LE RETOUR DE L’INFLATION
Introduction
Philippe Meyer :
L'inflation est de retour, à des niveaux inconnus depuis vingt-cinq ans pour la zone euro (+ 5 %) et depuis quarante ans pour les États-Unis (+ 7 % en rythme annuel) et + 3 % en France. Cette inflation découle d'un redémarrage rapide de l'activité économique de la zone euro, qui a entraîné de fortes augmentations des prix des carburants, du gaz et de l'électricité. La composante énergie a contribué pour environ la moitié au taux d'inflation actuel, a souligné Christine Lagarde, la présidente de la Banque centrale européenne (BCE) : + 10,5 % pour l’énergie, + 13,5% pour les produits pétroliers, détaille l'Insee. Les prix du gaz naturel et de ville se sont également envolés de 24 % en 2021. L'habillement et les chaussures sont concernés par cette hausse, ainsi que l'ameublement, les appareils ménagers et les voitures. Les prix des services ont de leur côté eux augmenté de 1,2%, tandis que les prix alimentaires ont grimpé de 1,4%.
Avec une reprise de la production très inégale d'un secteur à l'autre, d'un pays à l'autre, en fonction des errances du virus et des politiques menées, des pénuries sont apparues tout au long des longues chaînes de production mondiale. Les entreprises ont surenchéri pour acheter les maillons manquants - puces, fret maritime, gaz, bois de construction, etc. Et quand elles en trouvent, elles forment des stocks de précaution, ce qui pousse encore plus la demande.
La forte inflation ampute le pouvoir d'achat des Français, alertent les économistes. Un sujet placé désormais au cœur de la campagne présidentielle. Du fait de l'inflation, le SMIC et les retraites de base seront automatiquement revalorisés tandis que les salaires plus élevés, les retraites complémentaires et les revenus de l'épargne ne le seront pas. D'ores et déjà, la Banque de France anticipe une hausse annuelle de l'ordre de 3 % des salaires, contre 2 % avant la crise sanitaire.
La Banque de France estime que si l'inflation devrait reculer progressivement vers 2 % à la fin de l'année après avoir atteint un pic, elle devrait aussi changer de nature. Elle sera moins portée par les prix volatils comme ceux de l'énergie, mais davantage par ceux des services, qui vont devoir rehausser leurs tarifs sous la pression des revendications salariales. On ne reviendrait alors pas à une inflation basse comme on l'a connue sur la dernière décennie, mais à une inflation plus proche de ce qu'elle était avant la crise financière de 2007, un peu en dessous de 2 %. Ce scénario rose est toutefois loin d'être assuré. Des facteurs structurels vont en effet continuer à pousser les prix vers le haut. Parmi ceux-ci, le coût de la transition énergétique, la réforme de la politique agricole, les relocalisations et, surtout, le maintien des taux d'intérêt à un bas niveau qu'il est impossible de remonter brutalement sans provoquer une tempête financière.
Kontildondit ?
Marc-Olivier Padis :
Il y a un débat entre les instituts et les conjoncturistes pour savoir si l’on a affaire à un mouvement conjoncturel, lié à la sortie de la crise sanitaire et la reprise rapide de l’activité, ou si nous entrons dans un nouveau cycle d’inflation durable. L’inflation actuelle n’est-elle qu’une bosse passagère ? Si c’est le cas, il n’y a pas grand chose à faire ou à dire, et beaucoup de conjoncturistes disent que cela permettra de s’approcher de la cible d’inflation de la BCE, qui se situe autour de 2%. Si l’on entre dans un cycle plus long en revanche, cela serait plus préoccupant. On ne peut pas trancher ce sujet, mais il est intéressant de voir les éléments de contextes dans lesquels s’inscrit ce débat.
Il y a d’abord la question de la situation post-sanitaire. Est-ce que le monde post-Covid ressemblera au monde d’avant ? Qu’est-ce qui va changer profondément ? Nous étions dans une situation de faible inflation, atypique et difficile à expliquer, qui semblait due à deux facteurs. D’abord l’intensification de la compétition internationale, qui tire les prix vers le bas, ensuite le pouvoir de négociation des salariés, devenu structurellement faible, à cause de la faiblesse des syndicats, du recul du monde industriel, de l’atomisation du salariat, de la montée des emplois atypiques, et en France du chômage élevé. Les chaînes de production vont finir par se réorganiser, mais ces autres éléments plus structurels devraient perdurer.
