Réseaux sociaux, slacktivisme, primaire populaire, infotainment = fin des partis politiques ? / Pékin : des J.O. contre nature / n°231 / 6 février 2022

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RÉSEAUX SOCIAUX, SLACKTIVISME, PRIMAIRE POPULAIRE, INFOTAINMENT = FIN DES PARTIS POLITIQUES ?

Introduction

Philippe Meyer :
Twitter, Facebook, Instagram, TikTok, Linkedin, YouTube et Twitch : sept canaux numériques parmi les portails les plus populaires en France, c'est un minimum désormais pour un candidat à l'Elysée. Sur TikTok, le chef de l'État rassemble 2,8 millions d'abonnés et ses vidéos atteignent régulièrement plusieurs millions de vues. Une autre plateforme s'impose comme place forte de la campagne présidentielle en ligne : Twitch. Jean-Luc Mélenchon y fait figure de pionnier, avec sa propre émission « Allô Mélenchon » dans laquelle il interagit avec des internautes. Avec la montée en puissance des réseaux sociaux, une nouvelle forme de militantisme numérique s’est développée : le slacktivisme, qui désigne l’activisme dit paresseux (slacker pour fainéant) consistant à publier un tweet, liker une photo sur Instagram, signer une pétition sur Change.org ou encore partager un événement sur Facebook et ainsi apporter son soutien à une cause depuis son canapé. Désormais, le partage des informations sur les réseaux sociaux a beaucoup plus d'influence sur les opinions que les chaînes d'information en continu. La France en possède quatre qui totalisent moins de 7 % de l'audience quotidienne des Français. Chargée de recherche au CNRS, Claire Sécail a quantifié, dans l'émission Touche pas à mon poste, animée par Cyril Hanouna, le taux d'antenne, de septembre à décembre 2021, consacré à l'extrême droite : pas moins de 53 % dont 44,7% pour le seul Éric Zemmour. La gauche et la droite « classique » se partageant le temps d'antenne restant.
D'après le rapport annuel sur les manières de s'informer du Reuters Institute, la consultation en France de la presse écrite est passée de 46 % à 14 % entre 2013 et 2021. Sur la même période, celle des réseaux sociaux a progressé de 18 % à 38 %. Interrogée par le 35e Baromètre de confiance dans les médias Kantar Public-Onepoint pour La Croix, une personne sur deux considère que l’impact des réseaux sociaux sur les « débats et discussions politiques » a été « assez » (34 %) ou « très négatif » (16 %), alors que 41 % des 18-24 ans (contre 28 % de l'ensemble) le jugent « positif ». D’une étude publiée le 3 février par l’Institut Montaigne, il ressort que les 18-24 ans ne se reconnaissent aucune proximité avec un parti ou une tendance politique, pas même avec les écologistes. La socialisation politique des jeunes semble « marquer le pas », relèvent les auteurs pour qui c’est là « le fait majeur caractérisant le rapport à la politique des jeunes aujourd’hui ».
Dans ce paysage politique bouleversé, la primaire populaire, organisée fin janvier, a profité de l'affaiblissement des formations politiques engagé depuis trente ans dont les effectifs se sont effondrés. Le Parti socialiste est ainsi passé en un peu plus de dix ans de 200 000 à 20 000 adhérents.

Kontildondit ?

