La (vieille) querelle justice-politique
Introduction
Philippe Meyer :
Le 10 septembre, Agnès Buzyn a été mise en examen dans le dossier de la gestion de l'épidémie de Covid-19 pour « mise en danger de la vie d'autrui ». Elle a été placée sous le statut plus favorable de témoin assisté pour « abstention de combattre un sinistre ». En cause : le rôle central de l'ancienne ministre de la Santé dans le dispositif gouvernemental entre janvier 2020 et sa démission le 16 février 2020 quand de premiers cas déclarés puis des décès apparaissaient en Chine et dans le monde. Les plaignants lui reprochent son inaction ou d'avoir menti sur l'utilité des masques dans le seul objectif d'en dissimuler la pénurie. Seize plaintes ont été jugées recevables sur plus de 14 000 déposées. Pour le premier délit, Agnès Buzyn encourt un an de prison et 15 000 euros d'amende. Pour le second, deux ans de prison et 30 000 euros d'amende. Cette décision de mise en examen est le fait de la Cour de justice de la République (CJR), juridiction créée en 1993 à la suite du drame du sang contaminé, seule habilitée à juger des ministres pour des actes commis dans l'exercice de leurs fonctions. Elle est composée de 12 parlementaires et 3 magistrats.
Si la création de la CJR constituait « au départ un progrès », il ne faudrait pas « qu'il se retourne contre la justice elle-même », fait valoir Pierre Egéa, professeur de droit public et avocat, relayant une inquiétude assez largement partagée. Il pointe notamment le « flou complet » des infractions pénales en cause : « "Mise en danger de la vie d'autrui", c'est très large et permet à peu près tout. Incidemment, on place le juge répressif en position d'évaluer une politique publique. C'est un problème sur le plan de la séparation des pouvoirs. » Avant d'autres probables auditions, de l’ancien Premier ministre Édouard Philippe et de l’actuel ministre de la Santé, Olivier Véran, les responsables politiques s'interrogent sur un risque de judiciarisation de la vie publique, au risque d'une « paralysie » de l'action politique, selon le mot de Jean Castex. À l'Élysée, le chef de l'État s'est ému en privé du sort réservé à Agnès Buzyn, estimant que « cela fait peser un risque sur l'essence même du politique, à savoir : décider ». Comme une façon de délégitimer la Cour de justice de la République (il avait promis de la supprimer en 2017), il estime que « le juge souverain, c'est le peuple ».
Trois autres affaires sont à l'instruction auprès de cette cour : les modalités, décidées par Éric Woerth, de l'imposition de Bernard Tapie après l'arbitrage de 2008 ; l'affaire concernant Kader Arif (ex-secrétaire d'État aux Anciens Combattants) pour atteinte à la liberté d'accès et à l'égalité des candidats dans des marchés publics ; enfin, l'affaire de la prise illégale d'intérêts dont se serait rendu coupable le Garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti en saisissant l'Inspection générale de la justice dans le dossier des « fadettes ».
Ailleurs dans le monde plusieurs dirigeants sont sous le coup d'enquêtes judiciaires pour mauvaise gestion de la crise sanitaire, comme en Italie ou au Brésil. En revanche, au Royaume-Uni, une enquête indépendante (non judiciaire) a été ouverte.
Kontildondit ?
Nicolas Baverez :
Chacun peut évidemment penser ce qu’il veut de la manière dont Mme Buzyn puis M. Véran ont géré cette épidémie en tant que ministres de la Santé. Il n’en reste pas moins que la mise en examen d’Agnès Buzyn souligne les problèmes de la justice en France.
