LE RETOUR DE L’EMPIRE RUSSE ?
Introduction
Philippe Meyer :
Projection de 3 000 hommes au Kazakhstan en 2022, après que des troubles ont éclaté à Almaty, interposition militaire entre Arménie et Azerbaïdjan en 2021, relance de l'union avec la Biélorussie en 2020, déstabilisation de l'Ukraine depuis 2014 ou encore guerre avec la Géorgie en 2008 : la Fédération de Russie réinvestit militairement, économiquement et militairement plusieurs anciennes Républiques Socialistes Soviétiques et entretient des tensions militaires en Baltique via l'enclave de Kaliningrad, en Mer Noire à partir de la Crimée annexée en 2014, dans le Caucase grâce à sa médiation après le nouveau conflit du Haut-Karabakh en 2020. Cependant, la Fédération de Russie ne dispose pas des ressources économiques, militaires et politiques de l'URSS. Économie rentière dépendante des exportations d'hydrocarbures, de minerais et de technologies militaires, la Russie ne maîtrise pas son destin économique, son PIB est inférieur à celui de l’Italie, tandis que son déclin démographique constant réduit sa croissance potentielle.
En dépit ou à cause de ce contexte, le 17 décembre, la Fédération de Russie a officialisé son projet de traité avec l'Otan et les États-Unis au sujet de ses « garanties de sécurité ». Poutine a exigé des Américains et des Européens de revenir à la situation de 1997, lorsque l'Alliance atlantique n'avait pas encore accueilli parmi ses membres la Pologne et les autres pays d'Europe centrale et balte. Il a proposé deux projets de traités en ce sens, l'un avec Washington et l'autre avec l'Otan. Moscou réclame l'assurance que l'Otan n'admettra plus aucun membre parmi les anciennes républiques de l'Union soviétique (autrement dit, l'Ukraine et la Géorgie), mais aussi la promesse que l'Alliance va réduire ses activités militaires en Europe centrale et dans les pays Baltes. La Russie exige en outre que les États-Unis ne déploient aucun missile à courte et moyenne portée en Europe. Devant la presse internationale le 23 décembre, Poutine a enjoint aux Occidentaux d’accepter son projet « immédiatement, maintenant ». Pour appuyer sa revendication, il a massé des dizaines de milliers de soldats à la frontière de l'Ukraine, plus de 100 000 selon les Américains.
Des prétentions jugées « inacceptables » par les Occidentaux, qui refusent a priori toute concession non réciproque. Après deux sommets Poutine-Biden (dont le deuxième, le 7 décembre dernier, par vidéoconférence), la rencontre lundi à Genève entre les vice-ministres des Affaires étrangères russe et américain, Sergueï Riabkov et Wendy Sherman, s'apparentait à une reprise de contact afin d'amorcer une désescalade de la crise ukrainienne. Elle ne semble pas dans l'immédiat avoir permis de faire bouger les lignes. Ces discussions ont été suivies par une réunion Otan-Russie mercredi à Bruxelles, puis une rencontre jeudi à Vienne de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, plateforme de dialogue Est-Ouest issue de la guerre froide. « Je ne crois pas que nous verrons des avancées cette semaine », a déclaré le secrétaire d'État américain, Antony Blinken.
Kontildondit ?
Béatrice Giblin :
Souscrire à l’affirmation de Tony Blinken ne me paraît pas être un pari particulièrement risqué…
Je voudrais commencer par recommander une précaution : nous ne sommes absolument pas dans une configuration de retour à la guerre froide. Ce n’est plus le même contexte. D’abord parce que la Chine est devenue une grande puissance, ce qui n’était pas le cas à l’époque. Avec un PIB proche de celui de l‘Espagne, et nettement inférieur à celui de l’Italie, la Russie n’a pas les moyens d’une politique aussi puissante qu’elle voudrait le faire croire.
