Nouvelle-Calédonie : une page mal tournée
Introduction
Philippe Meyer :
Le 12 décembre 2021, les habitants de Nouvelle-Calédonie ont été appelés pour la troisième fois à s’exprimer par référendum sur l’indépendance de leur île. Située à 1 400km à l’Est de l’Australie, elle est une collectivité d’Outre-Mer française à statut particulier. Le territoire a conservé des séquelles de sa colonisation, fracturé entre d’un côté au nord et dans les îles Loyauté des populations indigènes kanakes, principale force indépendantiste, et au sud une large majorité de « Caldoches », descendants d’Européens, fournissant le gros des forces loyalistes. L’opposition historique entre ces deux camps a dégénéré et basculé dans le sang au cours des années 80, avant d’aboutir à la négociation, puis aux accords de Matignon-Oudinot en 1988 dont les visées étaient de pacifier les relations en entamant un processus d’émancipation. Dix ans plus tard, l’accord de Nouméa accordait une relative autonomisation à ces îles du Pacifique, en les dotant d’institutions propres et en leur promettant trois référendums sur leur indépendance dans les vingt ans. Si au cours des deux précédentes consultations, en 2018 et 2020, une majorité de Calédoniens a voté en faveur d’un maintien dans la République, l’écart s’est progressivement réduit et le « non » à la question « Voulez- vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? » ne l’a emporté l’an dernier qu’à 53,3% des voix. (56,4% en 2018).
Le référendum du 12 décembre s’est traduit par un non à l’indépendance à 96,49% des voix et 3,4% de oui. Ses suites sont frappées d’incertitudes diverses en raison d’un appel au boycott d’une majorité des mouvements indépendantistes, qui souhaitaient un report du scrutin en arguant d’une situation sanitaire ne permettant pas le déroulement optimal de la consultation. Cet appel a été largement suivi puisque le taux de participation s’est établi à 43,90% cette année, contre près de 86% lors de la dernière consultation en 2020. Autant d’éléments qui complexifient les négociations nécessaires à la définition d’un nouveau statut pour le Caillou.
L’île est placée au cœur de tensions entre la Chine et ses voisins en Asie, à la fois pour ses ressources, dans la mesure où elle concentre 15% des réserves mondiales de nickel, et son emplacement privilégié en Océanie, alors que l’Empire du Milieu tisse progressivement des liens par ses Nouvelles Routes de la Soie vers l’Europe.
Jean-François Merle, quels ont été vos premières réactions à l’annonce des résultats du référendum ? Et peut-être même un peu avant, au moment où on a su qu’une grande majorité d’indépendantistes appellerait au boycott de ces élections ?
Kontildondit ?
Philippe Meyer :
Jean-François Merle, quels ont été vos premières réactions à l’annonce des résultats du référendum ? Et peut-être même un peu avant, au moment où on a su qu’une grande majorité d’indépendantistes appellerait au boycott de ces élections ?
Jean-François Merle :
Ma première réaction a été : « quel gâchis ! Tout ce chemin pour arriver à cette incertitude ». Je n’ai d’ailleurs pas eu cette réaction quand les indépendantistes ont déclaré qu’ils ne reconnaîtraient pas le résultat du scrutin, mais quand le gouvernement a décidé de maintenir la date du 12 décembre alors que d’autres options s’offraient à lui.
Philippe Meyer :
Rappelons que les contaminations à la Covid-19 avaient beaucoup chuté en octobre dernier, et donc que l’argument principal des indépendantistes s’était affaibli.
Jean-François Merle :
Non, parce qu’il ne s’agissait pas seulement de l’état de la propagation du virus, mais aussi le fait que la Nouvelle-Calédonie a été frappée de façon très soudaine par la pandémie. Elle avait vécu presque sans atteinte du Covid jusqu’en septembre 2021. Mais à partir du 9 septembre, il y a eu une progression foudroyante, puisqu’en six semaines, le taux de mortalité a atteint 1 pour 1 000 : 280 décès pour 280 000 habitants. Pour atteindre un tel taux dans l’hexagone, il a fallu douze mois. L’effet de sidération que cela produit sur une communauté est énorme. Par exemple, quand un crash aérien fait 200 victimes d’un coup, cela paraît bien plus dramatique que les 1200 morts annuels des accidents de voiture.