D’abord, il existe un véritable populisme judiciaire. Vous avez rappelé que la France n’était pas le seul pays où la responsabilité de dirigeants a été engagée, mais là où nous faisons exception, c’est par ces 16 000 plaintes auprès de la Cour de Justice de la République, où les 18 400 devant le Parquet de Paris. Au delà de ce populisme judiciaire, il y a une véritable vendetta entre les juges et la classe politique, qui ne cesse de se développer et est très inquiétante. Je rappellerai deux choses de bon sens. Quels que soient les reproches que l’on peut faire à Mme Buzyn, il faut reconnaître que la stratégie contre l’épidémie a été en réalité décidée par le président de la République, et surtout que les infractions pénales qui lui sont reprochées supposent l’intentionalité. Penser qu’elle a délibérément voulu mettre en péril la vie des Français ou ne pas combattre l’épidémie paraît absurde. C’est l’enchaînement de ces affaires qui est impressionnant : cela arrive après la mise en examen du Garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti pour prise illégale d’intérêts, et la condamnation de Nicolas Sarkozy à de la prison ferme sur la seule base d’un faisceau d’indices. La déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen stipule pourtant clairement que pour condamner quelqu’un à de la prison ferme, il faut des preuves. C’est le retour à une forme de lettre de cachet.
Il y a derrière tout cela une vraie crise de la Justice, avec un corps de magistrats qui pense qu’elle lui appartient, engagé dans une lutte à mort avec la classe politique. On a vu avec l’Italie que cela ne pouvait déboucher que sur une grave crise de la démocratie. Les magistrats entendent faire la loi, on l’a vu avec le Conseil d’Etat qui donne des injonctions au gouvernement sur la réforme de l‘assurance-chômage, en expliquant que la reprise n’est pas assez forte (mais si l’on attend que la croissance dépasse les 6,25% pour faire des réformes dans ce pays, on risque d’attendre longtemps), ou qui donne un calendrier pour la lutte contre le réchauffement climatique. Pendant ce temps, il n’y a plus de justice pour les citoyens. La délinquance explose, les délais sont extravagants : pour un jugement de première instance en France, il faut en moyenne 309 jours, contre 19 au Danemark ou 91 aux Pays-Bas. Je rappelle également que nous sommes la seule démocratie où l’activité judiciaire a été réduite à zéro pendant le premier confinement.
On comprend bien l’origine de tout cela : on a d’un côté un Etat obèse et impuissant, de l’autre une absence de responsabilité politique, avec l’hyper-présidentialisation. Il n’y a pas de vrai contrôle parlementaire, par conséquent quand quelque chose ne va pas, les citoyens s’exaspèrent et le seul débouché qui leur reste est le pénal.
Comment sortir de cela ? il fait réfléchir à l’équilibre des institutions, rétablir une véritable responsabilité politique ; pour le moment, si vous êtes ministre, tant que le président de la République ne vous met pas dehors, il ne peut rien vous arriver sur le plan politique, il faudrait que le Parlement retrouve un véritable contrôle. A l’inverse, il faudrait également faire de la Justice un véritable pouvoir dans ce pays, lui donner les moyens de fonctionner, car elle est pour le moment paupérisée. Il faut en revanche mettre en place des mécanismes de contrôle et de responsabilité de l‘action des magistrats, qui devraient se rappeler la formule de Montesquieu : ils sont là pour être « la bouche de la loi » et doivent par conséquent renoncer à imposer leurs valeurs et leurs combats, ou à se mettre à la place du législateur. C’est beaucoup plus important qu’on ne le croit pour traiter la crise de la démocratie en France, car pour le moment, nous avons des magistrats qui se comportent comme les Parlements d’Ancien Régime, de moins en moins d’Etat de droit (et par conséquent de plus en plus d’arbitraire). Plus on continuera ainsi, plus la France ressemblera à une démocratie Illibérale, et je ne crois pas que cela soit souhaitable.
Michaela Wiegel :
Ce populisme judiciaire que décrit Nicolas est une conséquence du manque institutionnel, de ce que les Anglais appellent « checks and balances », c’est à dire les moyens de contrôle parlementaires. Je suis assez étonnée de voir que tous les débats des dernières présidentielles préconisaient de renforcer le parlementarisme, or cette idée a été complètement étouffée, avec une réforme constitutionnelle jamais aboutie de surcroît.