Comment expliquer la situation actuelle alors ? Cette exigence d’immédiateté, l’espèce d’ultimatum adressé à l’Occident alors qu’elle n’en a pas les moyens. Il faut revenir à la question des représentations. L’une des constantes pluriséculaires de la Russie est la peur de l’encerclement. C’est évidemment très étonnant de la part du plus grand pays du monde (17 millions de kilomètres carrés), mais Poutine voit l’OTAN (et donc les Etats-Unis, car il identifie les deux) comme cherchant à l’encercler : les pays baltes, la Pologne, la possibilité pour l’Ukraine d’adhérer un jour, la Géorgie … Cela lui est absolument insupportable, ainsi qu’à une grande partie de la population russe.
Pour Vladimir Poutine, la sécurité de la Russie nécessite de reconstruire un glacis qu’il va contrôler. Il s’agit de son étranger proche, une situation post-soviétique dans laquelle l’Occident n’a rien à faire. A la limite, une finlandisation de l’Ukraine est peut-être tolérable. Il y a en France des gens qui considèrent que l’on doit être respectueux de cette pensée, qu’il nous faut comprendre que l’Ukraine devrait au mieux être neutre et ne pas antagoniser un voisin tel que la Russie.
La situation est délicate et préoccupante car Poutine veut changer l’organisation de la sécurité qui a suivi la chute de l’URSS, revenir à 1997 ; en somme : on efface tout et on recommence. A ceci près que c’est totalement inacceptable et que cela ne sera jamais accepté. Peut-il aller jusqu’à provoquer une guerre pour s’imposer en Ukraine ? J’en doute, car s’embarquer dans un tel affrontement est très risqué. Il y a un nationalisme réel en Ukraine, des gens prêts à se battre et à mourir pour défendre leur territoire, y compris au Donbass. Poutine et son entourage croient encore que l’Ukraine n’est pas véritablement une nation, que Kiev fait partie de la Russie. Par exemple, le ministre des Affaires étrangères dit que son père est ukrainien, qu’il a lui-même une maison à Kiev où il se rend régulièrement, que ce n’est pas autre chose qu’un province russe en somme. Ils nient jusqu’à l’existence d’une langue ukrainienne, considérée au mieux comme un dialecte. Les perceptions des situations sont radicalement différentes. Mais en Ukraine, les mouvements d’indépendance vis-à-vis de la Russie sont tout à fait réels et très forts. L’armée ukrainienne n’est pas celle de 2014, elle est formée par les Etats-Unis et la Turquie, bien équipée, et décidée à se battre pour son indépendance.
Akram Belkaïd :
Nous sommes en présence d’une crise multiforme, comprenant de nombreuses inconnues, à commencer par les intentions réelles de Vladimir Poutine. Le président russe ne peut pas ignorer qu’exiger des engagements écrits de ses interlocuteurs occidentaux est illusoire. Pourquoi le fait-il alors ? Beaucoup de spécialistes s’interrogent sans réponse convaincante. Il y a sans doute une volonté de réparer le bilan catastrophique des années de présidence de Boris Eltsine, pendant lesquelles la Russie a perdu énormément en termes de capacités d’intervention, et s’est vue bouleversée dans son propre espace politique et économique.
Que se passera-t-il en Ukraine ? Beaucoup affirment que l’idée d’un conflit militaire est à écarter et que la raison prévaudra. Je n’en suis absolument pas sûr, car les acteurs sont multiples. En plus des Etats russe et ukrainien, il y a des groupes paramilitaires ukrainiens, qui n’obéissent qu’à eux-mêmes et ont visiblement une grande autonomie vis-à-vis du pouvoir de Kiev, nous ne sommes donc pas à l’abri dans les semaines qui viennent d’une dégradation sécuritaire qui va mettre chacun des acteurs impliqués devant leurs responsabilités.
