LE MACRONISME ET SES CONTRADICTIONS
Introduction
Philippe Meyer :
En 2017, dans son ouvrage « Révolution », Emmanuel Macron postulait que la division droite-gauche ne rendait plus compte de notre imaginaire politique. Le macronisme se disait vecteur de consensus parce qu'il prétendait dépasser ce clivage en prônant le « en même temps ». Tandis que le groupe parlementaire de la majorité La République En Marche a un centre de gravité qui penche plus à gauche, celui du gouvernement est composé de grandes figures plutôt estampillées à droite. Cette dualité a pesé sur la gestion des questions de sécurité, d'immigration, ou du marché du travail.
Le souci majeur de l’Europe affiché par le candidat puis par le président s’est traduit notamment par l’appui à l’adoption du plan de relance européen pour faire face à la pandémie de Covid-19. Aujourd’hui président du Conseil de l’Union européenne, Emmanuel Macron dit vouloir modifier les traités sur les règles budgétaires et « politiser » Schengen sur l'immigration. Une mesure de gauche, une mesure de droite.
A l’intérieur, pour faire face à la crise du Covid, le gouvernement taxé initialement de libéral, a finalement engagé un plan de relance keynésien représentant près de 10 % du PIB. Un « quoiqu’il en coûte » qui a fait bondir le déficit budgétaire et la dette publique. Pour l’économiste Thomas Piketty, Emmanuel Macron a appliqué le programme économique de la droite : suppression de l'ISF, « flat tax » sur les dividendes, dérégulation du marché du travail, priorité accordée aux « premiers de cordée », avec les conséquences que l'on sait lors de la crise des « gilets jaunes ». Porté par un vote urbain, Emmanuel Macron s’est fait le chantre de la start-up nation. Toutefois, avec la crise des « gilets jaunes », il a dû parler à la France périphérique, en lançant un grand débat national qui l’a amené à sillonner l’hexagone à la rencontre des élus locaux. Cependant, pour le politologue Romain Pasquier, « Emmanuel Macron a beau avoir beaucoup dépensé pour les territoires sous la contrainte des gilets jaunes et du Covid, il reste un président néojacobin ». Le politologue observe que la ruralité a été plutôt mieux servie que la banlieue rappelant l’enterrement du rapport Borloo en 2018, et la mise en jachère du projet du Grand Paris.
Au rang des chantiers inachevés, en Macronie on cite volontiers la réforme de l'Etat ou la transition écologique. Pour l’élection présidentielle, Emmanuel Macron veut reprendre le fil de son récit de 2017 sur le mouvement et la « transformation ». Un axe sur lequel se greffe désormais la promotion de l'Etat-providence, cœur de sa populaire politique du « quoi qu'il en coûte », qui conduit certains de ses amis à manier l'oxymore en qualifiant le président de la République de « libéral-étatiste ».
Kontildondit ?
Lucile Schmid :
Si la question d’une définition politique précise du macronisme n’est pas facile, on peut d’abord reconnaître qu’il existe un anti-macronisme. On observe en effet que dans l’ensemble du champ politique, de la gauche à la droite, être contre Emmanuel Macron est devenu un sport national. La dernière démonstration vient de Yannick Jadot, et elle fut extraterritoriale, puisqu’elle eut lieu au Parlement européen. Les gens de droite considèrent que les réformes du président ne sont pas assez à droite, et les gens de gauche qu’il a laissé tomber la question sociale, et finalement les idéaux qu’il avait mis en avant lors de sa campagne de 2017. Mais au fond, l’anti-macronisme est un moyen un peu paresseux d’éviter de se poser la question de son propre contenu programmatique, à gauche comme à droite.
S’il y bien une vertu au macronisme, c’est d’avoir révélé ce vide des programmes des différentes formations politiques. Le mouvement présidentiel aime être disruptif, mais surtout à contre-temps. Il a également révélé qu’il n’y avait plus de réel espace-temps dans notre démocratie. Ce fut un élément de cristallisation intéressant, que nous n’avons au fond toujours pas dépassé au bout de cinq ans.
Peut-on parler de « macronisme » quand tout tourne autour d’une seule personne ? Créer une formation politique dont les initiales sont les mêmes que celles du dirigeant ne manquait pas de toupet, mais aujourd’hui comment passer d’une dynamique de création d’un mouvement, christique, à celle d’un projet collectif ? Est-il possible de passer de la figure jupitérienne à la création d’un collectif humain ? La question reste posée.
