L’IMPÉRATIF DU RÉARMEMENT
Introduction
Philippe Meyer :
A l'issue d'un Conseil de défense, le 26 février, Emmanuel Macron a décidé de livrer des équipements militaires supplémentaires et du carburant à Kiev. Le communiqué de l’Elysée ne donne pas de détails sur ces armements. Selon l'état-major, plus de 9 500 soldats ont été directement mobilisés ou mis en alerte en fin de semaine dernière. Quelque 500 soldats ont été déployés en Roumanie, en plus des 300 déjà actifs en Estonie, où une centaine d'autres accompagnent l'arrivée de 4 avions de chasse Mirage 2000-5 destinés à « renforcer la défense aérienne des pays baltes ». 600 soldats sont également mobilisés pour des vols au-dessus de la Pologne. Environ 8 000 militaires français sont « d'alerte dans le cadre de la force de réaction rapide de l'Otan » dont la France assume le commandement en 2022.
Pour faire face à la montée des tensions en Europe, Emmanuel Macron s'est engagé le 2 mars à augmenter fortement les moyens des armées. Depuis des mois, le chef d'état-major des armées, le général Thierry Burkhard reconnaît que la France ne saurait faire face à un conflit durable et/ou de haute intensité. Les failles de la défense française sont nombreuses : graves insuffisances de nos munitions, quasi-impasse sur les drones, format limite de notre marine et de notre aviation, fortes dépendances extérieures pour la projection de nos forces... Bien que très conséquentes, les sommes prévues dans la loi de programmation sont jugées insuffisantes par les députés Jean-Louis Thiériot (LR) et Patricia Mirallès (LREM), qui ont publié un rapport parlementaire le 17 février. Leur évaluation des forces et faiblesses de l'armée française, en cas de guerre conventionnelle de grande ampleur, comme celle en Ukraine, leur fait dire qu'un effort supplémentaire de 40 à 60 milliards d'euros sur douze ans serait nécessaire.
Pendant vingt ans, comme ses voisins européens, la France a diminué ses dépenses en tirant les « dividendes de la paix » à la suite de l'effondrement de l'Union soviétique et de la fin de la guerre froide. Après les attentats de 2015, le budget des armées est reparti à la hausse. Désormais, la France satisfait aux exigences de l'Otan, investissant en 2020 l'équivalent de 2% du PIB en dépenses militaires. La loi de programmation militaire 2019-2025 a été augmenté de 1,7 milliard d'euros chaque année depuis 2017, pour atteindre 40,9 milliards d'euros en 2022. Une deuxième phase doit débuter en 2023 et devrait s'élever à plus de 3 milliards d'euros par an, portant ainsi le budget de l'Armée à 50 milliards dès 2025. Il s'agit notamment d'honorer la facture du renouvellement de la politique de dissuasion nucléaire (nouvelle génération de sous-marins, modernisation des missiles balistiques et de croisière) mais aussi de faire face aux nouveaux besoins : la cyberguerre et l'espace, deux domaines qui n'étaient pas encore conçus comme des terrains d'affrontement il y a cinq ans. Pour la première fois, le gouvernement a respecté la loi de programmation militaire et l'effort est sans précédent. Mais il reste dans une logique de rattrapage. L'attaque de la Russie pose la question d'aller plus loin, dans une logique de réarmement.
Kontildondit ?
Nicolas Baverez :
La grande confrontation entre les démocraties et les régimes autoritaires s’est ouverte avec une vraie surprise stratégique : tout le monde attendait Taïwan, avec le face-à-face entre les Etats-Unis et la Chine, or c’est en Europe que la guerre s’est déclenchée, avec l’invasion de l‘Ukraine par la Russie. Nous assistons à une montée de la violence, avec utilisation des populations civiles comme cibles prioritaires. On voit également des frappes sur des sites nucléaires, et la perspectives d’une guerre de siège, sur le modèle de ce que les Russes ont pu faire à Grozny ou à Alep.