Pour le moment, le dialogue ne mène effectivement nulle part. On voit très mal l’OTAN déclarer par écrit que l’Ukraine ne la rejoindra jamais, quant à l’Europe, elle est véritablement sur un strapontin, c’est un aspect de cette crise que l’on ne souligne pas assez. Il est évident qu’elle n’a absolument pas son mot à dire.
Nicolas Baverez :
Vladimir Poutine se livre à une surenchère spectaculaire. C’est aujourd’hui l’Ukraine, mais c’était la Biélorussie il n’y a pas si longtemps, l’intervention au Kazakhstan, les démonstrations de force militaire dans l’espace, la force Wagner en Centrafrique et aujourd’hui au Mali, les cyberattaques, la baisse des exportations de gaz vers l’Europe … La Russie a engagé une véritable guerre hybride ciblant l’Europe, et dispose d’une gamme très variée d’instruments pour la mener, l’élément militaire n’étant que l’un d’entre eux.
Pourquoi une telle politique ? J’y vois deux raisons. Une raison intérieure, d’abord. Le régime se durcit, Poutine a éliminé toute opposition, on l’a vu avec Navalny ou avec la procédure de dissolution de l‘ONG Mémorial. Paradoxalement, c’est la faiblesse de la Russie qui la presse d’agir. Contrairement à la Chine qui est une puissance ascendante, la Russie se sait déclinante. Sa population va passer sous les 100 millions d’habitants avant la fin du siècle, son économie représente désormais 1 / 12ème de celle de la Chine. Par conséquent Vladimir Poutine veut essayer de prendre le maximum de gages dans le minimum de temps. Pour ce faire, il utilise les outils du hard power.
Quant à la deuxième raison, il s’agit évidemment de la faiblesse de l‘Occident. Tout comme l’affaire de la Crimée avait suivi la volte-face d’Obama à propos de la Syrie en 2013, aujourd’hui pour les Russes, la déroute américaine en Afghanistan, le ratage d’AUKUS, les problèmes internes qui plombent l’administration Biden, le fait que tout le monde est englué dans la pandémie, tout cela constitue autant de fenêtres d’action dans lesquelles Poutine tire opportunément.
Sur la négociation elle-même, il est vrai qu’obtenir un accord sera très compliqué. Les Russes ne veulent parler qu’aux Etats-Unis et à l’OTAN, mais ce qui complique les choses, c’est que l’objectif russe est réellement politique. Le but affiché est effectivement le retour à un glacis, comme au temps de celui de la guerre froide, sous lequel les pays n’auraient plus leur souveraineté et l’OTAN n’aurait pas son mot à dire. Cet objectif est à la fois inacceptable mais aussi irréalisable, puisque les populations de ces pays n’en veulent pas. Les Etats-Unis répondent avec un calendrier technique : discuter du contrôle des armements, d’une architecture de sécurité et de mesures de confiance concernant les manœuvres militaires. Ces deux objectifs sont donc très difficilement compatibles. L’absence de l’Europe dans cette discussion est très frappante, alors même qu’elle est clairement la cible principale de la Russie, et son principal enjeu.
Qu’est-ce qui peut évoluer ? Du côté de l‘Europe, quelques évolutions sont possibles. Michaela nous éclairera sans doute à ce sujet, mais pour ma part, je pense que la Russie est la seule capable de sortir l’Allemagne de sa léthargie stratégique. A supposer que Moscou opte pour une initiative militaire en Ukraine, cela obligerait sans doute Berlin à revenir sur son angélisme mercantiliste. Paradoxalement, Vladimir Poutine redonne du sens à l’OTAN. Tout le monde se demandait à quoi pouvait bien servir l’organisation atlantique ; si Poutine avait voulu lui donner une raison d’exister, il n’aurait pas pu faire mieux.
