LA CHINE
Introduction
Philippe Meyer :
Alors qu’il a fait supprimer par l’Assemblée nationale populaire en 2018 la limitation à deux des mandats du président et fait inscrire sa pensée dans la charte du Parti Communiste Chinois (PCC), Xi Jinping briguera à l’automne prochain un troisième mandat lors du Congrès du Parti. Au pouvoir depuis près de dix ans, il a consolidé son autorité en luttant contre ses potentiels opposants et a révisé la Constitution en 2017 pour y indiquer que « le Parti dirige tout ».
En 2021, la Commission centrale disciplinaire a indiqué que 25 cadres de haut rang du PCC avaient fait l’objet d’enquêtes, c’est le chiffre le plus élevé depuis 2017. Des personnalités émettant des critiques à l’encontre du régime ont disparu provisoirement, comme Jack Ma, le créateur d’Alibaba et, plus récemment, la joueuse de tennis Peng Shuai.
Le régime a renforcé le contrôle de sa population avec la généralisation en 2020 du système de crédit social sur l’ensemble du territoire et l’installation de 600 millions de caméras de surveillance à travers le pays. Mis en place pour lutter contre les incivilités et maintenir l’ordre, ce système qui repose sur la notation des citoyens peut empêcher les moins bien notés de contracter des crédits bancaires ou de voyager. En 2018, 5 millions de citoyens ont été interdits de prendre le train à grande vitesse, et 17 millions n’ont pas été autorisés à prendre l’avion.
Le contrôle de la population a pris une autre dimension dans la province du Xinjiang où la population Ouïghoure, majoritairement musulmane, est réprimée. Depuis 2017, au moins un million de Ouïghours ont été envoyés dans des « camps de rééducation » où ils sont contraints de lire les textes du Parti communiste, doivent abjurer leur religion et où des femmes sont stérilisées de force. Le 20 janvier 2022, l’Assemblée nationale a reconnu que la Chine se rendait coupable de génocide dans le Xinjiang, faisant de la France le 8e pays à reconnaitre le traitement subi par les Ouïghours comme un crime contre l’humanité.
La politique chinoise est aussi marquée depuis 2020 par la lutte contre la pandémie et la poursuite d’une stratégie « zéro covid » conduisant à des arrêts fréquents de l’activité. Le FMI a mis en garde Pékin contre le risque d’essoufflement de la croissance qui pourrait en résulter, d’autant que la situation économique chinoise inquiète en raison des fragilités du secteur immobilier.
Le PCC semble être soutenu par une majorité de la population et affirme sa volonté d’étendre son emprise sur Hong-Kong et Taiwan. À Hong-Kong, la promulgation d’une loi sur la sécurité nationale en juillet 2020 puis son renforcement en mars 2021 ont fortement réduit l’autonomie de la région. Concernant Taiwan, le président Xi Jinping considère l’île comme une province sécessionniste chinoise et a appelé en octobre 2021 à une réunification pacifique, quoiqu’il ait précisé en 2019 que l’usage de la force demeurait une option.
Jean-Philippe Béja, vous avez travaillé au CNRS, au Centre d'études français sur la Chine contemporaine, au Centre de recherches internationales et vous vous êtes particulièrement intéressé aux combats de la société pour la démocratie, mais aussi à la politique étrangère chinoise. Avant de vous demander de répondre à une question que vous aviez posée lors d’une conférence à Montréal, « Comment le parti communiste chinois parvient-il à tenir le pays ? », j’aimerais vous demander quel sens peut avoir, si elle en a un, l’expression de national confucianisme, qui est assez souvent utilisée pour caractériser l’évolution du PCC ?
Kontildondit ?
Jean-Philippe Béja :
Je crois que c’est en 1993 que j’avais forgé cette expression, qui était évidemment modelée sur le national-socialisme. A l’époque, le régime chinois était bien moins totalitaire qu’il ne l’est aujourd’hui. Si on prend le sens de « national confucianisme » comme je l’entendais à l’époque, c’est-à-dire comme une nazification du régime, on peut dire que oui, absolument. Xi Jinping ne cesse de citer (souvent très mal d’ailleurs) les classiques chinois, mais il se réclame très largement de l’héritage de l’empire, de cette culture millénaire, et il a renforcé le système totalitaire sur de nombreux fronts, vous le rappeliez en introduction.