Deuxième élément de contexte : la transition environnementale qui va faire monter les prix de l’énergie, indépendamment des débats portant sur les meilleures sources d’énergies et le meilleur mix énergétique. Quoi qu’il arrive, le coût de l’énergie augmentera dans les décennies à venir.
Enfin, il y a un élément de contexte politique : l’impact sur le pouvoir d’achat. Cette question s’est déjà un peu imposée dans la campagne électorale. Mais l’impact de l’inflation sur le pouvoir d’achat est aussi dans une certaine mesure une question de perception, comme la différence entre températures observées et températures ressenties en météo. L’inflation observée par les instituts n’est pas celle ressentie par les ménages. Notamment parce que les prix de l’énergie touchent beaucoup plus les ménages modestes que les favorisés. Par exemple, les 20% des ménages les plus aisés dépensent 6% de leurs revenus en énergie (chauffage, carburant, etc.). Alors que pour les 20% les plus modestes, cela représente 15% des revenus. Par conséquent, une augmentation des prix de l’énergie touche les pauvres bien plus fort.
Ce débat sur l’écart de perception entre ce que disent les experts et ce que ressentent les ménages est très ancien en politique. On ne peut pas faire la leçon aux gens en leur disant que leurs perceptions sont faussées, cela ne fait que creuser cette distance. Pour mieux comprendre cet écart de perception, on tient désormais compte du pouvoir d’achat arbitrable, c’est à dire ce que les ménages peuvent vraiment changer dans l’affectation de leurs dépenses. Or on observe que de plus en plus, une partie des dépenses est préengagée : loyer, énergie, mobilité, abonnement téléphonique, etc. Ce qui reste disponible, ce « petit plus » qui permet de se faire plaisir, est de plus en plus réduit. Ces hausses de prix ont donc un effet très fort et induisent une distorsion dans la perception du pouvoir d’achat. D’autant plus que les ménages observent ce qu’ils connaissent. Alors que dans ce qu’observent les instituts, il y a des tas de choses que les ménages n’observent pas. Les ménages sont beaucoup plus sensibles à la hausse du prix à la pompe qu’à une baisse de la taxe d’habitation par exemple. D’autre part, dans le calcul de l’inflation, on prend en compte la qualité intrinsèque des produits. Mais il est très compliqué de comparer une voiture d’aujourd’hui à une autre d’il y a vingt ans, et c’est encore pire pour un téléphone portable.
Ces écarts de perception ont des effets politiques de grande ampleur. Les instituts voient l’inflation comme passagère, voire comme une correction bienvenue, mais pour les ménages, il s’agit d’une menace de plus dans un contexte politique déjà difficile.
Nicole Gnesotto :
Ce problème de l’inflation montre à point l’économie n’est pas une science exacte. Il y a deux ans, le risque contre lequel on nous mettait en garde était la déflation … Ensuite, cela nous montre à quel point les bouleversements que subit le monde sont rapides. Aujourd’hui, le phénomène d’inflation dans les économies occidentales nous rappelle un peu la situation d’après-guerre. Car cette inflation n’est pas due à un dérèglement économique classique, mais au choc de la pandémie ; ainsi en 2020, le commerce mondial s’est rétréci de 80%, comme après une guerre. L’offre s’est effondrée, comme après la première guerre mondiale en Allemagne. D’où une augmentation de la demande, et donc des prix. Il faut y ajouter un problème particulier : celui du transport maritime, et la difficulté à trouver de la main-d’œuvre pour décharger tous les containers qui ont été mis en attente pendant la pandémie.
La situation est presque celle de l’après-guerre, et face à cela, les recettes économiques traditionnelles sont souvent inadaptées. Je suis frappée qu’en Chine, le gouvernement a fait baisser les taux d’intérêt, car la demande ne repart pas, tandis qu’en Occident, on se demande jusqu’à quel point les rehausser. On risque donc des tensions dans le commerce mondial.