Il y a donc eu cette sidération, d’autant que la majorité des victimes faisaient partie des communautés océaniennes, Kanaks et Wallisiennes, à cause de comorbidités plus importantes (comme le diabète). Un des responsables du parti Wallisien et Futunien appelé « Éveil océanien », qui avait pris position pour le « non » en recommandant « non, pas maintenant », a déclaré que quand on en était à chercher quelques dizaines de milliers de Franc pacifiques pour pouvoir acheter des cercueils pour ses parents, le référendum n’était pas une priorité.
Il y a donc aussi eu une question culturelle, relative à la place du deuil dans les civilisations océaniennes, et le fait que le gouvernement s’est montré insensible face à cela (en dépit des recommandations qui lui avaient été prodiguées), le fait que les loyalistes ont considéré cela comme un prétexte, alors que vivant aux côtés des Océaniens ils auraient pu se montrer sensibles à ces questions (mais bien que vivant à côté, on a le sentiment qu’ils sont en réalité très loin) ; tout cela a conduit les indépendantistes à se déclarer dans l’impossibilité de faire campagne en septembre dernier.
Lucile Schmid :
Quand vous décrivez ces populations qui vivent « à côté mais très loin », vous exprimez la difficulté à constituer un « peuple calédonien », le terme juridique employé dans l’accord de Nouméa. Mais faire peuple se révèle bien plus difficile dans les faits que dans les textes juridiques. Les indépendantistes avaient discuté avec Edouard Philippe la possibilité de faire le référendum après les élections présidentielles, ils ont peut-être aussi le sentiment qu’on a voulu régler les choses avant que ne commencent « les affaires sérieuses » en métropole. En tous cas cette question de la date est évidemment très délicate.
Depuis la France métropolitaine, on peut avoir l’impression qu’il s’agit d’un refus d’obstacle de la part des indépendantistes qui craignaient de perdre ce troisième référendum. A la question du deuil kanak que vous évoquiez, qui dure un an, s’ajoute celle de la pertinence du référendum : est-il la bonne manière de résoudre cette question du peuple calédonien ? Trois référendums de suite, n’est-ce pas vu comme une espèce de détermination de la France à se débarrasser de la Nouvelle-Calédonie, notamment chez les puissances voisines comme l’Australie ou la Chine ?
Comment la France peut-elle considérer cette Nouvelle-Calédonie ? Vu de Paris, la considère-t-on comme étant partie intégrante de la France ?
Jean-François Merle :
Après le deuxième référendum, Edouard Philippe, alors Premier ministre, avait réuni, comme prévu le comité des signataires de l’accord de Nouméa, pour envisager le calendrier de la suite et ses modalités. A l’issue de cette réunion, il avait dit qu’un accord avait été trouvé : si troisième référendum il devait y avoir (car ce n’était alors qu’une possibilité), celui-ci se tiendrait après les élections présidentielles, plus exactement en septembre 2022, afin qu’il n’y ait pas d’interférence avec les questions de politique intérieure.
