, LREM et le RN, assez insignifiants au niveau local, sont les deux favoris nationaux. De l’autre, on a des collectivités de gestion, gouvernées par des barons.
Une dernière remarque sur la déresponsabilisation civile, elle aussi très inquiétante. On voit que le taux d’abstention est particulièrement élevé chez les 18-30 ans et les catégories socio-professionnelles les plus défavorisées. Il faut prendre garde à ce qu’à force de dégoûter les catégories les plus fragiles du cœur de la démocratie, on ne fasse pas revenir un suffrage censitaire qui ne dit pas son nom. Pour les jeunes générations, les éléments du rituel électoral sont dépassés (l’isoloir, etc.). J’ai l’impression que cela ressemble un peu à la déchristianisation des années 1960 : il était autrefois normal d’aller à la messe tous les dimanches, ou d’assister à des réunions de cellule quand on était syndicaliste. Ce n’est plus le cas et j’ai peur que la même désaffection pointe son nez vis-à-vis des rituels démocratiques. Peut-être faut-il réfléchir aux voies et moyens de réconcilier tout un pan de la population française avec la démocratie.
Nicolas Baverez :
Les élections apportent toujours leur lot de surprises, et ces régionales n’y échappent pas. Sous l’apparence de la stabilité, beaucoup d’incertitudes.
D’abord, le « dégagisme » reste d’actualité, tout part de l’abstention. Des pans entiers du corps électoral et même du corps social font sécession : les jeunes, et une partie des classes populaires. Cette abstention a indéniablement une dimension protestataire. Par ailleurs, il y a quelque chose de surprenant dans les démocraties des pays développés, quand on voit que des gens risquent leur vie pour avoir le droit de vote à Hong Kong, à Caracas, à Alger, en Turquie ou en Russie, on ne peut s’empêcher de penser que les abstentionnistes se comportent comme des enfants gâtés. C’est tout à fait regrettable dans un siècle où la liberté politique sera un enjeu essentiel.
Dans une démocratie, il y a finalement deux manières de protester : le vote extrémiste ou le désengagement. Il est vrai que le degré de désengagement que nous avons atteint en France est préoccupant, mais les Français ne se trompent jamais d’élection, et la présidentielle se fera sur une autre base.
Cette fois-ci, le « dégagisme » a rattrapé les « dégagistes » : le RN d’un côté, qui a perdu une grande partie de sa charge protestataire et LREM de l’autre, parce que ce parti n’a pas d’existence réelle. En 2017, c’est la Bretagne qui a fait l’élection d’Emmanuel Macron. Aujourd’hui, LREM a disparu de cette région, à tel point que M. Richard Ferrand n’est même pas élu, c’est dire la force de la sanction.
Les raisons (la Covid, les grandes régions incompréhensibles …) ont déjà été expliquées, mais quelques autres points méritent d’être notés. D’abord, les populistes sont désormais sur la défensive, et il semble qu’ils sont en train de perdre les peuples. Donald Trump a été battu, Netanyahu est sorti du pouvoir, les choses ne se passent pas si bien que cela pour en Europe de l’Est, pour Viktor Orbán, pour Janez Janša en Slovénie, pour le parti Droit et justice en Pologne ; par ailleurs, l’AFD, la Lega et le RN enregistrent de sévères revers électoraux. Pourquoi ? La Covid a certainement montré à quel point les populistes au pouvoir étaient inconséquents et dangereux, et les confinements ont rappelé à tous la valeur des libertés publiques. La machine à diviser et à entretenir la guerre civile commence à fatiguer.
Du côté d’Emmanuel Macron, ce qu’on savait depuis longtemps éclate désormais au grand jour : il n’y a pas de macronisme, il n’y a qu’Emmanuel Macron. C’est à dire un techno-populisme, chose étrange dans une démocratie. Le président refuse les partis, le Parlement, la majorité, et même son gouvernement (nous avons quasiment eu un pugilat entre le Garde des Sceaux et le ministre de l’Intérieur). Il continue comme avant car fondamentalement, tout ceci ne l’intéresse pas, il pense qu’il gagnera sur autre chose.