Ces évènements dramatiques ont évidemment réveillé l’Europe, une union qui s’est construite sur l’idée que le commerce créait la paix. Elle a continué à entretenir ce modèle, alors même qu’on voyait monter les périls stratégiques. Le pays qui s’est le plus réveillé est l’Allemagne, qui vient d’annoncer un investissement de 100 milliards d’euros, et un passage de son effort de défense à 2% de son PIB (contre 1,5% actuellement). Mais les questions se posent aussi pour la France. En dehors du Royaume-Uni, qui comme chacun le sait a quitté l’Union Européenne, la France est le seul des pays européens a rester sérieux en matière de défense. Nous avons conservé la dissuasion nucléaire, nous avons un modèle complet d’armée, et la capacité d’entrer en premier sur des théâtres d’opération. Évidemment c’est plutôt positif. Mais ces 20 dernières années, nous avons construit une armée de corps expéditionnaire, capable de faire de la guerre asymétrique contre des groupes terroristes, mais qui n’est pas préparée à des combats de haute intensité : nous n’avons pas le volume nécessaire pour de tels conflits. L’armée française compte aujourd’hui 203 000 hommes (contre 453 000 en 1991). Il reste 222 chars, 254 avions de combat et 19 bâtiments de surface importants. C’est très insuffisant pour un théâtre d’opérations comparable à l’Ukraine. C’est encore pire du côté de nos munitions, puisque nos stocks de missiles, très long à reconstituer, permettent de tenir deux jours.
La question du réarmement en France est triple : comment se reprépare-t-on au combat de haute intensité ? Comment réfléchit-on à nouveau à la défense du territoire (une idée largement abandonnée, tant nous tenions la paix pour acquise) ? Et comment se coordonne-t-on avec nos partenaires européens et nos alliés de l’OTAN ?
La tâche à accomplir est énorme : il nous faut faire une vraie remontée en puissance. En personnel d’abord, il nous faut aux alentours de 50 000 hommes supplémentaires. Il faut également remonter en termes de matériel et de stocks de munitions. Et il faut innover. Rattraper le retard en matière de drones, investir dans l’espace et dans le cyber, et rester dans la course technologique, en regardant par exemple du côté des missiles hyper-véloces. Quand on considère ce programme impressionnant, que constate-t-on ? Si on regarde du côté de ce qu’on fait les Russes, on constate que la remontée en puissance d’un système militaire prend entre 10 et 15 ans. Il va donc falloir à la fois des mesures d’urgence, mais surtout un programme cohérent et durable. Il est primordial de le faire en coordination avec nos partenaires européens, puisque l’une des leçons de cette crise est que les Etats-Unis sont très peu présents. Il est bien vrai cependant que la diplomatie française voit valider ce qu’elle plaide (à peu près en vain) depuis des années : la nécessité d’une autonomie stratégique européenne.
Une question va très rapidement se poser pour l’Allemagne. L’industrie de défense a été tellement comprimée que si l’on se propose de faire pour 100 milliards d’euros de commandes, on ne peut à peu près s’adresser qu’aux USA. Quelle industrie pour soutenir cet effort de réarmement ?
Nicole Gnesotto :
Je rappellerai d’abord deux points de principe. La politique de défense de la France, c’est d’abord la dissuasion de toute attaque contre la France. Autrement dit, nous ne sommes pas dans la situation de l’Allemagne : notre objectif n’est pas de pouvoir mener des combats de haute intensité pendant de longs mois. Nous n’avons pas non plus la doctrine de riposte graduée de l’OTAN, dans laquelle la séquence « guerre conventionnelle » est importante. Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas augmenter les forces conventionnelles, car il faut évidemment être crédible, mais il faut rappeler ce point : la défense française a été conçue comme dissuasive.
Ensuite, l’indépendance de la France s’inscrit dans deux cadres : le cadre atlantique et le cadre européen. On peut évidemment faire la liste de toutes les lacunes françaises, elles sont nombreuses. Je me rappelle qu’en 2001, nous avions fait la liste de toutes les lacunes européennes, et ce sont les mêmes. Du côté des avions de transport stratégique, rien n’a été fait par exemple. On ne peut pas envisager le réarmement de la France hors de ce contexte. Sur la question des drones par exemple, il y a un grand programme en partenariat avec l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. Nous n’allons donc pas du jour au lendemain nous mettre à fabriquer des drones français, ce serait absurde.
Après les principes, la réalité. Je crois qu’il faut d’abord saluer le fait qu’Emmanuel Macron a été en 2017 le premier homme politique depuis la fin de la guerre froide à augmenter le budget militaire. Certes il avait plusieurs raisons, mais il faut le reconnaître.