J’ai un souvenir personnel très précis du dimanche 26 juin 1988, juste après que les différents partenaires ont signé les accords de Matignon. Michel Rocard s’était adressé à chacun d’entre eux en les regardant les yeux dans les yeux. « Je ne sais pas où nous serons les uns et les autres dans 3, 5 ou 10 ans, mais nous devons prendre l’engagement solennel de tout faire pour que plus jamais la Nouvelle-Calédonie ne soit un enjeu de politique intérieure française ». Parce que c’est cela qui avait mené aux drames de la période des « évènements », jusqu’à la prise d’otages de la grotte d’Ouvéa. Ce « serment de Matignon » a été respecté pendant 33 ans par tous les gouvernements et responsables politiques successifs, qu’ils soient dans la majorité ou dans l’opposition. Et voici que pour des raisons qui ne m’ont jamais paru convaincantes, le gouvernement a réuni en juin 2021, non pas le comité des signataires, mais une formule un réduite en excluant certains, et a proposé la date du 12 décembre. Et déjà à ce moment-là, toutes les formations indépendantistes ont protesté sur ce choix.
Qu’est-ce qui rend un référendum à même de régler un différent politique ? C’est que tout le monde en accepte les résultats. Il ne s’agit pas du taux de participation. Le taux de participation sur le référendum à propos du quinquennat en 2000 était de 31% … Pourtant, personne ne remet en cause le quinquennat à cause des 31% ; si on le fait, c’est pour d’autres raisons. Le référendum qui a approuvé les accords de Matignon-Oudinot a connu une participation de 36%. A l’époque, le RPR avait appelé à l’abstention, mais personne n’avait dit qu’il ne reconnaîtrait pas les résultats. C’est ce qui a permis de régler la question. Inversement, en juin 2016, les électeurs de Loire-Atlantique ont approuvé la réalisation de l‘aérodrome de Notre-Dame-des-Landes. Mais comme une partie très significative du corps électoral avalait annoncé qu’elle ne reconnaîtrait pas les résultats, on connait les problèmes qui s’en sont suivi.
Vous avez raison de dire qu’un référendum auquel il faut répondre par « oui » ou par « non » n’est pas forcément en mesure de créer les conditions dans lesquelles on fait société. Mais lorsque l’accord de Nouméa a été signé en 1998, on ne savait pas comment les choses allaient tourner, et on pouvait s’imaginer qu’il se produirait la même chose qu’après les accords de Matignon. Je rappelle qu’à l’issue de ceux-ci, les deux camps loyalistes et indépendantistes s’étaient mis d’accord sur une nouvelle période de transition (même s’ils n’étaient pas d’accord quant à la durée de celle-ci). Tout le monde allait dans le sens d’une négociation. Ici, les choses ont été forcées. Or dans la culture océanienne, cela ne fonctionne pas. Il faut qu’à un moment ou un autre, la palabre crée les conditions du consensus. Aujourd’hui de nombreux responsables politiques ont beaucoup de mal à voir ce destin commun comme quelque chose qui aille au delà des paroles. Ce qui me rend quelquefois optimiste, c’est que chez les jeunes générations, plus métissées, qui ont partagé les mêmes bancs d’écoles, on ne retrouve plus les préjugés et les a priori du passé.
Lionel Zinsou :
Nous n’avons pas encore prononcé le mot de « décolonisation », mais si nous décalons un instant le regard, au-delà de la relation entre la métropole et la collectivité sui generis, il y a tout de même une opinion internationale et une Organisation des Nations Unies. Je suis personnellement frappé par les solidarités assez profondes autour de l‘idée qu’il s’agit bel et bien d’une question de décolonisation, que celle-ci doit s’accomplir, et qu’aux 3/5ème de l’assemblée générale des Nations-Unies, un peu avant les accords de Matignon, la Nouvelle-Calédonie a bien été considérée comme un territoire à décoloniser. Cela reste un sentiment assez fort pour la majorité des populations mondiales d’anciens colonisés.