Matthias Fekl :
La crise de confiance et la crise de la démocratie ne sont pas des phénomènes nouveaux. Ils viennent d’assez loin, certaines manifestations traditionnelles peuvent être décelées dans la montée de l’abstention, dans la quasi-généralisation du vote sanction lors des scrutins nationaux, cette idée de se débarrasser à chaque mandat de ceux qui l’ont occupé. L’affaiblissement des partis, ces cadres structurels de notre démocratie, y est aussi pour beaucoup.
Mais des phénomènes nouveaux sont arrivés, liés à notre époque. Un état d’esprit général d’indignation et d’offense, d’abord. Il peut être très mobilisateur, et l’indignation est toujours préférable à l’indifférence ou au cynisme, mais quand elle est permanente, quotidienne, et souvent un peu automatique, on est en droit de se demander où elle conduit. Ensuite, les réseaux sociaux sont désormais incontestablement des acteurs politiques. Je pense avoir vécu cette progression personnellement. Au début du quinquennat précédent, les réseaux sociaux étaient un peu à part, une bulle spécifique qui n’interférait pas vraiment. Désormais, une polémique née sur les réseaux sociaux se retrouve dans la presse le jour même. Avec quelles conséquences ? D’abord, une influence de plus en plus grande sur la tonalité du débat public. C’est aussi une manifestation très préoccupante de l’enfermement algorithmique : de plus en plus, vous n’échangez qu’avec des gens d’accord avec vous, les algorithmes ne vous présentent plus que des choses avec lesquelles vous êtes d’accord. C’est l’inversion de Saint Thomas, désormais : « je ne vois que ce que je crois ». C’est ce qui explique la montée du complotisme, et la croyance en des théories de plus en plus fumeuses.
Les réseaux sociaux n’ont évidemment pas que des mauvais côtés. Ils ont permis des dynamiques magnifiques, notamment chez les jeunes, qui s’emparent de causes et y militent pour un monde meilleur.
Pourquoi cette crise démocratique est-elle profonde ? D’abord parce qu’elle porte sur des choses essentielles que nous avons en commun, comme la capacité à partager un diagnostic et à se mettre d’accord au moins sur des faits. L’idée que la science permet le progrès et l’amélioration de nos conditions de vie ne va plus de soi par exemple. C’est une certaine croyance en la raison qui est attaquée. C’est également une crise de la représentation et de l’intermédiation. C’est la représentation elle-même qui est aujourd’hui refusée, et pas seulement contestée. On veut s’exprimer soi-même directement. On observe également une crise de la presse, reflétant celle de la démocratie.
La démocratie a besoin de temps et d’apaisement. En témoignent des lieux comme cette émission où l’on prend le temps de s’écouter, ou le débat remarquable organisé par La Croix, entre deux anciens Premiers ministres, Bernard Cazeneuve et Édouard Philippe, qui ont montré des convergences assumées et des divergences formalisées. C’est cela la démocratie, et pas de voter tous les matins sur une proposition, sous le coup de l‘émotion, alors que le soir la même personne pourrait exprimer une opinion totalement contraire.

Béatrice Giblin :
Je me demande comment mesurer l’impact des réseaux sociaux sur la vie démocratique et sur la politique en général. Nous sommes tous conscients de leur importance, il n’y a qu’à regarder la façon dont tous les candidats ont investi ce champ de communication, la vitesse avec laquelle ils réagissent. Mais je m’interroge quant à l’impact véritable sur un engagement. Est-ce que cliquer pour signer une pétition revient à s’engager pour une cause ? Quand on constate les chiffres de l’abstention, notamment chez les jeunes, il y a de quoi s’interroger. Aux dernières élections régionales, 87% des jeunes de 18 à 24 ans ne sont pas allés voter, nous verrons ce qu’il en est pour la présidentielle, dont je reconnais volontiers qu’il s’agit d’une élection plus mobilisatrice.
D’autre part, « les réseaux sociaux », ou « les jeunes » sont des généralités, et nous serions bien avisés de distinguer un peu. L’étude menée par Olivier Galland et Marc Lazar qui vient d’être publiée est très éclairante. Elle montre clairement que dans les clivages, ce qui importe au fond, c’est davantage le capital social et culturel qu’économique. Ainsi, les enfants de professeurs (notamment d’histoire-géographie) s’intéresseront davantage à la vie démocratique, et leur consommation des réseaux sociaux sera radicalement différente des jeunes déscolarisés. L’étude montre que dans les familles où il n’y a pas un livre, le désintérêt politique est plutôt prégnant, et inversement.
On dit que les chaînes d’information en continu font peu d’audience, et que les gens continuent de regarder les chaînes traditionnelles dans notre pays. Et qui vote ? Les vieux. Ce sont eux qui font les élections en France, et on sait qu’ils sont bien moins sur les réseaux sociaux que les jeunes. C’est pourquoi je m’interroge sur le réel impact électoral de ces réseaux. Ne gonfle-t-on pas leur importance ? Je lisais par exemple qu’une photo publiée par Marine Le Pen, montrant son chat sous le sapin de Noël, avait reçu 4 millions de « like ». Et alors ? Cela signifie-t-il vraiment quelque chose ? Tout cela me semble excessif. Je ne dis pas que les réseaux sociaux ne doivent pas être pris au sérieux, je sais qu’il s’agit d’un phénomène significatif, mais je m’interroge sur leur impact électoral réel.