Cette faiblesse institutionnelle provoque dans les processus de décision une lenteur qui confine à la paralysie. J’avais été très étonnée dans la première phase de la pandémie de constater la différence avec l’Allemagne. A l’époque, l’ambassadeur d’Allemagne m’avait expliqué qu’il y avait une raison principale à cela : en France, les décideurs voulaient être certains que ce qu’ils faisaient était juridiquement inattaquable. L’Allemagne a elle aussi eu son lot de scandales, autour de l‘achat des masques par exemple, mais cela a d’abord été révélé par la presse. C’est à mon avis un autre dysfonctionnement : non seulement le contrôle parlementaire ne fonctionne pas bien, mais la presse est également plus occupée à surenchérir qu’à véritablement informer. Ce sont précisément ces deux éléments (le Parlement et la presse) qui donnent normalement confiance aux citoyens, qui sont défaillants actuellement.
Jean-Louis Bourlanges :
C’est une affaire très intéressante. Évidemment, les juges n’ont pas fait preuve d’un grand courage politique en s’en prenant à Mme Buzyn, ce n’est même pas tirer sur une ambulance, c’est plutôt d’un corbillard qu’il s’agit ici. L’ancienne ministre avait déjà payé politiquement le prix fort. Je trouve pour ma part qu’elle fut une bonne ministre, même si elle a hésité au début de la crise, comme beaucoup de gens. On ne peu cependant nier qu’elle a démissionné dans des conditions très maladroites, puis s’est présenté à la mairie de Paris dans des conditions épouvantables. Dans cette affaire, les juges ne sont donc pas des aigles, mais des vautours.
J’attends pour ma part qu’ils s’en prennent aux vrais responsables : c’est à dire non seulement Olivier Véran, mais Edouard Philippe. Le feront-ils ? Je demande à voir. Sur le fond, il s’agit d’une confusion des rôles : la responsabilité d’un homme politique et la culpabilité d’un homme ne sont pas de même nature. Que peut-on, que doit-on reprocher à un homme politique ? De se tromper. De manquer d’énergie. De manquer de clairvoyance. Il s’agit de qualités morales qui ne s’apprécient pas en termes juridiques. Mais ce qui fait la grandeur du métier politique, et son plus grand danger, c’est qu’il faut gérer l’incertitude. Comme le disait Turgot, il s’agit de « prévoir le présent ». Comme on ne dispose pas des bons éléments d’appréciation, le présent ne se laisse pas lire, on est donc forcé de le prévoir. Et quand on prévoit, on se trompe parfois, c’est inévitable. Il faut en outre gérer la pénurie : on fait face à des demandes que l’on est pas en mesure de contenter. Le cas des masques a été typique. Je me souviens qu’en janvier 2020, le rapport de l’OMS les déclarait tout à fait inutiles. Enfin, l’homme politique est en face d’exigences de valeurs qu’il n’est pas en mesure de satisfaire simultanément. En l’occurrence il y en avait trois : la santé, la liberté, et la survie économique. Par conséquent, la décision politique est forcément un arbitrage. Or qui dit arbitrage dit forcément arbitraire.
Une remarque à propos de Montesquieu, que j’admire beaucoup moi aussi, mais j’avais été très sensible aux critiques qu’avaient faites René Capitant dans les années 1960. Pour lui, Montesquieu confondait le pouvoir exécutif et le pouvoir gouvernemental. Ces pouvoirs ne sont pourtant pas de même nature : le pouvoir exécutif consiste à exécuter des lois. Soit vous les exécutez, soit vous ne le faites pas, auquel cas vous êtes coupable. Le pouvoir gouvernemental, lui, est d’une autre nature : il s’agit de faire des choix, privilégier des choses par rapport à d’autres, en fonction d’un diagnostic et d’une stratégie. Cela signifie que l’on ne sanctionne pas la même chose politiquement ou judiciairement. Politiquement, on sanctionne des défaillances de compétences, ou des défaillances intellectuelles ou morales. Judiciairement, on sanctionne des manquements à la loi. Et les sanctions ne sont pas de même nature : la sanction judiciaire vous met à l’amende ou en prison ; la sanction politique est d’être privé du pouvoir.