Michaela Wiegel :
Je complèterai cette longue liste des attaques hybrides russes avec le cas biélorusse, et ce jeu des migrants à la frontière polonaise, orchestré en sous-main par Moscou. La crise ukrainienne, avec l’avancée des troupes russes et le refus de discuter avec les Européens, est une autre mise à l’épreuve de l’Europe. Il est vrai que l’Allemagne occupe dans cette affaire une position clef.
Je rappelle que l’ancien chancelier Gerhard Schröder est toujours lié au pouvoir russe, en sa qualité de conseiller chez Gazprom. Quant au nouveau chancelier allemand Olaf Scholz, il fut le bras droit de Schröder et a toujours eu un discours assez ambigu sur ses amitiés russes, dont il ne s’est jamais clairement distancié. C’est assez cocasse dans la mesure où les Verts allemands ont un discours très clair à l’égard de la Russie. N’oublions pas non plus que le président de la République allemande Frank-Walter Steinmeier, même si son pouvoir politique est très limité, était le « monsieur Russie » de Gerhard Schröder. Beaucoup d’acteurs allemands plaident donc pour une politique d’apaisement à l’égard de la Russie, et ne sont pas prêts à un grand changement géopolitique. C’est sur un sujet pareil que la différence avec l’ère Merkel se voit le mieux, car on prend conscience de l’exploit qu’était le format Normandie, et le fait que la France et l’Allemagne, grâce à leur puissance diplomatique conjointe, avaient réussi à réunir les présidents russe et ukrainien autour d’une même table. Ce format aboutit au traité de Minsk, dont l’objectif n’a certes jamais été atteint, mais qui était tout de même une façon de rationaliser le conflit et de tenter la désescalade. Aujourd’hui malheureusement tout est au point port.
Dans les prochaines semaines, le défi ne va pas seulement consister à mener les négociations, mais aussi à réactiver ce format Normandie. Pour le moment la Russie refuse, et je pense que c’est lié au récent changement de pouvoir en Allemagne ; M. Scholz n’est pas encore considéré comme quelqu’un capable d’exercer une pression sérieuse. Son seul moyen serait de remettre officiellement en question le pipeline Nord Stream II, mais pour le moment, c’est plutôt l’inverse qui se produit : Kevin Kühnert, l’étoile montante du SPD, a récemment déclaré que Nord Stream 2 était un projet entièrement économique, sans aucun aspect géopolitique.
Béatrice Giblin :
Il faut un certain culot pour faire une déclaration pareille …
J’aimerais revenir sur le côté paradoxal qu’a évoqué Nicolas. D’une certaine façon, ces ultimatums adressés à l’OTAN relancent l’organisation, et font prendre conscience, y compris à un certain nombre d’Etats prudents avec la Russie, que celle-ci constitue malgré tout une menace non négligeable. D’une certaine façon, la politique de Poutine permet à l’Occident, passablement désorganisé, de se ressouder. Je pense que le président russe surestime la faiblesse et les divisions occidentales. Sa volonté de ne discuter qu’avec les Etats-Unis est aussi un moyen de se mettre en scène comme une grande puissance.
Je trouve Poutine trop optimiste quant à la menace qu’il est véritablement en mesure de faire peser sur l’Occident, et répète que la donne a considérablement changé : les pays auxquels il s’attaque sont indépendants et tiennent à leur souveraineté, cela change tout par rapport à l’ère soviétique.
Nicolas Baverez :
Sur les objectifs de Poutine, il y a donc la reconstitution du glacis, ou la défense de l’empire, mais aussi la défense de l‘autocratie et la détestation des « révolutions de couleur ». Il y a aussi l’affirmation de la Russie comme grande puissance en effet, mais c’est justement là qu’il y a tout de même un parfum de guerre froide, parce que l’Ukraine n’a pas plus voix au chapitre que l’Europe dans les discussions actuelles, on est réellement dans une logique de blocs. L’Europe est un objet majeur mais absent.