Comme le disait Marc-Olivier, il y a certes une inflation ressentie et une inflation réelle, mais quand on observe l’inflation réelle en France (+ 2,8%) elle n‘est pas catastrophique. Elle l’est moins en tous cas que les + 7% des USA, les + 5% de la zone euro, ou même les + 3,2% allemands. Pour une fois que la France fait mieux que les autres, il convient de le noter. Mais dans cette inflation, tous les biens de consommation ne sont pas concernés de la même façon. L’augmentation des prix de l’alimentaire est de 1,7% en France, elle peut donc passer inaperçue. Le prix de l’énergie en revanche, non : + 6% pour l’électricité, + 24% pour le gaz. Quand on entend des responsables de grandes entreprises populaires comme Ikea, qui a annoncé en décembre que l‘année prochaine ses prix allaient augmenter de 9% à cause d’une pénurie de matières premières (notamment de bois), on est tenté de faire un raccourci et de se dire « l’année prochaine, les prix vont augmenter de 10% ». C’est cet effet psychologique qui fait que la campagne électorale rappelle l’époque du clivage gauche / droite, où la notion de pouvoir d’achat était centrale. Le gouvernement a ainsi pris des mesures sociales : le chèque énergie de 100 euros, ou la négociation salariale.
Quels seront les effets politiques de l’inflation, et en particulier dans la relation franco-allemande ? L’inflation est un traumatisme national en Allemagne, elle rappelle les années 1920 où la République de Weimar, ruinée, faisait tourner la planche à billets. Cet appauvrissement des classes moyennes allemandes est l’une des raisons pour lesquelles elles ont voté en masse pour le nazisme. On a donc en Allemagne une impossibilité presque ontologique à accepter l’inflation. Le ministre des Finances allemand a ainsi appelé cette semaine à revenir à la rigueur, aux règles économiques de Maastricht. A cause de cette inflation différentielle, on voit poindre un vrai risque de blocage entre la France et l’Allemagne, alors qu’elles étaient censées être alignées sur une même étoile pour relancer l’Europe.
Matthias Fekl :
Pierre Dac recommandait de « se méfier des prévisions, surtout si elles concernent l’avenir ». C’est un mot d’esprit, mais la prudence est de mise sur un sujet aussi sensible, particulièrement dans une économie mondiale aussi volatile, aussi imbriquée, et où les phénomènes ont des conséquences si rapides. Quelque chose nous apparaissant aujourd’hui comme une vérité révélée peut se révéler totalement obsolète dans six mois.
Il est très important d’arriver à distinguer ce qui est conjoncturel de ce qui est structurel. Est-on dans un choc d’offre durable ? La comparaison de Nicole avec la fin de la Grande guerre est en partie vraie, il y a cependant une différence notable : on est plutôt dans une perturbation d’offre que dans une destruction d’offre. Il n’est pas impossible qu’elle puisse se reconstituer assez rapidement, on l’a vu avec certains blocages logistiques, où des problèmes de grands bateaux cargo perturbent tout pendant quelques semaines avant que cela ne revienne à la normale. Peut-être pourra-t-on en dire autant de l’économie chinoise ? En tous cas, la possibilité d’un rétablissement rapide n’est pas à exclure.
Il y a également la question de la transmission de l’inflation dans l’économie mondiale, avec des chaînes de valeur plus imbriquées que jamais, provoquant des « effets papillons ». En France, il faut garder le sujet des négociations commerciales en tête. Les prix de la plupart des produits d’aujourd’hui ont été fixés il y a un an. Pour la grande distribution, les négociations sur les prix de l’année prochaine sont en cours en ce moment. Elles sont toujours très difficiles, mais il y a une spécificité française de la grande distribution, permettant de contenir l’inflation. C’est positif pour le consommateur, beaucoup moins pour les producteurs et les entreprises.
Il faut également prendre en compte les conséquences politiques. Marc-Olivier a très bien expliqué le différentiel entre les catégories de population, c’est un danger politique très fort. Il y a la question de la spirale prix-salaires : s’enclenchera-t-elle ? C’est moins automatique que cela n’a pu l’être, car il y a de la désindexation, et un fractionnement du monde du travail. Il y a enfin un contexte électoral, pouvant conduire à des décisions positives à court terme, mais très dures à long terme. Il faut évidemment contenir les problématiques sociales, mais la planche à billets a ses limites. Quel type de décisions sont prises, et comment vont-elles impacter la dette française ?
