Les Antilles en colère / Les embarras de Joseph R. Biden Jr. / n°221 / 28 novembre 2021

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Les Antilles en colère

Introduction

Philippe Meyer :
Depuis le 18 novembre en Guadeloupe, la mobilisation contre l'obligation vaccinale et la suspension de postes de soignants non vaccinés se traduit par des violences qui se sont étendues cette semaine à la Martinique : voitures incendiées, pillages de commerces, barrages autoroutiers transformés en incendies, tirs à balles réelles sur les véhicules de gendarmes, pillages de banques et de magasins alimentaires… Le gouvernement a envoyé en Guadeloupe le week-end dernier 200 agents supplémentaires de métropole, dont 50 membres des unités du GIGN et du Raid. Le préfet a prolongé le couvre-feu, instauré entre 18 heures et 5 heures du matin, jusqu'à aujourd’hui [dimanche 29 novembre]. Une soixantaine de Guadeloupéens ont été interpellées par les forces de l'ordre et trente, soupçonnés d'avoir participé aux violences urbaines, ont été jugés lundi en comparution immédiate à Pointe-à-Pitre.
Les motifs de la contestation dépassent largement la question sanitaire : inégalités sociales renforcées par la crise sanitaire ; chômage des jeunes ; pouvoir d'achat et disparités du niveau de vie ; mais les réticences des Antillais à se faire vacciner proviennent aussi du scandale du chlordécone ce pesticide largement utilisé dans les champs de banane entre 1972 et 1993 et dont la grande toxicité a été très longtemps niée par les gouvernements. Ce qui est considéré aux Antilles comme un « mensonge d'Etat » est à mettre en rapport avec le petit nombre de vaccinés en Guadeloupe seuls 38% des plus de 12 ans ont accédé à la protection vaccinale complète contre près de 90 % en métropole. Parmi les soignants de l’île – pour lesquels la vaccination est obligatoire depuis le 16 novembre –, le taux de vaccination contre le Covid-19 s’élève à 85 %, mais des poches de résistance subsistent, et on dénombrait, lundi, 566 suspensions au CHU de Pointe-à-Pitre pour défaut de vaccination. Malgré une dépense d’argent public par tête supérieure de 60% à ce qu’elle est en métropole, près d'un tiers de la population en Guadeloupe comme en Martinique, vit sous le seuil de pauvreté (contre 14 % en métropole. Avec 19,3 % au 30 septembre, le taux de chômage guadeloupéen est plus de deux fois plus élevé qu'en métropole (il est de 15 % en Martinique). Le PIB par habitant est, dans les deux îles, très inférieur à la moyenne nationale : 24 110 euros pour la Martinique et 22 427 pour la Guadeloupe, selon l'Insee en 2018, contre 35 763 pour la métropole.
Le Président de la République a reconnu que la situation était « très explosive » tandis que le Premier ministre a appelé « au calme et à la responsabilité », annonçant la création d'une « instance de dialogue » visant à « convaincre et accompagner individuellement et humainement les soignants concernés » par des craintes liées à l'obligation vaccinale. Toutefois, le gouvernement exclut de revenir sur l'obligation vaccinale des soignants et des pompiers et le ministre de l’Intérieur a déclaré que « le rétablissement de l'ordre public est le préalable à toute discussion ».

Kontildondit ?

