Thématique : Le Rwanda, avec Stéphane Audoin-Rouzeau / n°201 / 11 juillet 2021

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Introduction

Avec Stéphane Audoin-Rouzeau, directeur d’études à l’EHESS et auteur d’« Une initiation. Rwanda (1994-2016) » aux Editions du Seuil.

Philippe Meyer :
Recevant ès qualités de président de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale le professeur Duclert, président de la commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, notre ami Jean-Louis Bourlanges, retenu aujourd’hui hors de France par ses fonctions, déclarait :
« Le 6 avril 1994, à l’instant précis où les présidents du Rwanda et du Burundi étaient assassinés, débutait à Kigali le 3ème grand génocide du XXe siècle. Après celui du peuple arménien en 1915 et celui du peuple juif par les nazis, le XXe siècle finissait ainsi sa course par le massacre soigneusement programmé, méthodiquement organisé et exécuté en un temps record de 800 000 à 1 million de Tutsi, hommes, femmes, enfants, massacre accompagné de la mise à mort de nombreux Hutu libéraux.
Qualifié de génocide le 31 mai 1994 dans un rapport du secrétaire général des Nations unies et reconnu comme tel dès le 16 mai par Alain Juppé, ministre français des Affaires étrangères, cette entreprise de destruction massive d’un peuple a été préparée par le régime du président Juvénal Habyarimana, que (votre commission) qualifie, non sans justification précise dans votre rapport, de « raciste, corrompu et violent », et conduite avec détermination par les séides du Gouvernement intérimaire qui s’installe au pouvoir au lendemain de l’assassinat du président. (…) Les défaillances de l’État (français) sont indiscutables, massives, structurelles. (…) Ces défaillances sont à la fois d’ordre politique, d’ordre intellectuel, d’ordre administratif et opérationnel et enfin, et peut-être surtout, d’ordre institutionnel. »
Après deux années de recherches, le rapport de 1200 pages dont il vient d’être question a été rendu public le 26 mars dernier. S'il récuse la complicité de la France avec les actes de génocide, ce rapport conclut à « un ensemble de responsabilités, lourdes et accablantes », responsabilités politiques, institutionnelles et intellectuelles, mais aussi éthiques, intellectuelles et morales. Des responsabilités politiques d'abord dans l'aveuglement du soutien à un régime raciste. Des responsabilités institutionnelles, tant civiles que militaires, dans la défaillance des pouvoirs de coordination, l'absence de contre-pouvoirs effectifs, et l'existence de pratiques irrégulières d'administration. Des responsabilités intellectuelles, dans l'utilisation d'une grille de lecture ethniciste de la réalité rwandaise. Des responsabilités éthiques au plus haut niveau dans la méconnaissance des événements malgré la disponibilité de l'information. Des responsabilités cognitives enfin, dans l'indistinction entre génocide et massacres de masse.
Dans le prière d’insérer du livre que j’ai cité en introduction, vous écrivez « Après trois décennies d'un parcours de recherche entièrement consacré, dès l'origine, à la violence de guerre, un " objet " imprévu a coupé ma route. On aura compris qu'il s'agit du génocide perpétré contre les Tutsi rwandais entre avril et juillet 1994, au cours duquel huit cent mille victimes au moins ont été tuées, en trois mois. Ce qui se joue ou peut se jouer chez un chercheur, dans l'instant tout d'abord, dans l'après-coup ensuite, constitue l'axe du livre qui va suivre. Car l'objet qui a croisé ma route ne s'est pas contenté de m'arrêter pour un moment : il a subverti, rétroactivement en quelque sorte, toute la gamme de mes intérêts antérieurs.» C’est par cette subversion de vos intérêts antérieurs que je voudrais ouvrir notre conversation.

Kontildondit ?

Stéphane Audoin-Rouzeau :
Merci d’avoir cité des extraits du discours de Jean-Louis Bourlanges, qui m’avait bouleversé quand je l’ai entendu le prononcer dans son intégralité, devant les Commissions des Affaires étrangères et de la Défense réunies. Non seulement par sa qualité intrinsèque, mais aussi par la manière dont il a été dit et par l’engagement de son auteur.
C’est par l’intermédiaire d’une de mes doctorantes que j’ai été invité au Rwanda en 2008, pour un colloque à propos duquel je me demandais ce que j’allais bien pouvoir dire. J’ai alors découvert le pays, je ne peux pas en dire autant du génocide mais presque, et j’ai surtout découvert les victimes, les rescapés du génocide. J’en garde un souvenir très net. Les colloques de ce genre se ressemblent généralement tous, mais celui-ci était composé d’étudiants rescapés du génocide. Des rescapés jeunes. C’est une particularité qui change absolument tout.
Et alors que nous faisions la queue pour un café durant la pause de la matinée, une rescapée, que je ne connaissais pas, s’est tournée vers moi et m’a dit : « vous voyez, quand on a tué mes enfants sur mon dos … » Je ne me souviens pas de la suite, tant j’étais stupéfait. C’est à ce moment que j’ai réellement pris conscience de la co-présence entre les victimes et le chercheur, l’historien, mais aussi et surtout de mon extraordinaire et impardonnable indifférence de 1994, au moment où le génocide était perpétré. J’avais alors presque 40 ans, j’étais professeur d’université, travaillant sur la violence de guerre, j’étais indigné par ce qui se passait en Bosnie, mais le Rwanda était pour moi un blanc total.
Cela m’a beaucoup donné à réfléchir, sur ce que j’attribue à des formes de racisme inconscient, dont aucun d’entre nous n’est exempt. C’est à mon avis l’un des éléments essentiels de l’ignorance et du déni qui ont frappé la France à propos de cet évènement. Je ne parle même pas ici du rôle de la France, mais du génocide lui-même. Il faudra tout de même que cette extraordinaire indifférence qui a frappé notre société soit expliquée un jour.