Pour ce qui est du paradoxe sur l’OTAN, il y a aussi des choses à dire côté européen. L’Europe, si elle veut progresser en autonomie stratégique comme la France le souhaite, doit prendre en compte les menaces sécuritaires du monde d’aujourd’hui, qui font courir de vrais risques de guerre. Mais paradoxalement, pour bon nombre de nos partenaires européens, la Défense est l’affaire de l’OTAN et de personne d’autre.
Michaela Wiegel :
Cette OTAN réunifiée est effectivement un mauvais coup pour la présidence française de l’UE. Emmanuel Macron l’a d’ailleurs dit très clairement quand il a déclaré que les Etats-Unis avaient unilatéralement démissionné des accords de contrôle de l’armement. Sur la forme c’est vrai, mais du point de vue du contenu c’était à cause des Russes. Cela montre néanmoins à quel point l’agacement est fort à Paris de ce grand retour de l‘OTAN.
Akram Belkaïd :
On parle de nouvelle guerre froide, mais j’émettrai une réserve de taille : l’absence de différents idéologiques. Même si la Russie fait aujourd’hui figure de championne des régimes autocratiques, d’un point de vue économique Gazprom est un acteur très influent en Europe, et pas seulement parce qu’il confère à M. Schröder une retraite dorée. D’autres hommes politiques (notamment en France) travaillent pour le compte de sociétés russes. Gazprom est représenté à Bruxelles, et cela rend les sanctions très difficiles. On parle par exemple d’exclure la Russie des moyens de paiement interbancaires SWIFT, mais énormément d’entreprises occidentales protestent. A des niveaux fondamentaux, nous sommes dans une configuration différente de la guerre froide. Enfin, nous avons besoin de la Russie en Europe pour assurer notre stabilité énergétique.
Béatrice Giblin :
Tout comme la Russie a absolument besoin de vendre son gaz, elle ne peut pas se permettre de faire autrement, c’est sa seule ressource conséquente. Quand vous êtes au 60ème rang mondial du PIB par habitant, vous n’avez pas le choix, il faut vendre. La vente du gaz est une arme à double tranchant.
LE RETOUR DU NUCLÉAIRE
Introduction
Philippe Meyer :
« Non seulement l'Europe n'est pas près de se passer d'énergie nucléaire, mais elle va même devoir investir massivement dans la modernisation de ses centrales au cours des prochaines décennies » a indiqué dans un entretien au Journal du Dimanche le commissaire européen chargé du marché intérieur, Thierry Breton. Il a chiffré à 500 milliards d'euros le montant des investissements nécessaires d'ici à 2050, pour développer les centrales de nouvelle génération, sans lesquelles l'Europe ne pourrait atteindre son objectif de neutralité carbone d’ici trente ans. D'où la nécessité pour l'industrie nucléaire d'avoir accès aux financements européens aux meilleures conditions possibles. C'est l'enjeu du projet de « taxonomie » dévoilé le 31 décembre par la Commission européenne, qui prévoit d'inclure le nucléaire parmi les sources d'énergie « durables » contribuant à la réduction des émissions de CO2 et pouvant bénéficier, à ce titre, d'investissements publics et privés à taux préférentiel. Cette disposition est soumise à conditions : les nouvelles centrales devront avoir obtenu un permis de construire avant 2045, les travaux permettant de prolonger la durée de vie des centrales existantes devront avoir été autorisés avant 2040. Des garanties en matière de traitement des déchets et de démantèlement des installations nucléaires en fin de vie sont également exigées. La proposition officielle de l’exécutif européen est attendue pour le 18 janvier. Les États membres auront alors quatre mois pour s'opposer au texte.