Les sanctions n’étant pas de même nature, il faut que les juges qui les prononcent soient différents, eux aussi. Le juge de la loi doit être un sachant, un spécialiste de la loi et du droit. Un juge politique ne peut pas être un sachant, il doit être un représentant du peuple.
Dans cette affaire, il ne s’agit pas que d’une lutte entre justice et politique, il y a un troisième personnage : le peuple, les citoyens. Quel est le pouvoir confisqué par les juges ? Celui du peuple. C’est aux citoyens de sanctionner positivement ou négativement les décisions des hommes politiques. Vous avez raison de déplorer le pouvoir trop bas du Parlement, mais il ne faut rien exagérer, le Sénat est tout de même indépendant et très vigilant, et puis il reste les élections ! A intervalle régulier, on peut reconduire ou se débarrasser des décideurs en place.
La lutte entre justice et politique est ancienne. Le pouvoir judiciaire est celui qui a liquidé le régime le plus efficace que la France ait eu : la monarchie. Belle entreprise que la construction d’un pays, de Hugues Capet à Louis XVI. Elle a été liquidée par le Parlement, qui a été le véritable instigateur de la convocation des Etats Généraux. Mais cela s’est terminé très vite pour ces parlementaires : dès l’automne 1788, lorsqu’il s’est agi de savoir si les Etats Généraux qui allaient se réunir allaient voter par ordre ou par tête. Par tête, c’était la démocratie. Par ordre, c’était le maintien des privilèges. Et le Parlement de Paris, ordre privilégié par excellence, s’est résolument prononcé pour le maintien du vote par ordre. Du jour au lendemain, sa popularité s’est effondrée, et par la suite la République s’est construite par la mise au pas des magistrats (la maîtrise des carrières notamment, on « tenait » les juges en contrôlant leur avancement). Mais le pouvoir judiciaire n’a prévalu que tant que le pouvoir du peuple était marginalisé. Nous sommes désormais confrontés à l’exigence de modification institutionnelle réaffirmant le pouvoir de contrôle des parlementaires élus par le suffrage universel. Il faut quand même que les Français finissent par comprendre que les députés ne sont pas leurs ennemis, mais leurs élus.
Nicolas Baverez :
L’Assemblée Nationale n’a jamais été saisie d’autant de demandes du Parquet financier qu’en ce moment, visant des députés. Il existe donc véritablement une entreprise de poursuite de la classe politique par la magistrature. Historiquement, on sait que ce genre de dynamique ne s’est jamais bien terminée. Une insurrection des magistrats contre l’Etat se termine toujours par la destruction de celui-ci.
La Vème République présente un grand paradoxe : conçue pour gérer les crises, elle est démocratique, mais assez peu libérale. Il s’agit de restaurer le pouvoir de l’Etat pour faire face aux crises historiques. Le XXIème siècle est celui des chocs et des crises. En réalité, ce régime, à force de concentrer le pouvoir à l’Elysée, a complètement perdu sa capacité à gérer les crises. La comparaison que faisait Michaela sur la manière de gérer l’épidémie montre nos absurdités institutionnelles.
D’abord, le président de la République a utilisé le Conseil de Défense pour une épidémie, c’est à dire une crise civile par nature. C’est un détournement de pouvoir, mais cela explique la coupure avec les acteurs économiques et sociaux. Pourquoi avoir fait cela ? Parce que cela permettait de classifier les documents, compliquant ainsi leur accès aux juges. Ensuite, on a fait une loi d’urgence sanitaire, c’est à dire qu’on a ajouté un nouveau régime d’exception, qui a d’ailleurs largement supprimé le pouvoir de contrôle du Parlement. Aucune autre démocratie n’a fait une telle chose.