Philippe Meyer :
Ne naît-elle pas aussi du préjugé que les affrontements tribaux ou inter-ethniques sont certes regrettables, mais qu’au fond, il font partie de la vie quotidienne en Afrique, et qu’après tout, « il y en a toujours eu et il y en aura d’autres » ?

Stéphane Audoin-Rouzeau :
Absolument. C’est d’ailleurs exactement la lecture que le pouvoir français de l’époque fit de l’événement, et le rapport Duclert le montre éloquemment.
François Mitterrand lui-même et ses conseillers, qui dans ce dossier ne furent rien d’autre que des assassins de papier, envisageaient les choses ainsi. Cette lecture date de la fin du XIXème siècle, période des explorateurs, des missionnaires (peu nombreux dans la région des Grands lacs, une vingtaine de personnes en tout et pour tout). Par la suite, les colonisateurs ont fait des ethnies des « races », avec évidemment la volonté de s’appuyer sur certaines pour lutter contre d’autres. Les Belges notamment ont monté les Tutsi contre les Hutu, et les ont « racialisés ». Ce sentiment d’inévitabilité dans le massacre était absolument celui du président Mitterrand et de son entourage. Entre 1990 et 1994, les massacres étaient récurrents, et annonçaient la pratique du génocide dans l’appareil d’Etat. Et immédiatement, le pouvoir français a qualifié ces massacres ethniques « d’inter-ethniques ». La différence est de taille, car « inter-ethnique » signifie que deux ethnies ont décidé de s’affronter au point de se massacrer mutuellement, que c’est certes très fâcheux mais qu’on n’y peut pas grand chose, et qu’il faut continuer à faire avancer les intérêts de la France.
Cette lecture est un désastre intellectuel, et elle a encore ses défenseurs aujourd’hui. Hubert Védrine continue par exemple de la développer à longueur d’intervention sur nos ondes.

Michaela Wiegel :
Ce que vous venez de décrire m’a immédiatement rappelé une chose que je viens de lire. À Kigali, au mémorial du génocide, dans l’une des salles où se trouvent des photos des tués, on peut lire une citation : « Après Auschwitz, on nous avait dit "plus jamais ça". Finalement ce n’était valable que pour certains. » En tant qu’Allemande, cette phrase m’avait beaucoup frappée. Ce « blanc » que vous venez d’évoquer à propos du Rwanda a frappé toute l’Europe me semble-t-il, et pas seulement la France.
Je suis loin de connaître aussi bien que vous la question du génocide rwandais, mais une autre chose m’a frappé au mémorial très pédagogique de Kigali : la façon dont étaient décrits les Tutsi présente des ressemblances glaçantes avec l’histoire de la persécution des Juifs : comparaison avec des animaux, etc.
Comment envisagez-vous les effets de cette Commission sur la recherche à propos du génocide ?