Enfin je suis totalement en phase avec l’analyse de Nicole sur le risque pesant sur la relation franco-allemande, il ne faut pas sous-estimer le traumatisme que représente l‘inflation en Allemagne.
Les banques centrales ont perdu l’habitude de traiter ce problème d’inflation, tant la situation a été stable longtemps. On a eu un discours très rassurant au début, où l’on nous disait qu’il n’y avait pas de sujet. A présent on nous dit qu’il y a un sujet mais qu’il n’est que temporaire, nous verrons comment tout cela évolue, mais gardons en tête que le bon banquier central est probablement celui qui applique la devise d’Alan Greenspan : « si vous avez compris ce que je viens de dire, c’est que je me suis mal exprimé ».
Béatrice Giblin :
Je partage moi aussi les analyses précédentes sur l’importance pour l’Allemagne de cette situation inflationniste. Pour le couple franco-allemand et pour l’Europe, la situation est difficile. Même si Christine Lagarde se voulait très rassurante sur les ondes récemment, on sait très bien que dans un certain nombre de journaux allemands, on commence à attaquer sur le fait que maintenir des taux très bas, c’est frapper l’épargne, c’est appauvrir les Allemands, etc. Le gouvernement allemand est tout nouveau, la coalition dont il est composé est hétéroclite, pour ne pas dire faite de bric et de broc, les approches sur de tels sujet sont assez différentes. Tout cela nous place dans une situation délicate.
Il y a en outre un facteur géopolitique, car on sait que l’Allemagne est très dépendante du gaz russe. L’ouverture du gazoduc Nord Stream 2 lui est plus nécessaire que jamais, et cela complique considérablement l’attitude que l’Europe entend adopter face à la Russie au sujet du problème ukrainien. Un phénomène comme l’inflation peut ainsi avoir des conséquences dramatiques dans des domaines n’ayant a priori rien à voir.
La question du coût de l’énergie est cruciale. On a tendance (surtout les écologistes) à en sous-estimer les conséquences pour les ménages. On a toujours laissé entendre que la transition écologique serait merveilleuse, qu’on vivrait de circuits courts et d’emplois verts, mais ce n’est pas vrai : effectuer la transition environnementale rendra l’énergie chère, et pour longtemps. Les investissements nécessaires sont immenses, et vont devoir se payer. Comme l’expliquait Marc-Olivier, cela touchera plus sévèrement les revenus les plus bas ; il va falloir ouvrir les yeux à ce sujet.
Si la question du pouvoir d’achat pouvait revenir au premier plan dans les débats de la présidentielle française, cela aurait au moins le mérite de nous éloigner du sempiternel discours sur l’immigration et le « grand remplacement » ». Ce serait une vertu pédagogique et politique dont personnellement, je me réjouirais.
BIDEN EN PROIE À SES RADICAUX
Introduction
Philippe Meyer :
Toute l'année 2021, l'aile modérée et la frange la plus à gauche du parti démocrate se sont opposées à Washington, mettant en échec le président Biden, qui visait le rassemblement autour de ses priorités. Elles ont perpétué un débat idéologique qui déchire le parti depuis des années : la guerre entre démocrates centristes et progressistes. Depuis les premiers jours de sa présidence, Biden doit effectuer une sorte de grand écart entre ces deux pôles, sur la ligne de crête d'une majorité qui ne tient, au Sénat, qu'à la voix de la vice-présidente Kamala Harris, ajoutée aux 50 sénateurs démocrates face à leurs 50 homologues républicains, plus portés à l'obstruction que jamais. Mais c’est dans son propre camp que Joe Biden ne parvient pas à faire tenir et marcher ensemble sa supposée majorité.
En annonçant, fin décembre, son opposition au plan « Build Back Better » (construire mieux), le sénateur démocrate de Virginie occidentale, Joe Manchin a porté un coup d'arrêt aux transformations voulues par Joe Biden : un plan de transition écologique et de réformes sociales. Le sénateur Manchin a jugé ce plan trop dispendieux en période d'inflation. Fin 2021, le principal acquis de la première année d’exercice de Biden aura été le vaste plan de rénovation des infrastructures voté par le Congrès mi-novembre, au prix d'une promesse faite à l'aile progressiste de la maison démocrate : que Build Back Better suivrait immanquablement. Promesse non tenue à ce stade. Déjà l’aile gauche du parti Démocrate montrait des signes d'agacement à force de voir d'autres engagements de campagne s'effriter (l'abrogation de la dette étudiante, la rupture avec les politiques migratoires de Trump). Avec la volte-face de Manchin, la gauche démocrate a hurlé à la trahison. Le chef de file des républicains au Sénat, Mitch McConnell, en a même profité pour appeler Joe Manchin à rejoindre ses rangs.