Il m’est arrivé de voyager entre Paris et Sydney avec Dick Ukeiwé, qui était à la fois kanak et dirigeant du RCPR (Rassemblement pour la Calédonie dans la République, parti anti-indépendantiste), il était à l’époque le président de l’organisation législative du territoire. La première escale entre Paris et Jakarta dure douze heures, pendant lesquelles je n’ai pas dormi, car il m’expliquait tous les combats communs entre les Kanaks, pendant la guerre d’Algérie, les problématiques de décolonisation de l’Afrique subsaharienne et ses modalités, très différentes de celles de l‘Afrique du Nord, etc. J’ai été très frappé par la solidarité des peuples, même pour quelqu’un qui était clairement un loyaliste. Je crois qu’elle est toujours actuelle. Et dans la région, les autres états mélanésiens sont clairement solidaires des indépendantistes, notamment la Papouasie-Nouvelle-Guinée, mais aussi les grandes puissances de la région, membres du Commonwealth.
Cette affaire va donc bien au-delà d’un simple tête-à-tête entre la métropole et la collectivité sui generis. Il y a également une revendication internationale de décolonisation. C’est cependant très compliqué car, comme dans d’autres DOM-TOM, le statut actuel présente des avantages considérables. Les chiffres économiques sont assez parlants, entre les autres Etats mélanésiens et la Nouvelle-Calédonie, en termes de richesse par tête, cela varie parfois entre 1,5 et 10. On est à l’évidence plus près des niveaux de revenus de l‘Australie que de ceux du Vanuatu ou de la Papouasie. C’est le même paradoxe qu’on peut retrouver aux Antilles : les bénéfices de la non-décolonisation sont tout de même considérables, malgré les inégalités. Comment gère-t-on un tel paradoxe, et sent-on à Paris et à Nouméa la pression engendrée par le fait que l’opinion internationale raisonne en termes de décolonisation ?
Jean-François Merle :
Les différences de revenu avec les pays voisins existent évidemment, n’oublions pas cependant que le rapport des inégalités en Nouvelle-Calédonie est de 1 à 10, alors qu’il n’est que de 1 à 4 dans l’hexagone. La répartition de la richesse y est extraordinairement inégalitaire.
Vous avez raison, cette question néo-calédonienne est largement internationale. C’est l’une des raisons pour lesquelles les trois référendums successifs ont été réalisés avec la présence d’observateurs de l’ONU, et que régulièrement, le comité spécial de la décolonisation reçoit des représentants de la Nouvelle-Calédonie.
Si l’on regarde ce qu’est précisément une décolonisation pour le droit international, l’assemblée générale de l’ONU demande un scrutin légitime et éclairé, par conséquent la question du corps électoral est très importante. Mais ce scrutin peut avoir plusieurs issues : l’indépendance n’est pas la solution naturelle et inévitable. On peut aussi choisir de rester associé sous une forme ou sous un autre à l’ancienne puissance administrante. A ce moment-là le processus de décolonisation peut être considéré comme clos.
Le vrai problème est que la France dans son appareil d’Etat n’a pas été capable, depuis 10 ou 15 ans, d’envisager les relations avec la Nouvelle-Calédonie autrement que sous la forme ancestrale de « je possède » ou « je ne possède pas ». Le soft power est resté en berne, il semble que la diplomatie française et l’appareil régalien aient beaucoup de mal à envisager la Nouvelle-Calédonie. Quand j’entends le président de la République dire « la France serait moins belle sans la Nouvelle-Calédonie », j’entends d’une certaine manière Jules Ferry parler de « la plus grande France » et je trouve dommage que nous en soyons encore là.
Quand on envisage les enjeux géopolitiques (les vues de la Chine sur un certain nombre de pays de la zone Pacifique), on voit que les relations ne sont pas non plus de l’ordre du soft power, il ne s’agit ni plus ni moins que du pouvoir du billet de banque. Mais la relation n’est pas du même type que celle d’une colonisation ou d’une prise de possession. Si la France avait voulu éviter que le Vanuatu ne tombe largement entre les mains de Pékin, peut-être aurait-elle procédé autrement que par le largage pur et simple des Nouvelles-Hébrides. En termes de relations internationales, ce fut tout de même un fiasco complet.
