LE PREMIER TOUR : UN FAUX DÉJÀ VU
Introduction
Philippe Meyer :
Au premier tour de l’élection présidentielle, les deux finalistes Emmanuel Macron, et Marine Le Pen ainsi que le troisième Jean-Luc Mélenchon, ont réuni les trois quarts des suffrages, balayant les forces républicaines traditionnelles de la Ve République. Lors du second tour le 24 avril, dans une redite du match de 2017, la candidate du Rassemblement national avec 23,41 % des suffrages, affrontera Emmanuel Macron qui a recueilli 27,6% des voix. Le chef de l’État a progressé de 3,6 points en un quinquennat, tandis que Marine Le Pen a gagné 2,1 points. Les Républicains et le Parti Socialiste qui ont structuré la Ve République cumulent 7 % des voix, contre 56 % il y a dix ans. Yannick Jadot pour Europe Écologie-les Verts et Valérie Pécresse sont au même étiage (4,58 et 4,79 %). Anne Hidalgo n’a obtenu que 1,74 % des suffrages et se place derrière l’inclassable Jean Lassalle (3,1%),et le communiste Fabien Roussel (2,31 %). Le politologue, directeur du Centre d’études et de connaissances sur l’opinion publique (Cecop), Jérôme Jaffré observe que « le vote en faveur de candidats qu’on peut qualifier de « radicaux » au sens extrémistes, à droite comme à gauche (Le Pen, Zemmour, Dupont-Aignan, Mélenchon et les candidats trotskistes) totalise près de 56 % des suffrages exprimés. On n’avait jamais vu cela de toute l’histoire électorale française. » L’abstention a atteint 26,3 % : le deuxième taux le plus élevé des onze présidentielles organisées depuis 1965, après les 28,4 % de 2002.
Quatre candidats, Anne Hidalgo, Yannick Jadot, Valérie Pécresse et Fabien Roussel, ont appelé clairement à voter pour le chef de l'État. Jean-Luc Mélenchon, a demandé de ne « pas donner une seule voix à madame Le Pen. ». Valérie Pécresse a déclaré qu’elle voterait pour Emmanuel Macron. Éric Zemmour, 7,05 % des suffrages, a appelé à voter en faveur de Marine Le Pen, malgré leurs « désaccords ». Comme en 2017, Nicolas Dupont-Aignan (2,07 %) a appelé à voter en faveur de Marine Le Pen. Quant à Jean Lassalle (3,16 %), il laisse ses électeurs libres de leur choix. Selon un sondage Ifop-Fiducial pour LCI et TF1, publié le 10 avril, 44% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon voteront blanc, nul ou l’abstention, 33% envisagent de voter pour Emmanuel Macron et ils seraient 23 % à choisir Marine Le Pen. Selon un baromètre Ipsos pour France Info, ce sont 27% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon qui voteraient pour Marine Le Pen au second tour, et ce chiffre atteint même 34 % selon un sondage Elabe pour BFMTV. L’Ifop souligne que seuls 35% des électeurs de Valérie Pécresse feraient le même choix que leur candidate, 35% opteraient pour Marine Le Pen, et 30% refuseraient de voter pour l'un ou l'autre des finalistes. Si 76% des électeurs d’Éric Zemmour comptent déposer dans l'urne un bulletin RN, 20% préféreraient l'abstention et 4% pourraient même voter pour Emmanuel Macron.
Selon le baromètre Ipsos du 13 avril, Macron l'emporterait avec 55% des voix au second tour devant Marine Le Pen (45%).
Kontildondit ?
Béatrice Giblin :
Je commenterai les résultats de ce premier tour en géographe. On présente ces résultats en trois blocs : un bloc d’extrême-gauche, un bloc de centre et un d’extrême-droite. Au vu des résultats, cela se comprend, puisque chacun est autour de 20%. Mais si on regarde le territoire métropolitain, on voit autre chose.