Nicole Gnesotto :
La situation des Antilles françaises est très grave. Il y a à la fois une accumulation de colères et d’impasses, et cela place le gouvernement dans une position très difficile. Au passage, je ne comprends toujours pas que le ministre des Outre-mer n’ait pas encore fait le déplacement.
Les colères sont au nombre de trois. Premièrement, la colère sanitaire. Contrairement aux apparences, je ne pense pas qu’elle soit dirigée contre l’obligation du pass sanitaire et la vaccination. Il faut rappeler que 85% du personnel soignant des Antilles est vacciné. Je crois que cettte colère contre le masque n’est que l’autre nom de la colère contre le vrai scandale des Antilles : l’utilisation du chlordécone, jugé cancérogène par l’OMS depuis 1979, interdit aux USA et en France métropolitaine en 1990. Mais à la demande du lobby bananier et de deux puissantes familles martiniquaises, son interdiction a été repoussée aux Antilles jusqu’en 1993. Par conséquent, on estime qu’aujourd’hui, 90% des Antillais ont du chlordécone dans l’organisme, par ailleurs les tests pour le dépister sont payants, et malgré tous les procès intentés, la situation n’évolue pas. D’abord parce qu’il y a prescription. La semaine dernière, Serge Letchimy, président de la collectivité territoriale de Martinique s’est porté partie civile en demandant une condamnation des familles en question. Pour les Antillais, cette affaires de la chlordécone est aussi importante que celle du sang contaminé en métropole. Quand le gouvernement fait appel à la responsabilité civique pour inciter à la vaccination, il n’est absolument pas crédible, car les pouvoirs publics ont triché et abandonné les Antillais ; cela nourrit le ressentiment.
La deuxième colère est sociale, et elle n’est pas nouvelle. En 2009, il y avait déjà eu un fort mouvement de protestation, avec 44 jours de grève générale en Martinique. Les chiffres donnés en introduction attestent de la dégradation continue. 20 milliards par an sont alloués aux collectivités d’Outre-mer (12 entités), la Martinique en reçoit 10% et la Guadeloupe 15%. Même s’il n’est pas exceptionnel, un effort financier est fait, et en dépit de tout cela, la situation sociale empire. D’autant plus que si les salariés incapables de travailler à cause de l’épidémie ont été indemnisés, une grande partie de l’économie est souterraine, surtout chez les jeunes. Ce sont eux qui s’enfoncent dans la crise, montent des barrages aux carrefours, et sur qui les syndicats n’ont aucune prise.
Troisièmement, la colère culturelle. Elle non plus n’est pas nouvelle. Le thème de l’esclavagisme a toujours été au cœur des colères antillaises, mais la montée de la woke culture a accru l’indignation de la population. Les statues de Victor Schoelcher ou de Joséphine de Beauharnais ont ainsi été déboulonnées. La frustration contre les élites blanches ne cesse de croître.
Les impasses sont nombreuses elles aussi. Politiquement d’abord, l’indépendance serait une catastrophe pour les Antilles, tandis que la dépendance est insupportable. On n’arrête pas de dire qu’il faut décentraliser davantage et augmenter l’autonomie, mais c’est ce que l’on ne cesse de faire depuis 1946 et la création des DOM. La réforme de 2003 a proposé un référendum (la Guadeloupe est restée un département, la Martinique est devenue une collectivité territoriale) et cela n’a strictement rien changé, à part à multiplier les échelons locaux de gouvernance. La métropole est aussi insupportable que nécessaire.
La deuxième impasse est économique, et elle est un peu plus circonstancielle, dans la mesure où les revenus du tourisme se sont effondrés depuis l’épidémie. Là aussi, le tourisme est à la fois une source de contamination et la ressource quasiment unique des îles. Ce fut très clair au cours de l’été : les Antilles avaient un taux d’infection très bas en juin. On a rouvert les aéroports, et en août, le taux était le plus fort du pays.
Je suis très inquiète sur la situation, et même si ce n’est qu’une opinion personnelle, je pense que le président de la République devrait y aller.

Nicolas Baverez :
La situation est complexe, et la crise sanitaire n’est que la partie émergé de cet iceberg de difficultés. Dans les protestations contre la vaccination, il faut mentionner l’importance du rôle des réseaux sociaux, où abondent les thèses complotistes les plus invraisemblables : par exemple la Covid serait une invention visant à détruire la population locale afin de la remplacer par des métropolitains.
La crise économique et sociale vient d’une complète dépendance à la métropole dans les faits : 80% du PIB des îles résultent de transferts de la métropole ; l’activité agricole chancelle depuis les difficultés du secteur bananier. Quant au tourisme, il est à l’arrêt. A cause de la Covid bien sûr, mais aussi du problème des sargasses (algues brunes nauséabondes qui prolifèrent aux Antilles) et d’une qualité de service défaillante.
La crise sécuritaire a évolué. En. 2009, il y avait encore une génération de militants politiques pour encadrer la violence. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. De fait, il y a des jeunes ultra-violents, hors de tout contrôle, et des armes de guerre circulent depuis le braquage de l’armurerie des douanes.
La situation est dangereuse et les risques de contamination réels. Il y a la Guadeloupe et la Martinique pour le moment, mais quelques troubles commencent à pointer en Polynésie. Il s’agit donc d’une véritable crise des Outre-mer. Comment l’expliquer ? Outre le ressentiment quant à l’affaire du chlordécone, il me semble qu’on paie le prix du désintérêt d’Emmanuel Macron pour les Outre-mer. Sur le plan sanitaire, l’Etat est à la fois arrogant et lâche : on n’a pas voulu faire confiance aux médecins de ville, et ce faisant on a accru la défiance à l’égard de la vaccination. Quand les renforts sont arrivés, on leur a interdit de parler de vaccin à la population. Lâcheté de l’Etat enfin sur les contrôles sanitaires, inexistants à propos des vols vers la métropole.
A propos de la crise économique et sociale, tant qu’à investir 20 milliards d’euros par an dans ces îles, on pourrait le faire de façon intelligente : des services publics qui fonctionnent, former les gens, etc. En réalité, c’est exactement le modèle français vu à la loupe : on subventionne la consommation, qui en retour finance un certain nombre de rentes, notamment des distributeurs.
Quant à la crise sécuritaire, je voudrais souligner un point particulièrement choquant : on envoie le RAID et le GIGN pour maintenir l’ordre public. Ce serait impensable de les envoyer dans des manifestations en métropole. Il y a un réel problème dans la conception de l’ordre public : ce n’est pas ce pour quoi ces forces spéciales ont été conçues. Le message envoyé est absolument désastreux.
Que peut-on faire ? D’abord, laisser pourrir, car les barrages vont finir par retourner l’opinion de la population, la liberté de circulation étant vitale. Ensuite, établir un dialogue, car l’Etat a une part de responsabilité dans la situation. Il faut troisièmement entendre les revendications car certaines sont tout à fait légitimes. Il est par exemple anormal que la reconstruction du CHU de Pointe-à-Pitre, qui a brûlé il y a deux ans, ne soit toujours pas commencée. Le système de distribution de l’eau ne fonctionne pas, l’éducation est chancelante, bref les chantiers sont nombreux.
Enfin, il va falloir réfléchir à l’évolution de ces îles, car leur statut n’est plus du tout adapté à la situation d’aujourd’hui.