Le macronisme ne serait-il qu’un machiavélisme ? Tout se passe comme s’il permettait d’arriver au pouvoir, et de s’y maintenir grâce à des coups de godille, tantôt à gauche et tantôt à droite selon les circonstances. Emmanuel Macron revendique un contenu fort, c’est sans doute le président le plus intellectuel que nous ayons connu. Il y a la référence à de Gaulle, à Mitterrand, à Pompidou. Il y a eu d’autres présidents cultivés, mais on sent chez Macron une envie de retourner à la lecture, à un temps long permettant une réflexion plus profonde. L’arène politique est gouvernée par les réseaux sociaux, et au fond cette envie de profondeur intellectuelle, de changement du langage politique et de son transfert dans une autre temporalité fait partie du macronisme. C’est une question qu’il nous pose, sans pour autant avoir réussi à créer des figures autour de lu qui incarnent cette envie. Quand Eric Zemmour présente sa nostalgie sur un fond de bibliothèque, il s’installe quelque part comme rival intellectuel d’Emmanuel Macron, qui de son côté veut montrer qu’on peut être président de la République, aimer Stendhal, et refuser les passions tristes.
Lorsqu’on brigue un deuxième mandat (même s’il n’est pas encore officiellement candidat), il faut aller au-delà de la déclaration d’intention. On pouvait gagner en 2017 étant donné que François Hollande avait renoncé à se représenter, mais quand on se proclame différent des autres et qu’on veut rester au pouvoir, la question du passage à l’acte est essentielle. Surtout si l’on entend incarner autre chose qu’un progressisme mou. Personnellement, je suis très frustrée quand je lis ici et là que le macronisme est un progressisme.
Isabelle de Gaulmyn :
Il y a indéniablement un « macron-bashing », qui est à la fois le fait des hommes politiques mais aussi des chroniqueurs politiques. Je le regrette, car nous sommes dans un pays où il y a déjà beaucoup de haines et d’oppositions frontales, et il me semble qu’Emmanuel Macron ne mérite pas une telle hargne. On finit par tout lui attribuer : de la mondialisation au sentiment d’humiliation des Français. Il ne peut tout de même pas être responsable de tout.
Vous avez sans doute vu que le président vient de lancer un nouveau site internet : « avec vous », ce qui est sensiblement différent de « en marche ». Ce que je trouve intéressant dans le « en même temps », c’est l’ambiguïté qu’il contient. Cela concernait-il une manière de gouverner, ou une prise de position sur la gauche et la droite ? Si c’était sur la manière de gouverner, c’était intéressant, puisque cela représentait une sorte d’éthique de la décision politique. Cela signifiait qu’on ne pouvait plus aujourd’hui avoir des mesures toutes faites, mais qu’il fallait tenir compte de la réalité. En cela il se montrait digne de son mentor Paul Ricœur : on essaie de se confronter à l’épaisseur de l’Histoire et des situations, et on s’adapte. C’est d’ailleurs ce qu’il a fait avec la Covid. Le problème est que tenir compte de la réalité ne semble pas être le fort d’Emmanuel Macron. Il n’a jamais ménagé un espace critique face à lui, propre à recueillir une discussion. A chaque fois, il se présente comme le seul pouvant régler une situation. On le voit avec la Convention citoyenne, l’envie d’ « emmerder », la loi sur le séparatisme …
C’est ce que je trouve grave dans le macronisme : la mise à l’écart de tous les corps intermédiaires, qui auraient été à même de permettre ce « en même temps ». Il a par exemple laissé de côté les grandes associations caritatives, alors qu’elles alertent depuis longtemps sur un certain nombre de phénomènes préoccupants (pauvreté au travail, etc.). De même, il a laissé de côté les collectivités locales, les communes, les élus locaux … C’est d’ailleurs assez étonnant, dans la mesure où cet homme donnait l’impression d’être au départ bien perçu par les corps intermédiaires du pays. A l’arrivée, c’est sans doute lui qui en a le moins tenu compte.
Si le « en même temps » concernait le clivage gauche / droite, il est évident qu’il a mené une politique de droite. Il ne faut là non plus rien exagérer, car il y a eu quelques mesures de gauche : remboursement des soins dentaires et ophtalmiques, réforme de la formation professionnelle … Mais il est certain qu’il a plutôt été conservateur, et qu’il a manqué d’audace. De Gaulle était à la fois conservateur et audacieux, on aurait attendu Emmanuel Macron à gauche sur de grandes réformes, qu’il s’agisse de l’Education nationale ou de la Santé. La seule grande réforme est sociétale avec la PMA, mais il n’y a rien eu d’autre. Même dans la fonction publique, il supprime l’ENA, mais ce n’est pas ce qu’on peut appeler une grande réforme de la fonction publique et de ce que signifie être fonctionnaire aujourd’hui.