Tout d’abord, il y a désormais très clairement un vote pour Marine Le Pen sur l’ensemble du territoire. Pendant très longtemps, ses voix allaient d’une France du Nord-Est au Sud-Est. On disait toujours que l’Ouest résistait. Aujourd’hui, il existe clairement un vote Le Pen en Bretagne. Il y en a toujours eu un dans la vallée de la Garonne, cela s’explique par le fait que c’est là que se sont installés des Pieds-Noirs au retour, et c’est aussi là que Tixier-Vignancour faisait ses meilleurs résultats dès 1965. Cet ancrage du Front National dans la vallée de la Garonne se retrouve aussi du côté du vignoble bordelais. Ce fut aussi le cas pour le vignoble du Vaucluse et de champagne, mais pas pour celui de la Loire. Les caractéristiques socio-économiques et culturelles entraînent donc des variations, malgré des situations économiques similaires.
Quant au vote pour Macron, il est toujours plus fort au nord de la France qu’au sud, et il est beaucoup plus fort à l’ouest qu’à l’est. Le président de la République a très clairement récupéré les voix de François Fillon : ses gains les plus importants sont dans la Mayenne, la Sarthe, le Maine-et-Loire, où Fillon était très implanté.
Enfin, s’agissant du bloc extrême gauche, qui est très majoritairement composé d’électeurs de Mélenchon, la géographie est tout à fait différente. On n’a pas du tout un votre national mais au contraire très localisé. Mélenchon a reconstitué ce qu’on appelait « la banlieue rouge ». On a beaucoup entendu que les jeunes avaient largement voté Mélenchon, je rappellerai tout de même qu’il y a eu 41% d’abstention chez les jeunes en Seine-Saint-Denis. Il y est cependant très présent, ainsi que dans l’arrière-pays méditerranéen : dans les Cévennes, dans l’Ardèche, dans l’Aveyron, dans la Drôme. Il est enfin très présent dans les grandes agglomérations, surtout universitaires : Grenoble, Lyon, Lille, Nantes. Curieusement, il n’est pas très présent dans le Nord-Pas-de-Calais. Il n’a pas su récolter le vote profondément populaire et ouvrier des défavorisés qui se sentent abandonnés. Dans ces territoires, il est depuis très longtemps distancé par Marine Le Pen. Quand on dit que « Mélenchon, c’est le vote populaire », il faut donc peut-être y réfléchir à deux fois. 23% des cadres ont voté pour lui, cela peut aller de professeurs d’universités à de jeunes cadres du privé en quête de sens. Chez les classes populaires et les petits salaires, c’est Marine Le Pen qui arrive en tête. Quand on gagne moins de 1000 euros (et qu’on vote), on vote majoritairement pour elle.
La traditionnelle carte « en rose et bleu » n’existe plus. Désormais elle se partage entre orange et marron, avec quelques points rouges ça et là.
David Djaïz :
Les élections en général, et l’élection présidentielle française en particulier, sont en réalité de la symptomatologie : derrière le vote et les chiffres, on va essayer de faire parler des réalités géographiques et sociologiques. De ce point de vue, nous assistons à une clarification et un renforcement des équilibres qui s’étaient dégagés en 2017, avec les trois blocs dont parlait Béatrice, considérablement renforcés dans les derniers jours par l’effet « vote utile », chacun voulant porter son suffrage sur le ou la candidat(e) lui paraissant le mieux exprimer la France, d’une façon presque méta-politique.
Ces trois blocs sont très marqués territorialement, mais aussi socialement. Le bloc d’extrême-droite est plutôt à dominante populaire, et le vote pour Marine Le Pen croît en proportion inverse de la densité de population. Je le vois très bien dans mon département, le Lot-et-Garonne : plus on va vers les villages dispersés, plus le vote pour elle augmente. A l’inverse, plus on va vers la densité urbaine, plus on vote Mélenchon. Ainsi à Agen, paisible ville moyenne du Sud-Ouest, c’est Mélenchon qui sort en tête, pour la simple raison que la population est bien plus diverse et métissée que celle des villages alentours.
Le bloc « centre » semble ne pas avoir de variable géographique déterminante, il est réparti sur tout le territoire, en revanche il y a une dimension sociale et générationnelle : Ce sont surtout les CSP+ et les retraités qui votent Macron, et cela inclut les réserves de voix de François Fillon de la précédente élection.
