Thématique : La guerre de vingt ans, avec Elie Tenenbaum / n°219 / 14 novembre 2021

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La guerre de vingt ans

Introduction

Philippe Meyer :
Dans « La Guerre de vingt ans », un livre récompensé cette année par le prix du livre Géopolitique, Marc Hecker et Elie Tenenbaum, chercheurs à l'Institut français des relations internationales, spécialistes des questions de défense et de terrorisme font la rétrospective de deux décennies de lutte contre le terrorisme, en particulier sur les théâtres étrangers : du début de la « guerre contre le terrorisme » américaine, après les attentats du 11 septembre 2001, à New York, à la fin du contre-terrorisme comme priorité stratégique revendiquée par les États-Unis. En 2021, les États-Unis se sont retirés d’Afghanistan, vingt ans après avoir occupé le pays pour traquer al-Qaïda tandis que la France est engagée dans un conflit comparable au Sahel, où elle tente de résorber la menace djihadiste qui ne cesse pourtant de croître aux quatre coins du désert.
L’ouvrage distingue cinq actes. De 2001 à 2006 : après l'onde de choc des attentats du 11-Septembre, les États-Unis réagissent en renversant les Talibans en Afghanistan puis le régime de Saddam Hussein en Irak. De 2006 à 2011, de nouvelles méthodes de contre-insurrection sont mises en œuvre pour tenter de stabiliser ces deux pays. De 2011 à 2014, les djihadistes profitent du printemps arabe pour se relancer. De 2014 à 2017, c'est l'apogée de Daech en zone syro-irakienne. Enfin, le cinquième acte est encore en cours : la menace s'adapte à la perte du sanctuaire levantin. Parmi les enseignements tirés de ces différentes étapes, il ressort que les djihadistes ont une véritable pensée stratégique, savent innover et font preuve d'une remarquable capacité d'adaptation. Toutefois, estiment les auteurs, s’ils demeurent une menace durable et peuvent nous porter des coups et nous faire mal, ils ne constituent pas une menace existentielle. En surréagissant, nous risquons d'entrer dans un processus d'escalade dangereux, nous mettent en garde Hecker et Tenenbaum, rappelant que l’Occident représente à peine 1% des victimes du terrorisme dans le monde, avec en 2020 plus de morts du fait du terrorisme d’ultra-droite que du terrorisme djihadiste. En revanche, en Irak ou en Afghanistan, au Nigéria ou au Mozambique de véritables guerres se déroulent avec des bilans beaucoup plus lourds. Au total, ce sont les musulmans qui, à travers le monde, payent le prix le plus élevé du terrorisme djihadiste.
Si Daech a fini par perdre son sanctuaire au Levant, ce groupe n'a pas disparu : il pratique encore la guérilla et son idéologie continue d'attirer des sympathisants. Fin 2018, le Center for Strategic and International Studies comptabilisait entre 100 000 et 230 000 djihadistes actifs dans le monde, soit deux à trois fois plus qu’en 2001. Aujourd'hui, il semble que le centre de gravité du djihadisme soit en train de se déplacer vers le sud. En Afrique, les trois fronts les plus visibles sont la Somalie, la bande sahélo-saharienne et le bassin du Lac Tchad, où sont présents des partisans d'al-Qaïda et de Daech, tandis que d'autres foyers voient le jour comme au nord du Mozambique.

Kontildondit ?

Richard Werly :
Votre livre s’efforce de brosser un tableau à long terme de la menace terroriste. Ma première question porte sur la stratégie des Occidentaux. A vous lire, on a l’impression qu’ils n’ont pas du tout anticipé la menace terroriste, et se sont retrouvés complètement désarmés.
Avez-vous le sentiment que 20 ans plus tard, nous évaluons et anticipons mieux ?