Philippe Meyer :
Il faut noter qu’on trouve beaucoup de gens qui partagent les critiques émises par Lucile ou Isabelle, mais que quand on leur demande pour qui ils voteront au second tour, ils regardent leurs chaussures et répondent « Macron ». C’est tout à fait compréhensible quand on voit qui risque de lui être opposé, mais je me demande s’il ne serait pas opportun de créer un parti « les malgré nous » …
Lionel Zinsou :
Il y a une série de choses répétées qui ne me paraissent pas fondées factuellement. Voici un président sortant qui bat tous les records en termes de confiance des Français. Il est deux fois plus populaire que Nicolas Sarkozy, trois fois plus que François Hollande. Alors, pourquoi tant de haine, et pourquoi autant de popularité ? Il n’y a aucun élément factuel indiquant que ce président est le plus haï de la 5ème République. Il n’a pas été l’objet de tentative d’assassinat comme certains de ses prédécesseurs, et franchement, si la popularité est l’étalon de mesure, ou le respect pour Valéry Giscard d’Estaing (y compris dans sa propre majorité), tout cela est complètement contre-factuel.
Quant à la frustration à propos du progressisme, j’avoue que pour ma part, j’ai toujours tendance à regarder la France d’ailleurs, avec du recul. Cela me rappelle les propos de Gerhard Schröder disant « je ne sais pas pourquoi en France on nous considère toujours à la droite de Jacques Chirac ». Tous les socio-démocrates d’Europe font des choses qui sont désormais adaptées à la France. On dit que le « en même temps » a échoué, mais reconnaissons que le social-libéralisme ressemble furieusement à ce que fait le SPD allemand. Les grandes réformes du marché du travail, qui sont passées très bien et très vite au début de son mandat, sont tout à fait comparables aux mesures Hartz allemandes. C’est aussi très proche de ce que sont les socio-démocrates italiens d’Enrico Letta ou du pragmatisme de l’actuelle coalition libérale et sociale espagnole. En Europe, ce sont des choses très familières, pas du tout considérées comme des échecs, et pas contradictoires. Philippe nous invite à parler des « contradictions » du macronisme, mais pour moi il ne s’agit pas de cela, simplement des coalitions qui supposent de prendre ce qu’il y a de meilleur dans les deux traditions. C’est très dominant en Europe.
Alors on peut moquer Tony Blair et dire que le New Labour fut un immense échec, pour ma part je crois que ce fut une grande modernisation. De même on peut dire que Gerhard Schröder n’est pour rien dans l’arrivée d’Angela Merkel, mais cessons de regarder la France comme un objet totalement unique. Il ne s’agit que d’une tradition social-démocrate. Toutes les équipes viennent très largement du strauss-kahnisme et du rocardisme, et aujourd’hui, les personnalités les plus connues du gouvernement sont plutôt issues issues de la social-démocratie. Pour moi le progressisme existe partout dans l’Europe social-démocrate.
Sur la perte de valeurs des campagnes électorales, notons qu’à la différence de ses rivaux, Emmanuel Macron est un homme qui sait faire campagne. Même dans les anciens partis de gouvernement, je pense qu’en termes de rhétorique, d’éloquence, de charisme, il y a une carence certaine de ce côté. Par exemple la candidate LR me semble légèrement derrière Edouard Balladur en termes d’empathie avec les foules. Dans notre société, il y a indéniablement une aspiration profonde à des mesures de changement des mœurs. C’est bien plus fort que des mesures de détail sur la formation professionnelle. Et le macronisme porte ces valeurs de multiculturalisme, c’est perceptible dans les relations internationales, avec l’Afrique par exemple. Et Macron les assume, à un moment où nous nageons dans un océan d’idées racistes et xénophobes dans toute une partie de la droite et de l’extrême-droite. Enfin, le macronisme porte des valeurs européennes : on a toujours distribué des drapeaux européens à l’entrée des meetings, et cela n’a pas varié.
Le progressisme frustre Lucile, mais il existe.
Jean-Louis Bourlanges :
Une campagne présidentielle est faite de deux choses. D’une part, d’un ensemble de discours, de mesures et de coups de projecteurs vers des catégories en situation de frustration et de revendications. Cette tendance là est extrêmement forte actuellement, et domine le discours de tous les cadidats. Cela me donne une impression inquiétante et un peu vertigineuse de promesse catégorielles, émiettées, et qui n’ont pas énormément de signification pour les gens. Cela s’explique pour Emmanuel Macron qui, puisqu’il n’est pas officiellement en campagne ; il tient un discours de circonstance, même s’il n’est évidemment pas dénué d’arrière-pensées électorales. Cela s’explique également par le fait que tous les sociologues constatent que la France est totalement fragmentée, et qu’il y a une très grande difficulté à lui parler comme à une société une et indivisible. Face à cette demande émiettée, la tentation des candidats est donc de proposer une offre émiettée.