Nicolas Baverez :
Regardons un peu ailleurs qu’en France. Cette crise de la démocratie est mondiale et elle a deux grands volets : la montée des régimes autoritaires et les crises intérieures, avec le désengagement ou le basculement dans l’extrémisme. Les réseaux sociaux téléscopent ces deux évolutions. Il s’agit d’une technologie, pouvant être mise au service de fins diverses, bonnes ou mauvaises. Si l’on observe par exemple la politique américaine, il est intéressant de constater que Franklin Roosevelt fut le président de la radio, Kennedy celui de la télévision, Obama celui d’internet, et Trump le président des réseaux sociaux.
Pour répondre à la question de l’impact que se posait Béatrice, il faut reconnaître qu’il y en a un aux Etats-Unis, et qu’il est tout à fait spectaculaire. Donald Trump a aujourd’hui repris la main sur le parti Républicain ; et il l’a fait en créant son propre réseau social, puisqu’il fut banni de Twitter. Il a utilisé sa recette habituelle, consistant à mêler politique et business. Il est clair que le rôle de Twitter a été décisif dans son élection de 2016, puis au cours de son mandat. On pourrait aussi analyser le référendum catalan ou celui du Brexit et y constater un impact crucial. On sait que les interventions de la Russie ont été très significatives.
Les réseaux ont-il un réel impact électoral ? Clairement, oui. Cet impact est-il systématique ? La question se pose encore. C’est la grande différence avec la télévision, en tous cas en France, où elle est un monde très régulé sur les temps de parole. Le monde des réseaux sociaux, lui, est très particulier. D’abord, c’est celui des GAFAM, ces entreprises monopolistiques dont aucune n’est européenne, ni franchement portée sur la régulation. Tout candidat peut créer sa propre chaîne YouTube, sans limite au temps de parole ou au type de message qu’on y fait passer. Et effectivement, la conception algorithmique des réseaux sociaux en fait des machines à polariser et à communautariser.
La technologie est neutre, elle peut donc être mise au service de la liberté, mais à une condition, qui aujourd’hui n’est pas remplie : la régulation du système. C’est une fausse conception de la liberté que de se dire « moins il y a de normes, mieux ça marche », on s’aperçoit aujourd’hui que ce n’est pas vrai.
Enfin, il faut mentionner que l’importance des réseaux sociaux est démultipliée en temps de pandémie. Les élections et les campagnes traditionnelles s’en trouvent très compliquées, l’organisation de meetings par exemple. Joe Bien en est un bon exemple, qui mena une campagne électorale depuis son sous-sol. Certes, les personnes âgées vont plus voter que les jeunes, mais dire qu’ils sont quasiment absents des réseaux sociaux est aller un peu vite. Le taux d’équipement des plus de 65 ans est élevé, de l’ordre de 80%. Les réseaux sociaux ne sont pas qu’un phénomène « de jeunes », Trump en est un bon exemple. Non seulement parce qu’il les utilise, mais parce que les gens qu’il touche grâce à eux ne sont pas spécialement jeunes.

Isabelle de Gaulmyn :
Les réseaux sociaux impactent indéniablement la vie politique, mais il y a une deuxième question : impactent-ils le militantisme? Autrement dit, sont-ils l’explication de sa fin ? C’est le militantisme « paresseux » qu’évoquait Philippe. Si les jeunes ne militent plus, peut-être faut-il aussi se demander pourquoi il faudrait militer aujourd’hui en politique. Si 87% des jeunes n’ont pas voté aux régionales, c’est peut-être tout simplement qu’ils sont lucides. On ne sait plus trop ce que voter aux régionales veut dire, à une époque où l’on connaît mal les délimitations des régions, où l’on ignore le pouvoir des présidents de région … Le problème a plusieurs facteurs, mais n’oublions pas de nous poser la question : notre système démocratique n’a-t-il pas un défaut fondamental ? Il n’y a qu’un seul vrai rendez-vous tous les cinq ans (la série « présidentielle-législatives »), et en plus, on y vote davantage contre que pour quelqu’un. C’est très binaire, et il faut s’interroger sur les rendez-vous démocratiques. Pour ma part, je crois que le désintérêt des jeunes est compréhensible.
Le problème n’a-t-il pas commencé en 1958, au fond ? C’est là qu’on a mis en place une 5ème République, avec un système présidentiel fort, et cela coïncida avec l’arrivée de la télévision dans tous les foyers. C’était peut-être le premier glas d’un certain militantisme politique. Les gens ont eu le lien à leur candidat par la télévision, et le combat politique est devenu moins réel et plus virtuel pour la première fois. C’est peut-être un peu caricatural mais il me semble que ce problème est un phénomène moins récent qu’on ne le croit.
Il y a quelques années, on parlait beaucoup de la « civithèque » : les nouveaux instruments numériques allaient permettre l’épanouissement de la démocratie … On s’aperçoit aujourd’hui que c’était très naïf, et qu’il est tout à fait possible d’être manipulé par ces nouveaux outils. Ce n’est pas parce qu’on dispose d’un instrument numérique qu’il y a une démocratie derrière. Après la crise des Gilets Jaunes, la façon dont s’est mis en place le grand débat l’a bien montré : les forums sur internet n’ont pas abouti à un processus démocratique, cela a simplement pris la forme d’un président allant faire une tournée de dialogue (de soliloque diront certains) avec la nation. Nous payons certainement une certaine naïveté à propos du rapport entre numérique et démocratie.

