LA DROITE EN DÉSORDRE DE MARCHE
Introduction
Philippe Meyer :
Quelques 114 000 sympathisants Les Républicains ont choisi à 60,95 % Valérie Pécresse pour candidate à la présidence de la République. L'autre finaliste, le député des Alpes-Maritimes Éric Ciotti, a recueilli 39,05 % des voix. Dans son premier discours de candidate, Valérie Pécresse a fait un clin d'œil à chacun de ses rivaux malheureux, en reprenant un thème identifiable à chaque fois. Le régalien pour Éric Ciotti, la justice sociale pour Xavier Bertrand, les services publics pour Philippe Juvin et la place de la France dans le concert des nations pour Michel Barnier et cette semaine, elle s’est rendue dans les fiefs de chacun d’entre eux. Cette image d’union avait été écornée par Éric Ciotti, interrogé après le passage de Valérie Pécresse avait jugé que (son) « message n'était pas un bon message. » En cause, le refus par la candidate de LR de reprendre dans son programme certaines mesures du député des Alpes-Maritimes, comme la création d'un « Guantanamo à la française ». Fort de son score élevé au second tour du congrès de LR, Éric Ciotti a créé son propre mouvement, baptisé A droite !, en promettant de « ne pas trahir » ses électeurs. Pour lui, si la droite veut gagner dans cinq mois, ce sont les électeurs d’Éric Zemmour qu'il faut aller chercher, et non pas ceux d'Emmanuel Macron qui ne reviendront, selon lui, jamais au bercail. Un avis partagé par le directeur de campagne de Valérie Pécresse, Patrick Stefanini, pour qui : « Nous devrons récupérer les électeurs partis chez Zemmour et Le Pen sans faire le distinguo. »
« Même si je n'ai pas gagné ce congrès, mes idées ont triomphé » a estimé Éric Ciotti. En meeting à Villepinte devant 11 000 supporters, Éric Zemmour a saisi la balle au bond et repris à son compte le slogan identitaire du député des Alpes Maritimes : « Pour que la France reste la France ». Une soirée « Les Républicains avec Zemmour » a reçu sa visite et lui a donné l’occasion de fustiger le parti de Valérie Pécresse et d’appeler les ciottistes à le rejoindre. Pour le leader du nouveau parti « Reconquête », la question des 500 signatures est pendante, alors que Marine Le Pen est, sur ce point, dans une meilleure position. La droite dure est donc désormais représentée par deux candidats et demi : Valérie Pécresse n’avait-elle pas déclaré, lors du lancement de sa campagne : « Je suis 2/3 Merkel et 1/3 Thatcher ».
Kontildondit ?
Nicole Gnesotto :
Je ne sais pas pourquoi, mais les affrontements électoraux de la droite me font penser à la bataille de Poitiers, où ce pauvre Jean Le Bon, attaqué par les Anglais, entendait son fils lui crier : « Père ! Gardez-vous à droite ! Père ! Gardez-vous à gauche ! ». Ici, on a envie de dire : « Droite ! Gardez-vous à droite ! » Et même « France ! Gardez-vous à droite ! » tant on a l’impression d’une montée très importante de la droite traditionnelle et des droites extrêmes.
Il est toujours étonnant de voir à quel point le France est à contre-courant des évolutions politiques européennes. En 2017, Emmanuel Macron a été élu sur un programme très pro-européen à un moment où les autres pays de l’Union étaient plutôt eurosceptiques, voire populistes. Aujourd’hui, l’Europe vire à gauche (Allemagne, Espagne) ou au centre-droit (Italie). De son côté, la France vire à droite assez conséquemment.
L’offre d’extrême-droite est désormais triple, voire quadruple : Mme Le Pen, M. Zemmour et M. Ciotti (même s’il n’a pas remporté la primaire) et M. Dupont-Aignan. Cette multiplication a des effets inquiétants. D’abord, la contagion dans la droite classique. Valérie Pécresse est obligée d’aller pêcher sur les terres du populisme, avec ce trio infernal de thèmes obligatoires : l’immigration, l’identité et la sécurité. D’une certaine façon, les idées de M. Zemmour ont gagné. Deuxième effet : la banalisation de Marine Le Pen, qui est désormais l’offre la plus modérée de l’extrême-droite, alors qu’elle est la plus structurée politiquement. Troisièmement, cette multiplication de l’offre banalise l’idée d’une alliance des droites. Mme Le Pen parle aux électeurs de Mme Pécresse, M. Zemmour fait de l’œil à ceux de M. Ciotti (et inversement), on a l’impression que ce tabou de l’alliance entre droite républicaine et droite extrême a disparu.