Elie Tenenbaum :
Cette question est au cœur de la problématique du livre, et du séquençage que nous avons choisi. On nous a parfois reproché de faire commencer cette histoire du terrorisme en 2001. Nous ne nions évidemment pas que le terrorisme existait avant, ni qu’il s’agit d’un mode d’action qui n’est pas spécifique à une idéologie particulière. Il y en eut dans les années 1960-70, et il était alors plutôt lié à des mouvements révolutionnaires, ou nationalistes. Dans les années 1980, le djihadisme islamique a commencé l’utiliser comme mode d’action (mais ce n’était pas le seul). Le terrorisme était donc connu des Occidentaux, et les mécanismes mis en place pour lui faire face étaient conçus pour un certain nombre d’adversaires, dont les djihadistes faisaient partie. Mais jusqu’en 2001, c’était l’affaire d’un petit nombre de spécialistes du renseignement. Ainsi, à la CIA, la traque d’Oussama Ben Laden était confiée à une petite cellule. De même dans les armées, quelques forces spéciales étaient spécifiquement entraînées, mais c’était tout de même assez marginal. Une affaire d’experts, en somme, regroupant personnel très restreint dans le domaine de la sécurité, que ce soit aux USA ou ailleurs.
Le 11 septembre arrive comme un évènement-monde, qui domine entièrement les esprits (et les écrans) de toute la planète. A partir de là, on a pris conscience d’un manque évident d’anticipation ; la menace djihadiste était connue, George W. Bush avait été briefé pendant l’été 2001 à plusieurs reprises : on savait que quelque chose se préparait, même si personne n’avait anticipé un attentant d’une telle ampleur, ni même le fait qu’il puisse se produire au cœur du territoire américain. C’est l’un des principaux écueils de la lutte contre le terrorisme : la sous-estimation de l’adversaire. Nous vivions dans un monde de grandes puissances, et personne ne focalisait son attention sur un adversaire qui n’était pas un Etat, ne disposait pas de missiles, d’avions, de sous-marins, de budget de Défense, etc. On s’est douloureusement aperçu qu’un tel adversaire était pourtant en mesure de provoquer des dégâts de nature militaire : le type de destructions provoquées était normalement réservé aux guerres. C’est ainsi que le terme de « guerre » est apparu.
L’Occident a été incapable de croire de croire que quelques individus, organisés en réseaux, avec des budgets relativement dérisoires, pouvaient produire ce type de menace. C’est le premier écueil, dans lequel nous sommes par la suite retombés à plusieurs reprises. Deuxième écueil : la surévaluation, ou la surréaction. Après le 11 septembre, on s’est mis à croire que tout était possible. Dans les années 2000, on travaillait sur des scénarios d’attentat nucléaire, on s’est mis à croire le terrorisme capable de tout, notamment de l’emploi d’armes de destruction massive. C’est ainsi que la lutte contre le terrorisme s’est dévoyée, et cela a donné le Patriot Act et l’intervention en Irak. Au lendemain du 11 septembre, le terrorisme est passé de « question marginale » dans l’ensemble de la sécurité nationale à « clef de voûte » : tout a été considéré en fonction du terrorisme. Cela a par exemple redessiné les relations internationales (Bush se rapprochant de la Russie, de la Chine ou de la Colombie …). Cette bipolarisation du monde a provoqué un effet contre-productif, et a même permis aux djihadistes (pourtant très affaiblis en 2001 après l’intervention en Afghanistan) de trouver un second souffle.
On en arrive à au cœur de la mécanique spécifique du terrorisme : il s’agit de provoquer un adversaire plus puissant que soi, de manière à utiliser sa force et son poids pour le faire chuter, un peu comme au judo. C’est un peu ce qui s’est passé dans cette première séquence.

Nicole Gnesotto :
Pour continuer sur la stratégie américaine : on a l’impression qu’effectivement, la lutte contre le terrorisme a été pendant 20 ans la clef de voûte de la stratégie américaine, mais aussi de l’Occident tout entier. Les Américains se sont d’ailleurs adressé aux Européens avec beaucoup de menaces implicites, on se souvient de la phrase de Donald Rumsfeld : « soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous ». Comme vision du monde, on peut difficilement faire plus simple …
Et voilà que depuis quelques années, on a l’impression que les Américains mettent de côté la guerre contre le terrorisme au profit de la guerre contre la Chine. Tout se passe comme si une clef de voûte chassait l’autre, à tel point que même la réinstallation au pouvoir des talibans en Afghanistan, repoussoir et cauchemar absolu il y 20 ans, semble ne faire ni chaud ni froid à Joe Biden.
Cela m’amène à deux questions. Vous expliquez bien dans votre livre que la menace terroriste n’a pas disparu, et qu’il y a 3 fois plus de djihadistes aujourd’hui qu’au début du siècle. N’a-t-on plus peur du terrorisme ? Ou a-t-on sous-traité cette menace en la confiant à d’autres ? Parmi les candidats potentiels : la Turquie, Israël ou la Russie.