La France compte lancer la construction d'un nouveau parc de réacteurs EPR. Elle a donc mis a mis tout son poids dans la balance à Bruxelles. Elle tire aujourd'hui 70 % de son électricité du nucléaire, mais son parc de 56 réacteurs est vieillissant : 36 d'entre eux ont plus de 35 ans. L'objectif affiché par l'actuel gouvernement est de réduire cette part à 50 % du mix énergétique en 2025. Les nouveaux réacteurs nucléaires que la France envisage de construire pourraient faire l'objet d'un dépôt de dossiers en 2023, pour une mise en service « en 2035-2037 ». EDF propose la construction de six nouveaux réacteurs de type EPR en France sur trois sites, un projet que le groupe évalue à environ 50 milliards d'euros en tenant compte d'une intervention de l'État. Cette semaine, EDF a averti d'un nouveau retard d'au moins 6 mois dans la livraison de l’EPR de Flamanville, initialement prévue en 2012. Ce nouveau retard va engendrer un surcoût supplémentaire de 300 millions d’euros. Au total, un coût multiplié par six, à près de 20 milliards d’euros selon la Cour des comptes qui ne cesse d'alerter sur la nécessité de revoir le chiffrage de cette technologie. Dans son dernier rapport, publié en décembre, elle insistait sur la nécessaire prise en compte de tous les coûts de production avant de décider de choix cruciaux en matière énergétique.
Kontildondit ?
Michaela Wiegel :
Nous assistons effectivement à un assez spectaculaire revirement de la présidence Macron à ce sujet. Rappelons-nous, dans les débuts, il y avait un accord assez large avec le gouvernement allemand de l’époque pour engager une sortie (même si elle n’était que partielle) du nucléaire, considéré comme une technologie trop dangereuse, avec des problèmes de stockage des déchets trop importants. Cet accord franco-allemand faisait à peu près consensus en Europe.
Ce revirement a un volet national et un volet européen. Au niveau national, ce fut la sortie de Nicolas Hulot du gouvernement, et le plan très ambitieux n’a pas dépassé l’arrêt de Fessenheim, la programmation de l’arrêt de la moitié du parc nucléaire n’étant pas tenable, même avec des délais largement au-delà du mandat présidentiel. Il y eut également le récent discours d’Emmanuel Macron où il officialisa son intention de construire de nouvelles centrales, plus petites, plus performantes et moins productrices de déchets (même si on ne sait pas encore le faire). Ce « stop and go » national rend assez difficile la gestion des centrales existantes, on a le sentiment d’une réelle pénurie de main d’œuvre qualifiée. Les structures sont vieillissantes, 10 centrales sur 56 sont à l’arrêt. On a découvert de graves problèmes de corrosion dans 5 d’entre elles, et on s’attend à en trouver d’autres. EDF a révisé de 20% à la baisse sa capacité de production future. A tout cela s’ajoute, pour des raisons purement électorales, le fait de vendre l’électricité à un prix inférieur au prix de revient. Enfin, il y a les problèmes de livraison technologiques des EPR.
Au niveau européen il y a des tensions avec l’Allemagne, et notamment les Verts. Ils sont fous furieux que la Commission inclue l’énergie nucléaire dans la taxonomie, et on voit réapparaître une fracture qu’on pensait révolue entre le seul pays doté de l‘arme nucléaire et les autres pays européens, qui visent à sortir de ce type d’énergie. On voit mal comment concilier ces points de vue antagonistes, même s’il est vrai que pour le moment, l’énergie nucléaire semble être un bon moyen d’autonomie dans le problème des livraisons de gaz russe.
Nicolas Baverez :
Deux choses se téléscopent. D’abord, il y a une vraie crise de l’énergie en Europe, avec de réelles pénuries. Insuffisance de l’offre, envolée des prix, tout cela pèse sur le consommateur. Compte tenu de l‘élection présidentielle, la France a fait beaucoup de ce côté mais ce n’est pas le seul pays, l’Espagne et l’Italie font des choses similaires. Il y a également une dimension géopolitique avec la dépendance au gaz russe, et enfin la dimension écologique.