Voyant son projet de réforme sociale et climatique s'enliser, le président américain a lancé le 11 janvier un nouveau projet de loi sur l'accès au vote, destinée à fixer un cadre fédéral commun aux droits des électeurs plutôt que de concéder à chaque État le soin d'organiser les élections comme il l'entend. Des réformes électorales décidées ou planifiées dans plusieurs États conservateurs du sud des États-Unis, sont accusées par les associations de défense des droits civiques de compliquer l'accès aux urnes des minorités, considérées comme plus favorables aux démocrates. Le projet de loi démocrate, adopté par la Chambre, bute au Sénat sur la perspective d’une flibuste, c’est-à-dire sur la possibilité pour un parlementaire de prolonger le débat et de retarder ou d’empêcher le vote d’un projet de loi. Depuis 1917, cette possibilité ne peut être abolie au Sénat que par 60 voix sur 100, là où la majorité présidentielle n'en a que cinquante.
L'opposition de deux sénateurs démocrates, Joe Manchin et Kyrsten Sinema, à l'abolition du flibustier, fait douter de la capacité de Biden à imposer sa volonté à la Chambre haute.. Dans quelques mois, le président américain risque par ailleurs de perdre toute majorité au Congrès lors des élections législatives de mi-mandat qui se dérouleront le 8 novembre.
Kontildondit ?
Béatrice Giblin :
La situation est vraiment grave pour les Démocrates. Joe Biden a annoncé de façon un peu surprenante qu’il serait de nouveau candidat en 2024, alors qu’il avait dit qu’il ne ferait qu’un seul mandat. La situation de Kamala Harris n’étant pas excellente, il doit sans doute se dire qu’il ferait mieux d’y aller lui-même. La relance que vient de tenter le président américain avec son projet de loi fédérale est déjà condamnée puisque Kyrsten Sinema, jeune sénatrice démocrate, a déjà dit qu’elle ne voterait pas pour cette loi, bien que lui étant très favorable. Mais elle pense tout de même que le principe des 60 voix (10 sénateurs pouvant bloquer tout un processus politique) est une bonne chose, précisément parce que ces 60 voix nécessitent un débat bipartisan.
La situation politique américaine est toujours aussi polarisée, entre des Républicains toujours plus extrêmes, face à des Démocrates se radicalisant eux aussi de plus en plus. Dans ces conditions on voit mal comment les choses peuvent s’améliorer. Ce ne sont pas au fond les élus Démocrates « socialistes » (les plus à gauche) qui gênent le président américain, mais les modérés. Joe Bien s’est laissé embarquer dans des programmes rooseveltiens, mais sans la majorité dans les deux chambres dont disposait Roosevelt. Au Sénat, seule la voix de la vice-présidente Harris permet de remporter la majorité, et à la Chambre des Représentants, les Démocrates n’ont que onze sièges d’avance, ce qui est loin d’être confortable. Et encore, ces deux minces majorités n’ont été remportées que récemment, et dans des Etats traditionnellement Républicains, c’est ce qui explique que ces élus Démocrates comme Mme Sinema (sénatrice en Arizona) votent contre, car ils ne veulent pas antagoniser leur base électorale.
L’aile gauche du parti Démocrate tient un discours très offensif, mais ils peuvent se le permettre, car ils sont tranquilles dans leur circonscription. Il y a des bastions démocrates où n’importe qui serait élu, un peu comme on votait immanquablement à gauche en Seine-Saint-Denis. On parle de circonscriptions très favorables : urbaines, ouvertes, universitaires. Dans ces conditions, on peut se permettre des discours à la Bernie Sanders. Mais cette courte majorité Démocrate a été conquise de haute lutte, et elle repose sur des électeurs beaucoup moins à gauche.