Le vote extrême-gauche est donc lié à la densité urbaine, malgré quelques isolats en Ardèche ou dans les zones « néo-rurales », c’est à dire les lieux de vote écologiste aux dernières européennes, qui ont cette fois-ci choisi Mélenchon par effet de vote utile. Le vote LFI est moins marqué territorialement que socialement, puisque Mélenchon a réalisé une coalition électorale assez hétéroclite, avec un peu de classes populaires, des classes moyennes et même des classes moyennes supérieures à dimension intellectuelle, notamment dans les grandes métropoles.
Ces trois blocs sont le fruit d’une Histoire, de 40 ans d’évolution et de polarisation du marché du travail, du maintien d’un secteur public fort tandis que le privé était sous pression et sous concurrence internationale, de métroplisation, de diversification culturelle de la société, et d’immigration. Le résultat devrait être le même que dans les autres sociétés occidentales, à savoir celui qu’a très bien décrit le politiste Pierre Martin : l’émiettement (plusieurs forces qui oscillent entre 5% et 20% des voix) ou la polarisation. Sauf que la France fait exception puisqu’il y a les deux à la fois. Normalement c’est l’un ou l’autre. Par exemple aux Etats-Unis, c’est la polarisation, tandis qu’en Allemagne c’est plutôt l’émiettement. En France, c’est fromage et dessert. La Vème République avait été créée pour le général de Gaulle qui avait une grande légitimité historique ; ensuite elle s’est stabilisée avec le bipartisme, François Mitterrand s’étant parfaitement coulé dans ses institutions en 1981. En réalité depuis une vingtaine d’années nous avons à la fois l’émiettement et la polarisation, et c’est incompatible avec nos institutions, en particulier depuis la réforme du quinquennat et l’inversion du calendrier. C’est pourquoi je pense que la proportionnelle est désormais indispensable, même s’il faut bien réfléchir à la formule. J’ai personnellement plaidé en faveur d’un retour du septennat et d’une forte dose de proportionnelle. Si Emmanuel Macron est élu et qu’il choisit de rester sur son programme sans tendre la main aux électeurs de Jean-Luc Mélenchon, il aura beaucoup de mal à gouverner. Il faut un système où l’on peut matérialiser dans les institutions des formes d’accord et de tractations, sans quoi dans les prochaines années, le pays risque de devenir ingouvernable.
Lionel Zinsou :
Je suis moi aussi très intéressé par la géographie de ces résultats, et la tripartition, si elle complexe à retrouver dans les paysages, n’en est pas moins très frappante. Cela étant, j’ai trois impressions que je ne retrouve dans aucun commentaire. Tout d’abord, la gauche n’est absolument pas à l’étiage, mais au contraire très vigoureuse. C’est un cliché répété depuis des années : sous prétexte que le Parti socialiste avait des problèmes, on disait que la gauche était à l’étiage. Il me semble qu’elle est forte. Ensuite, il n’y a pas de montée des extrêmes, c’est un autre cliché. Enfin, j’ai personnellement trouvé que c’était plutôt une bonne campagne, assez efficace. Là encore, j’entends plutôt l’inverse dans les commentaires.
En ce qui concerne la gauche, tout d’abord. On refuse de regarder le fait qu’une partie importante de l’électorat socio-démocrate a choisi Emmanuel Macron. En 2017, ils étaient probablement une courte majorité des électeurs, et cette année c’est la même chose. Alors évidemment, si l’on retranche de la gauche les gens de gauche de LREM, elle est effectivement en grande difficulté, car on l’ampute 13 ou 14% du corps électoral. C’est oublier que le jeune ministre le plus populaire est Olivier Véran, député socialiste, c’est faire comme s’il n’y avait pas de Jean-Yves Le Drian, de Richard Ferrand, de Christophe Castaner, comme si M. Attal n’avait pas été au cabinet de Marisol Touraine, et comme si M. Dusopt, ministre délégué chargé des comptes publics, ne dirigeait pas Territoires de progrès, le rassemblement des gens de gauche de la majorité. Mme Touraine fait partie du comité de coordination de la campagne de deuxième tour du président Macron, elle était responsable des questions sociales et de santé au Parti socialiste, elle a laissé son nom sur la réforme du tiers-payant (un progrès important en matière d’égalité). Mais c’est un point aveugle, pour les commentateurs, il semble que cela n’existe pas. Si vous additionnez les scores de MM. Mélechon, Jadot, Hidalgo et des candidats trotskystes, et les 13% ou 14% des électeurs de gauche de M. Macron, vous arrivez à quelque chose comme 45% du corps électoral. La gauche est donc en voie de reconstruction très intéressante, et il est donc tout à fait rationnel qu’un certain de nombre de personnalités politiques se positionnent pour 2022, pour rebâtir une force qui n’a pas changé. Les électeurs se classent toujours très spontanément entre gauche et droite.