Stéphane Audoin-Rouzeau :
Je me suis fait la même réflexion que vous à propos de cette devise post-Auschwitz du « plus jamais ça ». Il est stupéfiant de voir que quand le génocide rwandais a commencé, François Mitterrand était à Izieu, à répéter ce « plus jamais ça », alors qu’un nombre immense de Tutsi avaient déjà été assassinés.
Il m’est très difficile de répondre à votre question sur la recherche, car la recherche, c’est lent. Je crois néanmoins que le rapport Duclert, et le discours du président Macron deux mois plus tard, ont eu le mérite extraordinaire de provoquer une accélération du calendrier que je n’aurais personnellement jamais crue possible. Ce que nous avons vécu pendant ces deux mois, clôturés par le discours d’Emmanuel Macron à Kigali, je pensais ne jamais le voir de ma vie ; je l’avais d’ailleurs écrit, et j’aurais mieux fait de m’abstenir … Mais je m’étais aligné sur la temporalité des phénomènes de reconnaissance, comme l’extermination des Juifs d’Europe, ou d’autres événements de ce type.
Le rapport de la Commission Duclert officialise un savoir nouveau. Pas vraiment « nouveau », d’ailleurs, les grandes lignes étaient disponible pour les chercheurs ou les journalistes d’investigation, mais ce savoir est désormais considérablement enrichi, précisé, et surtout officialisé. La manière dont le président de la République a l’a reçu, et celle dont il en a parlé à Kigali, l’ont institutionalisé.
Pour des chercheurs comme moi, que se passe-t-il suite à cela ? Nous étions auparavant dans une situation vraiment marginale. Pour ma part, je travaille davantage sur le génocide lui-même que sur le rôle de la France à proprement parler, même si je ne peux évidemment pas ne pas m’y intéresser. Comme vous l’imaginez, ce que nous pouvions dire était très largement dénié, refusé, parfois agressé. On nous traitait en quelque sorte de « mauvais Français », qui ne cessaient de demander la repentance du pays, d’attaquer l’armée, les élites politiques, etc. Ce paysage là a désormais changé, après vingt minutes de discours. Parce que la France est faite comme cela : un discours de vérité s’installe dans le centre du champ et devient mainstream. Désormais, tout chercheur venant dans ce champ est immédiatement légitime, et mainstream lui aussi. Et ce sont nos adversaires, ce que j’appelle « la mitterrandie » qui deviendront probablement de moins en moins audibles. Pour moi, la recherche a été puissamment facilitée dans son contexte. Et puis, dans les discours d’Emmanuel Macron et de Paul Kagame à Kigali, il y avait un appel à la recherche, avec une aide réelle que le président français a initiée dès 2018. J’espère que grâce à la coopération entre les chercheurs des deux pays, et grâce à ce centre culturel, la recherche fondamentale sur le génocide sera facilitée et stimulée. Je le crois pour ma part, et je m’en réjouis.

David Djaïz :
Il faut saluer la qualité de ce rapport, qui est quasiment sans précédent. 1200 pages d’un travail systématique sur les archives. Généralement, les travaux sur des évènements aussi douloureux et meurtriers étaient l’œuvre de tribunaux. Il s’agissait d’enquêtes dans le cadre de procès pour crimes de guerre ou crimes contre l’humanité. Ici, c’est un travail historique, et en cela la démarche me paraît à la fois singulière et très prometteuse. Il s’agit d’établir le plus précisément possible la vérité historique des faits, et on vise l’exhaustivité. Il y a évidemment quelques trous que l’on peut regretter, je trouve par exemple très dommage que vous n’ayez pas eu accès aux archives de la commission d’enquête parlementaire de 1998.

Philippe Meyer :
Un mot là-dessus : il y a quelque chose de compliqué sur les archives de cette commission parlementaire : certaines des personnes qui y ont témoigné ont demandé à rester anonymes. Le président de l’Assemblée nationale de l’époque avait accepté cette demande, et son successeur actuel a jugé qu’il devait honorer la parole de son prédécesseur. Il ne s’agit donc pas, ou pas complètement en tous cas, d’une volonté d’occultation.

David Djaïz :
J’entends bien, mais il y a des moyens de contourner cela. On peut anonymiser les témoignages, ou habiliter au secret-défense les historiens de la Commission … D’ailleurs Bernard Cazeneuve, qui était à l’époque le rapporteur adjoint de cette Commission, l’a fait savoir dans des termes très nets.
De la même manière, c’est très pauvre du coté de l’état-major. On a trouvé quelques fiches bristol mais guère plus.
Ce travail de vérité historique sans précédent impressionne d’autant plus que les membres de la Commission n’en sortent pas transformés en procureurs. Ils ne sont pas là pour pointer des coupables mais pour faire la lumière. C’est une démarche scientifique, et je pense qu’elle aura une résonance mondiale, en ce qu’elle pourra guider d’autres démarches dans d’autres pays.
J’ai deux questions à vous poser. Jean-Louis Bourlanges l’a dit dans son discours, mais ce fut assez peu relevé par les commentateurs, ce rapport révèle deux choses, au-delà des faits et du rôle de la France. Premièrement, le manque de clairvoyance et d’intelligence sur la situation dans cette zone. Il est manifeste le gouvernement dispose d’informations erronées, raisonne à partir préjugés, etc. Il me semble qu’on n’en a pas assez parlé dans le débat public et qu’on n’en tire pas suffisamment les conséquences quand, année après année, on diminue les crédits de la recherche publique, on coupe, y compris au Quai d’Orsay, tout ce qui nous permet de nous informer et d’être clairvoyants sur différents théâtres d’opérations. Quand on prétend avoir de grandes responsabilités dans le monde, encore faut-il se donner les moyens de comprendre ce qu’il s’y passe.
Le deuxième élément saillant du rapport est la solitude de décision du président de la République, qui n’a pas beaucoup évolué. Nous sommes dans un système institutionnel extrêmement vertical et centralisé, où les contre-pouvoirs sont très rares et les courtisans nombreux. Si la France avait été un peu plus une démocratie parlementaire, il eut peut-être été possible de faire contre-poids sur certaines de ces décisions. Il me semble qu’il y a là un impensé, qui n’a pas non plus été évoqué dans le débat qui a suivi la publication du rapport.