Philippe Meyer :
Les partis politiques ne sont pas pour rien dans la crise actuelle. Dans la mesure où leur financement est assuré par des subventions publiques, ils sont devenus une machine à l’intérieur de laquelle on fait carrière. On commence par militer dans l’espoir de devenir assistant parlementaire, puis conseiller municipal ou général, puis député, voire ministre.
Les partis politiques ne peuvent pas blâmer uniquement les réseaux sociaux ou la presse, même si cette dernière y est pour beaucoup. En France, en effet, elle est victime d’une maladie ancienne : elle ne s’intéresse qu’aux riches, aux puissants, aux appareils d’Etat et aux institutions. La chose la moins valorisée est le reportage, c’est à dire l’activité qui consiste à rendre le monde intelligible (et donc potentiellement réformable) au reste de la société.
Certes, il y a des fonctionnements de partis pires à l’étranger, Nicolas mentionnait le cas des Etats-Unis. Mais si l’on veut lutter contre cette dérive du slacktivisme, il faudra en passer par un autre fonctionnement des partis politiques.

Matthias Fekl :
Le rôle des partis politiques est traditionnellement double : travailler sur des idées d’abord, et ensuite s’efforcer de gagner des élections pour pouvoir les appliquer. La première fonction a malheureusement été abandonnée depuis longtemps, et la deuxième ne fonctionne quasiment plus. Partant de là, la désaffection à leur égard est compréhensible.
C’est avec cela qu’il faut renouer. La politique, ce sont d’abord des idées et des propositions pour changer la vie des gens. Pardon d’enfoncer des portes ouvertes, mais on ne parle aux gens que lorsqu’on leur dit des choses qui les intéressent. Quand on ne parle qu’en interne, on se détache du reste de la population, et c’est ce qui est arrivé aux partis politiques. Ils vivent un peu en vase clos. Pour autant, je ne crois pas qu’il faille tout jeter et vivre en démocratie directe tout le temps. De fait, avec les moyens dont on dispose aujourd’hui, il serait totalement possible de voter tout le temps sur tout, sur son portable. Mais on ne vote pas forcément de la même façon sur la peine de mort quand on vient de vivre un drame atroce qu’à tête reposée. Il faut retrouver des lieux d’appropriation des idées, des enjeux et des débats.

Nicolas Baverez :
Il est important de voir que les réseaux sociaux ne riment pas forcément avec la mort des partis. Cela transforme la configuration même du système politique, et le réseau social peut se transformer en parti. On en a un bon exemple en Italie : Cinque Stelleest devenu une force politique majeure, après avoir été un phénomène de réseau social. Aux Etats-Unis, le Parti Républicain existe encore, mais il n’a quasiment plus rien à voir avec ce qu’il était à l’origine. Au Royaume-Uni, la structure des partis n’a apparemment pas changé, mais on a vu la fraction la plus radicale des travaillistes prendre en main le parti, ce qui s’est soldé par un échec électoral. Le parti conservateur a lui aussi été transformé en profondeur par Boris Johnson, avec des positions très éloignées de l’attitude traditionnelle des Tories.
A travers les réseaux sociaux, on modifie les gens qui s’investissent dans la politique, et des possibilités de prises de contrôle des partis, qui continuent à survivre, mais n’ont plus du tout la même nature, ni le même rapport au pouvoir ou à la société.

Béatrice Giblin :
Les partis changent, mais le mouvement Cinque Stelle durera-t-il longtemps ? Rien n’est moins sûr. Le Labour Party continuera-t-il à se radicaliser ? Là aussi, il est permis d’en douter fortement. Les Tories de Boris Johnson sont-il le résultat d’une vraie évolution, ou simplement une phase ? Les Républicains étasuniens ont incontestablement changé profondément, mais il faut aussi tenir compte des systèmes électoraux, car quand Trump gagne en 2016, il est minoritaire en voix. Les Etats-Unis sont un immense territoire, et dans de très nombreux endroits, les densités de population sont faibles ; là, les réseaux sociaux permettent de maintenir le contact.

Isabelle de Gaulmyn :
J’ai l’impression que la question de Béatrice a été très bien illustrée par la récente primaire populaire. On a là une base électorale de gauche qui souhaite l’union de la gauche, et réagit à ce que les partis ont produit : l’éparpillement des candidats. C’est donc à la fois un phénomène non négligeable (470 000 participants) et qui pourtant ne parvient pas à s’imposer face à des partis, des militants, des gens expérimentés qui n’arrivent pas de rien et ont gravi divers échelons. Mme Taubira, élue par la primaire populaire, semble manquer de fond par rapport à ses rivaux des partis traditionnels.
Cela nous montre comment les partis sont contestés aujourd’hui, et comment ce par quoi on les remplace n’a pas non plus abouti.