Les magistrats, dans leurs perquisitions, sont allés saisir l’ordinateur personnel du ministre la Santé et du Premier ministre, au beau milieu d’une crise sanitaire sans précédent. C’est délirant. Tout dirigeant doit certes rendre compte de son administration, mais si tant est que ce contrôle doive être judiciaire (ce qui n’est pas certain), il ne doit certainement pas advenir au plus fort de la crise.
Michaela Wiegel :
Ce rappel à propos du Conseil de Défense est très utile, c’est aussi la lecture allemande : c’est pour éviter des poursuites judiciaires, et parce qu’on craignait des fuites, qu’on a trouvé ce moyen. Mais je suis tout à fait d’accord qu’il s’agit du pire exemple de gestion opaque pour les citoyens. Que cette crise nécessite la création d’assemblées ad hoc, c’est compréhensible, et cela a également été le cas en Allemagne. Sauf qu’on n’y a pas changé les lois. Il y a effectivement eu une conférence entre la chancelière et les présidents des Länder, parce que la crise était impossible à gérer avec les outils traditionnels, et elle a provoqué beaucoup d’interrogations. Mais comme cela a tout de suite été conçu comme quelque chose de transitoire, cela fut finalement facilement accepté.
On voit bien qu’il existe des possibilités en dehors des lois d’urgence. Toutes n’ont pas fonctionné en Allemagne, mais le Corona Kabinett est un exemple concret.
Sur la tradition parlementaire, un livre récent (malheureusement pas encore traduit en français) analyse que les bases du parlementarisme sont déjà présentes pendant l’Empire. La lecture traditionnelle selon laquelle la démocratie est au fond incompatible avec le peuple allemand s’en trouve récusée. La jeune République de Weimar n’a pas su tout de suite forger une culture de contrôle parlementaire, mais les germes d’une tradition parlementaire existaient déjà.
Quel leader aura été Angela Merkel ?
Introduction
Philippe Meyer :
La chancelière allemande quittera le pouvoir avec une popularité au zénith après 16 années à la tête du pays. Pour les citoyens européens, Angela Merkel est la dirigeante qui inspire le plus confiance. Selon un sondage réalisé dans 12 Etats-membres de l’UE, par le centre de réflexion European Council on Foreign Relations à la question « s’il y avait une élection pour la présidence de l’Europe et qu’il vous fallait choisir entre Angela Merkel et Emmanuel Macron, pour qui voteriez-vous ? », 41 % des personnes interrogées ont indiqué leur préférence pour la chancelière, contre 14 % pour le président français. « Avec son style de leadership technocrate, elle inspire plus confiance que Macron avec ses discours visionnaires », commentent les organisateurs du sondage. Originaire d’Allemagne de l’Est, fille de pasteur luthérien, Angela Merkel est selon Marion Van Renterghem, auteur de « C’était Merkel », « une conservatrice progressiste. Elle a peur du changement et n'aime pas brusquer les choses. Elle ne suit pas de stratégie ; elle est plutôt guidée par sa structure morale. » L’ère Merkel n’a été entachée d’aucune affaire de corruption ou de népotisme.