Philippe Meyer :
J’ajoute un élément à la question de David. Car il me semble qu’il n’y a pas eu que de mauvaises informations. Quelles sont les informations erronées, quelles sont celles qui étaient de qualité et ont été ignorées ? Et d’où venaient-elles ?

Stéphane Audoin-Rouzeau :
Je partirai d’un peu loin pour vous répondre. Le rapport Muse, qu’a publié le Rwanda trois semaines après le rapport Duclert, et qui est également de grande qualité, comporte une phrase qui dit tout : « l’Etat français a rendu possible un génocide prévisible ». La phrase est excellente, mais pas strictement exacte, car il ne s’agit pas de l’Etat français. Il s’agit en réalité d’un tout petit groupe, moins d’une dizaine de personnes autour du président de la République. Secrétaire général de l’Elysée, chef d’Etat-major particulier, adjoint du chef d’Etat-major particulier, patron de la cellule Afrique … guère plus. Ce qui est très frappant, c’est qu’un groupe si réduit court-circuite toute une série de contre-expertises au sein même de l’Etat ; celle de Michel Rocard d’abord, Premier ministre qui se voit coupé de tout contrôle de ce dossier dès le début de la crise, et qui l’a dit de manière remarquable en 1997 et 1998 ; il a court-circuité le ministre de la Défense Pierre Joxe, qui s’oppose assez nettement à la politique suivie par la France, et au principe même de son secret, c’est à dire de cet enfermement dans le bunker présidentiel. Et puis, tout ce qui remonte vers l’Elysée est ignoré, en particulier l’expertise scientifique de Jean-François Bayart, dont les analyses ont été absolument écartées. Mais aussi les note de la DGSE.< br> C’est l’un des grands apports du rapport Duclert. Quelques notes étaient déjà sorties, et l’on savait que la DGSE s’était opposée à la politique française, insistant sur les risques très grands de compromission de la France avec un régime génocidaire. Mais la DGSE a elle aussi été complètement écartée. Et un certain nombre de rédacteurs ont également été ignorés, comme Antoine Anfré (qui vient d’être nommé ambassadeur au Rwanda), à qui on a cassé les reins en 1991 pour ses analyses, dans lesquelles il proposait un réexamen complet de la politique française au Rwanda.
Ce que toutes ces analyses tendaient à dire, c’est que la lecture ethniciste du pouvoir central (qui n’est en fait qu’un racisme), était erronée. Elle mésestimait le projet politique du Front Patriotique Rwandais (FPR). Il y avait vraiment l’idée que si le FPR arrivait au pouvoir, il allait massacrer ou pousser à l’exil la quasi-totalité de la population hutu, et imposer au reste une domination presque féodale. C’était un véritable délire, et les informations qui remontaient ont été dès la fin de l‘année 1990 systématiquement ignorées. Le général Varret, qui commandait les troupes françaises sur le terrain, expliquait par exemple que le patron de la gendarmerie lui demandait qu’on lui fournisse des mitrailleuses. Quand on l’interrogeait sur ce qu’il comptait en faire, il répondait que c’était pour liquider les Tutsi, et que ce serait rapide car ils n’étaient pas très nombreux. Ce rapport a d’ailleurs disparu des archives françaises, et c’est un point qu’a soulevé Jean-Louis Bourlanges dans son discours : il semblerait que les archives françaises aient été quelque peu « nettoyées » avant d’être communiquées à la Commission Duclert.
Je peux également évoquer les rapports, ignorés eux aussi, venant du poste français à Kigali, où le colonel Galinié annonça très vite des massacres possibles, pouvant potentiellement toucher 700 000 personnes. Cet officier a d’ailleurs quitté son poste, ainsi que l’Armée française, tout comme le général Varret qui démissionna lui aussi.
J’en reviens à la phrase du rapport rwandais : « l’Etat français a rendu possible un génocide prévisible ». Génocide prévu, donc. Par qui ? Mais par nous ! Par nos services secrets, par le poste français sur place, les militaires français, etc. Et c’est cette prévision qui a été délibérément écartée par François Mitterrand et son entourage, et c’est la raison pour laquelle je les qualifie d’assassins de papier.

Richard Werly :
J’aimerais revenir sur le contenu du rapport et tenter de le questionner autour de trois axes.
Le rapport explique que l’entourage de François Mitterrand, et notamment son cabinet militaire, a commis des fautes terribles. En tant qu’historien, vous n’avez pas seulement travaillé sur le Rwanda au cours de votre carrière, mais aussi sur d’autres conflits, et notamment la première guerre mondiale. N’est-ce pas le propre d’une situation de guerre de voir les militaires s’approprier le pouvoir réel lorsque les autorités civiles sont défaillantes ? Autrement dit, n’y a-t-il pas un problème d’ordre systémique ? Clémenceau disait que la guerre était une affaire trop sérieuse pour la confier à des militaires. N’y a-t-il pas là un élément de réflexion pour des crises futures ? S’assurer que par exemple quand la santé d’un chef de l’Etat est mauvaise, ce n’est pas son cabinet militaire qui aura le dernier mot.
Deuxième point : il y a tout de même une guerre menée par le Front Patriotique Rwandais. Je rappelle que le FPR était la rébellion Tutsi, dirigée à l’époque par Paul Kagame (l’actuel président rwandais), et qui opérait notamment à partir de l’Ouganda voisin. Rappelons aussi que le FPR était anglophone, tandis que le pouvoir Hutu était présumé francophone, et donc supposément défenseur de l’influence francophone. Ma question est la suivante : peut-on complètement extraire l’enchaînement des décisions de cette situation de guerre (c’est à dire une situation pleine de coups bas, de trahisons, de manipulations, etc.) ? Il me semble que c’est un peu la tentation du rapport Duclert.
Troisième point : un élément n’a toujours pas été élucidé, alors qu’il est considéré comme déclencheur du génocide, c’est l’attentat du 6 avril 1994, au cours duquel les présidents rwandais et burundais, Juvénal Habyarimana et Cyprien Ntaryamira meurent, lorsque leur avion, qui s'apprêtait à atterrir à Kigali, est abattu par un missile.