Personnellement, je ne m’explique pas comment Joe Biden, un homme politique très modéré, qui disait que son grand savoir-faire consistait à mener des négociations bipartisanes, s’est laissé prendre par un programme qui n’avait aucune chance d’être accepté par les Démocrates les moins à gauche, qui pensent à leur réélection.
Enfin, il faut rappeler que Joe Manchin est un multimillionaire qui a fait sa fortune en montant une société de courtage du charbon, un produit crucial dans l’économie de la Virginie Occidentale. Par conséquent, on savait qu’il ne pourrait pas accepter un tel programme climatique. La politique est une affaire de pragmatisme, il s’agit de faire avec les moyens et la situation dont on dispose, et pas seulement avec les rêves.
Matthias Fekl :
Il y avait une grande naïveté en France et en Europe après l’élection de Biden, et en effet un indéniable fantasme rooseveltien. Même si tous avaient raison d’être soulagés après la présidence Trump, où régnait l’insulte permanente, le clivage politique extrême, et l’instabilité internationale. La diplomatie du tweet rendait très compliquée la moindre prise de décision un minimum rationnelle entre alliés.
La situation est très préoccupante car nous assistons à une maladie dégénérative de la démocratie américaine, un des berceaux de la démocratie mondiale. Elle est aujourd’hui abîmée par le rôle que tient l’argent dans la vie publique : pour être élu il faut mobiliser des sommes absolument folles, autour d’un milliard de dollars pour la présidentielle. Par conséquent les élus sont pieds et poings liés à leurs donateurs, il y a des corrélations quasiment mécaniques entre les financements des campagnes électorales et les votes ultérieur des élus au Congrès. C’est à mon avis l’une des clefs du problème du système politique américain actuellement. C’est une perversion de l’expression du suffrage, à laquelle nous avons encore la chance de pouvoir échapper en France, grâce aux plafonnements très conséquents du financement de la vie politique.
Deuxième poison de la vie politique américaine : la polarisation, l’enfermement des Américains chacun dans sa bulle. Quand vous ne voyez que des gens d’accord avec vous toute la journée, vous montez dans les tours à la moindre contrariété. La polarisation entraîne une hystérisation de la vie publique ; il n’y a plus d’espace commun de discussion et d’appropriation. Le parti Démocrate n’échappe pas à cela, on est désormais dans une démocratie de posture.
Les conséquences sont de deux ordres. D’abord, une fragilisation générale de la démocratie dans le monde entier, car de nombreux pays se réfèrent aux Etats-Unis comme modèle démocratique. Ensuite, un impact sur le partenariat transatlantique et les alliances, avec une grande naïveté européenne vis-à-vis des stratégies américaines. Elles sont très offensives, de quelque président qu’elles viennent. Sous Trump c’était caricatural, mais en tant qu’ancien secrétaire d’Etat au commerce extérieur, je puis témoigner que déjà sous Barack Obama, les négociations commerciales étaient très dures. C’est tout à fait compréhensible, mais il faut se demander pourquoi l’Europe n’en fait pas autant. Il y a là une urgence, l’Europe est en train de changer et elle a raison. Il nous faut définir précisément nos intérêts, exiger de la réciprocité, proposer des réponses à l’extraterritorialité du droit américain. Les USA sont un partenaire et doivent le rester, mais n’oublions pas qu’à bien des égards ils sont aussi un concurrent.
Nicole Gnesotto :
Les élections de mid-term auront lieu en novembre prochain, et je crois qu’il n’y a pas trop de risques à déjà affirmer que les Démocrates vont les perdre. Il y a fort à parier qu’ils ne disposeront plus d’une majorité au Congrès. Ce constat m’attriste, car un retour des Républicains au pouvoir en 2022 (et peut-être en 2024) n’est une bonne nouvelle ni pour la France, ni pour l’Europe.