Les crises en revanche n’ont pas manqué : de la crise financière de 2008 à la pandémie de Covid-19 lors de laquelle ses interventions sobres et pédagogiques et les bons résultats obtenus dans les premiers mois de l'épidémie restent en mémoire ; en passant par le sauvetage de l'euro et son intransigeance à l’égard d’Athènes ; l'accueil de réfugiés syriens et irakiens en 2015 qui restera sans doute comme sa décision emblématique avec sa formule : « Wir schaffen das » (« Nous y arriverons ») ; ainsi que le réchauffement climatique, sujet sur lequel Mme Merkel a surpris en décidant brutalement en 2011 d'en finir avec l'énergie nucléaire après la catastrophe de Fukushima. Sous sa direction, l'Allemagne est devenue un acteur de la scène internationale. Le pays assume de plus en plus ses responsabilités de grande puissance, comme en témoigne son budget militaire qui n'a cessé d'augmenter depuis 2014 et atteint en 2021 près de 47 milliards d'euros, contre 33 milliards il y a 7 ans. « Mais il manque une ligne directrice à sa politique extérieure qui reste compartimentée et dominée par ses intérêts industriels, énergétiques ou stratégiques », critique un récent rapport de l'Institut Montaigne « Quelle Allemagne après Merkel ? ». Ainsi, la chancelière allemande a insisté pour que l'UE signe un accord rapidement avec la Chine et a soutenu jusqu'au bout le projet de gazoduc Nord Stream 2 avec la Russie. Si l’Allemagne était considérée comme l’« homme malade » de l'UE au début des années 2000, elle est redevenue la première puissance économique du continent, fondée sur des excédents commerciaux et une gestion budgétaire rigoureuse. Le taux de chômage a fondu en 16 ans, de 11,2% à 5,7% en juillet, dans un marché encore fortement fragilisé par la pandémie. De fortes disparités demeurent toutefois entre ouest et est, avec des Länder d'ex-RDA souvent tenus à distance du miracle économique allemand. Les élections de 2017, ont été marquée par l'entrée inédite du parti d'extrême droite Alternative pour l'Allemagne (AfD) au parlement.
Kontildondit ?
Michaela Wiegel :
Il est difficile d’évaluer l’héritage de Mme Merkel dès aujourd’hui, mais j’aimerais cependant pointer quelques lignes de force, notamment sur le plan intérieur. Tout d’abord, elle a réussi ces seize dernières années à solidifier la position de son parti au centre du paysage politique allemand, tandis que partout ailleurs en Europe, les grands partis de centre droit s’effondraient, notamment en France. Elle est parvenue à faire de la CDU-CSU un bloc qui résiste, et la relative faiblesse de son parti aujourd’hui ne doit pas faire oublier ce très grand succès. On pourrait même qualifier de « ruse de l’Histoire » la reconfiguration politique allemande, avec le fait que le candidat Olaf Scholz, pourtant de la SPD, se positionne comme son véritable héritier.
Angela Merkel a donc mis en place un paysage politique stable, avec la petite mais notable exception d’un parti d’extrême-droite, l’AfD, qui n’est cependant jamais parvenu à acquérir une vraie position de force, puisque les sondages lui donnent actuellement un score assez faible.
Quant à sa politique supposément « morale », la chancelière semble sortie d’un livre de Max Weber, elle a une conviction profonde : l’Allemagne doit être une grande nation mercantiliste, et cela est moralement bon. C’est de là que découlent sans doute toutes les irritations françaises, mais elle a incontestablement atteint cet objectif. Dès lors, la question qui se pose à ses successeurs est la suivante : que faire de ce modèle ? Car l’Allemagne n’est que mercantiliste, elle est dénuée de cette « vision » qui est le propre des dirigeants français.
Au niveau européen enfin, il est tout à fait évident que Mme Merkel, pour arriver au pouvoir, a « tué le père », en l’occurrence Helmut Kohl (ainsi que son dauphin déclaré Wolfgang Schäuble). Par ce procédé même, elle a rejeté la CDU rhénane, très européenne et très attachée à la France. Ces seize années ont été un long cheminement pour finalement découvrir que dans une situation aussi exceptionnelle que celle de la pandémie, il fallait faire bloc. C’est vraiment considéré comme quelque chose d’exceptionnel au sein de son parti, et ce sera sans doute un problème conséquent pour le prochain gouvernement : faire comprendre qu’il ne s’agit pas d’un « oui » à une union de dette, ni d’une relance sans cesse payée par le contribuable allemand.