Lucile Schmid :
Ne perdons pas de vue que nous sommes déjà dans la campagne présidentielle, et n’imaginons pas que les Antilles ne sont pas la France. Le fait que le ministre des Outre-mer Sébastien Lecornu choisisse de ne pas y aller est très significatif. Je pense qu’il s’agit d’une faute politique, d’autant plus qu’on peut lire ici et là que s’il ne fait pas le déplacement, c’est parce qu’il consacre l’essentiel de son temps à la campagne d’Emmanuel Macron …
Faut-il qu’Emmanuel Macron y aille ? Ce serait signifier que c’est la France. Les Antillais seraient peut-être mieux disposés si on faisait preuve d’une considération politique élémentaire à leur égard, au lieu de leur envoyer le RAID ou le GIGN. Si l’on veut restaurer le dialogue, il faut établir des perspectives. On sait que la question du mépris ressenti par les protestataires est centrale, surtout dans la jeunesse qui monte les barrages. La vie quotidienne de l’Antillais moyen est devenue très difficile, qu’il s’agisse de faire ses courses ou de faire le plein d’essence. L’opinion publique peut en effet se retourner contre les protestataires, mais faut-il vraiment attendre cela ? Le sujet ne serait-il pas plutôt de traiter l’ensemble des Antillais comme des adultes ?
Les conséquences du scandale du chlordécone est loin d’être réglé. Avoir continué à l’employer (parce que quelques puissantes familles l’ont jugé indispensable pour lutter contre le charançon de la banane) est révélateur d’une pensée en silo, totalement sourde à ce qui se passe dans les autres pays. Je rappelle qu’aux Etats-Unis, pourtant grand exportateur de produits chimiques, ce pesticide a été interdit dès 1976. Cette affaire permet aussi de se rendre compte à quel point l’économie des Antilles est mono-orientée sur la banane et le tourisme. On s’est aperçu que le chlordécone a continué à être utilisé aux Antilles jusqu’en 2002, presque dix ans après l’interdiction officielle. Et même aujourd’hui, le produit continue de pourrir la vie des Antillais : des couloirs de pêche ont dû être mis en place, car les eaux ont été empoisonnées, les cancers de la prostate sont légion, on compte de très nombreuses naissances prématurées, les gens ne peuvent plus jardiner car la terre est contaminée elle aussi etc. Les interrogations des habitants sur la sincérité de l’Etat quant à la santé publique sont donc tout à fait compréhensibles.
Nous avons une vision quasiment culturaliste de ce qui se passe aux Antilles, et l’écho avec les Gilets Jaunes doit être fait. L’impossibilité de dialoguer entre les habitants et leurs représentants est très significative. Que le début de campagne présidentielle d’Emmanuel Macron soit placé sous le signe d’une espèce de mouvement « Gilets Jaunes insulaires » est problématique. Il faut désamorcer cette violence, en associant la fermeté sécuritaire et le dialogue politique.