Les échecs de Biden sur Build Back Better et sur la loi électorale sont-ils dus à une fracture profonde au sein du parti Démocrate (entre centristes et gauchistes), ou bien à la politique politicienne d’un homme seul, le sénateur Manchin ? Car ce n’est pas le même problème. Si c’est le parti politique qui est fracturée, l’affaire est plus grave, car on n’arrivera jamais à faire émerger une ligne politique avant les prochaines élections. Si c’est le problème d’un homme seul, ce millionaire du charbon proche des Républicains, qui a voté pour deux des trois juges de la Cour Suprême qu’a nommés Trump, et qui faillit devenir Secrétaire d’Etat à l’énergie, bref un homme dont on connaît le climatoscepticisme depuis toujours, là en revanche il est permis d’espérer. On peut lui promettre je ne sais quel poste ; un homme est achetable, pas la rupture idéologique d’un parti.
L’attitude de Joe Manchin n’a rien se surprenant, il avait annoncé ses intentions depuis longtemps, on savait qu’il mettrait son veto. Pourquoi le parti Démocrate n’a-t-il pas tenté de régler ce problème en interne ? Biden ne cesse de se vanter qu’il connaît le Congrès comme sa poche et manipule les Républicains, or il ne peut même pas tenir ses propres sénateurs.
Le parti Démocrate est largement discrédité. Je crois qu’il y a en réalité trois grands partis aux Etats-Unis : les Démocrates, les Républicains, mais aussi les sans parti. Ces derniers sont de plus en plus nombreux, et aujourd’hui ils sont déstabilisés par les échecs des Démocrates. Ils refusent de voter pour des gens qui se font la guerre entre eux. Quand on regarde les élections précédentes, en 2016 les Démocrates rangés derrière Hillary Clinton représentaient plutôt l’establishment, la bourgeoisie riche et cultivée des Hamptons. En 2020, le Parti n’avait pas de ligne politique, sinon l’opposition à Trump, et tout le monde espérait qu’une victoire de Biden permettrait au parti de se refaire une ligne. Il n’en a rien été, et aujourd’hui il est dominé par la gauche, contrairement à ce qu’on croit. Que le parti échoue à cause des modérés est donc paradoxal. D’où l’inquiétude des sans-partis : ils voient un parti déchiré et gauchisé.
Je pense que la présidence de Joe Bien est finie, il ne se passera à mon avis plus rien. Il ne pourra rien faire sans majorité, et pour les Européens, les trois années qui viennent vont voir un flottement absolu du côté du leadership américain.
Philippe Meyer :
En 2016, c’est bien Hillary Clinton qui a perdu, et non le parti Démocrate, qui a recueilli plus de voix que les Républicains. Je me demande dans quelle mesure ce traumatisme a influé sur le désordre actuel.
Marc-Olivier Padis :
Je voudrais d’abord souligner l’extrême finesse de la transition entre nos deux sujets, puisque le principal argument de Joe Manchin pour justifier son obstruction est de dire que c’est l’inflation qui empêche d’être ambitieux politiquement.
J’aimerais ensuite réagir à l’analyse machiavélienne de Nicole à propos du parti Démocrate, car elle ne me convainc pas entièrement. Je sais bien qu’il existe une aile gauche très radicale au sein du parti, en particulier sur les campus américain, mais ceux-ci ont toujours constitué une bulle dont l’influence sur la société américaine ne doit pas être surestimée. Mais le débat entre les modérés et les radicaux a été tranché lors des primaires : Joe Biden l’a emporté sur Bernie Sanders. Depuis, M. Sanders s’est montré beau joueur, sa loyauté vis-à-vis de Biden et du parti a été sans faille.
Quand on examine les propositions de l’énorme plan Build Back Better, on voit des choses comme « développer la garde d’enfants au niveau local ». Pour nos yeux d’Européens, cela semble extrêmement modéré. Les arguments « anti » ne portent donc pas sur la radicalité. Comme le disait Matthias, aujourd’hui ce sont plutôt les institutions qui sont verrouillées.