Elie Tenenbaum :
Je suis tout à fait d’accord avec vous : il y a une tendance américaine à plaquer une grille de lecture sur la situation internationale pour définir une grande stratégie. Elle entraîne une priorisation faussée des objectifs (car ils sont surévalués), et cela produit des effets de balancier. Ceci étant, depuis le déclenchement de la guerre contre le terrorisme, il y avait des gens au Pentagone pour défendre l’idée que tout cela n’était qu’une diversion, et qu’en réalité le vrai enjeu était la Chine. D’ailleurs, George W. Bush pendant sa campagne de 2000 ne parlait absolument pas du terrorisme mais d’une bascule vers l’Asie. C’est le fameux « pivot » qu’a tenté d’effectuer Barack Obama vers 2010, et que les printemps arabes ont retardé.
La volonté américaine de tourner la page de la guerre contre le terrorisme est en réalité assez ancienne, les USA veulent se préparer à d’autres enjeux qu’ils jugent plus structurants. En même temps, ils sont sans cesse ramenés à ce problème, car on ne saurait évidemment pas déclarer unilatéralement la fin d’une guerre. C’était la leçon de l’Irak, c’est aussi celle de l’Afghanistan. Barack Obama a retiré le dernier soldat d’Irak en 2011, et trois ans plus tard a été contraint d’y revenir car Daech avait repris le contrôle de vastes territoires et devenait trop menaçant.
C’est le message que nous nous efforçons de véhiculer dans le livre : la guerre est une dialectique de volontés, où chaque adversaire impose sa loi à l’autre, on ne peut pas simplement décréter que l’ennemi a disparu. En quantité, la mouvance djihadiste est plus importante qu’en 2001, vous l’avez rappelé. En revanche, elle s’est aussi transformée. Les actions des Occidentaux, au niveau du renseignement, de la traque des leaders, des frappes de drones, ont créé une énorme pression. Ainsi la cellule centrale d’Al-Qaïda, celle d’Oussama Ben Laden et désormais d’Ayman al-Zawahiri est aujourd’hui très affaiblie. Daech aussi, dans sa capacité à monter des attentats d’envergure. La menace terroriste d’aujourd’hui s’est davantage réticularisée, elle est plus locale. Cela ne signifie pas qu’elle n’est plus internationale, on a vu les célébrations de joie au moment de la victoire des talibans, que ce soit en Syrie, au Yémen, en Somalie ou au Sahel. Mais si vous regardez chacun des acteurs, leurs agendas sont plus locaux. Du côté des Américains, il y a le sentiment est que la menace a baissé. C’était l’idée de Biden, déjà sous l’administration Obama : il faut traiter cela de loin, avec des frappes de drones, quelques forces spéciales et des soutiens aux troupes locales.
Il y a donc effectivement une sous-traitance, l’idée que l’Amérique passe en arrière-plan. Vous évoquiez la Turquie, Israël et la Russie. Pour moi il ne s’agit pas des pays sur lesquels les USA se reposent. C’est plus localement encore qu’il faut regarder : le Nigéria, le Mali … Mais aussi l’Europe. Pour les Américains, les Européens sont plus exposés qu’eux, ils vont par conséquent devoir faire davantage du sale boulot. C’est notamment le cas de la France.

Lucile Schmid :
Vous insistez dans le livre sur le fait que le 5ème acte est au fond un moment de transformation des mouvements terroristes. Les logiques locales sont en train de prendre le pas sur le conflit idéologique mondial avec les mécréants, vous venez de le rappeler. Vous dites aussi qu’au fond le terrorisme a échoué, car les démocraties à l’occidentale sont toujours là. Elles sont certes menacées, mais peut-être davantage par des démocratures que par les mouvements terroristes.
Sommes-nous plus forts que ce que nous imaginions face au terrorisme ? Pas sur le mode opératoire évidemment, mais peut-être par rapport à la vitalité démocratique ? J’aimerais aussi vous entendre sur l’attractivité que peut exercer les djihadisme islamique dans nos sociétés occidentales, et spécifiquement en France. Pensez-vous que certains de nos concitoyens sont encore tentés d’aller combattre pour le djihadisme ? Dans ce moment de campagne électorale qui nous nous apprêtons à vivre, pensez-vous que ces questions auront des répercussions ?
J’ai également une question à propos de la rivalité entre les mouvements terroristes. On sait que l’un des problèmes qui se posent aux talibans afghans est de montrer qu’ils sont « raisonnables ». Vont-ils continuer à interagir avec Al-Qaïda ? Le feront-ils différemment ? Et qu’en est-il de l’Etat islamique ?