Ensuite, il n’y a pas de croissance des extrêmes. Les gens pensent que dans le vote de M. Mélenchon, il n’y a que des insoumis. Mais bien sûr que non. Le vote utile, les appels de Ségolène Royal ou Christiane Taubira ont joué à plein. M. Mélenchon a mené une longue campagne autour de 10%, ce qui constitue probablement le noyau de son électorat, et il a été rejoint dans les derniers moments par beaucoup d’autres, pour faire barrage à l’extrême-droite. Quant à Mme Le Pen, les gens pensent-ils vraiment qu’il y a 30% d’extrême-droite (23% pour Le Pen plus 7% de zemmouriens) ? Là encore, bien sûr que non. Évidemment, il y a eu de ce côté de l’échiquier politique un autre vote utile, avec là aussi un ralliement des derniers jours de la même puissance, où se sont recyclés une bonne partie de la droite et du centre droit. Je pense qu’il y a probablement la moitié d’électeurs extrêmes chez Mélenchon et les deux tiers (voire les trois quarts) chez Le Pen et Zemmour. Mais au total ce n’est absolument pas 56%. Moi qui ai beaucoup d’admiration pour Jérôme Jaffré, j’étais affligé de l’entendre compter ainsi. Je connais beaucoup de gens socio-démocrates qui ont voté Mélenchon … Le procès intenté à M. Macron d’avoir facilité l’extrême-droite est un faux procès : il se trouve que le vote utile pour la droite républicaine s’est porté sur Mme Le Pen, qui s’est par ailleurs considérablement recentrée. Elle représente désormais une droite bien moins extrême qu’elle ne le fut, en opposant par exemple « nationaux » et « internationalistes ». Elle n’est plus du tout dans les références maurrassiennes, le rejet des droits de l’Homme et de la Révolution française, la complaisance pour la collaboration et l’antisémitisme, voire le révisionnisme. Personne ne comprendrait qu’elle dise comme son père qu’Auschwitz était un détail, c’est inimaginable.
Enfin, j’ai personnellement trouvé la campagne de premier tour assez bonne. Elle a paru très minimaliste, mais cela a permis de jauger les personnalités, puisque manifestement on ne regardait pas les programmes. On s’est ainsi aperçu que Mme Le Pen a complètement changé d’image en cinq ans. D’après les sondages actuels, 63% de nos concitoyens la trouvent proche des Français, 53% la jugent sympathique et 50% pensent qu’elle a la carrure pour être présidente. Ce sont des progrès qui représentent 10 à 20 points par rapport à l’élection précédente.
C’est maintenant qu’on va s’intéresser aux programmes, et les masques vont tomber. On va ainsi s’apercevoir qu’elle ne fait pas qu’aimer les chats et paraître sympathique, mais qu’elle est aussi dans la violation de la Constitution, dans l’irrespect de la règle de droit, proche de la Hongrie et de la Pologne, qui sont la honte de l’Europe. On s’aperçoit qu’en termes d’inégalités et de restrictions de droits des étrangers, son programme est presque aussi brutal que celui de M. Zemmour. La campagne sert donc à quelque chose.
Jean-Louis Bourlanges :
La pensée paradoxale de Lionel rencontre parfois la vérité de façon inattendue. Je trouve votre analyse très brillante, mais parfois un peu funambulesque.
Pour ma part, je suis également très intéressé par la géographie de ce premier tour. Il s’est passé quelque chose de très important : l’effondrement de la culture catholique dans le clivage traditionnel droite-gauche. Timothy Tackett avait montré que c’était la carte du serment constitutionnel demandé aux prêtres qui déterminait le passage droite-gauche, et le passage européen et jacobin. Tackett montre qu’en réalité le choix du clergé réfractaire est ultramontain : c’est le choix de la fidélité à Rome plutôt qu’à Paris. On retrouve les catégories les plus européennes à l’ouest. Le Front National ne se situait pas dans une carte traditionnelle de la droite, il s’agissait d’une excroissance de la tradition républicaine avec refus des élites, comme le Parti communiste. Tout cela est fini.