D’autre part, une campagne présidentielle est constituée d’un autre aspect, très important et très insuffisant aujourd’hui : tenir un discours cohérent en termes de lignes et d’orientation. Là, je trouve que Macron est historiquement très bien placé. Il n’ose peut-être pas se lancer, parce qu’afficher une ligne « progressiste », « social-libérale européenne » ou « droits de l’hommiste » est risqué, car ces expressions peuvent sembler trop abstraites. Il semble que dans le paysage politique actuel, l’abstraction ne rencontre pas la compréhension et l’intelligence des électeurs. En tous cas cela rencontrera celles des médiateurs, et c’est à mon avis un élément essentiel de la cohérence de la campagne, et de la fabrication d’un vote pour ou contre le président sortant.
Pour moi, je trouve que cette timidité n’est pas justifiée, car Emmanuel Macron est très fort sur ce plan de la cohérence. Le « en même temps » consiste à défendre une conception précise et exigeante de la démocratie et des libertés, opposées à tout un volet de l’opinion, qui est anti-libéral, fasciné par des modèles autoritaires comme ceux de MM. Orbán ou Poutine. Sur le plan économique, il y a en effet un comportement assez proche de ce que font les socio-démocrates européens depuis longtemps. Lionel citait Enrico Letta, j’ai siégé sur les mêmes bancs que lui, ceux du PPE, au Parlement européen. C’est un homme qui vient de la démocratie chrétienne et qui dirige aujourd’hui le grand Parti de gauche italien. Il porte la volonté de conciliation entre performance économique et Etat-providence. Et justement, sur l’Etat-providence, Macron n’a de leçons à recevoir de personne : ce qui a été fait depuis le début de la pandémie est tout de même très impressionnant.
Sur le plan international, il y a l’idée que nous ne nous en sortirons qu’en construisant une Europe sur des valeurs multilatérales. C’est très cohérent, là où Valérie Pécresse est associée à Eric Ciotti, qui dit préférer Zemmour à Macron. Là pour le coup, il s’agit vraiment d’un choix idéologique disruptif par rapport à la démocratie.
Quand on regarde le bilan, on voit que Macron a réellement mis en chantier des questions européennes, et que nous y avons marqué des points intellectuels, sur les Allemands notamment : nous avons fait passer nos idées qui n’étaient pas à la mode. En revanche, il y a de graves insuffisances sur la démocratie et la réforme institutionnelle. Les relations entre les pouvoirs publics, le jupitérisme abusif, la décentralisation ni faite ni à faire … Le président sortant devrait centrer l’une de ses offres politiques sur ces importants et nécessaires chantiers.
Un mot encore sur l’écologie. Il me semble que c’est l’un des tournants du quinquennat. Je crois qu’Emmanuel Macron accompagne une reprise en profondeur du discours écologique, aux Français et aux Européens. Face à l’urgence constatée par le GIEC, on voit que la grammaire défendue par les écologistes français est inadaptée, et qu’il faut repenser tout cela, y compris dans les rangs du macronisme.
Lucile Schmid :
Je suis d’accord avec Jean-Louis sur ce paradoxe de la timidité macronienne. Personne n’imagine Jupiter timide. Et pourtant … Ce nouveau site dont parlait Isabelle, « avec vous », qui est un site de campagne sans le dire, me paraît symptomatique : il y a une incapacité à organiser la relation aux autres. Cette question de l’humanité et de la timidité de Macron me semble fondamentale ; on sait bien qu’il a été élu président de la République avec une bonne part de chance et des circonstances extrêmement favorables (explosion en vol de Fillon et renoncement de Hollande). S’il veut être réélu pour qui il est, la question de surmonter la timidité se pose très sérieusement. Je pense que le fait qu’il ne soit pas encore déclaré candidat est un vrai sujet, alors même que tous les sondages le donnent favori.
Comment fait-on du collectif ? Comment renoue-t-on avec les corps intermédiaires ? Quant au progressisme, il demande à être un peu mieux défini. S’agit-il de la question sociale, de l’Europe ? Emmanuel Macron a ouvert beaucoup de chantiers, notamment à propos de la place de la France dans le monde, mais il s’agit maintenant de décliner la feuille de route. Il reste trop théorique, on a envie de savoir à quoi ressemblera la pratique.