Jean-Louis Bourlanges :
Je n’aimerais pas être au gouvernement tant la situation est difficile. Car si le dialogue est aussi nécessaire que la fermeté, les deux n’ont pas le même tempo. Le dialogue est à long terme, il vise à apaiser les esprits, à créer le chemin d’un consensus, du moins d’une entente. C’est une thérapie de longue durée. La fermeté quant à elle consiste à envoyer des troupes, et évidemment elle décourage le dialogue.
Des situations pareilles illustrent parfaitement cette phrase d’Edgar Faure : « la politique ne consiste pas à résoudre des problèmes, mais à vivre avec des problèmes insolubles ». Les Antilles sont véritablement un casse-tête absolu. On y a employé un poison, parce qu’on le qualifiait d’indispensable à la production locale ; il s’agit là en somme du même argument qu’à l’époque de l’esclavage. Le passé est très lourd aux Antilles : colonial, répressif et inégalitaire. Tout le monde se rappelle de la répression à l’époque de Toussaint Louverture, j’aimerais renvoyer nos auditeurs au magnifique livre d’Alejo Carpentier Le Siècle des Lumières, une vision éblouissante de la tragédie révolutionnaire à Saint-Domingue. Si vous êtes de droite, vous êtes donc mal à l’aise par rapport à tout cet héritage culturel et historique.
Si vous êtes de gauche, vous n’êtes guère mieux loti, car on a clairement affaire à des dingues. Voilà des gens qui empêchent les médecins de soigner, dont le comportement est asocial, anarchiste et redoutablement toxique. La situation économique est désolante, rien ne fonctionne correctement, même si le niveau de vie est évidemment bien supérieur à celui des autres pays de la zone. On est dans l’incapacité de formuler un diagnostic ou un projet opérationnel, on n’a pas de modèle. Et ce ne sont pas les syndicats tels qu’ils sont organisés qui nous permettraient d’envisager un projet qui tienne la route.
Sur le plan politique, ce n’est guère mieux. L’indépendance serait un abandon pur et simple, laissant une société divisée et appauvrie. Mais la dépendance actuelle est infantilisante, le maintien du cordon ombilical est nécessaire, mais il empêche de trouver des solutions.
Face à cela, que faire ? Dans les débats des primaires LR, tout le monde est pour un rétablissement musclé de l’ordre public. Au-delà, le dialogue portera ses fruits à long terme, il faut donc faire preuve d’une grande patience, car on sait que responsabiliser les gens prendra très longtemps.

Nicole Gnesotto :
Le rétablissement de l’ordre public est la priorité la plus urgente, j’approuve personnellement l’envoi du Raid ou du GIGN, car là où 200 CRS n’ont pas suffi, il faut marquer le coup.
Je trouve Nicolas Baverez trop sévère avec Emmanuel Macron. L’affaire du chlordécone est héritée de François Mitterrand, et de M. Henri Nallet, ministre de l’Agriculture à l’époque. Ensuite, Macron était allé aux Antilles après l’ouragan Irma, il paye donc de sa personne, comme il l’avait fait avec les Gilets Jaunes. A ce propos, je trouve que comparer la situation antillaise aux Gilets Jaunes est trop doux, ce qui se passe actuellement est nettement plus violent.
Sur les 40 milliards de subvention obtenus dans le cadre du plan de relance de l’Union Européenne, 1,5 milliard est réservé pour les Antilles, en particulier pour solutionner le problème d’eau potable en Martinique. Il me semble donc exagéré de dire que Macron se désintéresse des Antilles.
Cela fait 20 ans qu’on essaie de changer le statut des îles, sans progrès notable. Il me semble qu’une fois l’ordre rétabli, il faudra d’abord que le le gouvernement prenne une position claire à propos du scandale du chlordécone, avec des indemnisations pour chaque victime, et des tests de dépistage gratuits pour voir si de nouvelles contaminations ont lieu. C’est la première urgence. Il faut aussi réfléchir à la situation de l’emploi public. Il y a énormément de fonctionnaires aux Antilles parce que cela remet d’éviter le chômage, mais ce sont des emplois qui ne produisent pas de richesses, on ne peut pas se permettre de subventionner ainsi indéfiniment.

Les embarras de Joseph R. Biden Jr.