Quelles sont les questions que posent le retour de la guerre en Europe ? J’en vois quatre.
D’abord, à propos de l‘importance de la dissuasion nucléaire. Jusqu’à présent il y avait en France un débat : faut-il une deuxième composante aérienne, ou est-ce que les sous-marins suffisent ? A mon avis, cette question-ci au moins est tranchée : nous allons réaliser cette composante aérienne et moderniser la dissuasion nucléaire. Cela représente plus de 10% du budget français.
Quelles sont les missions de nos armées ? Va-t-on continuer à leur faire faire des missions de projection à l’extérieur, ou les recentrerons-nous sur la protection du territoire ? Ce débat-là, nous devons l’avoir avec les Européens.
Troisième débat : le format de nos armées. Continue-t-on avec une armée professionnelle, ou repense-t-on à une conscription, voire une demi-conscription à l’allemande ? Si on pense que la guerre est devant nous, c’est une question que nous ne pouvons pas éluder.
Quatrième question : l’harmonisation de nos décisions nationales et des décisions européennes. 100 milliards d’euros pour la défense allemande signifie un budget allemand plus de deux fois supérieur au nôtre. Si on enlève le nucléaire du budget français, ce sera presque le triple … Il s’agit d’une question politique autant que militaire.
Marc-Olivier Padis :
J’aimerais revenir sur l’importance du changement de perspective auquel nous sommes confrontés, en réfléchissant à la nature de la menace à laquelle nous faisons face. Mi-février, un très bon spécialiste de stratégie militaire pouvait encore écrire : « la guerre inter-étatique est quasi en voie de disparition ». Il est vrai que nous nous étions habitués à ce que la guerre entre deux Etats soit impossible. D’abord parce que technologiquement, le niveau de destruction possible est absolument gigantesque, avec un coût de la guerre insupportable à bien des égards. Ensuite parce que l’interdépendance entre Etats rendait les conflits très peu probables.
Or voici que la guerre inter-étatique revient. Les guerres asymétriques concernaient des Etats faillis (comme en Libye), des guerres civiles (comme au Soudan), des situations de répressions militarisées de populations civiles (comme en Syrie), et la lutte contre le terrorisme (comme au Mali). En Ukraine, on n’a affaire à aucune de ces situations : on voit que l’Etat tient le choc, il ne s’agit pas d’une guerre civile (même si la propagande russe parle de génocide dans le Donbass), etc. On revient donc à une situation où le contour de la guerre est plus facile à saisir, et cela explique sans doute en partie pourquoi l’opinion publique réagit si fortement aux images de ce conflit.
Néanmoins, même si on retrouve des situations de guerre de haute intensité, il reste cette nouveauté de la guerre hybride, menée sur plusieurs terrains à la fois : guerre sur le terrain, guerre économique, cyber-guerre, guerre de l’information.
Dans la guerre de l’information, la qualité du renseignement est primordiale. Il y a certainement là aussi un effort supplémentaire à fournir, car si l’on a pu être impressionné par la qualité du renseignement américain, visiblement les Européens ne disposaient pas de la même information, ou ne l’ont pas crue. Il y a également toute la guerre informationnelle qui vise les populations civiles : on voit par exemple la manière dont Vladimir Poutine a agité la menace nucléaire pour effrayer les populations européennes, mais aussi la propagande orwellienne développée par la Russie, qui parle de menaces de l’OTAN à son encontre, de génocide dans le Donbass … Des mensonges complets. On a entendu la semaine dernière le porte-parole de l‘ambassade de Russie en France déclarer que c’était les Ukrainiens eux-mêmes qui bombardaient leurs propres immeubles d’habitation pour accuser les Russes … Le terme de guerre est non seulement banni, mais puni de prison en Russie, bref il y a un enjeu extrêmement fort à propos du narratif, et il est vrai que l’Occident est un peu démuni sur la qualité de l’information et du débat public. On l’avait pourtant déjà expérimenté lors de la crise de la Covid. C’est là un facteur d’inquiétude supplémentaire, à propos duquel il est très difficile d’imaginer des réponses possibles.