Il s’agit d’une mauvaise passe, qui n’est fort heureusement pas forcément représentative de toute la France. Après tout, la montée en puissance de M. Ciotti ne concerne que 110 000 votants, et on est en droit d’espérer qu’elle n’est pas représentative de son audience nationale.
A propos de Valérie Pécresse, je trouve sa victoire remarquable à plusieurs égards. D’abord parce que c’est une femme, et que c’est la première fois qu’on a une offre présidentielle crédible.
Philippe Meyer :
Ségolène Royal était tout de même crédible, et avait obtenu son score non devant un congrès de sympathisants, mais dans un électorat bien plus large.
Nicole Gnesotto :
Certes, mais elle n’était pas soutenue par son parti. Elle a d’ailleurs déclaré à propos de la victoire de Mme Pécresse : « au moins, elle est soutenue par son mari, elle » …
Deuxièmement, c’est une victoire sans contestation.
Troisièmement, c’est la revanche des fillonistes. Tout le programme de Mme Pécresse est calqué sur celui de François Fillon. Alors qu’on croyait cet héritage mort et enterré, on assiste à un retour spectaculaire de cette tendance de la droite.
Pour autant, Mme Pécresse a du souci à se faire, parce qu’elle est écartelée entre deux stratégies. D’abord, au point de vue personnel, elle tente de récupérer l’électorat d’Alain Juppé, qui est aujourd’hui chez Macron. Pour ce faire, elle est obligée d’adopter une attitude plus libérale, ouverte, et centriste. Mais il lui faut d’un autre côté récupérer l’électorat populaire, celui de Mme Le Pen. Pour cela, elle doit avoir davantage de thèmes sécuritaires, identitaires et sociaux. Il lui faut donc à la fois être plus à gauche et plus à droite. Cette stratégie de grand écart me paraît intenable, d’autant qu’en gardant Eric Ciotti à ses côtés, elle s’interdit tout recentrage. Soit parce que l’ego de cet homme est tel qu’il ne peut admettre qu’il n’a fini que deuxième, soit parce qu’elle a tiré la leçon de l’échec de Lionel Jospin : au premier tour, on gagne sur son clan, au deuxième tout on gagne en élargissant son clan. Peut-être que garder Eric Ciotti si près d’elle vise cela.
Le principal perdant dans cette candidature de Pécresse est Edouard Philippe. Cette nouvelle droite macroniste doit revoir ses cartes, car si Mme Pécresse devenait présidente de la République, elle ferait certainement deux mandats. L’ancien Premier ministre n’avait sans doute pas prévu cela.
Akram Belkaïd :
Sur le temps long, il y a effectivement cette tendance d’un glissement de la droite classique vers l’extrême. Je rappelle que la campagne de Nicolas Sarkozy avait été marquée d’épisodes identitaires analogues, avec la création à un moment donné du tristement célèbre « ministère de l’Identité ». Mais les choses ont changé dans la mesure où le but de Nicolas Sarkozy était de ramener les électeurs d’extrême-droite dans le giron de la droite traditionnelle. Aujourd’hui le problème semble s’être inversé : il s’agit d’empêcher les derniers électeurs de la droite classique d’être séduits par une parole extrémiste totalement décomplexée, celle d’Eric Zemmour, qui s’est imposée dans l’environnement médiatique.
Les discours du polémiste-candidat, notamment celui de Villepinte il y a quelques jours, auraient été inimaginables il y a une vingtaine d’années. M. Zemmour n’a pas vraiment changé de discours, ceux qui l’entendaient autrefois sur Radio Courtoisie peuvent le confirmer, il a toujours essayé de créer une rupture, mais son audience était jusque là confidentielle.