Nicolas Baverez :
Il est vrai qu’à première vue, Mme Merkel sort extrêmement populaire de seize ans de pouvoir, non seulement dans son pays mais aussi en Europe. Elle a réussi à faire de l’Allemagne un havre de stabilité au milieu des crises : menace terroriste, migrants, krach de 2008, pandémie … Par ailleurs, du fait de l’effondrement de la France, l’Allemagne est désormais le leader de l’UE, et pas seulement du point de vue économique, c’est elle qui décide des grandes orientations de l’Union. Elle ne le fait évidemment pas seule, et c’est un autre talent de Mme Merkel que son art du compromis, parvenant à tenir ensemble l’Est et l’Ouest, ainsi que le Nord et le Sud de l’UE. De fait, elle laisse une Allemagne surpuissante économiquement au sein de l’Europe, devenant l’interlocuteur naturel de la Chine, de la Russie, de la Turquie ou des USA.
Si l’on regarde d’un peu plus près, les choses sont plus compliquées. Ce modèle d’un pays tiré par les exportations industrielles arrive en bout de course : la crise du diesel sur l’industrie automobile l’a montré, et l’explosion de la mondialisation engendre de nouveaux problèmes. En effet, résister à l’expansion et au total-capitalisme chinois sont désormais des problèmes plus sérieux que de maintenir de bonnes relations commerciales avec Pékin.
Dans cette remarquable réussite économique, il reste de la pauvreté. Certes, les Français sont mal placés pour faire des reproches à leurs voisins, puisqu’un Allemand est en moyenne 15% plus riche qu’un Français aujourd’hui. La société s’est polarisée, même si l’extrême-droite semble désormais contenue. Au plan international cependant, le monde de Mme Merkel est mort ; l’éclatement de la mondialisation, le ressurgissement des conflits de valeurs est étranger au logiciel Merkel.
Le point sur lequel le bilan de la chancelière est le plus contestable reste l’Europe. Mme Merkel a refusé tout grand projet. Elle a toujours décidé à la dernière seconde ou en retard, et elle a tout de même quelques décisions catastrophiques à son actif : la gestion de la zone euro, par exemple, qui a ajouté une crise à celle du capitalisme mondialisé. L’Allemagne a une énorme responsabilité là-dedans : on a fait de l’austérité budgétaire et du resserrement monétaire en 2008 et 2011, c’est à dire aux plus mauvais moments. La décision de sortie du nucléaire en 2011 a elle aussi été très néfaste, elle a bloqué tous les progrès dans la lutte contre le réchauffement climatique (qui ont absolument besoin du nucléaire). Les migrants en 2015 expliquent tout de même en partie la vague de populisme qui a parcouru toute l’Europe. Enfin, alors même qu’elle était très critiquée par Donald Trump, Mme Merkel a bloqué tout projet d’autonomie stratégique de l’Europe, se mettant entièrement entre les mains de l’OTAN.
Konrad Adenauer, ce fut la démocratie et la réconciliation franco-allemande. Helmut Kohl, la réunification et l’euro. Gerhard Schröder a sauvé l’économie et l’industrie allemande. Que retiendra-t-on de Mme Merkel ? Elle aura fait ce que Donald Trump se contentait de proclamer : « Germany First ».
Jean-Louis Bourlanges :
Angela Merkel me paraît correspondre à un certain profil de dirigeant politique pour lequel j’ai une grande admiration, et que je suis personnellement incapable d’imiter. A savoir les gens qui savent précisément, à chaque moment de leur histoire, ce qu’ils peuvent et ne peuvent pas faire. Ils se situent au point d’équilibre entre ce que leur société est prête à accepter, et ce qui ne passera pas. De ce point de vue, Mme Merkel est une conservatrice, une modérée, quelqu’un qui écoute profondément son peuple, ses forces sociales et économiques, et qui fait ce qu’elle estime devoir faire.