Isabelle de Gaulmyn :
Emmanuel Macron a 40% de satisfaction dans les cotes de popularité et 25% d’intentions de vote, et c’est beaucoup. Il existe néanmoins une vraie haine à son encontre dans de nombreux territoires. Il y a une émotion forte et très perceptible, il faut en tenir compte. S’il est réélu, et c’est probable, beaucoup de gens seront furieux. C’est cela qui m’inquiète : Emmanuel Macron n’a pas le souci de se faire écouter ou aimer ; il s’agirait plus d’une forme d’autisme que de timidité pour moi. Il gouverne presque seul, avec quelques conseillers (tous des hommes) depuis sa tour d’ivoire. Il a du mal à faire du collectif, ce que Valérie Pécresse semble mieux réussir. Quant à la supposée présence de la gauche et du progressisme au gouvernement, elle est à prendre avec des pincettes, je n’ai pas particulièrement l’impression que Gérald Darmanin soit de gauche, par exemple …
Lionel Zinsou :
Il y a un point aveugle : il se trouve que Macron est le candidat qui récolte le plus de voix de gauche, soit à peu près la moitié des 25% d’intentions de vote dont il est crédité. C’est un peu moins qu’Edouard Philippe, me direz-vous. Dire que le macronisme se résume à Emmanuel Macron, c’est aller un peu vite, car l’ex-Premier ministre bénéficie lui aussi d’une grande popularité.
Cela peut sembler paradoxal qu’il ait plus d’intentions de vote que Mme Hidalgo, Mme Taubira ou M. Mélenchon. On entend que ces électeurs de gauche favorables à Macron se trompent, qu’ils se sont déjà trompés une fois et s’apprêtent à recommencer. Ils ont été déçus, trompés, et même trahis selon Lucile. Quand vous regardez les chiffres de la gauche et que vous y incluez la moitié des 25% de Macron, vous retombez sur les chiffres historiques. C’est un point dont on ne parle jamais : on se lamente que la gauche ne fasse que 27%, mais c’est parce qu’on en exclut les électeurs de Macron qui ont toujours voté à gauche et se disent encore de gauche.
Jean-Louis Bourlanges :
Au fond, le problème d’Emmanuel Macron est qu’il n’est pas de droite. La droite historique est fondamentalement illibérale (depuis la Révolution française), corporatiste, traditionaliste sur le plan des valeurs, et récemment devenue identitariste sur le plan national. Macron n’est rien de tout cela.
L’impopularité de Macron est logique : tous les dirigeants sont impopulaires. Nous sommes à une époque où le dégagisme est la règle : le personnel politique n’est pas en mesure de donner aux citoyens ce qu’ils aimeraient recevoir. L’offre politique est contrainte par un certain nombre de limites, de pénuries et de contradictions qui empêchent de satisfaire pleinement les gens. C’est la définition classique de la névrose : répéter éternellement le même comportement en espérant des résultats différents. Ici, il s’agit des électeurs qui renvoient les sortants.
LE SAHEL EN PROIE AUX PUTSCHISTES
Introduction
Philippe Meyer :
Au Burkina Faso, lundi, des soldats ont annoncé la destitution du président Roch Marc Christian Kaboré. Le nouvel homme fort du pays, le lieutenant-colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba, rejoint le club des jeunes putschistes qui sévissent en Afrique de l’Ouest depuis l'été 2020. La série a commencé au Mali, victime d'un premier coup d'Etat le 18 août, suivi d'un second, neuf mois plus tard, téléguidé par le même colonel de 39 ans Assimi Goïta, las de partager le pouvoir avec les civils. Entre-temps, au Tchad voisin, un officier de 38 ans, le général Mahamat Déby Itno a pris la succession de son père à la présidence, au mépris de la Constitution. Vint ensuite la Guinée, dirigée depuis septembre par un militaire, toujours, selon la formule consacrée, « dans l'intérêt supérieur de la Nation ». Au Burkina Faso, c'est l’incapacité du président Kaboré à gérer la menace terroriste comme le désarroi de son armée qui est en cause. Depuis 2015, les exactions des groupes jihadistes ont fait plus de 2 000 morts dans le pays (dont 400 soldats) et contraint plus de 1,4 million de personnes à fuir leurs foyers.
Avec le coup d'État en cours à Ouagadougou, les fondements politiques de l'intervention française au Sahel risquent de se déliter un peu plus. L'opération Barkhane, qui engage la France contre les groupes djihadistes depuis 2013, pourrait être affectée par la nouvelle crise au Burkina Faso. La région des Trois Frontières (entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger), est la principale zone d'opération des militaires français et le commandement de la force Sabre - qui regroupe les forces spéciales françaises déployées en soutien à l'opération Barkhane au Sahel, et dont l'objectif est de traquer les terroristes - est installé à Ouagadougou, la capitale burkinabée. Ce coup d’état intervient alors qu’avec le Mali, naguère partenaire privilégié de la France, le divorce est consommé depuis le débarquement en décembre, à Bamako, des mercenaires russes de Wagner. Sur le terrain, la coopération est de plus en plus compliquée. Les autorités maliennes ont demandé à leurs homologues français une révision des accords de défense. La junte malienne s'en prend désormais à la force Takuba, qui regroupe les forces spéciales européennes de quatorze pays sous commandement français. Soucieuse d'éviter l'enlisement après neuf ans de lutte antidjihadiste au Sahel, la France a entrepris de faire passer ses effectifs de plus de 5 000 hommes à 2 500 ou 3 000 d'ici à 2023. Elle compte réorganiser son dispositif en s'appuyant sur des partenaires européens. Objectif : cesser les vastes opérations de contrôle de zone, menées en première ligne, pour privilégier la formation et l'appui au combat des armées locales.