PÉKIN : DES J.O. CONTRE NATURE

Introduction

Philippe Meyer :
Les olympiades qui se déroulent du 4 au 20 février à Pékin, seront les premières à utiliser 100 % de neige artificielle pour l’organisation des épreuves en plein air.  Fin janvier, le massif montagneux qui entoure la station de Yanqing où se déroulent les épreuves de ski alpin, était vierge de tout flocon. Depuis novembre, plus de 100 générateurs de neige et 300 canons ont fonctionné à plein régime pour blanchir les 9,2 km de pistes utilisées pour la compétition. Ce recours à la technique dans une région connue pour son aridité aura un coût financier, mais surtout environnemental : une étude chinoise soulignait en 2019 que 185 millions de litres d'eau seraient être nécessaires à la production d’1,2 million de mètres cubes de fausse neige. Il y a quatre ans, en Corée du Sud, 90% du manteau avait été déposé grâce aux canons et 80% en 2014, pour les Jeux de Sotchi. Pékin 2022 promet pourtant que les Jeux seront « respectueux de l'environnement, fédérateurs, ouverts et propres », et vante le recours à des technologies innovantes et bas carbone pour fabriquer la glace et des sites de compétition alimentés à 100 % avec de l'électricité verte. « Greenwashing », rétorquent les défenseurs de l'environnement. Selon eux, il pourrait bien s'agir au contraire des Jeux les moins durables de l'histoire.
Sans neige, les JO de Pékin préfigurent sans doute ce que seront les futures éditions olympiques menacées par le réchauffement climatique. Dans un avenir proche, la Chine ne devrait pas être un cas isolé. Sur les 21 sites ayant accueilli des Jeux d'hiver depuis Chamonix en 1924, seuls dix d'ici à 2050 pourraient encore convenir pour accueillir un tel événement, avec des chutes de neige naturelles suffisantes, a alerté un rapport produit par des chercheurs du Sport Ecology Group de l'université anglaise de Loughborough et l'association Protect Our Winters.
En janvier, la Chine avait averti qu'une forte pollution de l'air pendant les Jeux n'était pas à exclure, au moment où sa consommation de charbon explose. Le pays dépend à 60% de la houille pour sa production d'électricité. Il a fait face ces derniers mois à des coupures de courant et a accru en conséquence son extraction de charbon. En 2021, le niveau des particules fines a certes chuté à 33 microgrammes par mètre cube en moyenne, a indiqué le service environnement de la mairie de Pékin, soit trois fois moins qu'en 2013. Mais c'est toujours six fois plus que le niveau recommandé par l'OMS (5 microgrammes par mètre cube). La pollution atmosphérique est une préoccupation majeure des Pékinois, mais aussi des athlètes, qui devront se soucier en plus de la qualité et de la quantité de la neige artificielle.

Kontildondit ?

Béatrice Giblin :
On est effectivement en droit de se demander pourquoi on est allé organiser des Jeux dans une région si aride, où il ne pleut pas l’hiver. Dans cette région, les pluies sont les plus fréquentes en juillet-août, on savait donc depuis longtemps qu’il n’y aurait pas de neige.
Pourquoi Pékin, alors ? On pourrait dire que c’est parce que la seule ville concurrente était Almati, au Kazakhstan. C’est une question importante : qui aujourd’hui va se proposer pour organiser des Jeux d’hiver, dont le coût grimpe considérablement faute de neige, le tout avec une opinion publique de plus en plus sensible aux conditions environnementales ? Peut-être que les J.O. d’hiver seront menacés à terme, ou limités aux endroits où il neige encore.
On sait que pour Xi Jinping, le choix de Pékin était important : il s’agit d’une démonstration de la puissance chinoise. Le pays est le seul à avoir accueilli les Jeux d’été et d’hiver dans un court laps de temps (2008 et 2020). En 2008, ce fut l’heure de gloire : de très beaux olympiades et une moisson de médailles, il fallait réitérer l’exploit. Sauf que le contexte n’est plus le même. En 2008, la Chine fascinait, et tous les athlètes pouvaient se promener et admirer les signes de la croissance extraordinaire. Cette fois-ci, ils sont dans une bulle. J’ai même lu quelque part que si des athlètes se trouvaient dans un accident de voiture, on ne pourrait pas aller les secourir car il était hors de question de rentrer en contact avec eux … Quant aux Chinois, ils n’ont pas le droit d’acheter de billets, et personne ne verra donc ces jeux in vivo, il faudra se contenter de la télévision. Depuis l’apparition du variant Omicron, ce sont 13 millions de personnes qui ont été confinées dans des conditions draconiennes. Comme démonstration de réussite d’une politique « zéro Covid », on pouvait espérer mieux …
Quant aux retransmissions télévisées, gageons qu’elles reposeront sur beaucoup de plans serrés, car dès qu’on regarde un peu le paysage, c’est affreux … L’enjeu politique est réel, mais assez ambivalent. Sur le plan économique, la Chine a les moyens de se payer des Jeux. On peut trouver cela aberrant, mais c’est un fait, et ce n’est pas particulièrement plus absurde qu’une coupe du monde de football au Qatar. Sur le plan écologique, c’est évidemment un sérieux problème. Les Jeux se tiendront dans un parc national, doté d’une biodiversité remarquable, mais malheureusement c’était le seul endroit où les pentes étaient suffisamment fortes pour des pistes de ski olympiques … On a en outre exproprié des milliers de paysans, avec des indemnités dérisoires. Quant aux énormes quantités d’eau que vous avez mentionné, elles manqueront à l’irrigation. Rappelons que les paysans payent leur eau, c’est donc un coup très dur qui leur est porté. Au nom du prestige du pays, l’organisation de ces Jeux crée des situations d‘inégalités éminemment contestables.