Une autre raison pour laquelle les digues sont en train de céder, c’est qu’il n’y a plus aucun scrupule à avoir dans la mesure où l’adversaire est totalement atomisé. La gauche peut protester autant qu’elle veut ou faire tous les discours du monde, elle est absolument inaudible. Étant données les intentions de vote pour la gauche (ou les gauches, et j’y inclus aussi les Verts), il n’y a plus de raison pour la droite dure de ne pas vouloir trop heurter cet électorat, devenu marginal. On muscle donc le discours, de façon à ne pas être contourné sur sa droite par l’extrême-droite.
Béatrice Giblin :
Nous avons titré notre conversation sur le « désordre » à droite. Je ne suis pas si sûre que le mot convienne, parce que tous les discours à droite me paraissent en ordre de marche, et aller dans le même sens : celui de la radicalisation. C’est une politique très dure qui est souhaitée, y compris sur le plan économique (on promet une réduction du nombre de fonctionnaires). On évoque une possible suppression du droit du sol, une fin du regroupement familial, etc. On en arrive à dire que le droit national doit reprendre le pas sur le droit européen, des choses qui effectivement auraient paru complètement inenvisageables il y a seulement cinq ans.
Je pense cependant que la victoire de Valérie Pécresse change considérablement la donne. C’est une combattante, qui n’est pas arrivée à sa place facilement. On sait que le combat est plus rude pour les femmes, et Mme Pécresse a derrière elle une équipe particulièrement expérimentée, Patrick Stefanini son directeur de campagne est l’auteur d’un ouvrage récent sur l’immigration qui a fait du bruit. C’est lui qui est allé chercher chaque voix au sein de LR, particulièrement chez les anciens. Il connaît parfaitement les rouages du parti, et il est intéressant de constater le poids qu’a pris la région Île-de-France au sein du parti des Républicains. Elle est même passée devant les Alpes-Maritimes. On sait que les Hauts-de-Seine et les Yvelines sont très à droite, Mme Pécresse partait avec un capital certain. D’autant que comme le rappelait Nicole, le vote de la primaire ne concernait que 110 000 électeurs.
On a l’air de s’étonner quand on entend à quel point les propositions de la gagnante sont à droite. On a essayé de lui donner l’image de quelqu’un de centre droit, mais elle est foncièrement à droite depuis toujours. Elle a des affichages intéressants. Elle a par exemple déplacé le siège de la région à Saint-Ouen, dans une zone pas encore gentrifiée, ce dont la gauche n’a jamais voulu entendre parler, ravie du confort du 7ème arrondissement. Elle n’a pas peur du terrain. Elle est également très présente en Seine-Saint-Denis. On la traite de versaillaise, de parisienne, mais c’est faux. Rallier l’électorat de la droite populaire ne sera certainement pas facile, mais ce n’est pas impossible.
Edouard Philippe a sans doute du souci à se faire, mais il n’est pas le seul : Emmanuel Macron n’est sans doute pas ravi de la candidature de Mme Pécresse, pas plus que l’extrême-droite.
Cole Stangler :
Plusieurs éléments me semblent pouvoir expliquer la droitisations en cours. Le premier n’est sans doute pas le plus important, mais il est loin d’être négligeable : le rôle des médias. Si vous écoutez les discours de droite en ce moment, les thèmes de l’immigration et de l’insécurité sont absolument omniprésents. C’est un problème récurrent du journalisme politique : analyser et suivre les discours, sans examiner les faits qui sont derrière. Quand on parle d’un sujet comme l’immigration, c’est flagrant. J’ai personnellement travaillé sur la CFDT et les travailleurs immigrés dans les années 1960 et 1970. En 1975, selon les chiffres de l’Insee, la population immigrée représente 7,4% de la population française. Aujourd’hui, c’est 10,2%. Moins de 3% de hausse en plus de 45 ans, donc. A écouter certains politiciens ou certains médias, ce n’est pas l’impression qu’on a. Le New York Times a récemment publié un bon papier sur le fait que derrière cette hystérie française à propos de l’immigration, il n’y a pas vraiment d’étai factuel, les chiffres contredisent l’obsession, surtout si on compare avec d’autres pays.
Sur l’insécurité, ensuite, autre sujet phare de la droite, quelques rappels chiffrés peuvent être utiles aussi. Selon le ministère de l’Intérieur, depuis 2008, la plupart des faits de délinquance sont en baisse, certains sont en légère hausse (les vols non violents et les violences sexuelles, sachant que sur ce dernier sujet, la libération de la parole explique sans doute l’augmentation des chiffres).