Alors qu’à Ouagadougou, une partie de la population burkinabée, excédée par l'insécurité, a applaudi le coup de force, les regards se tournent maintenant vers le dernier rescapé de l'épidémie de putschs : le Niger. Dans ce pays aussi, les groupes armés gagnent du terrain, l'armée semble impuissante et l'Etat a déserté des zones entières de son territoire. Les mêmes ingrédients qu'au Mali et au Burkina Faso.
Kontildondit ?
Lionel Zinsou :
Il y a des ingrédients communs, notamment la déstabilisation par des groupes terroristes. Ces derniers sont exogènes, étrangers, ils ne viennent pas du Sahel et ne pratiquent pas du tout le même islam que les populations locales. En effet l’islam maliki est plutôt tourné vers les oulémas marocains, qui dominent jusqu’au Nigéria ; il a très peu en commun avec un islam regardant vers les lieux saints. Au fond Daech et Al-Qaïda ont engendré des succursales. Quand vous examinez les provenances des djihadistes, ils viennent de la Syrie en termes d’expérience militaire, mais ils sont de toutes les nationalités. Il y a beaucoup de Tunisiens, de Marocains, de gens du Moyen-Orient, des Algériens exportés par les services spéciaux algériens dans le cadre de la pacification après les années de plomb. Et évidemment le déversement des armes de la Libye.
Tous ces groupes sont profondément exogènes. Quand les gens pensent que ces djihadistes rejettent les valeurs de l’Occident et la démocratie, c’est complètement faux. Le cas de Tombouctou est exemplaire : les terroristes ont détruit les mausolées sacrés des saints parce que dans l’islam d’Al-Qaïda ou de Boko Haram il n’y a pas de saints, ni de manuscrits profanes. Ils n’ont toutefois réussi à brûler qu’une fraction des milliers de manuscrits, car cet « or des mots » fut dissimulé par la population.
La déstabilisation des Etats a été accélérée par la Covid et par la reprise économique. Par l’épidémie parce qu’il n’y a pas de protection sociale. Cela s’est ressenti très profondément par une population aux revenus souvent journaliers. Et pendant la reprise économique vigoureuse, la hausse du prix des vivres et du carburant a été spectaculaire. En macro-économie, les produits exportés par le Sahel (or et coton pour le Mali, coton pour le Burkina, café, cacao, etc.) sont en progression de prix. C’est pourquoi on dit que l’inflation mondiale bénéficie à ces pays. Sauf que les populations ne le vivent pas du tout comme cela. Elles voient, elles, un appauvrissement. Ce sont déjà des pays comptant parmi les plus faibles au niveau des revenus par tête. Le Niger, qui a plusieurs centaines de kilomètres de frontière avec le Bénin, n’en a que la moitié des revenus par tête (et le Bénin se situe dans les 30 moins riches du monde). C’est donc un appauvrissement « au carré » à cause de l’épidémie, et « au cube » parce que les populations sont déplacées. N’oublions pas que le territoire à surveiller est gigantesque, la superficie qu’il faut protéger est bien supérieure à celle de l’Europe. Au seul Burkina Faso (l’un des plus petits pays de la zone) on parle déjà d’un million et demi de déplacés.
La zone de front s’élargit. Vous parliez de la « zone des trois frontières », où ont eu lieu les pires massacres. L’armée malienne a abandonné sa frontière avec le Niger, et à présent c’est celle avec le Burkina qui est abandonnée par l’américain burkinabée. C’est l’une des raisons du coup d’Etat. Le pays qui a perdu le plus du contrôle de son territoire est le Burkina. Mais en réalité, il ne s’agit pas des trois frontières mais des six. Dans la région de Tillabéri au Niger, où il y eut les pires massacres et les pires déplacements, il y a certes une frontière avec le Mali et le Burkina, mais aussi avec le Bénin. Au Nord du Bénin, du Togo, du Ghana et de la Côté d’Ivoire il y a aujourd’hui des coups de main des terroristes de plus en plus profonds.