Cette dernière rejoint la question de long terme, puisqu’aucune transition écologique ne sera possible sans une forte montée de la consommation, et donc de la production d’électricité. La consommation va probablement doubler vers la moitié du siècle, et si nous voulons que la production soit décarbonée, le nucléaire sera indispensable, car il a l’avantage d’être pilotable. C’est la seule façon de faire tenir les réseaux et de pallier aux rendements imprévisibles des énergies renouvelables.
L’Europe a longtemps été le continent leader de l’énergie nucléaire et s’en est largement désengagée aujourd’hui. Y compris en France, et c’est ce qui explique les difficultés actuelles d’EDF, alors que pour notre pays, le lien entre nucléaire civil et nucléaire militaire est très fort. Il n’y a pas de capacité à maintenir une dissuasion nucléaire sans nucléaire civil.
Si elle veut mener à bien une transition écologique, la France devra renouveler son parc nucléaire ; cela pose des difficultés importantes, notamment à cause des problèmes d’EDF, on le voit avec le chantier de Flamanville, qui aurait dû se terminer il y a dix ans. D’après la cour des comptes, le montant s’élèvera à 19,1 milliards d’euros au lieu des 3,4 prévus et il faudra encore au moins un an de travaux supplémentaires. On fait face à un mur financier puisqu’il faut à la fois prolonger les centrales actuelles et investir dans les nouveaux EPR, tout cela avec une entreprise déjà surendettée.
Sur les divergences entre la France et l’Allemagne, le résultat trouvé par la taxonomie consiste à faire du gaz et du nucléaire des énergies de transition, ce qui n’est satisfaisant pour personne.
Béatrice Giblin :
Il y a d’une part le réchauffement climatique, dont l’accélération est perceptible. La COP 26 a bien montré que l’objectif de limitation de température à +1,5°C était sans doute irréaliste, qu’on arriverait au mieux à +1,7°C, voire pire. De nombreux scientifiques mettent également en garde contre un point de non-retour après lequel les choses s’emballeront. Le réchauffement climatique joue un rôle dans les diverses catastrophes météorologiques mondiales, de plus en plus fréquentes, et ce rôle est désormais très largement reconnu. Décarboner la production électrique est donc non seulement indispensable, mais aussi très urgent. Et en effet, la flexibilité et la pilotabilité sont des avantages qu’a l’énergie nucléaire sur les renouvelables.
D’autre part, il y a un phénomène très conjoncturel, avec la montée du prix du gaz, qui a des répercussions sur tous les prix de l’énergie. Non seulement pour les particuliers, mais aussi pour les entreprises, qui voient parfois leur dépenses multipliées par dix, ce qui menace grandement leur équilibre financier. D’autant que les prix ont grimpé en flèche très brutalement : l’énergie était très bon marché il y a encore un an.
Ce sont ces deux phénomènes qui ont conduit à la cote mal taillée d’aujourd’hui. Les Allemands ont besoin du gaz et les Français ont beaucoup misé sur le nucléaire, par conséquent on classe ces deux énergies comme énergies de transition. Évidemment, les Verts voient rouge.
Quand la France a accepté de réduire la part du nucléaire à seulement 50% de son mix énergétique (contre plus de 70% actuellement), c’était une décision politique, et pas entièrement rationnelle, au sens où elle était motivée par un rapport de forces. On a fermé Fessenheim presque à contrecœur. Ce faisant, on a quasiment cessé les investissements dans le nucléaire. Si aujourd’hui l’EPR connaît de telles difficultés, c’est en partie à cause de cela. Certes, les dernières en date sont plutôt liées à la pandémie, mais les problèmes techniques ont été nombreux par le passé, et il y en aura sans doute d’autres. Ainsi l’EPR chinois a eu en juin dernier des problèmes de soudure, qui ont posé de sérieuses difficultés.