Elie Tenenbaum :
Votre première question est évidemment fondamentale, puisqu’elle touche au cœur même de notre projet politique. Sommes-nous plus forts que nous ne le croyons, et les terroristes ont-ils échoué ? Il est légitime de se poser une telle question après 20 ans de guerre. Nous n’avons pas voulu l’éviter dans le livre : cette guerre a-t-elle eu un vainqueur ?
Bien sûr, on sait que la réponse à une question aussi simple sera inévitablement très compliquée, mais tout de même, regardons d’abord les buts des uns et des autres. L’avantage pour un chercheur est que les djihadistes passent leur temps à nous expliquer leurs objectifs. Ils sont gigantesques et tout à fait démesurés : faire partir « les Juifs et les croisés » des « terres d’Islam », abattre les « régimes apostats » et à terme, proclamer un « califat universel ». Aucun n’a été réalisé. Certains régimes sont tombés au moment du printemps arable, mais pas du fait des djihadistes. Les alliances entre Israël, les pays occidentaux et les pays arabes sont toujours présentes, et le califat universel n’existe que dans la tête des terroristes. Ce n’est donc pas parce que nous ne sommes pas parvenu à vaincre tous les terroristes qu’ils ont pour autant gagné, c’est important de le dire.
Pour autant, l’attractivité du mouvement demeure. Qu’est-ce qui pousse un individu à rejoindre la mouvance djihadiste ? Il y a deux types de facteurs : les facteurs attractifs et les facteurs répulsifs. La mouvance djihadiste propose aujourd’hui un certain récit du monde, un projet politique alternatif à celui de la démocratie libérale, et force est de constater que dans une bonne partie du monde, ce projet séduit. Par rapport à l’islam politique traditionnel, le projet djihadiste est bien évidemment outrancier, il est donc très difficile à mettre en place. Il y a eu cette séquence avec Daech, de la mise ne place « pionnière » d’un Etat totalement théocratique où certains pensaient pouvoir vivre leur islam « chimiquement pur » d’une manière exaltée. C’est cette utopie qui a attiré 1300 Français. Mais la perte du califat territorial de Daech a supprimé ce facteur attractif central, et désormais, les facteurs répulsifs semblent prendre le pas en France. Les gens se tournent à présent vers le djihadisme par dépit, ou par haine de leur environnement. On sait que les Arabes sunnites d’Irak ont été très marginalisés par le pouvoir, et notamment par Premier ministre chiite Nouri al-Maliki entre 2010 et 2014. Ils sont ainsi eu le sentiment que le seul choix possible pour eux était la lutte armée. On voit au Sahel que ce sont les clivages ethniques qui influent sur ce choix du djihadisme, chez les Touaregs hier, chez les Peuls aujourd’hui.
En France, les situations sont évidemment bien différentes, mais le processus est le même : ce sont des gens qui se sentent mis à l’écart de la société qui font ce choix. Cela nous place en face de nos erreurs : le djihadisme est un miroir des manquements de nos sociétés. L’exécutif français a fait le choix assez récent (il y a environ un an) de « sociétaliser » la question, avec la loi concernant le séparatisme, il s’agit d’inscrire la lutte contre le terrorisme dans un débat de société. Cela pose question, car la position française traditionnelle classait le terrorisme comme un crime. Il était donc passible de poursuites pénales sur le territoire national, et restait en dehors du champ politique. Aujourd’hui se pose cette question du continuum : on dit que le djihadisme n’est que la surface de l’iceberg de l’islam politique, une idéologie « séparatiste » contre laquelle on entend lutter. Entend-on interdire un courant de pensée ? Cette question-là pèsera certainement sur le débat présidentiel.
Sur la rivalité entre les organisations terroristes, elle prend la forme d’une bipolarisation entre al-Qaïda et Daech depuis 2014 et la proclamation du califat. Il faut rappeler que Daech était à l’origine une filiale d’al-Qaïda, qui s’est émancipée. Mais les deux organisations centrales sont aujourd’hui très affaiblies, et il y a une forme d’éclatement. Les talibans en sont un exemple : ils étaient alliés à al-Qaïda, mais ne prennent pas leurs ordres de l’organisation. Ils ont désormais une légitimité locale et nationale, et ils prennent leurs distances avec al-Qaïda (qui leur a valu 20 ans de guerre et d’innombrables pertes), on sent une volonté de pousser un agenda local.