Le Bénin n’était pas sur la ligne de front, et il n’est pas un pays particulièrement travaillé par les problèmes liés à l’islam. La frontière burkinabée est totalement démunie. Pas seulment de sécurité mais de tous les services publics. C’est évidemment pourquoi l’armée est intervenue. Il y a quelque chose de compréhensible, même si le président Kaboré a vraiment été élu sans contestation. Mais son élection date d’il y a un peu plus d’un an, et entre temps la dégradation a été exceptionnelle. Aujourd’hui, du côté burkinabé de la frontière avec le Togo et le Bénin, il y a des barrages de sécurité tenus par les djihadistes. Ils viennent faire leurs commandes pour les maquis au Nord du Togo et du Bénin. Cela signifie que ces pays sont désormais contaminés. C’est vrai aussi de la Côte d’Ivoire. C’est un immense espace, qui s’élargit encore. Il y a des éléments communs mais veillons à ne pas trop simplifier, il y a aussi des différences profondes. Parfois des problèmes très anciens comme celui des Peuls, un peuple nomade qui a des problèmes avec les population sédentaires depuis des millénaires. Les situations ne sont pas totalement homogènes d’un pays à l’autre, mais un effet de dominos est en cours. On pourrait arriver à ce qu’un ensemble de plus de 100 millions d‘habitants bascule dans des troubles considérables. Aucun de ces coups d’Etats n’est le fait de djihadistes, ils n’ont fait que permettre la déstabilisation ultra-rapide des divers régimes.
Lucile Schmid :
Lionel nous a dressé le tableau d’une zone géographique immense, à l’histoire complexe. On voit bien que les frontières qui ont été tracées à l’époque de la colonisation ont un caractère arbitraire, et permettent à ces groupes armés d’aller se retrancher après avoir mené leurs opérations.
Emmanuel Macron n’a pas choisi d’aller au Mali. L’opération fut décidée sous François Hollande, avec l’opération Serval puis Barkhane, à laquelle l’actuel président de la République a eu à cœur d’associer l’Europe, c’est à dire d’élargir l’intervention contre le terrorisme islamiste en Europe. Il s’agissait non seulement de ne pas laisser la France seule dans ce combat, mais aussi d’échapper à son obsession de refaire la Françafrique. Je rappelle que peu après son élection en 2017, il se rendit à Ouagadougou et s’adressa aux étudiants, les assurant que cette époque était révolue. La France veut être un soutien de la démocratie en Afrique de l’Ouest, francophone. Cinq ans plus tard, nous faisons face à la difficulté de faire évoluer cette Afrique de l’Ouest, par rapport à la façon dont les « succursales » terroristes s’organisent. Je n’impute pas cette difficulté à Emmanuel Macron, mais il faut reconnaître que les responsables politiques démocrates n’arrivent pas à triompher de cette menace, et donc à trouver leur légitimité politique face aux populations.
Le président Kaboré était le premier président civil élu depuis 1966, et pour autant il n’a pas résisté. Certains parlent de « coup d’état militaire populaire », parce que quand les militaires s’emparent du pouvoir et disent qu’ils vont restaurer la sécurité des populations, ils sont populaires. Kaboré a été démocratiquement élu, mais il a échoué, il n’a pas permis à son armée de s’alimenter, 50 soldats burkinabés ont été tués l’an dernier. Face à cela, que peut-on faire, au moment où le sentiment anti-français est en pleine résurrection ? Il est entretenu et même exacerbé au niveau politique, un peu comme en Algérie, car c’est bien pratique. L’influence russe s’exerce aussi ; aujourd’hui la milice Wagner est de plus en plus présente en Afrique de l’Ouest, elle était déjà au Mozambique et en Centrafrique. On assiste à une lutte d’influence entre la Russie et l’Europe autour de l’Afrique.
Lionel Zinsou :
Le sentiment anti-français est largement fabriqué par la Russie et l’Iran sur les réseaux sociaux. Il vise à retrouver l’opinion française pour faire partir les troupes françaises et européennes. C’est construit de toutes pièces, il faut vraiment dénoncer la puissance des fake news fabriquées par la Russie depuis des années.