Nous sommes dans un moment particulier, une fenêtre dans laquelle nous avons pu nous engouffrer pour faire bénéficier le nucléaire de taux préférentiels, mais nous sommes aussi dans une réelle course contre la montre pour la décarbonation de l’énergie. Les initiatives allemandes sur l’éolien (lui consacrer 2% du territoire) seraient absolument inenvisageables en France. Je rappelle enfin qu’en Suède, on relance le programme nucléaire sans la moindre difficulté.
Akram Belkaïd :
Ce qui vient de se passer est tout de même une victoire pour la grande « famille » française du nucléaire, qui n’a jamais abandonné la partie et possède une énorme influence sur tous les rouages de l‘Etat. C’est pourquoi personnellement, je n’ai jamais cru une seconde que la France allait suivre l’exemple allemand et abandonner le nucléaire. Il ne s’agissait que d’un repli tactique à un moment opportun. Il faut effectivement remplacer certaines centrales vieillissantes, mais abandonner la construction de nouvelles était hors de question, même en prenant compte des retards de livraison des EPR en France ou en Finlande.
Le rapport de l’opinion publique française à l’égard du nucléaire est très intéressant. Contrairement à d’autres pays où l’on constate une vraie volonté de changement et même souvent une hostilité manifeste, en France tout se passe comme si l’on considérait le nucléaire comme un domaine d’excellence nationale et un facteur d’indépendance. Ce discours persiste malgré les oppositions, qui restent minoritaires. Je pensais par exemple que la catastrophe de Fukushima en 2011 aurait plus d’impact sur l’opinion publique française, cela n’a pas été le cas.
Enfin, sur le plan médiatique, le sujet est fréquemment évoqué, mais par exemple qui sait aujourd’hui que nous avons un vrai dossier de démocratie locale, voire de démocratie tout court, à propos de l’enfouissement des déchets au laboratoire de Bure ? Il y a un affrontement réel entre les opposants à l’enfouissement et la volonté de l‘Etat de l’imposer absolument, et d’éviter la répétition d’une ZAD à la Notre-Dame-des-Landes. C’est un sujet très à part dans l’environnement politico-médiatique français.
Nicolas Baverez :
La catastrophe de Fukushima a eu des conséquences, puisque c’est à elle que l’on doit l’abandon du nucléaire en Allemagne ou en Suisse.
Ce choix allemand, décidé très précipitamment par Mme Merkel, est tout à fait questionable lui aussi. Car la stratégie française n’est certes pas parfaite, mais l’Allemagne avait investi 500 milliards d’euros, qu’il s’est agi de rebasculer vers de la lignite … Cela a complètement stoppé la baisse des émissions en Europe, les réseau électrique allemand n’est pas stable et pose des problèmes importants. Pour le moment, quoiqu’on en dise, aucun système ne montre que l’Allemagne peut continuer à fonctionner avec son réseau électrique actuel. C’est tout de même une énorme contradiction.
Michaela Wiegel :
C’est tout à fait vrai, mais n’oublions pas de signaler que la France est elle aussi en train de redémarrer des centrales à charbon, puisqu’elle a un souci de disponibilité du nucléaire. Le problème n’est donc pas uniquement allemand. Je pense moi aussi qu’il y a une réelle omertà quant il s’agit de parler des problèmes ou des incidents dans les centrales françaises. Il faut lire la presse allemande à ce sujet. J’admets que la peur du nucléaire est sans doute exagérée en Allemagne, mais l’information sur le nucléaire français est tout de même assez rudimentaire.
Béatrice Giblin :
A propos de la catastrophe de Fukushima, qui eut les conséquences que l’on sait sur les orientations énergétiques en l’Europe, il faut rappeler qu’elle est due à un tsunami, et que c’est la localisation de la centrale qui a posé problème : elle a été construite à un endroit où elle n’aurait jamais dû être. Elle devait être de l’autre côté des montagnes, et c’est à la suite d’une affaire de corruption qu’elle a été bâtie sur un site que l’on savait vulnérable. La catastrophe est la conséquence d’une affaire de corruption, pas d’un défaut technique.