Richard Werly :
Vous disiez que les pays occidentaux avaient été confrontés à d’autres types de terrorisme, notamment des mouvements révolutionnaires dans les années 1960 et 1970. Ils étaient majoritairement d’extrême-gauche, et aujourd’hui que les archives de l’Union Soviétique sont ouvertes, on sait que beaucoup de ces groupuscules révolutionnaires étaient financés ou téléguidés par des pays d’Europe de l’Est.
Ma question portera sur les pays arabes. Je ne pense pas nécessairement aux pays en crise comme l’Irak ou la Syrie, mais plutôt à ceux du Golfe, comme l’Arabie Saoudite. Y a-t-il des fondements aux soupçons de duplicité que l’on a à leur égard ? On a le sentiment qu’ils sont très bien insérés dans la mondialisation et proches des Etats-Unis d’un côté, tandis que de l’autre ils garderaient en sous-main une espèce de force secrète du djihadisme. Cette duplicité existe-t-elle encore, ou bien ces pays ont-ils fini par réaliser qu’ils deviendraient tôt ou tard eux aussi la cible de ce terrorisme, et ont-ils pour de bon coupé les ponts ?

Elie Tenenbaum :
La question du rôle des Etats derrière ces groupes non-étatiques est abordée dans le livre, et elle est séquencée. Dans les années 1980, il y a un lien fort entre ces djihadistes et un certain nombre d’Etats, notoirement l’Arabie Saoudite, qui les utilisait comme des courroies de transmission de leur politique : lutter contre l’Union Soviétique en Afghanistan, à travers des volontaires internationaux, quand les Américains, le Pakistan ou d’autre soutenaient les moudjahidines afghans, permettant l’émergence de ce qui allait devenir al-Qaïda.
Dans les années 1990 et surtout après le 11 septembre, c’est devenu plus compliqué, car les organisations terroristes sont peu à peu devenues autonomes : on sait que Ben Laden a proposé ses services au roi d’Arabie dès 1990 face à l’Irak de Saddam Hussein, et que les Saoudiens avaient préféré les garanties de sécurité américaines. Ben Laden en avait été très peiné, et choqué de voir les Américains fouler le sol des lieux saints. C’était déjà une cassure très forte entre Ben Laden et les Saoudiens, devenus ses pires ennemis à la fin des années 1990. Cela ne signifie pas qu’al-Qaïda avait perdu tous ces relais, mais vers la fin des années 1990 et au début des années 2000, ceux-ci étaient de moins en moins étatiques, et de plus en plus liés à des individualités. N’oublions pas que nous sommes dans des systèmes oligarchiques, où certains individus disposent de sommes considérables, par la rente pétrolière, et s’achetaient parfois une « bonne conscience spirituelle » en soutenant ce qu’ils considéraient être la bonne cause de défense l’islam.
Ce soutien individualisé persiste encore dans une certaine mesure aujourd’hui, une partie de l’argent des groupes terroristes provient d’organisations de bonne œuvres des pays du Golfe. Mais l’appareil étatique et sécuritaire est de plus en plus hostile à cela, les Saoudiens en sont un bon exemple, puisqu’ils ont été la cible d’une campagne d’attentats d’al-Qaïda en 2002-2003.
La dernière phase de cette guerre de 20 ans, celle où nous sommes en ce moment, est peut-être un retournement de ce modèle. C’est là que l’attitude du Qatar à l’égard des talibans est intéressante. Dans le monde « post-guerre contre le terrorisme » qui se prépare, il y a l’idée que ces groupes de plus en plus locaux vont être plus facilement manipulables. Les talibans d’Afghanistan, séparés de la mouvance très idéologique d’al-Qaïda, apparaissent comme des instruments faciles à manipuler pour certains Etats.