La fondation Terra Nova avait sollicité plusieurs intervenants américains pour commenter la dernière élection présidentielle, et avait publié un texte de Jason Forman, un économiste de Harvard et conseiller de Barack Obama. Forman avait anticipé un blocage au Sénat, et curieusement, il en tirait une conclusion plutôt optimiste. Son analyse était la suivante : « avec Biden au pouvoir, la situation va plutôt s’améliorer. D’abord la situation sanitaire sera gérée plus rationnellement. Ensuite l’économie ira mieux car la confiance va revenir, enfin la diplomatie ira mieux parce que la diplomatie du tweet cessera. » Et de fait, c’est ce qui s’est passé. L’argument de Forman était de dire que la situation allait mécaniquement s’améliorer, et que Biden serait condamné à être très prudent à cause d’un Sénat peu favorable. Cette prudence lui donnerait une chance de remporter les élections intermédiaires et ainsi d’échapper à la malédiction institutionnelle de chaque nouveau président : programme ambitieux en début de mandat, braquage des modérés, échec aux mid-term, et impuissance en fin de mandat. Forman prophétisait exactement le contraire : Biden serait forcé d’être prudent, conforterait les modérés, remporterait les mid-term et pourrait en fin de mandat mener une politique ambitieuse.
Le moins que l’on puisse dire est que ce n’est pas exactement comme cela que les choses sont en train de tourner. Un président Démocrate, si modéré soit-il, est bloqué au Sénat pour des raisons institutionnelles. Comme l’a dit Joe Biden, un Sénat à 50/50 signifie qu’il y a 50 présidents chez les Démocrates, 50 « faiseurs de roi ». Deux se sont décidés à tout bloquer. Je pense que Biden a dû faire tout son possible pour circonvenir Joe Manchin, mais le fait qu’il n’y soit pas parvenu laisse voir l’ampleur du blocage institutionnel. On peine à voir une issue possible.
Philippe Meyer :
N’y a-t-il pas, comme avec l’inflation et les températures, une modération « ressentie » ? Instaurer des gardes d’enfants paraît très modéré, mais l’un des ressorts des comportements américains consiste à tenir l’Etat le plus éloigné possible de leur vie quotidienne. Du coup, une mesure qui nous semble faiblarde ici peut paraître d’un collectivisme quasiment bolchevik outre-Atlantique.
Béatrice Giblin :
J’aimerais rappeler que la loyauté de Bernie Sanders vis-à-vis de Biden vient sans doute aussi du fait qu’il a tiré les leçons de ce qui s’était passé avec Hillary Clinton. Il ne l’avait pas soutenue, et on a eu Trump …
Je pense que le poids des lobbies est bien plus important que la peur des « rouges » dans la vie politique américaine. On ne peut pas être élu sans d’énormes soutiens financiers, et un c’est un prêté pour un rendu. L’électorat très à gauche est circonscrit à un milieu très particulier aux Etats-Unis. Cela pèse dans le discours Démocrate, mais la plupart des Américains sont bien plus à droite.
Nicole Gnesotto :
Un mot sur « les institutions américaines contre la démocratie », à propos de la loi électorale. Il existe aux Etats-Unis une loi fédérale (date du scrutin présidentiel, les grands électeurs, etc.), et puis les lois de chaque Etat, qui définissent les bureaux de vote, les horaires, etc. On voit que dans les 40 Etats où les Républicains sont majoritaires, ils changent la loi électorale de façon à écarter du scrutin le maximum de gens susceptibles de voter contre eux. Biden a essayé de changer cela au niveau fédéral. On voit qu’aujourd’hui, le fédéralisme américain est un obstacle à la démocratie.
Matthias Fekl :
Il y a un dernier aspect institutionnel : les pouvoirs américains sont organisés de manière à se neutraliser entre eux. A part sur quelques sujets, l’Etat est très cantonné. Il s’agit plus d’une neutralisation des pouvoirs que d’un équilibre, en réalité.
Marc-Olivier Padis :
Il y a en effet dans les Etats républicains une hostilité tout à fait manifeste, systématique et presque haineuse à l’encontre des minorités. Un Etat a ainsi qualifié comme crime, et non comme un simple délit, le fait d’apporter à manger à quelqu’un qui fait la queue pour aller voter. Les bureaux de vote sont délibérément mis en sous-effectif dans certaines circonscriptions, ce qui crée d’énormes files d’attente. Dans certains quartiers, il faut attendre quatre ou cinq heures avant de pouvoir voter. Le niveau d’hostilité est inimaginable vu d’ici. La radicalité supposée de la gauche américaine est un problème qui pâlit devant les bassesses auxquelles se laisse entraîner la droite américaine. Il y a tout de même eu des milices paramilitaires qui ont tenté un coup d’Etat à Washington, or les élus Républicains refusent de participer à la commission d’enquête sur ce fait majeur. On en est là.