Isabelle de Gaulmyn :
J’insisterai moi aussi sur le côté exogène de tout ce qui se passe en ce moment dans cette région. Il faut vraiment prendre conscience de l’ampleur et de l’horreur de ces déplacements de population. 1,5 millions de Burkinabés fuyant le nord du pays, en direction du sud. Les djihadistes ont tenté de déclencher une guerre de religion au Burkina Faso et ils ont plutôt échoué : ils avaient commencé par massacrer des chrétiens au nord, mais il y en avait peu, et les musulmans locaux ne sont pas du tout entrés dans ce jeu sanglant, même si à long terme il faut rester vigilant. Ainsi, une enquête de La Croix avait montré que les nouvelles mosquées construites dans la zone étaient financées par le wahhabisme. Je rappelle qu’il s’agit d’un islam salafiste, qui n’est plus celui du Maroc, pas forcément violent mais propice aux dérives fondamentalistes. Plus on va vers l’Est, plus on s’éloigne de l’islam malikite, plus tolérant.
Il faut aussi se méfier des conclusions hâtives. Le coup d’état au Burkina est inquiétant pour la démocratie, mais il n’est peut-être pas une nouvelle si catastrophique pour l’opération Barkhane. Les déclarations du militaire qui dirige le pays sont pour le moment plutôt rassurantes. Il semble qu’il s’agisse de quelqu’un qui n’a pas supporté la corruption de l’ancien président, qui avait laissé l’armée dépouilée. Burkina Faso signifie « pays des hommes intègres ».
Pour la France et l’Europe, le problème, c’est Barkhane. Qu’en fait-on ? L’Europe prendra-t-elle le relais ? Cela paraît douteux. De ce point de vue, le coup d’état n’est pas une bonne nouvelle, car l’instabilité politique de la zone fait craindre un enlisement. Une force européenne paraissait une bonne solution pour éviter une implication trop grande de la seule France, mais elle est mal en point : les Danois sont partis, les Suédois sont hésitants … Il n’est pas du tout certain que les Européens, et notamment les populations européennes, veuillent suivre les Français dans cette histoire.
Jean-Louis Bourlanges :
Parler de cette situation après l’ancien Premier ministre du Bénin est un peu intimidant … Je me rappelle que Norodom Sihanouk, refusant de commenter le discours de de Gaulle, avait dit « quand la Callas entre en scène, les autres se taisent ». Je reconnais que quand j’étudie les choses depuis mon bureau parisien, et avec les contacts que je peux avoir sur place, je partage son analyse. Je crois qu’il faut distinguer deux choses.
Le problème terroriste d’abord. Il est très grave, c’est un véritable cancer qui se propage et qui finira par s’emparer du Golfe de Guinée si on n’y met pas un terme. Cette contagion engage toute l’Afrique de l’Ouest. Le nord de la Côte d’Ivoire est déjà touché, et même le Sénégal, qui s’est toujours vécu comme une exception démocratique en Afrique, a le sentiment d’être dans une situation de plus en plus privilégiée, c’est à dire de plus en plus précaire. La vitesse à laquelle cette région peut basculer dans la confusion est effrayante.
Ces coups d’état empêchent ce que nous essayons de faire depuis des décennies : mettre fin à la Françafrique et installer des régimes démocratiques. Les élections ne se font pas toujours sans heurts, ce fut compliqué au Bénin par exemple. Au Burkina, l’élection présidentielle s’était déroulée à peu près correctement et malgré tout, on a un retour à un régime autoritaire et une vague de coups d’état : Au Mali, en Guinée, et à présent au Burkina. Ce qui vient de se produire à Ouagadougou est compréhensible étant donnée l’impuissance du pouvoir en place face à la menace terroriste.
Nous nous trouvons donc face à une situation paradoxale. J’étais à Berlin cette semaine, j’y discutais de cette situation avec mes homologues du Bundestag. Ils doivent décider du renouvellement de leur aide (à la formation des militaires burkinabés) en juin prochain, mais ils s’interrogent : faut-il aider des gens qui s’emparent du pouvoir par putsch ? C’est très embarrassant. Ces forces sont bien formées, et cette formation (souvent prodiguée en France ou par des Français) est relativement bien acceptée car les populations veulent que le travail soit bien fait. Même si selon les endroits, c’est plus ou moins bien perçu, c’est par exemple plus difficile au Mali qu’au Burkina.
Assimi Goïta, l’actuel dirigeant du Mali, a astucieusement su semer la zizanie parmi les Européens, provoquant le départ des Danois. Il va nous falloir convaincre nos partenaires européens que d’abord nous défendons dans cette affaire quelque chose d’essentiel : la stabilité de toute une région et la frontière sud de l’UE. Et ensuite que nous ne pourrons pas continuer à le faire longtemps, à partir du moment où le Mali est totalement hostile à notre présence. Il va falloir réorganiser tout cela avec des amis, et la Cédéao nous y aidera. C’est une union de démocrates qui veulent se défendre, nous serons sans doute amenés à nous appuyer sur d’autres pays que le Mali ; le président du Niger est par exemple un homme remarquable. C’est une affaire très difficile mais l’enjeu est crucial, et il n’est pas indigne.