Béatrice Giblin :
La nécessité d’un réarment semble faire consensus, en tous cas en ce moment. Mais cette prise de conscience sera-t-elle durable ? Si le budget militaire a longtemps servi de variable dans l’équilibre du déficit public, c’est aussi parce que nous avons un Etat très généreux sur les aides sociales. Si on décide d’un réarmement, cela signifie qu’il va y avoir des coupes ailleurs dans le budget français. Sommes-nous prêts à faire ces choix ? D’autant qu’ils s’inscriront nécessairement dans un temps long. C’est un débat très important qui engage la nation française. Je m’avoue dubitative : au-delà du moment d’émotion, tiendra-t-on cette résolution dans la durée ?
Ensuite, comment et avec qui doit-on penser ce réarmement ? Avec nos alliés européens et dans le cadre de l’OTAN, cela va de soi. L’Europe représente normalement « le gros morceau » de l’alliance atlantique : il y a 21 Etats européens sur les 30 que compte l’OTAN. Sommes-nous prêts au sein de l’UE à mutualiser nos efforts de défense ? Si on fait la somme de tous les budgets européens, c’est tout à fait conséquent, mais y consentirons-nous ? J’ai des doutes. Quand les discussions deviendront sérieuses, les désunions risquent de réapparaître. Nous sommes dans une phase de grande émotion, mais une fois celle-ci retombée, à quoi peut-on raisonnablement s’attendre ?
Dire que l’UE doit se doter d’une défense commune semble relever du bon sens. Mais cela implique une politique étrangère commune, et nous n’y sommes pas. L’Allemagne met 100 milliards sur la table, et c’est effectivement beaucoup, mais elle vient de beaucoup plus loin et a davantage à rattraper. D’autre part, sommes-nous prêts à avoir une défense européenne découplée de l‘OTAN ? C’est sur notre territoire européen que les choses se passent. Si la situation s’aggrave en Asie, on peut raisonnablement supposer que c’est là que se portera l’attention des Américains. Il est donc très important d’avancer sur l’idée d’une souveraineté européenne de défense. Et personnellement, je pense que le chemin sera long.
Nicole Gnesotto :
Nous avions une contradiction entre l’écologie et le social, désormais il faut y ajouter la défense … Il y a une vieille idée qui traîne depuis longtemps à Bruxelles : obtenir un accord de la part des Etats membres pour que les dépenses d’investissement (pour l’’avenir, en somme) soient exclues du déficit public. J’y crois peu, mais c’est une idée.
La défense ne consiste pas seulement à être prêt au combat, c’est aussi la prévention du combat. Et là, je dois dire que les bras m’en tombent. Quand on considère la structure du désarmement en Europe, ce qui faisait la stabilité du continent, il y avait trois accords. L’un concernait le nucléaire, un autre le conventionnel, et un troisième accord « ciel ouvert ». Il n’y en a plus aucun. Le nucléaire et le ciel ouvert ont disparu quand Trump s’en est désengagé, le troisième quand les Russes en sont sortis. Face à cela, nous n’avons absolument rien fait. Je trouve cela extrêmement inquiétant, tout comme la disparition prochaine du Quai d’Orsay.
Nicolas Baverez :
Le réarmement a effectivement aussi un volet politique, économique et moral. Il ne peut pas être uniquement militaire, ni uniquement national. Il doit être pensé avec les Européens, et pour le moment en relation avec l’OTAN.
Peut-on espérer régler rapidement toutes ces contradictions ? Sans doute pas. En revanche, nous avons tout de même des moyens. Si on considère les plans de relance, des sommes considérables sont prévues, on peut les réorienter en partie, ou y intégrer la contrainte de sécurité. D’autre part, il y a des moments où il y a des objectifs convergents. Prenons par exemple la dépendance aux hydrocarbures russes. La réduire peut tout à fait être cohérent avec une politique de transition énergétique ou d’économies d’énergie. Mais comme il va falloir faire de la souveraineté en matière de santé, d’énergie, d’alimentation et d’industrie, il est clair que le mode de vie des Européens dans le dernier quart de siècle, fondé sur une augmentation très forte du pouvoir d’achat par la production délocalisée, touche à sa fin. Nous sortons de ce monde, et il est evident que le contrat économique et social va bouger. Les citoyens vont devoir accepter de payer le prix de la liberté. A ce sujet, très peu de pédagogie politique a été faite jusqu’à présent.