Nos médias ont la responsabilité de ces rappels chiffrés, de ce fact-checking, au lieu de laisser parler les politiciens comme ils l’entendent. C’est à eux de nous rappeler que les faits devraient compter au moins autant que les discours. C’est particulièrement flagrant avec Eric Zemmour.
Deuxième élément : le gouvernement d’Emmanuel Macron, qui a aussi sa part de responsabilité. C’est une stratégie politique bien connue aux Etats-Unis : la triangulation. Elle consiste à s’adresser aux électeurs des deux bords ; on l’a vu avec un certain nombre de lois : la loi « sécurité globale », la loi « asile immigration », mais aussi avec les sorties de ses ministres sur certains thèmes culturels tels que le wokisme, la cancel culture, l’islamogauchisme … Ces clins d’œil aux électeurs de droite contribuent eux aussi à la droitisation générale.
Philippe Meyer :
Sur les médias, j’ajouterai que ceux qui se présentent comme plus sérieux passent plus de temps à commenter ce que font leurs confrères moins sérieux qu’à travailler sur les faits.
Pour illustrer les déficiences fréquentes des journalistes, le débat de jeudi dernier entre Bruno Le Maire et Eric Zemmour est un bon exemple. A un moment donné, Eric Zemmour propose d’expulser les étrangers n’ayant pas travaillé depuis six mois. Je ne commenterai pas la proposition en elle-même, mais si l’on considère seulement son réalisme, il me semble qu’une question élémentaire se pose : comment faire une chose pareille ? Car on sait très bien que les expulsions sont plus faciles à promettre qu’à réaliser. Mais interroger le candidat là-dessus n’est pas venu à l’esprit des deux journalistes …
Akram Belkaïd :
Il est vrai que la question de l’immigration est omniprésente, et jamais loin derrière, il y a celle de l’islam et du séparatisme. J’aimerais cependant attirer votre attention sur quelque chose qui me paraît nouveau. Quand Zemmour ou Ciotti parlent de l’immigration, ils entretiennent l’idée que la France ne cesse de recevoir des étrangers, très nombreux, et de façon illégale et clandestine. Ils proposent donc des mesures toujours plus fortes, jusqu’à la détestable proposition de « Guantanamo à la française », là encore une chose absolument inimaginable il y a peu, d’autant qu’il suffit de se renseigner un peu sur ce qu’est Guantanamo pour être révulsé par une idée pareille.
Il y a un double discours. Le premier est très classique et ne date pas d’hier : « arrêtons les flux de l’immigration ». Il y en a en revanche un nouveau, de la part de Zemmour notamment : « purgeons la France des étrangers qui sont déjà là ». Il y a derrière ses paroles cette idée du « nettoyage ». Le nom de son parti « Reconquête » renvoie à la Reconquista de l’Espagne médiévale, pendant laquelle les musulmans et les Juifs avaient été chassés et jetés dans la mer (y compris ceux qui s’étaient convertis au catholicisme). Le discours de M. Zemmour joue sur ces deux tableaux, avec l’idée du retour à une France catholique et blanche. Ce concept de « re-migration », corollaire de la fumeuse théorie du grand remplacement, est traditionnellement resté en marge de l’extrême-droite. Il est en train d’entrer dans le débat mainstream, et il est à craindre qu’on ne revienne à des heures sombres de l’Histoire de France, pendant lesquelles les naturalisations étaient remises en question, par exemple.
Béatrice Giblin :
Le chiffre des étrangers n’a pas beaucoup augmenté sur le temps long en effet, mais l’augmentation récente est en revanche assez importante. 3% sur 45 ans, cela paraît très peu, mais il faut s’intéresser aux rythmes de cette croissance. Elle était très faible dans les années 1980 et 1990, et a augmenté sensiblement dans les années 2000.
Beaucoup de ces étrangers ont eu des enfants, qui ont la nationalité française. On est parfois à la troisième ou quatrième génération, mais pour une partie de l’opinion publique, ces gens restent malgré tout des étrangers, ou des immigrés. Par conséquent, l’impression du nombre est en décalage parfois très grand avec la réalité des chiffres.