Je suis absolument convaincu que pour l’influence française en zone Pacifique, la Nouvelle-Calédonie a un rôle majeur à jouer. Les Kanaks sont extraordinairement francophones, la très grande majorité d’entre eux a des liens affectifs très forts avec la France. Ils veulent simplement reconquérir une dignité que la prise de possession leur a ôtée. Pour moi, des relations de partenariat solide avec une Nouvelle-Calédonie indépendante permettraient un rayonnement de la France beaucoup plus important qu’il ne l’est dans l’état actuel.
Béatrice Giblin :
On oppose toujours Caldoches (les colons de la colonisation de peuplement) et Kanaks. On le voit très nettement dans les cartes électorales, par exemple. Mais je ne suis pas si sûre que cela aille de soi. Nous n’avons rien dit de la répartition de la population, mais Nouméa et son agglomération représentent aujourd’hui 180 000 habitants, majoritairement Européens ou assimilés, soit presque les deux tiers de la population. La majorité de la population kanak en revanche est sur le versant oriental, avec des villes petites ou moyennes, et une faible densité de population. Il y a également une population de Vietnamiens, d’Antillais, d’Indonésiens, d’autres Mélanésiens, etc. Ceux-là ne semblent pas être véritablement pris en compte. Ni par les Européens, ni par les Kanaks.
Sur le plan démographique, les Kanaks ne sont pas majoritaires. Leurs chances de l’emporter dans un référendum sont donc au mieux incertaines. Ont-ils cherché à associer tous ces peuples autres qu’Européens pour constituer un ensemble politique qui pourrait faire le poids ? Ils semblent si convaincus d’être le seul peuple légitime pour diriger et contrôler la Nouvelle-Calédonie qu’ils ont peut-être affaibli leurs chances … Les résultats des précédents référendums montrent que leur échec n’est pas seulement dû aux Européens.
Définir le corps électoral n’a pas été une mince affaire. Il a été fixé en 1998. Y a-t-il eu des changements depuis ? D’autres populations peuvent-elles s’inscrire sur les listes ?
Jean-François Merle :
Parmi les exceptions (nombreuses) de Nouvelle-Calédonie, il y a le fait qu’on peut y faire des statistiques ethniques sur la base des communautés, ce qui est un instrument très précieux pour mesurer les évolutions des inégalités. La population est à peu près répartie de la façon suivante (sur une base déclarative) : entre 40% et 45% de Kanaks, 35% à 36% d’Européens, une importante population wallésienne et futunienne : 15% à 17% (il y en a aujourd’hui davantage en Nouvelle-Calédonie qu’à Wallis et Futuna). C’est évidemment un problème important par rapport aux statuts des nationalités découlant d’une éventuelle indépendance. Il y a effectivement des communautés indonésiennes et polynésiennes, mais quantitativement, elles restent marginales.
D’autre part, il y a dans ces recensements de plus en plus de gens se définissant comme « Calédoniens », et ne souhaitant pas se rattacher à une communauté plus précise. C’est le cas de nombreux métis, par exemple.
Quand vous dites que les Kanaks n’ont pas su rallier les autres communautés à la cause indépendantiste, vous oubliez qu’en 1983 (c’est à dire avant que ne se déclenche le cycle de violences qu’on a appelé « les évènements »), une rencontre avait été organisée à Nainville-les-Roches par Georges Lemoine, alors secrétaire d’Etat chargé des DOM-TOM, au cours de laquelle avait été négocié un projet entre les indépendantistes (Jean-Marie Tjibaou était alors vice-président du gouvernement de Nouvelle-Calédonie) et le RPCR de Jacques Lafleur. Au cours de cette rencontre, M. Tjibaou avait mis sur la table le fait que les Kanaks, bien qu’étant le peuple colonisé, étaient d’accord pour ouvrir le droit de vote à ceux qu’il avait appelés « les victimes de l’Histoire », c’est à dire ceux qui étaient arrivés en Nouvelle-Calédonie contre leur gré. Il ne faut pas oublier que, comme l’Algérie, la Nouvelle-Calédonie était certes une colonie de peuplement, mais que c’était également une colonie pénitentiaire. Cette double caractéristique a profondément marqué les populations européennes qui ont très longtemps refoulé leurs liens d’appartenance à la France : ceux qui étaient venus dans le cadre pénal étaient mal vus, les autres arrivaient à un moment où le gouverneur déclarait « vouloir fermer le robinet d’eau sale » … D’une certaine façon, les « victimes de l’Histoire » étaient ceux qui n’avaient pas d’autre endroit où aller. Dans l’Histoire des colonisations, cette déclaration de M. Tjibaou constituait un geste absolument inédit : il s’agissait de partager le droit à l’auto-détermination. Jacques Lafleur n’a pas saisi cette main tendue. Il a fallu les tragédies que l’on sait pour qu’il retrouve une stature d’homme d’Etat et accepte de signer les accords.