Et cela a fonctionné. L’Allemagne dont a hérité Mme Merkel avait à peu près réglé tous ses problèmes, on pouvait donc se permettre d’être conservateur. Mme Merkel était aussi immobiliste que Chirac, mais Chirac l’était dans un pays où rien ne marchait, ce qui n’entraîne pas les mêmes conséquences … Angela Merkel a hérité d’une démocratie construite par les Alliés et Adenauer, d’une prospérité héritée de la formidable réforme économique de Ludwig Erhard. Le plus gros du travail de la réunification a été assuré par Helmut Kohl et par Gerhard Schröder. Quand elle est arrivée, les plus grands problèmes étaient en principe réglés. Elle a donc admirablement géré un statu quo.
Il ne faut pas se dissimuler qu’elle a eu beaucoup de mal à anticiper et accompagner les changements. Les Allemands sont un peu comparables aux Pharisiens de la bible : tout leur réussit. En comparaison, les Français ressemblent aux Publicains : empêtrés dans des problèmes insolubles, et échouant sans arrêt. Mais les Français ont conscience de leurs problèmes et de leurs manquements.
C’est pourquoi je nuancerai l’analyse de Nicolas sur la place de la France en Europe, nous conservons un certain leadership intellectuel, c’est tout de même nous qui avons dit depuis le début qu’il fallait faire une Europe politique, que l’Euro n’était pas qu’une monnaie mais devait être une politique économique. C’est nous qui réclamons de l’autonomie stratégique pour faire face au nouvel ordre du monde. De même, sur le changement climatique, nous nous en sortons plutôt mieux que les Allemands, grâce au nucléaire surtout.
Mais là où je suis tout à fait d’accord avec Nicolas, c’est que nous faisons peut-être encore un peu la course en tête au niveau des idées, mais comme nous gérons très mal notre système depuis 30 ans, ce sont les Allemands qui sont les arbitres. C’est donc à eux que reviennent les décisions.
Nous sommes confrontés à deux grandes incertitudes. Premièrement, le grand enjeu européen sera climatique, et la dissension franco-allemande est très grande sur ce point. Le choix de Mme Merkel sur le nucléaire n’a pas été heureux, et ses éventuels successeurs ne me paraissent pas mieux disposés. Deuxièmement, le choix géopolitique : on ne peut pas être à la fois très pro-chinois économiquement et s’en remettre aux Etats-Unis pour les questions de Défense, alors que ces derniers s’engagent dans une nouvelle guerre froide avec la Chine. Sur ce point, c’est encore nous qui avons raison, me semble-t-il : il faut une affirmation géopolitique de l‘Europe, mais elle est très difficile à construire. Je ne sens pas l’Allemagne prête à assumer cette mutation géopolitique.
Michaela Wiegel :
Je pense que le véritable paradoxe de l’ère Merkel est effectivement là. Les clefs de son succès étaient ce point d’équilibre à l’intérieur du pays : elle a toujours su sentir le bon moment. Sur la question du mariage pour tous par exemple ; en France, les manifestations étaient très vives et la société véritablement déchirée sur cette question. En Allemagne, la chancelière a pris tout le monde de court, a complètement mis de côté la SPD dont la question était pourtant l’un des chevaux de bataille, et c’est passé sans aucune vague. Il en est allé de même au niveau européen avec le fonds pour la relance. Seulement voilà, les clefs de ce succès ne pourront pas être transmises à son successeur. A propos du nucléaire, le modèle de transition français paraît effectivement bien plus tenable que celui de l‘Allemagne. Pourtant, l’Allemagne a encore imposé au niveau européen que le nucléaire ne fasse pas partie des énergies propres. Sur ce point comme sur d’autres, le débat sera long, mais dans une société vieillissante comme celle de l’Allemagne, cet immobilisme éclairé de Mme Merkel a beaucoup plu. Les sondages favorables ne font qu’exprimer cette volonté de changement dans la continuité.