Quest-ce qui en a pris la place ? On constate d’abord une écrasante domination du revenu. C’est parce que nous sommes dans une société qui n’obéit plus aux élites et ressent comme profondément imméritée les différences de revenu. Notre société est profondément travaillée par des pulsions communistes, au sens où chacun doit avoir selon ses besoins. Toute différenciation sociale est ressentie comme abusive, car on ne croit plus aux services rendus par les élites, qu’ils s’agisse de celles de l’argent, du savoir ou du pouvoir. Il y a en réalité quelque chose de très révolutionnaire dans ces votes, c’est là que je suis en désaccord avec Lionel.
Deuxièmement, nous avons un vote très lié à l’urbanisation. Il y a trois France : une France des métropoles aisées, profondément ouvertes et macroniennes, une France de la périphérie disgraciée, essentiellement le vote Mélenchon, composé de gens mal intégrés, souvent issus de l’immigration, s’organisant souvent sur des bases identitaires. Il y a enfin une France marginalisée et rurale, plus favorable à Le Pen. Il faut reconnaître à Zemmour qu’il avait correctement analysé cela.
Troisième critère : l’âge. Il est très frappant de voir que ce sont les gens de mon âge qui votent Macron : des gens assis, établis, conservateurs, suffisamment sûrs d’eux-mêmes pour être modérés. A côté de cela il y a une France très égoïste, qui lutte pour la préservation de ses avantages ; elle est très lepéniste. L’âge de l’activité est très largement un âge lepéniste, les actifs n’ont pas envie de partager le gâteau, et sont favorables à des baisses d’impôts et de taxes. Enfin, les jeunes, la France utopique, que Mélenchon fait rêver.
Ces clivages sont les enjeux réels. Je pense qu’il y a un vrai éclatement de la gauche et de la droite. C’est la mythologie de la gauche qui a éclaté. Il y a quelques années, M. Hollande pouvait dire : « si M. Besancenot arrive devant moi, je me désisterai en sa faveur ». C’était complètement aberrant en termes gouvernementaux, puisqu’il était évident que François Hollande était politiquement bien plus près de M. Bayrou ou de M. Juppé que de M. Besancenot. C’est cette espèce de carcan mythologique qui a éclaté. Et c’est la même chose à droite, où il y une droite européenne, libérale et ouverte au marché, qui fait face à une droite identitaire et autoritaire.
Il y a un point à propos duquel je ne suis pas d’accord avec Lionel. Tous ceux qui ont voté Mélenchon ne sont pas révolutionnaires, c’est évident. Mais que la polarisation se fasse autour d’un candidat qui sur certains enjeux (atlantisme, économie de marché, laïcité et islamisme) est du côté extrémiste, est tout à fait significatif. Je suis en revanche d’accord avec lui pour dire que le macronisme est une philosophie de gauche. Quand vous êtes pour l’Etat-providence, pour l’Europe et la multilatéralité, pour les valeurs démocratiques et le respect des droits fondamentaux, vous êtes pour des valeurs de gauche. On a donc bien une rupture, deux gauches (symbolisées par Mme Royal qui va chez Mélenchon et Mme Touraine qui va chez Macron) et deux droites. Ce qui est mort, c’est la droite et la gauche. Mais les droites et les gauches ont encore de l’avenir devant elles.
Béatrice Giblin :
Nous n’avons absolument pas parlé d’écologie. C’est une préoccupation qui semble désormais partagée par une majorité de Français, particulièrement chez les jeunes, or elle n’a pas été vraiment représentée, le candidat écologiste ayant fait moins de 5%. Certes, lécologie n’a pas de raison d’être cantonnée à un parti, elle devrait être transversale. Il semble que Macron va faire des annonces de ce côté, mais dans sa campagne de premier tour, cet aspect était très peu mis en avant.