Introduction

Philippe Meyer :
Dégringolade dans les sondages, bras de fer avec le Congrès, crise migratoire, inflation et errements en politique étrangère… Dix mois après son entrée en fonctions, une enquête d’opinion Harvard-Harris pointait en septembre une inversion préoccupante : la cote d’approbation de Joe Biden (46 %) y était dépassée par celle de Donald Trump (48 %). En matière d’immigration, le président américain avait promis une politique plus humaine que son prédécesseur. Confronté à l’afflux de migrants haïtiens, à Del Rio, au Texas, Joe Biden a mélangé selon le mot d’Adrien Jaulmes, les expulsions discrètes et les admissions opaques. Sa grande réforme de l’immigration est dans l’impasse au Congrès, et ses espoirs de faire naturaliser une partie des millions de sans-papiers vivant dans le pays ont encore été recalés au Sénat. En Virginie, l’élection le 2 novembre du républicain Glenn Youngkin est un revers pour Biden qui avait soutenu le gouverneur démocrate Terry McAuliffe. L’inflation a atteint 5,4% sur 12 mois, tandis que les prix des marchandises hors produits alimentaires et énergie ont grimpé de plus de 12 % en rythme annuel. Les conflits sociaux portant sur les salaires et les conditions de travail se sont multipliés. Pour décrocher un accord politique le 19 octobre sur son projet « Build Back Better » (« mieux reconstruire ») qui prévoit de nombreuses réformes en matière de santé, d'éducation et d'écologie ainsi que des investissements pour lutter contre la fraude fiscale, la Maison-Blanche a dû diviser par deux son projet initial. Le texte doit maintenant être adopté au Sénat, où les négociations pourraient encore durer des semaines. Selon les données de l'université Johns Hopkins publiées le 20 novembre, deux fois plus de personnes sont mortes des suites du Covid en 2021 qu’en 2020, malgré le lancement des campagnes de vaccination. La violence endémique dans le pays, connait maintenant un nouveau fléau : la prolifération des armes « fantômes » ou armes à feu « faites à la maison » à partir de pièces détachées : en Californie, où le nombre de saisies a augmenté de près de 300 % en un an.
Sur le plan diplomatique, en un été, Joe Biden a dilapidé une partie de son crédit avec son retrait unilatéral précipité d'Afghanistan puis sa gestion cavalière d'un accord de défense dirigé contre Pékin dont la France a brutalement fait les frais. Joe Biden a également troublé en se portant garant militairement de l'autonomie de Taïwan, le 21 octobre, rompant brièvement avec la traditionnelle « ambiguïté stratégique » de Washington, avant une prompte marche arrière. Signe d’une tension persistante avec Pékin, le président américain Joe Biden et le dirigeant chinois Xi Jinping se sont engagés à améliorer la coopération mais n'ont proposé aucune avancée majeure et n’ont pas publié de communiqué après plus de trois heures de pourparlers menés le 16 novembre, lors d'un sommet virtuel.

Kontildondit ?

Nicolas Baverez :
L’élection de Joe Biden avait suscité beaucoup d’espoirs. Il s’était donné pour tâche dans son discours d’investiture de refaire la nation américaine, et de remettre en route les institutions. Sur le plan international, la présidence Trump avait été un traumatisme considérable pour les alliés des Etats-Unis, avec une politique extérieure improvisée et brouillonne. L’idée était de restaurer l’image des Etats-Unis et leur capacité à stabiliser monde, avec pour priorité d’endiguer la montée de la Chine.
En à peine un an, beaucoup de ces espoirs ont été déçus. On pourrait ajouter plusieurs choses au sombre tableau brossé en introduction. Sur le plan économique d’abord, l’inflation est à 6,2%. C’est un énorme problème, non seulement pour les USA mais aussi pour le reste du monde. Or l’administration Biden s’est contentée de le nier. Ensuite, nous avons la crise de l’énergie, celle des immigrants, et enfin la montée de la violence. Sur tous ces points, l’administration Biden semble constamment en retard et indécise. Il est vrai qu’au Congrès les Démocrates sont très divisés.
Du côté de la politique extérieure, le retrait de l’Afghanistan a été calamiteux. L’objectif de réalignement des alliés américains et asiatiques a été téléscopé par la création de l’AUKUS et la crise ouverte avec l’Europe. Si l’on regarde le sommet qui vient de se dérouler avec Xi Jinping, on a l’impression d’une relative détente, mais on s’aperçoit que Xi considère Biden comme une marche de plus dans la descente de la puissance américaine. Le président chinois vient simplement d’expliquer qu’il allait prendre son temps, continuer à regarder les Etats-Unis décliner, et intervenir à Taïwan quand les choses seraient mûres. Tout cela a été acté par les revers politiques très rudes (défaire en Virginie et victoire à l’arrachée dans le New Jersey), qui laissent présager un échec lors des élections de mid-term, bloquant ainsi le reste de la présidence.
Tout ceci s’explique par le fait que les Démocrates ont été très divisés. Ainsi le plan sur les infrastructures n’est passé qu’après les défaites de Virginie et du New Jersey. Joe Biden lui-même a cette image d’un président et fatigué, il y a clairement un problème d’énergie au sommet. De plus l’effet repoussoir de Trump ne joue plus.
Mais derrière tout ceci, il y a une réelle crise structurelle de la démocratie américaine. Le pays est en difficulté économique, mais surtout la nation est ravagée par une véritable guerre culturelle. Contrairement à ce qu’ont pu croire un certain nombre d’Européens, l’administration Biden ne marque pas un retour à l’Amérique de 1945. La crise de la démocratie américaine est profonde et durable, et participe des difficultés de l’Occident dans le monde. Il est grand temps que les Européens regardent la réalité en face et comprennent qu’il est temps de prendre notre destin en mains.