En 1988, les indépendantistes sont allés encore plus loin, puisqu’ils ont accepté que tous ceux qui étaient présents en 1988 aient la capacité de voter dix ans plus tard. En 1998, au moment des accords de Nouméa, il s’est agi de définir le corps électoral pour les référendums devant advenir au bout du processus de vingt ans. Pour que cette définition ait du sens, il fallait que le corps électoral reste stable, pour que de nouveaux arrivants ne viennent pas perturber les équilibres en place. C’est pourquoi, par une réforme constitutionnelle de 2003, le corps électoral a été gelé. Il y a eu de nombreux recours, devant la Cour européenne des Droits de l’Homme, devant les Nations-Unies, etc. Mais tous ces recours ont conclu que la situation particulière et le processus de décolonisation qui était engagé étaient légitimes.
Les Wallisiens et Futuniens ont longtemps été considéré par le RPCR comme une masse de manœuvre électorale. Il y a quatre ans, bon nombre d’entre eux ont décidé de s’émanciper de cette tutelle indirecte et ont déclaré qu’ils seraient « les capitaines de leur propre destin ». Ils ont créé un parti communautaire appelé l’Éveil océanien. Celui-ci a déclaré que ses futures alliances électorales seraient décidées en fonction des intérêts de la communauté wallisienne et futunienne. Si aujourd’hui le président du Congrès de Nouvelle-Calédonie (M. Roch Wamytan) et le président du gouvernement (M. Louis Mapou), sont tous deux du FLNKS (Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste), c’est parce que les élus de l’Éveil océanien ont voté pour eux. A la province Sud, ils font partie de la majorité ex-RPCR, leurs alliances sont donc à géométrie variable, mais elles ont été accueillies par le FLNKS comme étant une majorité océanienne.
Lucile Schmid :
A propos de la question de l’Histoire et de la mémoire, on voit bien que dans la région, le problème dépasse la Nouvelle-Calédonie (les Aborigènes en Australie, les Maoris en Nouvelle-Zélande). Ces différents peuples premiers d’Océnaie ont des manières différentes de traiter les choses. Ainsi, le musée de Wellington expose le document signé entre les Maoris et les « nouveaux venus », on a ainsi le sentiment d’un partage, qui n’a par exemple jamais existé entre avec les Aborigènes en Australie.
Dès lors, la question qui se pose à la France est : comment traite-t-on ce peuple premier dans l’optique du « faire peuple » calédonien ? Lorsqu’on écoute Alban Bensa, l’anthropologue spécialiste de la Nouvelle-Calédonie, on est très étonné : il déclare par exemple qu’on ne sait pas combien de Kanaks il y avait quand les Français sont arrivés en Nouvelle-Calédonie. Avec la question de la pandémie, on voit bien que la peur du virus est extrême dans ces populations insulaires, parce que liée à l’Histoire. Sur la question de la propriété, on sait que les Kanaks ont été dépossédés et ont dû ensuite travailler pour payer l’impôt foncier de leur terre. Cette question de l’injustice coloniale est en quelque sorte réactivée dans le processus d’accès à l’indépendance. Comment la traite-t-on ? Dans l’accord de Nouméa, le partage des mémoires est évoqué. Pour faire peuple, ne faut-il pas une mémoire commune ?