Je suis d’autre part préoccupé par la différence entre l’ancrage local des élus de « l’ancien système » (PS et LR) et le vote national. Jamais ce décalage n’a existé aussi fortement. Comme Lionel, je pense que la gauche de gouvernement absorbée par Macron va se faire entendre au niveau local, et que même si Macron est élu, on risque d’avoir un Parlement qui ne ressemble pas du tout à ce qu’on avait eu en 2017.
David Djaïz :
On a tendance à raisonner exclusivement en termes de gauche et de droite. C’est pour moi assez emblématique de la persistance rétinienne qu’ont les élites, qui les fait réfléchir selon des cadres d’analyse qui sont, sinon dépassés, du moins relativisés. Si je fais un sondage rapide parmi mes amis, j’obtiens une sur-représentation du PS, d’Europe-Ecologie-les-Verts, de LR et même de Reconquête par rapport à la réalité des suffrages exprimés. De ce point de vue il y a un décalage entre les cadres d’analyse à partir desquels les élites de la société raisonnent, et ceux des gens ; a fortiori avec l’effet « vote utile ». On retrouve les mêmes étiages qu’avant si on garde les anciennes catégories car, comme en physique, « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Il me semble d’ailleurs que le décalage entre le national et le local s’explique par cette persistance d’analyse. En réalité il est bien plus compliqué d’être candidat au niveau local que national, parce qu’il faut faire des listes, il faut des ressources qui sont offertes par des partis. Il va donc être de plus en plus difficile de gagner une élection locale si l’on est pas un élu sortant.
Je ne suis pas du tout d’accord avec l’idée qu’il y aurait une pulsion communiste généralisée dans la société. Dans le communisme, il y a une vision holistique de la réalité sociale. Dans la demande d’égalité telle qu’elle s’exprime aujourd’hui, c’est très individuel. Il ne s’agit pas de politiques publiques structurelles, mais « d’en avoir pour son argent ». C’est d’ailleurs une différence majeure entre Le Pen et Mélenchon. Chez le candidat de La France Insoumise, il s’agit encore de services publics, de biens communs, alors que chez Le Pen il n’est question que de baisse d’impôts, de charges. C’est pour moi la conséquence de la société de marché : on ne conçoit plus les rapports inter-individuels que comme des transactions, sans cette médiation holistique des structures de la société.
Lionel Zinsou :
L’écologie est effectivement un élément très important car elle signifiera énormément dans tous les secteurs, à commencer par l’industrie. Des dilemmes très importants et des choix cruciaux se profilent. Là encore, il sera très intéressant d’avoir une vraie confrontation de programmes. Le président Macron se tourne vers les think tanks. Je fais personnellement partie d’un petit groupe d’activistes appelé les Gracques, et on a vraiment l’impression que M. Macron est en train de reprendre, chapitre par chapitre, toute une série de suggestions. Et c’est un peu la même chose avec Terra Nova. Par exemple Pascal Canfin (un intellectuel important dans la sphère macroniste) va devenir le président de la Commission environnement du Parlement européen. Il a écrit des choses intéressantes et on est manifestement en train d’en faire la colonne vertébrale du programme « écologie ». C’est un peu tardif, mais c’est le propre de toute campagne. De même qu’il est normal que des sujets minuscules deviennent tout à coup très importants ; il y a par exemple eu un moment où on ne parlait plus que des recettes halal dans les cantines scolaires, alors qu’on est en droit de se dire qu’il y a sans doute des sujets plus importants …
C’est pourquoi je trouve la campagne intéressante : parce qu’elle permet tout de même de parler de sujets majeurs. J’admire la confiance dans la nature humaine des gens qui veulent devenir érudits du programme de Mme Le Pen, car il est tout de même … très singulier. Il est incohérent et totalement inexécutable, mais visiblement cela ne frappe pas particulièrement. Quant à ceux qui veulent devenir des érudits du macronisme, même il s’agit d’une science difficile, très inspirée de Paul Ricœur, c’est tout de même plus accessible. Ceci étant dit, quand vous parlez des élans révolutionnaires de la société française, et particulièrement des électeurs de M. Mélenchon, je fais remarquer qu’il n’y a plus rien dans les programmes concernant la collectivisation des moyens de production. Alors que c’était encore dans le programme de François Mitterrand. En février 1982, on avait nationalisé toutes les banques, les cinq plus grandes compagnies industrielles … Tout cela a totalement disparu : dans le mélenchonisme, il n’y a même plus l’ombre de cette tradition révolutionnaire.