Nicole Gnesotto :
Vous vous souvenez qu’en 1971, Stanley Hoffmann parlait des Etats-Unis comme d’un « Gulliver empêtré ». Je trouve que l’image est encore parfaitement juste pour décrire la puissance américaine d’aujourd’hui.
Tout le monde savait que la présidence de Joe Biden n’allait pas être un long fleuve tranquille, car de nombreuses difficultés étaient déjà là, notamment la tension extrême entre Républicains et Démocrates, les uns ne reconnaissant pas la victoire des autres. Dès le début, on savait que les Congressmen républicains ne feraient aucun cadeau au nouveau président. On savait également que la Covid allait poser de gros problèmes. On savait enfin que la Chine était devenue une obsession.
Mais des éléments nouveaux se sont ajoutés à ces difficultés. D’abord, le personnage de Biden, qui s’est révélé dans sa brutalité. Sous le vernis de civilité, la gestion de la crise des migrants mexicains est digne de Donald Trump, à tel point que la révolte gronde jusque dans le parti Démocrate. Ensuite, les divisions du parti présidentiel sont plus profondes qu’on ne le croyait, au point de le faire presque échouer au point de vue législatif. Ce ne sont pas les Républicains mais bien les Démocrates qui ont forcé le président à revoir son programme social à la baisse. Les centristes voulaient baisser les dépenses sociales, on est donc passé de 3 000 à 1 750 milliards. Enfin, l’inflation très forte.
Si Biden perd les élections de mid-term, on sera alors certain qu’il s’agit d’un mandat pour rien, que les Républicains vont se refaire, et dans un climat politique peut-être pire encore que sous Donald Trump. Joe Biden est en train de perdre la classe moyenne blanche, est c’est là-dessus que le successeur de Trump bâtira son succès.

Lucile Schmid :
Si Joe Biden a gagné, c’est parce qu’il était à contretemps de Donald Trump, ses positions étant plus nuancées et ouvertes, notamment vis-à-vis des partenaires des USA. Le problème est qu’il est encore à contretemps aujourd’hui, de la société américaine, de ses alliés et du reste du monde.
Walter Russell Mead, spécialiste des relations internationales, déclarait que ce dont ont besoin les Etats-Unis, c’est du talent d’empathie de Donald Trump, donnant à des millions de gens l’impression d’être enfin écoutés, et de la sophistication d’Henry Kissinger. C’est un hybride sans doute un peu monstrueux que celui-là, mais on voit bien que ces deux éléments manquent à Biden : le charisme et la capacité d’anticipation.
Biden a été élu de justesse, et il semble qu’il ne parviendra pas à donner aux électeurs de Trump le sentiment qu’il les comprend. Si le poste de gouverneur de la Virginie a été perdu par les Démocrates, c’est parce que le candidat Républicain (Glenn Youngkin) est parvenu à maintenir l’image de Trump à distance, mais aussi parce que de son côté, le candidat démocrate (Terry McAuliffe) était soutenu par Biden, Kamala Harris et Barack Obama, dans une espèce de panique. Youngkin a fait deux choses importantes : il a insisté sur l’éducation (s’opposant aux fermetures de classes à répétition en raison de la pandémie) et a rejeté la critical race thery (qui n’était pourtant pas enseignée en Virginie), prenant ouvertement une position inverse au wokisme. Cela s’est avéré payant. La société américaine demeure incroyablement polarisée et profondément clivée. La plus grande tâche de Joe Biden est de parvenir à une réconciliation.
Jake Sullivan, conseiller stratégique de Joe Biden, constate que désormais, intérieur et extérieur sont liés, autrement dit qu’on ne peut plus séparer la politique étrangère des affaires intérieures. On sent ainsi une détestation de la Chine dans l’ensemble de la société américaine, par exemple. Les Américains attendent de Biden qu’il montre sa puissance face à Pékin, mais c’est plus facile à dire qu’à faire. On a entendu par exemple lors de la COP26 un discours très anti-chinois du président américain, aussitôt suivi d’une réunion informelle avec Xi Jinping pour montrer qu’il fallait s’entendre sur le climat. Il lui faut enfin retrouver un équilibre avec les alliés, notamment européens.