Stéphane Audoin-Rouzeau :
Je suis tout à fait d’accord avec vous : il ne faut pas extraire le génocide de la guerre, et il n’y a d’ailleurs pas de génocide sans guerre. La guerre est un élément absolument central du processus génocidaire, sans le basculement que provoque le phénomène guerrier chez les acteurs sociaux, les conditions de possibilité d’un génocide ne sont pas réunies. La guerre est une gangue qui transforme complètement les perceptions et les agendas des uns et des autres.
Ceci étant dit, ce n’est en rien une excuse pour le pouvoir français, qui savait la manière dont, dans le pouvoir rwandais, autour du président Habyarimana lui-même, au sein de l’armée, au sein de la garde présidentielle, au sein de la gendarmerie, dans les partis politiques, existaient des gens décidés à « résoudre » la question de la guerre par l’attaque d’une cinquième colonne imaginaire, les Tutsi de l’intérieur. Cela, nos services l’ont dit, et nous l’avons ignoré.
Une fois le génocide commencé, le pouvoir français reste obsédé par l’idée d’une négociation possible, ce qui était évidemment complètement illusoire. Alain Juppé l’a d’ailleurs très courageusement reconnu dans sa tribune du Monde une semaine après le génocide.
A propos de François Mitterrand et son état-major, ensuite. Il est vrai que Mitterrand était malade, mais il n’était pas par exemple dans le même état que Gorges Pompidou qui en 1973-74, ne contrôlait plus les affaires de la France. Ce que montre bien le dossier Duclert, c’est qu’à chaque fois que l’entourage de Mitterrand a proposé des options, le président a malheureusement toujours choisi la plus mauvaise. Les manuscrits que nous avons de lui montrent bien qu’il était en pleine possession de ses moyens quand il faisait ces choix, engageant la France toujours plus loin dans la compromission avec le pouvoir en place. Au nom d’une démocratisation que l’on essayait de favoriser certes, mais en ignorant complètement les structures en place. Le « Hutu power » s’en est constamment trouvé raffermi, adossé à ce soutien français qui paraissait éternel.
Sur l’attentat du 6 avril 1994 enfin. La DGSE, dès le mois de septembre 1994, émet un rapport dans lequel elle dit être certaine qu’il ne peut pas avoir été commis par le FPR. Depuis, deux enquêtes ont clairement montré que les missiles ont été très depuis le camp de la garde présidentielle à Kanombe. Je me suis par la suite renseigné auprès de spécialistes de balistique, et il est vrai que la question est très complexe, mais on ne peut pas envisager qu’un commando du FPR se soit glissé dans le camp de la garde présidentielle, tout près de la maison du président et de l’aéroport … Un tel tir de missiles est en réalité une très grosse opération, qui exige des repérages préalables. La flamme du missile vous fait immédiatement repérer, bref cela aurait nécessité des complicités si importantes sur place que cela rend ce scénario inimaginable. Personnellement, je penche pour la thèse d’un coup d’Etat, comme il s’en est très souvent produit en Afrique, qui a profité de l’absence du président pour être organisé.
Le drame est que le doute qui plane encore sur cette attentat nourrit des rétro-interprétations sur le génocide. Donc au fond, dire que le FPR (majoritairement Tutsi) a commis l’attentat, c’est lui faire porter la responsabilité morale du génocide. C’est dire : « ceux qui ont dénoncé le génocide et l’ont stoppé par leur victoire militaire sont ceux-là même qui l’ont sciemment déclenché. » C’est là un des graves obstacles politiques que nous rencontrons depuis 27 ans en termes de récit, et cet obstacle n’est pas complètement levé. Je crains qu’il ne le soit jamais.

Philippe Meyer :
Un mot sur l’armée. Pour faire une analogie qui n’a pas d’autre intérêt que rhétorique, pendant l’affaire Dreyfus, il y a eu le colonel Picquart et le commandant Henry. Pendant le génocide, il y a aussi eu des colonels Picquart et des commandants Henry, vous en avez cité quelques-uns, qui n’étaient pas des débutants. A l’intérieur de l’armée, toutes les remontées d’informations ont été bloquées au point que les troupes sur place n’ont pas été autorisées à empêcher la Radio-Mille Collines d’émettre, alors qu’elle appelait au massacre 24h/24. Il me semble qu’il y a là un engagement fort de la hiérarchie militaire, en dépit des protestations des troupes sur place.