Pourquoi ces outrances rencontrent-elles un tel écho, tandis que les faits sont laissés de côté ? Sans doute en partie parce que nous avons une géographie de l’immigration particulière en France. Elle n’a par exemple rien à voir avec celle de l’Allemagne. Ici, nous avons des situations de très fortes concentrations. En Île-de-France par exemple c’est très net, à certains endroits la population est majoritairement immigrée. Cela crée une représentation particulière. L’opinion publique française dans sa globalité ne partage pas du tout ces discours. L’immigration n’est pas un problème majeur pour beaucoup de gens. Il n’en va pas de même pour la sécurité, mais cela demanderait une autre conversation … L’opinion veut un Etat fort, des services publics efficaces, et n’a pas un discours anti-impôt … Bref d’une certaine façon, la France n’est pas aussi droitière que les débats politiques actuels le laissent supposer.
Nicole Gnesotto :
Deux remarques. D’abord Cole Stangler a raison d’insister sur l’importance des faits. Mais les statistiques sur l’insécurité du ministère de l’Intérieur sont globales. Or il vaudrait mieux avoir des chiffres géographiques, et en particulier entre les métropoles et les banlieues, et entre les métropoles et les zones rurales. De telles statistiques sont interdites, mais c’est ce qui explique les décalages de perception.
Ensuite, je crois que l’obsession vis-à-vis des migrants n’est pas seulement un problème de racisme ou d’identité nationale. C’est aussi le signe de l’échec des politiques sociales françaises. Emmanuel Macron n’a absolument pas la fibre sociale, et donc la rengaine « les étrangers nous prennent les allocations familiales » rencontre beaucoup d’écho. Il me semble que pour lutter contre cette montée de la xénophobie, il nous faut repenser nos politiques de redistribution sociale. C’est là-dessus que se fera le gain de l‘électorat populaire, tant recherché par Valérie Pécresse ou Emmanuel Macron.
Philippe Meyer :
Dans une société de cour comme l’est la France, les médias sont également des médias de cour. Ils s’intéressent ainsi beaucoup trop aux riches, aux puissants, et aux grands appareils d’Etat. Par exemple Eric Zemmour déclare que Pétain a protégé les Juifs. Cela crée évidemment un tollé des historiens. Et puis, plus rien. Entre 1940 et 1944, les Juifs ont été en France beaucoup moins victimes du nazisme, non pas parce qu’ils étaient protégés par Pétain (bien au contraire), mais parce que suffisamment de Français se sont dévoués pour les protéger. Les Klarsfeld ne cessent de le répéter depuis des années, mais cela tombe presque tout le temps dans un désintérêt général, parce qu’on se fiche de ce que font les petites gens …
Y AURA-T-IL UNE GUERRE POUR L’UKRAINE ?
Introduction
Philippe Meyer :
Mi-novembre, les États-Unis, suivis par l'Otan, ont exprimé des inquiétudes quant aux 175 000 hommes massés par la Russie aux abords de l'Ukraine. Cette « activité militaire inhabituelle » peut faire craindre une invasion du pays, ce dont Moscou se défend. Depuis 2014, l'est de l'Ukraine est en proie à une guerre entre des forces irrégulières pro-russes établies dans la région du Donbass et le pouvoir central de Kiev. Ce conflit a déjà fait 13 000 morts malgré les accords de cessez-le-feu de Minsk, conclus en 2015. Moscou est accusé d'armer et de financer les forces irrégulières, voire de fournir des combattants sans insignes. La Russie et l'Ukraine partagent de nombreux motifs de discorde, les uns remontant à Catherine II, le dernier en date lié à l’annexion par les Russes de la Crimée et de Sébastopol en 2014, suivie de son annexion par Moscou, que quasiment personne dans le monde n'a reconnu, hormis la Biélorussie et la Syrie.