LES RAPPORTS PÉKIN-MOSCOU
Introduction
Philippe Meyer :
Le 4 février, lors d'une visite à Pékin, Vladimir Poutine ratifiait en bloc les thèses chinoises sur l'Asie-Pacifique - de Taiwan à l'Australie, sans oublier le Japon. De son côté, Xi Jinping soutenait la demande russe de « garanties juridiques de sécurité en Europe », sans aucune mention de l'Ukraine. Un tournant pour Pékin, qui s'était jusque-là abstenu de reconnaître l'annexion de la Crimée et n'avait pas soutenu la Russie dans la guerre de Géorgie en 2008. Une première pour la Russie qui n’avait jamais encore pris le parti de la Chine sur Taïwan. Dans leur communiqué joint, les Russes ont signé avec les Chinois un accord de fourniture de gaz et de pétrole de 117,5 Mds de dollars (104 Mds d’euros).
Après le début de l'offensive russe contre l’Ukraine, le 24 février, Pékin s'est gardé de toute condamnation, mais a insisté sur le droit de Moscou à sauvegarder sa sécurité tout en critiquant l'attitude occidentale et surtout américaine. Le ministre chinois des Affaires étrangères a affirmé que « la Chine ne veut pas la guerre » précisant dans un communiqué du ministère que « la situation actuelle est quelque chose que nous ne voulons pas voir. » Mais le 7 mars, il a assuré que « l'amitié entre les deux peuples est solide comme un roc et les perspectives de coopération future sont immenses ».
Alors que l’Union européenne représente 37 % des échanges commerciaux de la Russie en 2020, la Chine n'est pas le premier partenaire économique de Moscou qui pèse pour 15 % de ses exportations et 20 % de ses importations. Le PIB chinois est près de dix fois supérieur au PIB russe. Mais les produits phares que la Russie exporte sont justement ceux dont la Chine est friande : hydrocarbures et céréales. Dès l'annonce de l'opération militaire russe, les Bourses chinoises ont chuté, signalant la nervosité des marchés asiatiques. Dans le même temps, la Chine refuse de couper les ponts avec l'Ukraine, un allié de sa nouvelle route de la soie, qui lui fournit des technologies militaires précieuses et dont il est devenu le premier partenaire commercial. Les investissements chinois dans la construction d'infrastructures sont considérables, l'Ukraine est un important fournisseur d'armes à la Chine et un marché-clé pour les entreprises chinoises de télécommunication, dont Huawei. Le 4 janvier, Xi Jinping avait envoyé au président ukrainien Volodymyr Zelenski un message à l'occasion du 30ème anniversaire des relations diplomatiques entre les deux pays indiquant notamment « attacher la plus grande importance au développement du partenariat stratégique Chine-Ukraine ».
Quant aux enseignements que la Chine pourrait tirer de l'Ukraine pour Taïwan, le sinologue Jean-Pierre Cabestan les résume ainsi : « En attaquant Taïwan, la Chine mettrait à bas l'ordre économique mondial ». Alors que le ministère des Finances chinois a annoncé, le 5 mars, que le budget militaire du pays augmentera cette année de 7,1%, un sondage publié le 22 février sur le site Taiwan News indiquait que 63 % des Taïwanais ne croyaient pas à une attaque chinoise en cas d'agression russe de l'Ukraine.
Kontildondit ?
Béatrice Giblin :
Cette alliance entre la Chine et la Russie s’est construite depuis longtemps, même si on n’y a sans doute pas accordé toute l’attention qu’elle aurait méritée. Il y a depuis 1996 des accords sur le plan stratégique, à partir d’une position hostile à tout élargissement de l’OTAN. Par la suite, il y a eu énormément de documents, de contacts, d’arrangements, de soutiens … On cite toujours le 4 février dernier, jour d’ouverture des Jeux Olympiques, où fut conclu cet accord sur les hydrocarbures, mais en réalité il s’agit d’une longue affaire.
Cette alliance s’inscrit dans une idéologie : casser l’hégémonie américaine, et l’idéologie de la démocratie libérale et « droits-de-l’hommiste » qui fonctionne depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Il y a l’idée que c’est désormais un autre modèle qui doit s’imposer. Pour cela, la Chine a besoin de la Russie. Dans cette alliance, l’un des partenaires est évidemment bien plus gros que l’autre, puisque la Chine représente dix fois le PIB russe. Néanmoins, ce « petit » allié lui est absolument nécessaire, non seulement pour les ressources qu’il est en mesure de lui fournir, mais aussi pour apparaître sur un plan idéologique comme la possibilité d’un autre modèle. Les deux Etats ont bel et bien rédigé un texte dans lequel ils analysent les différents modèles de démocratie, pensant que c’est le leur qui doit s’imposer.