Nicole Gnesotto :
J’aimerais revenir sur le lien entre la lutte contre le terrorisme et la défense de la démocratie. Ce lien est d’abord fait par les terroristes eux-mêmes (al-Qaïda déteste notre système politique), mais aussi dans notre stratégie de réponse, en particulier de la part des Américains. Pour justifier la guerre en Irak en 2003, il y avait les prétendues armes chimiques, mais aussi l’idée qu’on allait détruire le terrorisme en Irak et y installer la démocratie qui, par effet domino se répandrait sur tout le Moyen-Orient.
Par la suite, les contradictions sont apparues. Des contradictions internes d’abord pour les USA, où la « war on terror » a notablement réduit la démocratie. Nous évoquions plus haut le Patriot Act, mais on pourrait évidemment parler de Guantanamo, de la légalisation de la torture, etc. Des contradictions externes aussi, puisque pour combattre l’intégrisme islamique, les Américains se sont mis à soutenir tous les régimes autoritaires arabes, avec l’idée qu’il valait mieux une dictature militaire qu’un régime islamiste. On l’a vu en Égypte, où des élections libres ont mis Mohamed Morsi au pouvoir, un Frère Musulman. Les Américains n’en voulant pas, ils ont donc soutenu le coup d’Etat militaire du général Sissi.
Joe Biden a fait de la défense et de l’extension de la démocratie un cheval de bataille, pour lequel il va réunir à la fin de l’année un sommet à Washington. Est-ce que cela implique qu’en politique extérieure, les américains vont se remettre à soutenir des mouvements démocratiques au sein du monde musulman ? En Algérie par exemple, ou peut-être en Égypte ?

Elie Tenenbaum :
Vous avez tout à fait raison de pointer la tension entre la lutte contre le terrorisme et la défense de la démocratie. Sur le plan intérieur, il me semble que cette tension s’exerce davantage sur l’Etat de droit que sur la démocratie au sens strict. Le terrorisme étant une menace clandestine par nature, il faut des moyens et des méthodes de renseignement qui peuvent s’avérer liberticides. On l’a vu avec le Patriot Act aux USA, ou en France avec certaines législations. Rappelons qu’en 2006 la France avait publié un livre blanc sur la sécurité intérieure et le terrorisme, où elle récusait le terme de « guerre contre le terrorisme », au motif que cela impliquerait un Etat d’exception et une remise en cause de nos libertés et de notre Etat de droit. Moins de dix ans plus tard, nous étions effectivement dans un régime d’exception au nom d’une « guerre », reconnue comme telle.
Cette guerre a poussé à des alliances peu recommandables en effet, dans une séquence qui a suivi l’intervention en Irak. Les néo-conservateurs américains se sont demandés d’où venait le terrorisme. Leur réponse, loin d’être absurde, était la suivante : dans des Etats très autoritaires et durs, le terrorisme est le seul moyen d’expression politique. Mais en démocratie, le terrorisme n’a plus de raison d’être, il faut donc installer la démocratie. Sauf que la démocratie n’est pas quelque chose qu’on peut imposer de l’extérieur à coup d’occupation militaire. La période de contre-insurrection post-Irak (2005-2011) était bien le retour à une forme de realpolitik. Voyant qu’on ne pourrait pas exporter la démocratie, on a décidé de faire avec les régimes en place, fussent-ils autoritaires. En 2011, les USA ont de nouveau été pris à rebours par une jeunesse arabe qui leur a dit : « vous avez soutenu ces dictatures ». En 2010, Wikileaks a révélé l’étendue de ce que les Américains savaient des dictatures arabes. Barack Obama, a toujours été mal à l’aise avec ce soutien à ces régimes. Il a une attitude intéressante, qui va nous renvoyer à Biden. Les Américains ont été les premiers à lâcher Moubarak en Égypte, et à ne pas s’opposer si frontalement à Morsi. Ils ont d’ailleurs été parmi les derniers occidentaux à reconnaître la légitimité du général Sissi, ce sont les Israéliens et les Français qui sont allés à Washington pour convaincre les Américains de le faire.
L’Amérique est donc toujours ambivalente sur ce soutien. Pendant l’administration Trump, on est passé à une forme de realpolitik totalement décomplexée, où le soutien à la démocratie où à toute autre noble cause n’avait plus aucun intérêt ; c’est ainsi qu’on a par exemple abandonné les Kurdes. Aujourd’hui, Biden prétend vouloir soutenir les démocraties, mais le nouveau logiciel est celui de l’opposition à la Chine, tout porte à croire qu’il sera très prudent sur ces questions. Il y a une nouvelle grille de lecture aux USA : ce qui compte, c’est de savoir si vous êtes pour ou contre la Chine. On le voit en Inde, où la démocratie va mal et se dirige nettement vers l’autoritarisme ; cela ne remet absolument pas en cause une alliance avec les Etats-Unis face à la Chine. La realpolitik a encore de beaux jours devant elle.