Stéphane Audoin-Rouzeau :
La question de l‘armée est la plus délicate. Comme vous le savez, le président Macron l’a complètement blanchie dans son discours à Kigali, et je comprends très bien qu’il l’ait fait d’un point de vue politique. Il s’agit du président de la République, pas d’un essayiste. Néanmoins on pourrait dire que l’armée française s’est très bien sortie de cet épisode. Si le rapport Duclert est très dur sur le plan politique, à propos des institutions, de Mitterrand et de son entourage, il est en revanche plus vague sur l’aspect opérationnel.
C’est aussi pour des raisons de recherche, car on sait certes beaucoup de choses sur les notes laissées par le général Quesnot, le chef d’état-major particulier de Mitterrand et par son adjoint le général Huchon, mais ils n’avaient pas un commandement opérationnel. En revanche, sur le rôle de co-production des ordres de l’amiral Lanxade, chef d’état-major de l’époque, c’est plus faible.
Et puis la question de l‘armée se pose en réalité sur le terrain. Qu’on fait les soldats français exactement ? Se sont-ils contentés de faire de l’assistance technique à l’armée rwandaise (ce qui était leur mission), de former les officiers et les troupes, et les aider au maniement du matériel, sans jamais intervenir eux-mêmes, ou bien se sont-ils mis à certains moments dans une situation de co-belligérance, en dépassant leurs ordres ? Ont-ils fait le coup de feu avec le FPR ou pas ? Le général Varret en 1993 s’est rendu compte que cette ligne avait été franchie. Dans une interview pas très ancienne, l’amiral Lanxade qui est interrogé sur ce point estime que rien de tout cela n’a eu lieu, « à moins que j’aie été berné » déclare-t-il. Comme si des circuits parallèles avaient pu se mettre en place. Voyant que ses ordres opérationnels n’étaient pas respectés, le général Varret s’est insurgé en 1993, on lui a immédiatement retiré toute une partie de son commandement. Après quoi il a quitté l’armée, comprenant qu’il avait été désavoué. La période que nous venons de vivre fut pour lui une véritable forme de rédemption, il a demandé à monter dans l’avion d’Emmanuel Macron pour aller à Kigali. Il estime avoir fait son travail d’officier français, et je suis bien d’accord avec cela.
Il y a encore beaucoup de travail à faire sur le côté opérationnel, de nombreux points restent à éclaircir. Il y a aussi la question du comportement de prédation sexuelle de certains soldats français, y compris pendant le génocide même. Je suis malheureusement persuadé qu’ils ont eu lieu et que personne n’a été poursuivi. Il y a des traces de tout cela dans le rapport Duclert. Tout ce qui a été mis sous le tapis finira par sortir, mais terminer ce travail de vérité ne sera pas facile. Il faut peut-être aussi laisser le temps à l’opinion française d’absorber les révélations de ces deux derniers mois. Beaucoup de nos concitoyens tombent de haut, qu’ils soient de droite ou de gauche.

Michaela Wiegel :
Je voulais compléter votre propos, puisque j’ai eu la chance de m’entretenir assez longuement avec le général Varret, qui était effectivement du voyage. Il était tout à fait d’accord avec le fait que le président blanchisse l’armée, même si comme vous le disiez, il a vécu ce moment comme une rédemption. Il m’a expliqué qu’une reconnaissance des fautes de l’armée ouvrirait automatiquement des demandes de réparations. Comme historien, il n’a pas pu vous échapper que, par une bizarre concomitance, le lendemain du retour du président Macron de Kigali, l’Allemagne a conclu ses négociations avec la Namibie (à propos du génocide des Héréros et des Namas) par une transaction financière, hélas, là où un travail d’historien eut été très nécessaire.
Comment envisagez-vous cette question de la réparation et de l’aide au développement ? Tout ce que vous nous dites aujourd’hui me fait dire que vous auriez dû faire partie de cette commission, parce que le travail historique est fondamental dans ces questions.

Philippe Meyer :
Je rappelle que vous n’avez pas fait partie de la commission Duclert parce que ceux qui en ont nommé les membres considéraient que votre livre était déjà une prise de parti, et que par conséquent votre objectivité pourrait être mise en doute.