Pour la Chine, le choix est très calculé, et les intérêts du pays passeront toujours avant le soutien à son allié. A la limite, il s’agit de laisser les risques aux Russes, et de ne choisir que les opportunités. Et il y a une réelle opportunité pour la Chine, puisque les Etats-Unis sont obligés de se réintéresser à l’Europe, et que les forces américaines ne sont pas assez importantes pour tenir deux fronts à la fois. Si les USA s’investissent sur l’Europe, ils vont mécaniquement ôter quelque chose en Asie. Et c’est ce manque que la Chine entend combler.
Cette revanche idéologique s’accompagnera certainement d’une évolution des rapports de forces militaires et économiques. Cette stratégie a tout de même ses limites : la Chine a besoin du marché européen. C’est pour l’atteindre que les Chinois déploient leurs « routes de la soie », et celles-ci doivent passer par l’Ukraine. Comme Philippe le rappelait, Chine et Ukraine ont d’excellentes relations et de nombreux partenariats. Mais si l’Ukraine passait sous le contrôle de la Russie, les routes de la soie seraient toujours là. Pour la Chine, s’agit-il d’imposer son modèle idéologique, ou de jouer encore la prudence, de maintenir l’équilibre actuel par peur qu’une perturbation trop profonde de l’économie mondiale ne finisse par déstabiliser le pays sur le plan intérieur ? Pour que le régime perdure, il faut aussi que les Chinois continuent de voir leurs conditions de vie s’améliorer. Nous sommes à un moment crucial et très dangereux dans l’équilibre du monde.
Marc-Olivier Padis :
Comme le disait Béatrice, s’il y a effectivement des convergences fortes entre Pékin et Moscou, ce n’est pas pour autant un alignement complet. Ce qui s’est passé le 4 février, au moment de la déclaration commune, est assez emblématique des relations entre les deux pays. La Chine a repris le discours russe sur la menace que constitue un élargissement de l’OTAN, et c’était sans doute un signal faible auquel nous aurions dû être plus attentifs ; si Poutine allait chercher la confirmation de son discours de justification d’une attaque contre l’Ukraine, c’était important. Mais d’après les interprétations (qui, j’insiste, ne sont que des interprétations), il semble qu’il n’a pas alerté Xi Jinping de ce qu’il allait faire. Les Chinois ont vraisemblablement été un peu surpris, ils n’ont par exemple pas commenté les actes russes à l’ONU.
On a donc d’un côté le discours de revanche : « l’Occident nous a humiliés, mais à présent c’est notre tour, nous allons organiser un nouveau monde, etc. » Personnellement je suis sceptique sur sa force, parce qu’il y a aussi des intérêts divergents de part et d’autre. Un effet secondaire possible de cette guerre serait la fin du web international. Suite à l’invasion de l‘Ukraine, beaucoup de gens se sont demandés pourquoi on ne coupait pas Internet en Russie. En réalité, Moscou a déjà quasiment coupé Internet et s’est isolé. C’est le rêve des Chinois : avoir un système à part, un web régional et non mondial. Cette envie de réorganisation régionale du monde est partagée par les deux pays.
Le problème est que la Chine doit rester une puissance économique exportatrice, et que pour cela elle a besoin de la stabilité internationale, et de pouvoir commercer avec l’Occident. Rappelons que la Russie n’est même pas parmi les dix premiers partenaires économiques de la Chine. Je citerai deux exemples.
Aujourd’hui, l’une des principales difficultés que connaît la Russie en raison des sanctions occidentales est la dévaluation de sa monnaie : le rouble a perdu la moitié de sa valeur. C’est très problématique, car pour importer des biens (notamment alimentaires), il vaut mieux un rouble fort. La Banque centrale russe devrait donc acheter du rouble sur les marchés internationaux pour soutenir sa valeur. Or elle ne le peut plus, car ses avoirs sont gelés dans différents pays occidentaux. Qui pourrait intervenir pour soutenir le rouble au niveau international ? La Chine, qui en tant que puissance exportatrice, dispose d’énormes réserves de devises internationales. Or les Chinois ne le font pas. Ils s’accommodent très bien de l’affaiblissement de l’économie russe.