Lucile Schmid :
J’aimerais prolonger la question de Nicole à propos de la démocratie. On voit qu’il existe aussi une interrogation sur la façon de lutter efficacement contre le terrorisme. Dans le cas des « fichés S » en France, on a beaucoup entendu par exemple : « il était fiché S », « on aurait dû le savoir », « la justice est laxiste », etc. Il semble qu’il ne suffit pas d’avoir des fiches (on ne sait d’ailleurs pas très bien ce que sont ces fiches, il semble qu’on n’en entende parler toujours trop tard). Quelle serait la condition d’une politique efficace de lutte contre le terrorisme sur notre sol ?
Dans votre livre, vous insistez sur le fait que nous nous trouvons dans une complexité d’incertitudes, qu’il y a à la fois la question terroriste, la question climatique, l’innovation, la guerre économique, etc. Je me souviens que Leila Aïchi, une sénatrice écologiste, avait pris en charge ces éléments de sécurité et de défense en plaidant qu’ils ne devaient pas être réservés à certains camps politiques. Pensez-vous que ces éléments de complexité sont autant d’univers parallèles, ou voyez-vous des interactions entre eux ?

Elie Tenenbaum :
A propos de l’efficacité des services de renseignement dans un Etat de droit. En principe, l’Etat de droit est un régime purement répressif, au sens originel du terme, c’est à dire qu’il se contente de punir les crimes commis, il n’a pas d’action préventive, il n’en emprisonne pas les gens avant qu’ils ne commettent de crimes par exemple, comme le ferait un régime autoritaire. En France, nous avons développé des éléments « répresso-préventifs », je pense par exemple à l’infraction d‘association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste, qui nous permet de dire que le crime n’est pas uniquement de commettre un attentat mais de le préparer.
Le travail d’un service de renseignement consiste évidemment à aller au-delà et de prévoir, dans une dimension stratégique et sécuritaire, comment les choses se font. Pour ce faire, nous avons donc créé un certain nombre d’outils, dont les fiches S, pour les personnes signalisées pour radicalisation ou lien avec le terrorisme ; le FSPRT (Fichier des Signalements pour la Prévention de la Radicalisation à caractère Terroriste), qui comporte environ 15 000 noms aujourd’hui. C’est une sorte de « réservoir » de gens gravitant autour d’un certain nombre de réseaux sous surveillance, mais bien évidemment, ils ne font rien de répréhensible aux yeux du code pénal. Si l’on écoutait les préconisations de certains hommes politiques, qui souhaitent l’incarcération administrative de ces gens, on accentuerait le facteur répulsif, c’est à dire qu’on jetterait ces gens dans les bras de la radicalisation. Les Britanniques s’étaient essayés à quelque chose de similaire à un moment donné, en emprisonnant tous les gens liés de près ou de loin à l’IRA. L’organisation a par la suite déclaré que c’était la meilleure campagne de recrutement dont ils ont jamais bénéficié.
Il faut donc être très prudent sur ces questions. Plus on accentue le préventif, plus on porte atteinte à l’Etat de droit et à la démocratie libérale. L’efficacité est un facteur important, les services de renseignements doivent rendre des comptes, et il faut un contrôle parlementaire, bref les chantiers d’améliorations possibles ne manquent pas. Mais au bout du compte, il faut admettre une certaine vulnérabilité ; une action préventive trop autoritaire fait en réalité le jeu de l‘adversaire. Il nous faut accepter l’idée qu’un certain nombre d’individus sont susceptibles de passer à l’action, mais qu’aujourd’hui ils ne menacent pas directement la stabilité de notre système, du moins tant que nous ne leur donnons pas cette force.