Jean-François Merle :
Le partage des mémoires a été en grande partie réalisé dans un document que j’ai toujours trouvé d’une hauteur de vue exceptionnelle : le préambule de l‘accord de Nouméa. C’est le premier texte accepté par tous à décrire de manière factuelle la façon dont s’est déroulée la colonisation en Nouvelle-Calédonie. Il ne dit pas que la colonisation était un crime contre l’Humanité, mais reconnaît qu’il y a des zones d’ombres, que les Kanaks ont été dépossédés, etc. Il reconnaît aussi que des gens étaient venus sans intention de nuire (médecins, enseignants, etc.). Ce texte reconnaît aussi que la colonisation s’est faite selon les règles du droit international des puissances dominantes de l’époque. Il visait donc à solder autant que possible le contentieux colonial. Il valorise également la culture kanak ; c’est la création du centre culturel Jean-Marie Tjibaou, un élément essentiel de diffusion et de partage d’une culture vivante (et non momifiée ou seulement muséographique). Il y a désormais un enseignement des langues kanaks dans l’enseignement général. Dans le processus issu des accords de Matignon, il y a aussi un travail de redistribution foncière, concernant environ 40 000 hectares. Le chemin de réparation et de prise en compte du fait colonial a donc en partie été fait.
J’ai le sentiment qu’on aurait pu aller plus loin. Quand Emmanuel Macron s’est rendu en Nouvelle-Calédonie en 2018 et qu’il y a transféré les actes de prise de possession, c’était une façon de boucler la boucle de l’Histoire. Mais il reste une dernière étape. Il est vrai que par rapport aux autres peuples premiers de la région, et malgré toutes les injustices et la répression que les Kanaks ont subies, le cantonnement dans les réserves est peut-être ce qui leur a évité de connaître le destin des Aborigènes australiens. Étant tenus à l’écart, au moins pendant un certain temps, de la civilisation européenne conquérante, ils ont maintenu une culture. Cela a d’ailleurs constitué une grande part du travail de Jean-Marie Tjibaou que de remettre cette culture au premier plan de la vie collective en Nouvelle-Calédonie.
Lionel Zinsou :
Je trouve que ce qui a été fait sur le plan culturel est effectivement très impressionnant. Dix ans après l’assassinat de Jean-Marie Tjibaou, l’ouverture du centre culturel qui porte son nom a constitué un jalon majeur. Son premier directeur Emmanuel Kasarhérou (actuellement au musée du Quai Branly) est un métis, d’ascendance kanak et métropolitaine, qui a fait un travail exceptionnel de recensement du patrimoine kanak dans le monde entier. En plus d’avoir redonné de la dignité à cette culture, la dynamique entreprise par Jean-Marie Tjibaou lui a aussi conféré un prestige certain. C’est un atout assez unique, car dans l’histoire de la colonisation, cette restitution de l’identité est assez récente.
Si nous nous tournons à présent vers le futur, y a-t-il selon vous un potentiel de violence aussi fort que pendant les évènements ? En dehors de la grotte d’Ouvéa, tous les grands leaders kanaks ont été assassinés. Certains, comme Jean-Marie Tjibaou lui-même, ont été abattus par d’autres indépendantistes. Y a-t-il des leaders d’envergure pour conduire cette apparition d’un peuple calédonien et une construction constitutionnelle qui sera forcément originale ? Je travaillais à Matignon un peu avant que vous n’y soyez, et nous travaillions dans une ambiance de guerre civile … Étant donné les fortes inégalités, l’important chômage des jeunes, d’autres tragédies sont-elles à craindre ?