Nicolas Baverez :
Le but des Chinois était de démontrer qu’une même ville pouvait accueillir les deux types d’olympiades. Mais à quel prix ? La liste des absurdités reste impressionnante. Absurdité sportive d’abord : on fait des Jeux sans public, avec des conditions sanitaires qui vont vraisemblablement désavantager les athlètes étrangers. En outre, les athlètes chinois ont été les seuls à pouvoir s’entraîner sur les sites olympiques. Absurdité sanitaire, ensuite : la bulle où séjournent les athlètes est utilisée comme prétexte pour contrôler la population chinoise. Je ne reviens pas sur l’absurdité écologique, mais c’est évidemment la plus criante. Faire des Jeux avec 100% de neige artificielle, tout en expliquant qu’on les fait de manière responsable et écologique ne manque pas de toupet. Ajoutons qu’on a dévasté un quart de la réserve naturelle de Songshan, un site exceptionnel.
Ces Jeux coûteront tout de même 34 milliards d’euros, et ils sont mis au service de Xi Jinping, de son pouvoir à vie, à un moment où par ailleurs le pays veut mettre la main sur Hong Kong, menace Taïwan, et prend sa place au sein d’un axe des démocratures, avec la Russie de Poutine.
Les Jeux Olympiques ont été conçus comme un évènement au service de l’humanité. On sait que la question des droits de l’Homme a été régulièrement posée, mais là encore, quand on regarde le sort de la joueuse de tennis Peng Shuai, la légèreté et le cynisme avec lesquels le CIO a décidé de marginaliser sa situation, c’est tout de même très inquiétant.
Pythagore disait que les Jeux Olympiques donnaient une image du monde. On ne peut malheureusement pas lui donner tort avec ceux-ci : un monde qui marche sur la tête. Ces Jeux éclairent aussi le régime chinois : un pur totalitarisme. Ils mettent également en lumière le rapprochement entre la Chine et la Russie, et soulignent la faiblesse de l’Occident, incapable d’adopter une position commune. Pour moi, les seuls Jeux comparables sont ceux de l’été 1936 à Berlin. Dans les deux cas, l’olympisme se sera mis au service d’un totalitarisme. On sait que les nazis avaient suspendu les mesures antisémites le temps des Jeux, se prétendant pacifiques, modernes et tolérants. On sait que deux ans plus tard, la Tchécoslovaquie était dépecée et envahie, et qu’un an après c’était la Pologne et le début de la deuxième guerre mondiale. Je trouve qu’aujourd’hui, il y a un parallèle inquiétant : des régimes totalitaires font leur propagande grâce à l’olympisme, sur un fond de montée des tensions internationales et des risques de guerre.

Isabelle de Gaulmyn :
Ces Jeux posent incontestablement le problème de la Chine et de son système politique, mais aussi un problème plus global. Cela me fait beaucoup penser à ce film récemment proposé sur Netflix : Don’t look up, qui raconte l’aveuglement d’un monde face à une catastrophe imminente, incontestable et bien documentée. Il me semble qu’ici c’est tout à fait ça : non seulement on fait tout comme avant, mais on fait même pire qu’avant. Les Jeux Olympiques d’hiver, même dans les endroits où il y a de la neige, ne sont pas bons pour l’environnement. Mais là, on en rajoute puisqu’il faut fabriquer jusqu’à la neige. Alors il y a des excuses chinoises : tout cela serait permis par un champ d’éoliennes …
On est bien dans cette logique délétère : face au réchauffement climatique, on n’est pas prêts à renoncer à des choses, on cherche de nouvelles formes d’énergie pour continuer à consommer autant que d’habitude. Personnellement, c’est cette impossibilité d’arrêter qui me surprend le plus. Et elle ne concerne pas que la Chine, mais nous tous.
Pour l’écologie, on constate quand même que la démocratie a du bon. On a longtemps envié la Chine, car on disait que n’étant pas démocratique, elle pouvait agir vite et mener sa transition écologique à la vitesse que nécessitait l’urgence. On s’est vite aperçu que lorsqu’il n’y a pas de moyen de vérifier les informations, on ne sait absolument pas à quoi s’en tenir. Dans les cas de ces Jeux, il est tout de même très probable que tout ce que nous disent les autorités chinoise à propos de leur côté très « vert » ne soit payé par d’autres villes de Chine, où l’on a transplanté les industries polluantes. Si ça va mieux à Pékin, c’est sans doute parce que c’est pire un peu plus loin. On voit bien qu’on ne peut pas faire de transition écologique dans une dictature. C’est intéressant, car il y a un vrai débat, y compris chez les écologistes, quant au meilleur régime politique pour faire face au défi environnemental.
Ces Jeux nous mettent face à nos difficultés collectives à prendre des décisions face à l’urgence climatique.