Second exemple. Le prix du gaz a augmenté ces derniers mois, même avant le déclenchement de la guerre. C’est parce que la reprise économique en Chine a provoqué une forte demande : les importations chinoises de gaz naturel liquéfié ont considérablement augmenté, et ce gaz était livré par des supertankers. Or un certain nombre de ces supertankers qui se dirigeaient vers la Chine ont été détournés (avec l’accord des Chinois) pour revenir en Europe et ravitailler les Européens. Là aussi, c’est un signe tout à fait lisible : les Chinois ne se situent pas dans une perspective de confrontation forte avec l’Europe. Comme l’expliquait Béatrice, ils ont besoin, pour des raisons de stabilité intérieure, de maintenir leur économie en bon état.
Philippe Meyer :
Il se peut aussi qu’ils aient pris en compte l’inattendue réponse des Européens à l’agression russe de l’Ukraine.
Nicole Gnesotto :
L’alliance entre la Russie et la Chine est très solide, mais elle reste en deçà de l’aspect militaire : il n’y a aucun accord de défense mutuelle entre les deux puissances. C’est une alliance qui est à la fois idéologique et (surtout) opportuniste. Dans le document du 4 février, c’est aussi clair que cynique : il s’agit de proposer un nouveau modèle de « démocratie universelle ». Une nouvelle forme de gouvernance mondiale.
Je reviens sur la prudence de la Chine. Lors de l’annexion de la Crimée, la Chine n’avait pas applaudi le référendum d’autodétermination organisé par Moscou. Pour ce qui est de l’Ukraine, elle n’a pas condamné l’intervention russe, mais ne l’a pas non plus soutenue. Pékin a dit regretter la guerre mais comprendre les motivations de la Russie, et que le monde n’a rien à gagner à une nouvelle guerre froide. La position chinoise est donc ambivalente : ni condamnation, ni approbation.
Cette ambivalence a trois causes, sur lesquelles les Occidentaux peuvent jouer. D’abord, comme cela a été rappelé, parce que la Chine est bien plus dépendante du commerce mondial que ne l’est la Russie. Xi Jinping n’a aucun intérêt à risquer des sanctions en soutenant trop franchement Vladimir Poutine.
Ensuite, la Chine a effectivement constaté que les Occidentaux ont réagi beaucoup plus fort qu’on n’aurait pu s’y attendre, et qu’il y a désormais un camp bien soudé entre l’Europe et les Etats-Unis, alors que jusqu’à présent, l’objectif chinois était de séparer les deux alliés, en espérant des faveurs commerciales de la part de l’Europe. Ce renforcement du camp occidental est une mauvaise nouvelle pour la Chine.
Enfin, la Chine a un principe majeur dans sa politique intérieure et extérieure : le respect des Etats et de leur intégrité territoriale. Elle ne peut donc pas applaudir un référendum en Crimée, qui viole la souveraineté de l‘Ukraine, car elle craint des choses semblables au Tibet ou au Xinjiang. Elle ne peut pas davantage applaudir l’autonomie du Donbass, ou tout autre dépeçage de l’Ukraine par la Russie, au moment où elle soutient que Taïwan fait partie de son territoire. Il y a donc une opposition fondamentale entre les deux pays à ce niveau.
Comment faire pour exploiter ces différences ? Peut-on accepter une médiation chinoise ? Je pense que oui, je ne suis pas sûre qu’elle ait beaucoup d’effet, mais la prudence de la Chine à propos du conflit en Ukraine est un signe encourageant, pour obtenir au moins un cessez-le-feu. A propos de Taïwan, il y a deux scénarios. Celui qu’évoquait Béatrice, d’abord : la diversion de l’attention américaine pourrait permettre d’attaquer Taïwan. Mais il y en a un autre : constater l’impressionnante mobilisation américaine à propos d’une Ukraine qui leur importe au fond assez peu, et en conclure que ce n’est pas le moment de se lancer dans une opération taïwanaise, par peur de la réponse occidentale.