Jean-Louis Bourlanges :
Par rapport au mandat précédent, on est frappé par la force des éléments de continuité. Les changements étaient nets, et importants, puisqu’on avait à la tête du pays une personnalité complètement chaotique, dépourvue de tout surmoi et de tout esprit de continuité. Son Secretary of State (l’équivalent de notre ministre des Affaires étrangères) Mike Pompeo racontait que lorsqu’il voyait Donald Trump, il savait qu’il ne disposait que de trois minutes d’attention avant que celui-ci ne se désintéresse complètement du sujet, et qu’il lui fallait donc dire les choses immédiatement et sans aucun détour s’il espérait obtenir une décision.
Ce fut donc un soulagement quasiment général quand Biden arriva dans le bureau ovale. Mais malheureusement, M. Biden est vieux, il a des problèmes de mémoire ; en pleine affaire de l’AUKUS, il se réfère au Premier ministre australien Scott Morrison comme « le gars de l’autre côté de l’océan » parce que son nom lui échappe.
Compte tenu de son état de santé, il ne peut pas gérer une administration et une société aussi profondément divisées sans quelques remous. Pendant la crise des sous-marins, les commentateurs français ont qualifié de machiavélique la position américaine, arguant que les USA défendaient leur intérêt. Rien n’est moins faux, les Etats-Unis n’avaient aucun intérêt à s’aliéner leurs alliés européens et à déclencher une crise diplomatique majeure. Celle-ci ne résulte que d’un lamentable cafouillage, l’équipe en charge du Pacifique a court-circuité l’équipe atlantique, et Tony Blinken a été mis sur la touche pendant un certain temps. Le chaos intellectuel de Trump a laissé place à un problème d’aptitude à la synthèse pour un homme presque octogénaire.
La division de la société américaine est fondamentale, et la présidence de Trump l’a encore approfondie. Biden a tenté de la réconcilier, il avait d’ailleurs plutôt bien commencé, mais il n’arrivera à rien étant que son propre parti se déchire. De la gauche woke aux braves Congressmen du Midwest, de Bernie Sanders à l’establishment Démocrate traditionnel new-yorkais, il est quasiment impossible de trouver un équilibre. Il ne faut cependant pas se montrer trop pessimiste quant à l’élection de Virginie, car ce qui caractérise le vainqueur Républicain, c’est qu’il s’est démarqué de Trump. Il a battu le Démocrate sur des thématiques woke, mais il ne s’est pas montré extrémiste. Bien qu’adversaire politique, il n’est donc pas totalement étranger à l’accord bipartisan recherché par Biden.
Autre continuité avec l’ère Trump : le mépris à l’égard des Européens. L’affaire de l’AUKUS en est l’illustration éclatante. On pourrait également citer le sentiment anti-chinois. J’étais la semaine dernière aux Etats-Unis, et puis vous assurer qu’il bat son plein, et c’est là aussi un problème très grave. L’épisode de la phrase de Joe Biden levant l’ambiguïté stratégique vis-à-vis de Taïwan, aussitôt suivie d’un rétropédalage est catastrophique, il eût mieux valu ne rien dire. On ne sait plus désormais si les Etats-Unis vont avoir la volonté ou même la capacité de défendre Taïwan. Et cette incertitude est en soi belligène.
Il me semble de l’image de « Gulliver empêtré » décrit mieux la Chine en ce moment. Elle connaît des problèmes profonds : l’épuisement démographique, la contradiction entre pouvoir économique et pouvoir politique … Tout cela montre qu’il faut une stratégie américaine qui combine la confrontation et la coopération, or on voit que Biden ne fait qu’osciller de l’une à l’autre.

Nicole Gnesotto :
J’ai peur que le seul remède que Biden et son équipe ne trouvent aux problèmes intérieurs ne soit l’unification du pays face à une menace extérieure. C’est évidemment la Chine qui endossera ce rôle. On peut craindre que la menace chinoise ne soit exagérée, et que cela ne donne lieu à une fuite en avant, aux conséquences potentiellement catastrophiques.