Jean-François Merle :
Aujourd’hui, personne ne veut revivre ces évènements, en tous cas ceux qui en ont la mémoire. Certes, ils sont une minorité, puisque plus de la moitié de la population a moins de trente ans. Il a fallu assez longtemps pour que ce soit évoqué dans les familles ou à l’école. Le préambule de l’accord de Nouméa est cependant affiché dans tous les établissements scolaires, on peut donc espérer que les jeunes générations s’approprient cette histoire. Mais on partait de loin : j’ai le souvenir que lors de ma première visite en 1988, j’avais vu dans une école primaire une affiche « nos ancêtres les Gaulois » …
Il y a eu un renouvellement assez fort chez les leaders loyalistes. Beaucoup étaient adolescents au moment des évènements. Du côté des indépendantistes en revanche, il y a une grande stabilité, ceux qui sont aux responsabilités en ce moment étaient déjà signataires des accords. Il n’y a donc pas le même rapport à la mémoire et à l’Histoire. Les nouveaux venus sauront-ils pourquoi et comment les choses ont si mal tourné à un moment donné ? J’ai un élément d’inquiétude là-dessus, car une partie des leaders politiques, souvent pour des raisons électorales, s’appuient sur la radicalité de certaines positions, et on constate parfois un déni de l’autre, de l’altérité.
Pendant la campagne du référendum, certains clips loyalistes (seuls les loyalistes faisaient campagne) étaient sous forme de bande dessinée, et ils n’étaient pas exempts de connotations racistes. Jusqu’à un recours au Conseil d’Etat, aboutissant au retrait de ces clips problématiques avant qu’ils ne soient censurés. Le fait est déjà grave en soi, mais ce qui me navre le plus, c’est que les auteurs ne comprenaient même pas en quoi leurs publications étaient racistes. C’était à peu près : « Ben quoi ? Tu trouves pas ça drôle, bamboula ? » C’est évidemment consternant, mais aussi très inquiétant.
Je ne crois pas qu’il y ait aujourd’hui le même type de risque de violence que dans les années 1980, car les situations ont changé. On n’est cependant pas à l’abri de violences urbaines, d’émeutes sociales dans les quartiers, parce qu’à un moment les injustices deviennent insupportables.
Béatrice Giblin :
Est-ce que le contexte international (l’Australie, la Chine, cette idée de zone économique exclusive de la France, les enjeux du nickel, etc.) a joué dans le maintien du référendum, qui vous a fait dire « quel gâchis » ?
Jean-François Merle :
Beaucoup de ces arguments sont de pure circonstance. Par exemple, on n’a pas du tout parlé de la Chine au cours des deux premiers référendums, alors qu’elle était déjà bel et bien là. La Nouvelle-Calédonie exporte en Chine 50% du nickel qu’elle ne traite pas sur place. Le paradoxe, c’est qu’il y a deux ans, les loyalistes reprochaient aux indépendantistes de torpiller la SLN (Société Le Nickel) quand ils refusaient de voter l’autorisation d’exportation de nickel vers la Chine …
Quant à la zone économique exclusive, depuis l’accord de Nouméa, la responsabilité de sa gestion (c’est à dire les autorisations de pêche et d’exploitation) est confiée à la Nouvelle-Calédonie. Pour la France, ce ne sont que des coûts (surveillance aéronavale, etc.). Les intérêts géopolitiques qui ont été mis en avant ne correspondent donc pas pour moi à la réalité des enjeux. Bien sûr, il y a des enjeux géopolitiques, mais ce n’est pas à cause de la Nouvelle-Calédonie que l’Australie n’a plus voulu acheter les sous-marins français … On a feint de découvrir dans cette campagne du troisième référendum des enjeux qui n’en étaient pas. Je crains que malheureusement, la raison la plus simple est que le gouvernement a pensé faire un coup politique en bouclant l’accord de Nouméa avant la fin du quinquennat. Sans la crise sanitaire, cela aurait peut-être fonctionné, mais la réaction à celle-ci n’a pas été à la hauteur de ce qu’on pouvait attendre.