Nicolas Baverez :
Il existe une solidarité stratégique de fond entre la Chine et la Russie, contre l’Occident, avec l’objectif de construire un autre monde. Un monde de sphères d’influences, et surtout d’imposer l’idée qu’il y a plusieurs formes de démocratie, et que les régimes autoritaires sont l’une d’entre elles. Ceci étant dit, il est vrai qu’il ne s’agit pas d’une véritable alliance militaire. Surtout, il y a deux grandes différences : le poids respectif des deux partenaires, et surtout une dimension temporelle : la Chine joue à beaucoup plus long terme que la Russie.
Pour ce qui est du poids, on sait que l’économie russe pèse environ 1/10ème (voire 1/12ème) de l’économie chinoise, et que surtout elle n’est quasiment pas diversifiée ; elle repose presque entièrement sur la vente d’hydrocarbures, d’armement et d’alimentaire. C’est une fragilité certaine, surtout si l’on considère que l’avenir des hydrocarbures est compromis.
Sur le court terme et le long terme, il est vrai que la Chine est très prudente, et qu’en réalité les dirigeants chinois sont très mal à l’aise avec l’aventurisme de Poutine. Rappelons que les Jeux de Pékin sont toujours en cours, ce sont en ce moment les Jeux Paralymiques qui se poursuivent. Il va de soi que cet évènement est complètement occulté. Pour Pékin, cette séquence qui devait être triomphante restera dans l’Histoire comme les Jeux de la guerre en Ukraine. Les principes de respect de la souveraineté et de la non-ingérence chinoise sont aussi brutalement contredits par les actions des Russes. L’instabilité économique mondiale n’a pas non plus de quoi ravir Pékin : on va avoir une croissance moindre, une inflation plus forte, une énorme augmentation des prix de l’énergie et du blé. Dans une année où Xi Jinping est censé recevoir un troisième mandat (et ainsi enterrer l’héritage de Deng Xiaoping), c’est extrêmement malvenu. Enfin, agiter la menace nucléaire ou frapper des centrales nucléaires n’a rien qui puisse contenter les Chinois. L’agenda de court terme que suit Vladimir Poutine gêne considérablement la Chine.
Sur le long terme, la Chine continue de jouer sa partie. Si elle devait s’entremettre dans l’affaire ukrainienne, nul doute qu’elle ferait payer un prix très élevé, en termes de levées de sanctions américaines sur son commerce, ou de reconnaissance de sa souveraineté en Mer de Chine du Sud. Pour Taïwan, il semble que Pékin joue la prudence : la résistance des Ukrainiens et l’unité des Occidentaux sera clairement prise en compte dans la décision. A terme, il y aura une incroyable dépendance de la Russie vis-à-vis de la Chine. La Chine représente désormais la survie du régime russe. La Russie est en train de se métamorphoser en Corée du Nord géante, mais l’asymétrie entre Chine et Russie est énorme et continue de se creuser. La Chine n’est pas le seul Etat à s’efforcer de ne pas prendre position à propos de l’Ukraine. Il y a également l’Inde, mais aussi plusieurs Etats d’Asie. La Chine va essayer de fédérer autour d’elle sur cette position.
Enfin, si l’on a d’un côté cette réaction positive des grandes démocraties occidentales, la grande question demeure : ces résolutions tiendront-elles dans la durée ? Serons-nous capables d’avoir à la fois une réelle unité et une vraie stratégie, globale, intelligente, militaire, économique, politique et diplomatique ? C’est cela que la Chine va étudier avec beaucoup d’attention.
Béatrice Giblin :
La Chine est certes très soucieuse de non-ingérence territoriale, mais je rappelle qu’elle n’avait guère réagi quand il s’agissait de la Géorgie, de la Transnistrie … Alors certes, c’était plus petit que l’Ukraine, mais les principes ne font normalement pas de distinction de taille.
Il y a également quelque chose dont on ne tient pas compte : que va-t-il se passer à court terme au niveau du peuple russe ? Je suis perplexe face à la précipitation avec laquelle on coupe les ponts culturels avec la Russie, car je doute que tous les Russes applaudissent les décisions de leur président. On pourrait peut-être obtenir des résultats « par l’intérieur », alors qu’en Chine cela semble impossible. Les élites russes cultivées se sentent plus du côté européen qu’asiatique. C’est une donnée à prendre en compte, même si je crains que la volonté d’imposer un modèle idéologique ne l’emporte sur un certain nombre de conséquences négatives.