Stéphane Audoin-Rouzeau :
Le président de la République m’aurait nommé s’il avait pu le faire, il me l’avait d’ailleurs annoncé fin 2018, à la fin de son itinérance mémorielle, et il en a été empêché, par des gens de la Défense et des Affaires Étrangères. Le monde de « la Védrinie » n’y est pas pour rien, et j’ai donc été écarté. Comme vous pouvez l’imaginer, je n’étais pas très content …
Il a donc fallu bâtir la Commission sur une fiction, d’ailleurs très bien déployée par Franck Paris (le dirigeant de la cellule Afrique de l’Elysée), consistant à dire : « comme le monde de la recherche sur le Rwanda est très clivé en France, ils vont importer leurs conflits dans la Commission et nous n’avons pas besoin de cela, pas plus que de gens qui connaissent le Rwanda, ce qui compte, ce sont les archives françaises. Avec des gens qui n’y connaissent rien, au moins, nous aurons de l’impartialité ». C’est évidemment illusoire, mais c’est ainsi. J’avais donc toute ma liberté de parole quand le rapport est sorti. Il a déjà fallu le lire longuement, ce qui m’a pris trois semaines, et puis j’en ai approuvé de nombreux aspects, à commencer par sa tonalité.
L’armée était très inquiète de ce qui allait lui arriver, se disant que c’était elle qu’on allait blâmer pour tout. On allait lui faire le coup de la bataille d’Alger, comme si l’armée était en Algérie sans qu’on l’y ait envoyée. Et en tant que « grande muette », elle ne pourrait pas se défendre. L’armée a donc été très rassurée d’être fort épargnée par le rapport, dont la pointe était tournée vers le pouvoir politique.
L’un des problèmes clefs du rapport Duclert est la question de la complicité. Il n’y en aurait apparemment pas, ce qui dédouane en apparence la « védrinie ». A dire vrai, les spécialistes du droit pénal international n’ont pas tardé à dire que sur le plan juridique, c’était plus compliqué que cela, car compte tenu de la jurisprudence actuelle, la complicité peut être reconnue sans intentionalité. Personne ne souhaitait le génocide côté français, cependant compte tenu du niveau d’aide apporté aux assassins, on pourrait considérer qu’il y a eu une forme de complicité. Et à ce moment-là arrive immédiatement le problème des réparations.
Cela dit, on n’est pas passé loin de la complicité active et immédiate. Comme l’a rappelé Edouard Balladur, l’une des obsessions de Mitterrand et son entourage était de faire marcher les forces françaises sur Kigali pendant le génocide. Cela aurait stoppé les forces du FPR au niveau de la capitale, les obligeant à négocier avec le pouvoir en place. Si cela s’était produit, les forces rwandaises auraient terminé le génocide, éliminant les Tutsi jusqu‘au dernier. La complicité aurait alors été indiscutable. Heureusement cette option stratégique a été écartée par le gouvernement de cohabitation de 1993.

David Djaïz :
L’un des arguments régulièrement employés par les « gardiens du temple » est de dire que la France était alors le seul pays à se préoccuper de la situation au Rwanda, et qu’elle avait cherché une solution politique avec les accords d’Arusha. Le raisonnement, à mon avis spécieux, consiste à dire que c’est dans le délitement des accords d’Arusha que se trouve l’engrenage menant au génocide. Je pense que ce n’est pas recevable, mais j’aimerais vous demander si pour vous, la communauté internationale, par son silence et son désengagement relatif (en particulier de la part des Etats-Unis) n’a pas elle aussi un rôle dans cette montée vers le génocide.
Quand on prétend jouer un rôle international, ne doit-on pas, pour équilibrer les prérogatives que l’on s’arroge, s’attribuer aussi de grandes responsabilités ?