Matthias Fekl :
Je suis d’accord avec Pythagore : les Jeux sont toujours le reflet d’une époque. A bien des égards, ce reflet est tragique. La situation des droits de l’Homme a été évoquée avec Hong Kong, son annexion pure et simple au mépris des traités internationaux. Il y a la crise taïwanaise, il y a le sort des Ouïghours, il y a les tortures, l’exploitation, les exécutions … C’est sur un fond pareil qu’il s’agit d’aller concourir à ces Jeux.
L’absurdité écologique des Jeux de Pékin est un bon reflet de l’hybris mondiale, cette démesure qui mène l’humanité à sa perte. Organiser des Jeux d’hiver là où il n’y a pas d’hiver … Il y a enfin les situations du monde d’aujourd’hui. J’ai cité les tensions avec Taïwan, mais on doit malheureusement ajouter la situation ukrainienne. L’ouverture des Jeux avec Vladimir Poutine en invité d’honneur a également de quoi faire grincer des dents.
Face à cela, que faire ? S’indigner, évidemment. Boycotter ? Je suis toujours un peu dubitatif face à cela, car on sait qu’en réalité cela n’a pas le moindre effet. En revanche il est certain que l’Occident, et particulièrement l’Europe, doivent sortir de leur naïveté coupable, qui a prévalu pendant des décennies. Il semble qu’on en prend le chemin : le ton adopté aujourd’hui par la Commission européenne n’est plus le même qu’il y a quelques années. Mais tous ceux qui ont théorisé pendant des années que l’ouverture au commerce mondial allait nécessairement apporter la démocratie et la paix dans le monde en prennent aujourd’hui pour leur grade. Il faut réexaminer nos paradigmes politiques et économiques, et se montrer lucides : les relations internationales consistent aussi à défendre des intérêts et des valeurs. C’est plus indispensable que jamais dans le monde d’aujourd’hui. Mais cela nécessite de la réciprocité. Il nous faut nous doter d’outils qui nous permettent de parler d’égal à égal, mais aussi d’instruments de réponse quand il y a de la concurrence déloyale. Y compris en termes écologiques. Les Jeux Olympiques sont censés être un moment de joie pour l’humanité tout entière, je ne suis pas sûr que ce soit le cas cette fois-ci.

Nicolas Baverez :
Comment réagir ? Il y avait trois possibilités. La première a été ratée, elle consistait à afficher une certaine unité des démocraties occidentales. Pour le moment, le boycott démocratique est le fait d’une douzaine de nations, les plus proches des Etats-Unis. La France a une position très ambiguë : il s’agit d’un boycott de fait, puisque nous n’aurons pas de représentant lors de l’ouverture, mais nous ne l’assumons pas vis-à-vis des Chinois. Nous nous retrouvons donc avec la double peine : on ne fait à peu près rien pour défendre la liberté, et nous nous mettons quand même les Chinois à dos.
Deuxième possibilité : en tant que citoyens, il nous est tout à fait possible de ne pas participer à cette sinistre farce, signalant par là notre indignation face aux dérives du sport business et du CIO. Tous ces jeux comptent sur de nombreux sponsors, ne leur offrons pas notre temps de cerveau disponible.
Troisième possibilité : ne pas accepter la propagande chinoise, et la dénoncer. On voit que la Covid est aujourd’hui un prétexte qu’utilise la Chine pour durcir son totalitarisme, faire avancer des outils numériques de contrôle de la population et des délégations étrangères. Utilisons ce moment pour faire un travail de vérité sur un régime qui menace l’environnement et l’ordre du monde.