Sur l’état de la France, on constate un éclatement sur le plan économique, avec certains secteurs excellents, d’autres s’adaptant difficilement (comme l’agriculture) et d’autres enfin complètement dévastés. C’est également le cas de la société, et cela va au-delà du clivage politique. Il y a un monde parfaitement adapté à la mondialisation, un monde protestataire, et un monde traditionnel, c’est compliqué, il y a au moins quatre ou cinq Frances existant simultanément, dans un climat de quasi-guerre civile. Les gens ne vont plus voter, tandis que les minorités se heurtent de plus en plus violemment.
Pour ce qui est de 2022, rappelons que toute extrapolation à partir des élections régionales est vouée à l’échec. Néanmoins, on n’est plus dans le duel à deux qu’avaient voulu nous vendre les deux champions et le système médiatique. Aujourd’hui c’est un jeu à trois, voire à quatre. Or comme disait Churchill, « le problème dans les trois, c’est qu’il faut être dans les deux ». On ne sait pas encore qui seront ces trois, ni, par conséquent les deux.
Quels sont les ingrédients d’une victoire présidentielle ? Un leader, un projet, une stratégie de rassemblement et un mouvement politique pour porter tout cela. Regardons les forces en présence. Du côté d’Emmanuel Macron, il y a le leader, mais tous les autres éléments manquent. Côté RN les choses ont changé : il y a un leader (affaibli), ainsi qu’une stratégie (remise en doute) et un parti (de plus en plus en décalage avec la stratégie et le leader). C’est donc beaucoup moins simple que cela ne l’était, et bien moins solide que prévu. Du côté de la droite, la sociologie et l’idéologie sont plutôt favorables, mais il y a pléthore de candidats, et pas de projet ni de stratégie. Il y a un parti, mais en décalage avec le reste. Le cas de la gauche est encore plus compliqué, car elle est très éclatée. Aujourd’hui il y a le PC, EE-les Verts, le PS et LFI dans un espace politique qui s’est beaucoup réduit. Quant aux ingrédients ils manquent tous : pas de leader, des partis mais pas d’organisation, pas de stratégie de rassemblement, et pas de projet.
On a coutume de parler d’élection décisive à chaque présidentielle, mais pour 2022, ce qualificatif ne sera pas usurpé. On n’est pas très loin de l’effondrement économique et social, la société est plus divisée que jamais, la République est très affaiblie et attaquée sur ses valeurs, et l’influence du pays s’est considérablement réduite en Europe. Comme c’est parti, et comme le disait Lionel, on peut craindre qu’il n’y ait pas de grand changement. Or c’est ce dont la France a désespérément besoin. Comme en 1945, elle est à reconstruire. Si tout ceci ne débouche que sur « on continue comme avant », nous aurons d’énormes problèmes.
Jean-Louis Bourlanges :
Il y a beaucoup à dire sur ces élections. A propos de l’abstention d’abord, il y a des causes structurelles préoccupantes, sur la désaffection de bon nombre de nos concitoyens pour les enjeux collectifs, un mépris (notamment des jeunes) pour les formes rituelles de la démocratie, une dégradation de l’ambiance générale du débat public. Une dame me confiait hier que son petit-fils, brillant étudiant à Sciences-Po et jeune homme tout à fait modéré, avait cessé de parler, car il constatait que chaque fois qu’il ouvrait la bouche, on lui intentait un procès en sorcellerie … Par ailleurs il y a des causes circonstancielles : élections sans enjeux, sans territoire pertinent, sans clivage, et à propos de collectivités dont l’influence sur la vie quotidienne est tout de même très limitée.