La Russie se dit obligée de procéder à des déploiements « préventifs » car Kiev fomenterait une reconquête du Donbass où vivent 600 000 citoyens ukrainiens dotés ces dernières années d'un passeport russe. Vladimir Poutine dénonce les « provocations » de l'Otan en mer Noire ou le déploiement de certaines unités à l'intérieur même de l'Ukraine, ce que l'Alliance dément. Le 2 décembre, le Kremlin avait exigé des « garanties sécuritaires » à ses frontières, notamment l'abandon du projet d'adhésion de l'Ukraine à l'Otan. « Ce n'est pas une option », a répliqué le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Dmytro Kouleba, en rappelant que l'adhésion de son pays à l'Otan et à l'UE figurait dans la Constitution. Le 6 décembre, Joe Biden s'est entretenu avec Emmanuel Macron, Angela Merkel, Boris Johnson et Mario Draghi afin de se concerter sur la situation en Ukraine. A l’issue, les États-Unis ont fait savoir qu'en cas d'attaque de l'Ukraine par la Russie, ils prendraient de nouvelles sanctions économiques massives, mais sans envisager une riposte militaire directe, a expliqué un haut responsable de l'administration américaine. Des scénarios que les Européens se refusent à envisager à ce stade. Paris et Berlin en tête, les Européens veulent également éviter tout malentendu avec Moscou sur une éventuelle adhésion de l'Ukraine à l'Otan. La tension a baissé le 8 décembre, avec le sommet virtuel entre Biden et Poutine, qui a permis de privilégier une « voie alternative ». Le président russe a réclamé des « garanties juridiques » excluant à la fois une extension vers l'est de l'Otan et le déploiement de systèmes d'armement avancés. Les deux dirigeants se sont accordés, selon le communiqué du Kremlin, pour que leurs conseillers conduisent des consultations sur ces « questions sensibles ». Les États-Unis se disent prêts, avec les alliés européens, à soutenir une revitalisation des accords de Minsk, « en soutien » du « format Normandie » (Allemagne, France, Ukraine, Russie). Ce dernier se trouve à l'arrêt, depuis le sommet à l'Élysée de décembre 2019. La Maison Blanche évoque également un nouveau cessez-le-feu et des mesures de confiance.
Kontildondit ?
Béatrice Giblin :
Il n’y aura pas de guerre dans cette région dans un avenir proche. Je ne crois pas à l’escalade, même si je n’ignore pas que dans ce genre de situation, il suffit parfois d’une simple maladresse ou d’un dérapage pour précipiter les choses. Mais je ne pense pas que Poutine ait réellement l’intention d’envahir l’Ukraine. Annexer la Crimée est une chose (rappelons qu’elle n’avait été confiée à l’Ukraine qu’après la Seconde guerre mondiale, donc assez récemment), et que les Russes ont toujours pensé qu’il ne s’agissait au fond que de mette fin à une anomalie, que les bases de Sébastopol étaient trop importantes pour être laissées à des Ukrainiens.
Envahir un pays de 42 millions d’habitants est une entreprise d’une tout autre ampleur, et autrement plus risquée. Nous ne sommes plus en 2014, l’armée ukrainienne a beaucoup changé, elle a des conseillers britanniques et américains, elle a du matériel fourni par la Turquie, dont les drones qui se sont avérés si efficaces pendant le conflit du Haut-Karabakh. L’armée est nombreuse, et dans le pays, le sentiment nationaliste est fort : les gens sont prêts à mourir pour défendre leur pays. Il y a de quoi y réfléchir à deux fois, d’autant que l’armée russe n’est sans doute pas très enthousiaste à l’idée d’aller se battre en Ukraine.
Vladimir Poutine semble avoir gardé la représentation que l’Ukraine, au fond, cela n’existe pas. Qu’il n’y a pas de sentiment national ukrainien, que tout cela est en réalité russe. Or ce sentiment national existe en Ukraine et il s’est renforcé. Une majorité d’Ukrainiens souhaite aujourd’hui intégrer l’OTAN, l’Union Européenne, et maintenir une indépendance vis-à-vis de la Russie. Vladimir Poutine ne semble pas parvenir à admettre cela.
Enfin, masser 175 000 hommes à la frontière est une façon de montrer ses muscles. Le but de cette manœuvre est de discuter avec les Etats-Unis. L’Europe est tenue pour quantité négligeable, il s’agit de minimiser le rôle qu’elle pourrait tenir dans la revitalisation des accords de Minsk. Poutine veut replacer la Russie « dans la cour des grands ». Discuter avec Biden est une façon de regagner un certain lustre. C’est un jeu de rapports de force qui est en cours. La partie est risquée, espérons qu’elle ne dérapera pas.