Nicolas Baverez :
L’effet Trump s’est retourné. On ne sait pas si l’ex-président sera de nouveau candidat en 2024, mais on peut d’ores et déjà parier que le candidat Républicain sera trumpien. Fondamentalement, l’opinion américaine est en train de redevenir trumpiste, c’est une grande source d’iinqiétude, non seulement pour l’Europe, mais pour la démocratie.

Les brèves

Le radicalisé Enquête sur Éric Zemmour

Jean-Louis Bourlanges

"Puisque M. Zemmour est toujours en circulation (même s’il commence sérieusement à battre de l’aile), je trouve que le livre d’Etienne Girard est un excellent travail journalistique. C’est fait avec nuances, sans complaisance ni trémolo moralisateur. Il s’agit d’une analyse précise de la démarche psychologique de Zemmour, de son entourage politique, philosophique et financier. Cela permet de comprendre pourquoi sa tentative est sans doute vouée à être avortée (car la dernière chose pour laquelle M. Zemmour est fait, c’est la présidence de la République) : Zemmour propose la réconciliation de deux des traditions de la droite : le légitimisme et le bonapartisme, contre l’orléanisme. Ce mélange entre la tradition contre-révolutionnaire et l’autoritarisme bonapartiste est assez redoutable. Il explique aussi sans doute le succès d’estime qu’obtient M. Ciotti. "

Le Roi Lear à la Porte Saint-Martin

Nicole Gnesotto

"Deux brèves théâtrales pour moi cette semaine. La première est ce Roi Lear qui se joue au théâtre de la Porte Saint-Martin, avec un Jacques Weber époustouflant dans le rôle-titre. Dépêchez-vous car cela finit bientôt. C’est une production du théâtre de la Ville, auquel je voudrais manifester mon soutien, car il est empêtré dans un marasme architectural depuis 2016, avec une incurie incroyable de la municipalité. Les travaux auraient dû s’achever en 2019, on parle désormais de 2023 …"

Illusions perdues

Nicolas Baverez

"Les classiques continuent à nous éclairer. On s’aperçoit que Tocqueville est encore très précieux pour comprendre la démocratie américaine. Quand il s’agit de la presse ou des médias d’aujourd’hui, on pense évidemment à Balzac et aux Illusions perdues. Le film qu’en a tiré Xavier Giannoli est excellent, il nous fait prendre conscience de la puissance d’anticipation de Balzac, qui au moment où naissait la presse avait bien compris qu’elle était naturellement l’otage de ses propriétaires, de la réclame, et des fausses nouvelles. Un commerce sans foi ni loi, en somme. Balzac fait dire à l’un de ses personnages « un journal n’est plus fait pour éclairer mais pour flatter les opinions ». Il observait que le journalisme était la religion des sociétés modernes, mais que son clergé était déjà corrompu. C’est toujours le cas."

Quelles ambitions pour les Verts allemands ?

Lucile Schmid

"Je vous recommande une lecture très sérieuse, celle d’une note de l’Institut Jacques Delors, datant du mois de septembre 2021, juste avant les élections législatives allemandes. Vous savez que les Verts sont désormais partie prenante du gouvernement allemand, puisqu’Olaf Scholz a réussi à faire un accord de coalition. C’est donc un vert, Robert Habeck, qui sera vice-chancelier, et Annalena Baerbock (qui était la tête de liste) la Ministre des Affaires Étrangères. Les Verts ont par ailleurs obtenu de désigner le prochain commissaire européen allemand. La question européenne est placée au centre de l’accord de coalition, et l’on sait que les Verts allemands ne partagent pas les options de politique étrangère de la France. Il est donc essentiel pour nous de nous pencher sur ce qu’ils vont porter au niveau international et européen. Se couleront-ils dans la Realpolitik et cesseront-ils du même coup d’être Verts ? A suivre. "

Dessous de scène Histoires d’opéra

Philippe Meyer

"Ce tout petit livre d’Olivier Mantéi est aussi charmant que perspicace. L’auteur dirige désormais la philharmonie de Paris, ainsi que le théâtre des Bouffes du Nord, après avoir été des années le patron de l’Opéra Comique. C’est un monde à part que l’on découvre dans ce livre, un reflet du nôtre, ou peut-être mieux, une caricature. Les rapports de pouvoir, les rapports affectifs, tout est sous la loupe, du meilleur au plus risible."