Mais ce n’est pas parce qu’une élection a peu d’électeurs qu’elle est sans importance ou sans conséquence. Il est certes absurde de conférer aux résultats une valeur prédictive, en revanche le système est modifié par ces élections. Deux choses sont évidentes : il n’y a plus de parti politique. Le RN est une blague, il est complètement inexistant. On s’interroge beaucoup pour savoir si LREM a été battue, c’est absurde : elle n’a jamais existé, c’est une espèce d’évaporation. Le PS est dirigé par quelqu’un qui estime que la priorité n°1 de son parti est de ne surtout pas avoir de candidat, LFI se réduit à un Mélenchon talentueux mais vieillissant. Quant aux écologistes, ils s’apprêtent à redonner le spectacle ahurissant qu’ils nous ont servi aux municipales, et à faire entre eux des arbitrages complètement déconnectés de la réalité électorale. Nous sommes dans une situation de totale atomisation du paysage politique. Face à cela, ce sont effectivement les sortants qui surnagent. Le « dégagisme » a épargné les sortants, il est devenu un « désengagisme » : ceux qui ont dégagé, ce sont les électeurs …
En termes de système, à quoi peut-on s’attendre ? A ce que la majorité ait un candidat sortant. Et quoiqu’on pense d’Emmanuel Macron, on est obligé de reconnaître qu’il est talentueux, en tous cas il est au niveau de ses concurrents potentiels. Deuxièmement, la majorité n’a pas à choisir, ce qui est un avantage conséquent par rapport à tous les autres partis. Bonaparte disait qu’il valait mieux avoir un mauvais général que deux bons, on voit bien que dans les autres partis, ce ne sont pas les généraux qui manquent. Nous aurons donc un président candidat, dépourvu du moindre relais, c’est donc très fragile.
Du côté des autres forces politiques, les changements sont vraiment très intéressants. Au RN, les difficultés de Mme Le Pen à s’imposer comme leader ont été confirmées. Elle a fait un mauvais score, mais elle a aussi et surtout fait deux mauvais discours. Celui du premier tour était médiocre, celui du second tour inexistant. Les gens se demandaient si elle avait progressé depuis son désastreux débat contre Macron de 2017, ils ont eu la réponse : non. Elle a un réel problème de crédibilité. Elle a crevé le plafond de verre, mais c’était pour découvrir qu’au-delà, il n’y avait pas de place pour elle, car elle ne représente pas une alternative. Sur ses thèmes de prédilection (sécurité, immigration), son discours ne se démarque des autres qu’en termes d’intensité, pas en terme de nature. A tort ou à raison, les différents partis l’ont rejoint sur ces thèmes, sa valeur ajoutée est donc désormais très limitée. Ce qui la différenciait, c’était une rupture sur le plan européen, qui s’appuyait sur une critique de l’Euro (qui avait sa justification). Elle a renoncé à tout cela, mais ce faisant, elle a aussi perdu sa singularité. Elle continue d’incarner le risque politique (car les Le Pen sont tout de même de drôles de gens, même assagis, on ne peut pas dire que la culture démocratique soit prégnante chez eux), mais elle n’a plus le bénéfice de la rupture. Le pari est très défavorable, puisque l’enjeu est très limité et le risque très réel.
Les électeurs ont considéré, soit par leur abstention, soit par leur vote pour la droite classique, que la protestation populaire, nationale et autoritaire s’est incarnée dans ces leaders de la droite. Cela change tout de même profondément toute l’équation du premier tour de la présidentielle.
Au sein de la droite, les figures qu’avait analysées René Rémond se retrouvent assez bien. C’est à dire un vote légitimiste, incarné par Wauquiez, qui reste dans la ligne tracée avec François-Xavier Bellamy, la droite traditionnelle et catholique. C’est un univers qui a ses limites (notamment territoriales). Et puis une droite orléaniste, qui est celle de Valérie Pécresse ou de Michel Barnier, très proches de la sphère macronienne d’un point de vue idéologique ; il leur sera très difficile de se différencier de Macron. Enfin, Xavier Bertrand correspond idéologiquement à la droite bonapartiste : nationale, populaire, autoritaire et laïque. Il est franc-maçon, comme l’étaient tous les maréchaux d’empire. Cela avait d’ailleurs donné à François Fillon l’occasion d’un bon mot (le seul) : « Maçon, on le savait, franc, c’est une nouveauté ». Mais de ce point de vue, c’est un avantage idéologique non négligeable.
Quant à la gauche, je crois qu’on sous-estime les choses qui se passent. Il est vrai qu’elles sont imperceptibles à l’œil nu, mais il me semble que la relève du socialisme ou de l’insoumission traditionnels chemine dans ce pays. Les écologistes sont passés de 7% à 12%, ils ont été en tête en Ile-de-France, ont fait un beau score en Pays de la Loire, et sont même arrivés en tête à Villeurbanne ! La gauche me paraît assez profondément disqualifiée à court terme, mais il me semble que le prochain vrai clivage ne sera plus entre le RN et les autres, mais entre les écologistes et une gauche qui les refuse.