Béatrice Giblin :
Je pense qu’il faut vraiment attaquer le CIO. Son comportement et celui de son président sont mis en cause depuis bien trop longtemps, y compris à propos d’affaires de corruption. Dans ces milieux, les enjeux financiers sont énormes, ainsi que les intérêts personnels de certains responsables. On sait très bien que si ces Jeux ont été accordés à Pékin, c’est pour des raisons financières. On s’attend à ce que 300 millions de Chinois montent sur des skis, je me demande comment ils feront avec seulement 9 kilomètres de pistes, mais passons …

Isabelle de Gaulmyn :
On peut également se poser tout simplement la question des J.O, et particulièrement des J.O. d’hiver. Faut-il continuer à faire cela ? J’ai vu que la région Rhône-Alpes était candidate pour accueillir les prochains. On critique beaucoup cette histoire de neige artificielle, mais la quantité d’eau dont aura besoin Pékin pour ces quinze jours de Jeux est équivalente à la demande en eau d’une station moyenne française pour maintenir ses pistes ouvertes. La neige artificielle, ce n’est pas qu’en Chine …
Faut-il continuer à faire des Jeux olympiques d’hiver ?

Les brèves

Lénine a marché sur la Lune

Philippe Meyer

"Je voudrais signaler l’ouvrage de Michel Eltchaninoff, le philosophe qui écrivit « Dans la tête de Vladimir Poutine », livre à l’origine d’une riche collection aux éditions Actes Sud qui permet de mieux cerner Erdogan, Mark Zuckerberg, Julian Assange ou Bachar El Assad. Dans Lénine a marché sur la Lune, Michel Eltchaninoff se penche sur le cosmisme, mouvement né en Russie et qui prétend à rien moins qu’à abolir la mort et à coloniser l’espace et les planètes. Né dans la cervelle d’un farfelu qui fascina Dostoïevski et Tolstoï et qui pourrait bien être le père et l’inspirateur des transhumanistes californiens, comme de la vision politique de certains dirigeants russes actuels. C’est une plongée dans des théories qui inspirent aussi bien Elon Musk que le nouveau chef de l’administration présidentielle de Poutine, concepteur d’un réseau de scanners spatiaux destinés à sonder la pensée humaine. De quel progrès ce courant cosmiste est-il le creuset : vous le saurez en lisant Lénine a marché sur la Lune."

H6

Béatrice Giblin

"Je suis allée voir le film « H6 », réalisé par Ye Ye, réalisatrice qu’on dit franco-chinoise (mais j’ignore si elle a la double nationalité). Elle a été hospitalisée en France lors d’un séjour, puis retourna en Chine où elle réalisa ce documentaire dont le sujet est l’un des grands hôpitaux de Shanghaï, « H6 », qui fait plus de 70 000 mètres carrés, et reçoit 70 millions de patients par an. Le film est remarquable, car on y voit à la fois le gigantisme, les queues interminables pour obtenir les rendez-vous, les gens qui font 1 000 kilomètres pour pouvoir se faire soigner … On suit cinq patients et leurs familles, et petit à petit se révèlent toutes les difficultés, la douleur mais aussi toute la dignité. Dans ces temps où l’on parle beaucoup du totalitarisme chinois, l’humanité du film impressionne. On se dit également que si grandes que soient les difficultés des hôpitaux français, nous avons bien de la chance de les avoir. "

Molière le chien et le loup

Isabelle de Gaulmyn

"Je vous propose quelque chose à écouter en famille, pourquoi pas pendant les vacances. Il s’agit de la série de podcasts sur Molière produits par France Inter, et c’est remarquable. Les deux derniers épisodes sont peut-être un peu superflus, mais les huit premiers sont formidables. A écouter avec vos enfants et petits enfants. D’abord parce que vous apprendrez que bien des choses que vous croyiez savoir sur Molière sont fausses, mais aussi parce que c’est toute une époque que vous allez vivre : le jansénisme, Port-Royal, vous apprendrez qui était Louis XIV, et ce qu’était le théâtre à l’époque. C’est très fin, et compréhensible par toute la famille."

Disputes au sommet

Nicolas Baverez

"On a cru à tort que le totalitarisme avait disparu, et ce n’est malheureusement pas le cas. C’est pourquoi je vous recommande ce livre magistral d’Ismail Kadaré. Il est terrifiant. Kadaré était étudiant à Moscou dans les années 1950, il a connu la folle dictature albanaise d’Enver Hoxha. Le livre raconte un fait incroyable : Staline appelle Boris Parsternak pour lui parler de l’arrestation de Mandelstam, et de ces quelques minutes de coup de fil vont dépendre la vie de Mandelstam et celle de Pasternak. Kadare montre qu’il y a eu de multiples versions de cette conversation téléphonique. Il reprend les treize scénarios de ce coup de fil, et cela permet de prendre conscience ce qu’est un régime totalitaire, où l’on joue sa vie sur quelques minutes, sur quelques mots. C’est une manière de faire comprendre ce qu’est le totalitarisme par la base, qui vaut tous les cours de sciences politiques. Le tout avec un talent littéraire exceptionnel. "