Quand je dis que la campagne est plutôt bonne, c’est aussi parce qu’il n’y a pas eu au fond trop de scandales ou de diversions haineuses. Je ne crois d’ailleurs pas du tout à l’argument de la « haine » envers Macron. On a déjà parlé de cela à propos de Sarkozy et de Hollande, cela fait partie du lot d’une élection présidentielle, et M. Macron a la cote de popularité la plus élevée d’un président sortant. Le « scandale » McKinsey est typique : cela n’a pas pris. On a froncé les sourcils dans les élites, mais il y a tout de même une vaste majorité de Français qui pensent que McKinsey est un concurrent de McDonald’s … C’est une manœuvre montée qui aurait dû être la preuve du copinage et de la corruption généralisée, et cela a fait pschitt.
Jean-Louis Bourlanges :
Quand j’employais le terme de communisme, je ne faisais pas référence à l’idéologie, je faisais simplement allusion à la fameuse formule pré-soviétique : « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ». Je voulais dire par là qu’il y a un principe fondamental pour une grande partie de l’opinion, selon lequel la stricte égalité de revenus devrait être la règle, et qu’il n’y a aucune raison pour que quelqu’un soit plus payé qu’un autre en fonction des études ou d’une fonction dans la société. C’est une revendication dont on peut débattre, mais qui se défend. Elle progresse parallèlement à la disqualification du rôle des élites. La tendance est à de plus en plus d’égalité, et de moins en moins de solidarité.
Je suis d’accord avec Lionel sur le fait que cette campagne a posé les vrais enjeux. Je crois d’ailleurs que Macron n’a pas réussi à en accréditer l’idée. D’abord, il est absurde de dire qu’il a créé cette situation, ce qu’on a beaucoup entendu à droite. C’est absurde parce que Macron n’allait pas faire campagne pour Pécresse ! Il est tout de même assez saugrenu de le lui reprocher … Mais la structuration ternaire de l’opinion dont nous avons discuté est profonde, et beaucoup plus réelle que l’affrontement droite-gauche. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas des attitudes de droite et des attitudes de gauche. Mais les vrais problèmes ont été posés : Europe ou repli sur des valeurs nationales ? Écologie avec ou sans nucléaire ? Poutine ou alliance occidentale ? Économie de marché ou économie centralisée ? Etat providence ou refus de l’assistance ? Toutes ces questions sont exprimées, et elles reflètent les débats réels. Je crois qu’on est passé dans cette élection d’une confrontation entre une gauche mythique et une droite mythique à une autre, réelle, à propos des enjeux fondamentaux de notre société.
Dans la perspective du second tour, ce qui m’impressionne et m’inquiète un peu, c’est le décalage entre les perceptions des enjeux par les Français, en début de semaine, cela tournait encore autour de l’arrogance de M. Macron, le « tout sauf Macron », le pouvoir d’achat, avec une déconnexion totale des grands enjeux géopolitiques. Les Français sont à 80% solidaires de l’Ukraine, mais près de 50% d’entre eux sont favorables à une candidate qui elle, ne l’est pas. On peut dire tout ce qu’on veut de Mme Le Pen, mais elle est de l’autre côté : elle est pour le relâchement des solidarités européennes et atlantiques, elle veut ménager M. Poutine et clairement ne pas manifester de solidarité envers l’Ukraine. Il faut bien avoir conscience du fait que les plus importants enjeux de cette élection ne sont pas ceux de politique intérieure. Les vraies questions sont géopolitiques, car nous sommes dans une confrontation de premier ordre avec un adversaire atroce, qui a piétiné toutes nos valeurs, est d’une hostilité déterminée non seulement face à l’Ukraine mais aussi à l’Europe et aux Etats-Unis. C’est à cela que nous faisons face. Pour mesurer la signification de cette élection, il suffirait de lire les journaux russes si Mme Le Pen était élue. Ce serait une défaite géopolitique telle que nous n’en avons pas connue depuis la seconde guerre mondiale.