Stéphane Audoin-Rouzeau :
Je suis bien évidemment d’accord sur ce dernier point, et vous avez raison de le rappeler : au Rwanda, il n’y a pas que la France qui a failli. La communauté internationale aussi, les Etats-Unis notamment, qui ne voulaient surtout pas une reconnaissance du génocide pour ne pas avoir à intervenir, la Belgique dont la politique était catastrophique, notamment quand elle a retiré ses troupes de la Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda (Minuar), la force qui s’était installée suite aux accords d’Arusha. Après le massacre d’une dizaine de leurs parachutistes protégeant la Première ministre Agathe Uwilingiyimana le 7 avril 1994, la Belgique retire ses troupes (avec l’accord de l’ONU), et la vacance du pouvoir permet l’installation du gouvernement intérimaire.
Quand la France a lancé le 9 avril l’opération Amaryllis d’évacuation des ressortissants français, nous aurions pu envisager de laisser du monde sur place, pour par exemple sécuriser tel ou tel emplacement. Nous n’en avons rien fait. Le mot de « génocide » n’a été prononcé officiellement que très tard, à partir du mois de juin, ce qui est évidemment catastrophique.
A propos des accords d’Arusha. Je rappelle qu’il s’agit d’accords de partage du pouvoir, signés en août 1993, comprenant également une obligation d’hybridation entre les forces armées rwandaises du pouvoir en place et les forces de l’APR, l’instrument militaire du FPR. A partir du début 1993, un certain nombre de protocoles sont signés, jusqu’à la finalisation au mois d’août.
Le grand argument védrinien consiste à dire : « la France a fait Arusha, et on ne saurait être contre Arusha ». D’abord, ce n’est pas la France qui a fait Arusha, le pays dont les diplomates ont été centraux dans les accords d’Arusha, c’est la Tanzanie. Évidemment, si on regarde les archives françaises, on voit que la France était présente, mais les Français ne sont pas signataires des accords d’Arusha.
Deuxièmement, ce n’est pas que les accords d’Arusha se sont « délités », c’est qu’ils étaient voués au délitement avant même d’être signés. Il y a là une faute très grave. Le président Habyarimana a tenu deux discours. L’un, en français, dans lequel il semble enclin à négocier Arusha. L’autre, en kinyarwanda, d’une tout autre teneur, où il traite les accords de « chiffon de papier », disant très clairement qu’il ne les respectera pas. En réalité, personne n’est prêt à respecter ces accords au moment où ils sont signés. Mais surtout, à mesure que le processus d’Arusha arrive vers sa conclusion, loin de pacifier la scène politique rwandaise, ces accords mettent les structures Hutu power en fureur devant les risques de perte du pouvoir, des privilèges et du commandement ; la signature des accords crée une rupture entre le président Habyarimana et ces structures. C’est à ce moment qu’elles décident et organisent le génocide. On ne parle jamais de ce moment, mais c’est l’un des points les plus intéressants du rapport Muse. En tant qu’historien, je suis très sensible à la question du temps, et le soutien français persistant au pouvoir en place a donné le temps aux génocidaires de s’organiser et de préparer le génocide. Si le pouvoir était tombé plus tôt, il y aurait hélas eu des massacres, mais la préparation très minutieuse du génocide aurait été impossible.
Contrairement à un récit assez prégnant, le génocide n’a pas été une action spontanée d’une ethnie contre une autre, un mouvement de colère aussi soudain qu’irrépressible. Il s’agissait d’une organisation longuement et méticuleusement préparée. On le voit bien, dès le 7 avril 1994, tous les opposants de Kigali sont déjà morts, et les cadavres s’entassent par dizaines de milliers en quelques jours dans la capitale. N’oublions pas que la courbe d’extermination n’a par exemple rien à voir avec celle de la Shoah. Dans le cas du Rwanda, les deux tiers des victimes sont mortes les cinq premières semaines, la moitié dès les trois premières semaines. La courbe est très raide jusqu’à un sommet, puis redescend, d’abord parce qu’il reste moins de victimes potentielles, et aussi parce que celles qui restent ont compris ce qui se passait, fuient, se cachent, etc. Le génocide a littéralement saisi les populations tutsi, dépourvues de tout moyen de défense, et ne réalisant même pas ce qui était en train de se produire.
Ce qu’il y a sans doute de plus surprenant, c’est que le 24 avril à Paris, aux Affaires Étrangères, à Matignon et à l’Elysée, on a reçu le ministre des Affaires Étrangères de ce gouvernement de tueurs, accompagné d’un tueur encore bien plus dangereux, le responsable de la Coalition pour La Défense de la République (CDR), le parti politique le plus extrémiste et raciste de toute la scène politique rwandaise. Nous n’avons aucun compte-rendu de cette rencontre.

Philippe Meyer :
Comment les publications du rapport Duclert et du rapport Muse ont-elles été accueillies au Rwanda ? Quels effets pensez-vous qu’elles ont, ou auront ?

Stéphane Audoin-Rouzeau :
C’est évidemment difficile de parler pour le Rwanda depuis la France, mais les échos que je peux avoir font état de ce que, dans les cercles du pouvoir, le rapport Duclert a beaucoup surpris. On n’en espérait pas autant. On ne pensait pas que la France oserait dire ce qu’elle a dit, ni surtout que le président de la République accueillerait cette publication comme il l’a fait. Car la France sait très bien oublier les rapports embarrassants au fond des tiroirs, et cela n’a pas été le cas ici.
Le pouvoir rwandais, avec une grande intelligence politique, a immédiatement accueilli ce rapport favorablement Le président Kagame, lors de son grand discours commémoratif du 7 avril, en a parlé dans des termes favorables, ce qui m’a considérablement frappé, car les Rwandais n’avaient pas encore publié leur propre rapport, on est donc sorti d’une confrontation brutale et souvent injuste avec la France. D’après les informations que j’ai pu avoir, on s’inquiétait dans les cercles du pouvoir rwandais de la réaction de certaines poches de l’opinion publique rwandaise, chez les rescapés notamment, qui pourraient trouver qu’on était peut-être un peu trop aimable à l’égard de la France. En tous cas le discours d’Emmanuel Macron a été bien reçu au Rwanda, la présidente de l’Association des Veuves du Génocide Agahozo (Avega) a remercié Emmanuel Macron, et ils se sont pris dans les bras. Cette étreinte m’a paru extrêmement symbolique. Symbolique aussi d’un amour déçu du Rwanda pour la France. Déjà quand le président Sarkozy y était venu en 2010, il y avait tenu des propos courageux, et à son départ, Kigali était plein de drapeaux français.
Globalement, je crois qu’une nouvelle époque commence, et que la brèche qui s’est ouverte dans ces trois derniers mois ne se fermera pas de si tôt. Je le souhaite vivement en tous cas.

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