Nicole Gnesotto :
Nous avons aujourd’hui un non-candidat, M. Zemmour, qui a fait de la lutte contre l’islam et les musulmans le point central de son argumentaire, disant à peu près que l’islam n’a pas sa place dans notre République. Et à en croire les sondages, il rencontre un succès important. Est-ce que cette stigmatisation d’un groupe particulier est susceptible pousser certains vers la radicalisation ?

Elie Tenenbaum :
C’est évidemment un élément dont les djihadistes se servent dans leurs discours: partant du constat que les musulmans n’ont pas leur place dans le régime républicain d’aujourd’hui, il ne leur reste qu’une alternative : la lutte armée ou l’émigration vers une terre d’islam. Il y a en effet un parallélisme tout à fait frappant entre le diagnostic de la droite identitaire et ce que font les djihadistes. La République est aujourd’hui prise en tenaille entre la menace et les problèmes que posent la surréaction à cette menace.

Richard Werly :
A propos des « revenants », c’est à dire des ex-djihadistes. Peut-on imaginer que des personnes finissent par abandonnera le camp du djihadisme et se réinsérer ?

Elie Tenenbaum :
C’est possible, car nous en avons des exemples, à travers l’Histoire d’abord, parce que les gens évoluent. Par exemple, être témoins de la guerre en Syrie, ou de la réalité du djihadisme, c’est à dire d’un projet politique d’une brutalité extrême, a de quoi décevoir. Il y a donc des gens qui s’en détournent et cherchent à tourner la page. Ils doivent évidemment faire face à la responsabilité de leurs actes, et on ne peut pas pardonner automatiquement. Et par ailleurs, il ne faut pas être naïf : il y a des gens structurés idéologiquement et psychologiquement, qui savent pourquoi ils sont partis, et qui continuent à être dans cette logique de combat. Il faut les prendre au sérieux, y compris face aux stratégies d’évitement qu’ils peuvent parfois mettre en œuvre, y compris pour donner l’illusion qu’ils se sont « rangés ». Les deux cas de figure existent, et c’est à l’administration judiciaire d’examiner au cas par cas les repentis professés par les uns et les autres , afin d’en évaluer la sincérité.

Les brèves

La guerre de vingt ans

Philippe Meyer

"Lauréat du Prix du Livre de Géopolitique 2021. Vingt ans, déjà, que les tours du World Trade Center se sont effondrées. Qui aurait cru alors que, deux décennies plus tard, la guerre globale contre le terrorisme se poursuivrait sans issue en vue ? Des sables du Sahara aux jungles d'Asie du Sud-Est, des plaines irakiennes aux montagnes afghanes, les pays occidentaux et leurs alliés continuent de pourchasser des djihadistes à la détermination sans faille. La menace n'est pas cantonnée à ces contrées lointaines : l'Europe – et singulièrement la France – a payé un lourd tribut à ce long conflit. Al-Qaida a fait preuve d'une résilience remarquable et de nouveaux groupes, comme l'État islamique, sont apparus. La chute du " califat " proclamé par Daech n'a pas signé la fin de cette organisation, et encore moins celle de son idéologie mortifère. Le monde compterait deux à trois fois plus de combattants djihadistes aujourd'hui qu'au début du siècle. Ce constat d'une interminable guerre d'usure interroge : qu'avons-nous fait de ces vingt ans ? En dépit des centaines de milliers de vies perdues et des sommes considérables dépensées, pourquoi la menace est-elle encore si élevée ? Fruit de plusieurs années d'enquêtes de terrain, cet ouvrage exceptionnel constitue la première histoire de la guerre contre le terrorisme de 2001 à aujourd'hui. Décryptant les dynamiques stratégiques de cet affrontement, les auteurs expliquent pourquoi il est si difficile de casser la spirale de la violence et tirent de ces deux décennies de lutte des leçons essentielles pour l'avenir."