Akram Belkaïd :
Je pense que nous sommes encore dans la quête d’un nouvel équilibre après l’effondrement du bloc soviétique et la recomposition de l’Europe de l’Est. Cette crise est aussi du pain béni pour l’OTAN, qui est également en quête existentielle. On se souvient que le président Macron l’avait décrite comme « en état de mort cérébrale ». L’URSS n’étant plus là, à quoi sert l’OTAN ? Aujourd’hui, les discours sont en train d’emprunter la symbolique de la guerre froide, avec l’ennemi de l’Est, la nécessité d’investir toujours plus d’argent dans l’armement. On sent bien qu’il y a de grands intérêts financiers (les contrats d’armement) derrière la continuation de l’OTAN.
Sans vouloir me faire l’avocat du diable, si je me place du point de vue russe, il est hors de question d’avoir des troupes de l’OTAN à la frontière, Vladimir Poutine fera donc tout ce qu’il pourra pour que l’Ukraine ne rejoigne pas l’organisation. Ce serait un casus belli. Accepterait-on l’inverse en Occident ?
Béatrice Giblin :
Il y a le cas des pays baltes …
Akram Belkaïd :
C’est vrai, mais la tension avec ces pays est très forte. Il est évident que la question ukrainienne est une ligne rouge pour la Russie. Elle revient sans cesse, et mérite une véritable réflexion.
Nicole Gnesotto :
Tout comme Béatrice, je ne crois pas à la possibilité d’une guerre imminente. J’y ajouterai une autre raison : personne ne veut du Donbass, et surtout pas la Russie. Il n’y a rien au Donbass, c’est un bassin houiller, avec des industries lourdes en déclin. Il y a déjà un accord de libre-échange, donc toute l’économie du Donbass est liée à celle de la Russie. Par conséquent cette dernière n’a rien à gagner. Inversement, les Ukrainiens ont compris que le Donbass était irrécupérable. Pourquoi se battre pour quelque chose dont personne ne veut ?
Quant à l’OTAN, elle est en effet bien contente de retrouver une raison d’être après le fiasco afghan. Dans la mesure où l’Ukraine n’est pas membre de l’OTAN, l’organisation aurait besoin d’une approbation unanime de tous ses membres pour intervenir en Ukraine. Or je ne pense pas que tous soient prêts à envoyer des troupes mourir pour Kiev.
Il y a cependant trois impondérables. Premièrement, les Ukrainiens pourraient bien faire la même erreur que les Géorgiens en 2008. Un peu manipulés par un discours américain « droits-de-l’hommiste », ils ont cru pouvoir attaquer la Russie, et que l’Amérique viendrait à leur secours. Personne n’est venu. J’ai peur que les Ukrainiens fassent ce même calcul. Faire figurer l’entrée dans l’OTAN dans leur Constitution n’est pas un signe rassurant de ce point de vue. En 2019, ils ont supprimé la langue russe comme deuxième langue officielle du pays, cela n’a pas dû plaire à Moscou.
Deuxième impondérable : Joe Biden. Le président américain a déjà pris des positions très étranges à propos de Taïwan (contraires à la ligne traditionnelle des Etats-Unis). On peut craindre un emballement de la part de la diplomatie américaine, qui veut prouver son rôle de grand défenseur du monde libre.
Dernier impondérable : la stratégie russe. Elle comporte plusieurs éléments. Il s’agit d’abord de remettre en cause l’ordre post-guerre froide. Il pourrait se résumer à : « l’OTAN avale tout ce que perd l’ex-URSS », et c’est en effet contestable. Les Russes ont raison de dire que l’OTAN ne peut pas s’élargir à l’Ukraine et qu’il s’agit d’un casus belli. Il me semble que la position que devraient défendre les Européens est : « ni OTAN, ni annexion ». Ensuite, Poutine est un peu comme un enfant en mal d’attention. Il est terrorisé à l’idée que l’Amérique ne se préoccupe que de la Chine et de l’Asie, et ne veut pas que la Russie soit reléguée au plan de « puissance régionale » (selon l’expression de Barack Obama). Attiser un foyer de tension est une façon de rester au centre du jeu, et de contrarier les visées asiatiques des USA. Sur ce point, il est en train de réussir.
Cole Stangler :
C’est une situation très délicate pour l’administration Biden. En son sein même, il y a des intérêts divergents, un véritable dilemme au Département d’Etat. D’un côté, pour faire baisser la tension, il faut offrir une porte de sortie aux Russes, qui demandent une garantie juridique pour que l’Ukraine n’accède pas à l’OTAN. Ce n’est pas une demande facile à satisfaire. De l’autre, il y a dans cette même administration des gens favorables à l’idée de défendre leurs alliés en Europe de l’Est.
Aux Etats-Unis, il y a peu d’appétit pour une nouvelle confrontation militaire. D’abord parce que l’opinion publique en est lasse. Traditionnellement, les Américains s’intéressent peu aux affaires étrangères, et sont plutôt défavorables aux interventions militaires à l’étranger, malgré ce que font les différents gouvernements. Il y a également le risque d’un autre fiasco après celui de l’Afghanistan. Il a eu des conséquences politiques importantes pour l’administration Biden. Les Américains étaient favorables à une sortie, mais la manière dont elle a été gérée s’est révélée catastrophique politiquement parlant. Enfin, les élections législatives de mid-term approchent, et risquer une autre déroute à l’étranger ne fait pas envie.
Nicole Gnesotto :
Un mot sur l’attitude des Européens, qui brillent par leur absence, leur impuissance, leur inexistence stratégique. Au moment où la France s’apprête à présider l’Union, et à mette la souveraineté stratégique au centre des débats, il serait temps de réfléchir à cet échec.
Premièrement, les Européens ont été à l’origine de la crise avec l’Ukraine. Pas volontairement, certes, mais par bêtise : ils ont proposé en 2013 un accord d’association et de partenariat, sans même envisager que la Russie puisse en prendre ombrage. Certaines clauses ont paru tout à fait inacceptables à Moscou (suppression de la langue russe dans l’Est du pays, ou retour de Sébastopol dans le giron ukrainien).
Deuxièmement, l’Europe a repris la main en 2015 avec les accords de Minsk II, entre la France, l’Allemagne, la Russie et l’Ukraine. Mais c’est l’impasse totale car ni la France ni l’Allemagne n’ont mis la priorité sur cette question
Troisièmement, les Européens sont divisés : on a vu en 2021 la France et l’Allemagne proposer la reprise d’un dialogue stratégique avec Moscou, et obtenir un refus des Pays-Bas, de la Suède et des pays baltes. Autrement dit, comment les Européens, incapables d’avoir une vision commune sur la Russie, pourraient-ils établir une stratégie sur l’Ukraine ?
Le pire des scénarios serait que les Russes attaquent « un peu », de façon déguisée ou peu claire (comme ils l’ont déjà fait avec des soldats déguisés en humanitaires), que l’OTAN réagisse aussi « un peu », en mobilisant des troupes européennes à la frontière (des Baltes, des Polonais, mais pas d’Américains). On aurait alors sur l’Ukraine un découplage réel entre les Etats-Unis restant en retrait, et le pilier européen de l’OTAN sur le terrain.
Béatrice Giblin :
Il n’est pas certain que les Ukrainiens souhaitent ce scénario « ni OTAN, ni annexion ». N’oublions pas que l’attitude de Poutine est aussi conditionnée par la situation interne de la Russie. Économiquement et socialement, le pays va mal et la pandémie y fait des ravages. Agiter l’idée d’une grandeur russe est très important pour les représentations d’une partie de la population (la plus âgée en particulier).
Quant à la ligne rouge, son expression se manifeste par le refus qu’il puisse même exister une possibilité d’indépendance de l’Ukraine. Pour le président russe, l’Ukraine n’est que vassale, c’est un satellite sur lequel le contrôle russe va de soi.
Enfin, la déplorable situation économique et sociale en Ukraine, le grand nombre d’oligarques et le très haut niveau de corruption font que le pays n’est pas prêt d’être admis dans l’Union Européenne.
Nicole Gnesotto :
Sans vouloir défendre Poutine, je ne pense pas qu’il veuille contrôler l’Ukraine ; ce qu’il veut c’est que personne ne contrôle l’Ukraine. Ni l’OTAN, ni la Russie. Laisser le pays dans une peur et une inquiétude constantes, qui l’empêcheront d’évoluer.