Il y a une impossibilité d’existence quasi totale pour la société civile, qui avait émergé dans les zones grises du temps de Hu Jintao, entre 2000 et 2012. Elle se glissait dans les interstices du contrôle, mais ceux-ci sont de plus en plus étroits. Comme disait Xi Jinping, en citant Mao : « Nord, Sud, Est, Ouest, Centre, le Parti contrôle tout ». Il y a ce rappel à l’empire, mais rappelons que c’est bien le PCC qui a mis fin à la culture impériale. Le PCC est né en 1921, aux cris du mouvement du 4 mai 1919, dont l’un des mots d’ordre était : « A bas la boutique à Confucius ! » Aujourd’hui, Xi Jinping se réclame de Confucius et de la culture chinoise traditionnelle. Dans l’esprit des hommes politiques chinois, le confucianisme est quelque chose de simple : il s’agit grosso modo de l’obéissance à l’ordre et à la hiérarchie. Xi Jinping l’utilise donc à son profit, pour renforcer le nationalisme. C’est l’autre légitimation du régime : on va réaliser le rêve chinois, en rendant à la Chine sa juste place sur la scène mondiale. Le pays redeviendra une grande puissance. C’est un concept ancien, remis au goût du jour : le « tianxia », qui signifie « sous le ciel ». C’est le monde, selon la culture chinoise traditionnelle. En réalisant ce concept de tianxia, nous aurons une nouvelle conception des relations internationales. Or tianxia, c’est le monde autour de la Chine, le monde « sinisé ». On peut y ajouter la Corée, le Vietnam, à la limite le Japon, mais c’est l’idée selon laquelle c’est la Chine qui donne le la de la civilisation.
Aujourd’hui, il y a un certain nombre d’intellectuels chinois nationalistes qui réfléchissent pour le compte de Xi Jinping, avec ce concept : refaire le monde en réalisant le rêve chinois. Ce rêve nécessite une Chine forte, mais pas forcément un peuple chinois épanoui et libéré.
Isabelle de Gaulmyn :
J’aimerais revenir sur une actualité récente, qu’on a presque oubliée : les Jeux Olympiques d’hiver de Pékin. On y a vu une espèce de « bulle » occidentale, avec le sentiment qu’il n’existait aucun lien avec la population chinoise. Quel bilan faites-vous de ces Jeux ? Ont-ils véritablement été un évènement en Chine, ou pas vraiment ? Est-ce que la manière dont un certain nombre de pays ont boycotté ces Jeux a-t-elle affaibli ou marqué le pays ?
Jean-Philippe Béja :
Il est encore un peu tôt pour tirer un bilan (Ndlr : émission enregistrée le 4 mars 2022), mais disons que toute la préparation de ces Jeux n’a pas été comparable à ce qui avait été fait pour ceux de 2008. Là, il s’agissait véritablement de présenter une vitrine du pays pour le reste du monde, de donner une image de modernité, etc. Aujourd’hui , la Chine n’a plus rien à prouver. Un message reste cependant : « la pandémie, c’est du passé, nous l’avons maîtrisée. Et nous l’avons fait mieux que vous : vous êtes encore englués tandis que nous en avons triomphé ».
Cette pandémie est d’ailleurs bien pratique pour les régimes autoritaires : on est obligés de contrôler tout le monde, et de vous empêcher d’avoir des rapports avec la population chinoise, parce qu’en tant qu’étrangers, vous apportez le virus. Si on y réfléchit bien, le virus dont sont porteurs les étrangers est sans doute celui de l’ouverture, du libéralisme, de ce qu’ils appellent les « valeurs universelles », dont le président Xi a déclaré qu’elles n’étaient pas adaptées à la Chine. C’est donc pour le bien de tout le monde qu’il faut isoler les Occidentaux, qu’ils n’aillent pas transmettre leur virus …
Aujourd’hui, d’après les quelques échos que j’ai de Pékin, les gens se lassent de cette stratégie « zéro Covid » quand ils voient que le reste du monde est en train de reprendre une vie quasiment normale, tandis qu’à Pékin où le virus circule à peine, les cours sont toujours donnés en visioconférence … Le régime en a profité pour montrer que l’Occident continuait d’être hostile. Dans ce rêve chinois, il y a des gens hostiles à ce que la Chine prenne sa place légitime. Qui ? Ceux qui monopolisent aujourd’hui la première place : les Etats-Unis.
Le message de ces Jeux Olympiques, c’est « nous ne sommes pas isolés sur la scène internationale, voyez comme nous recevons Vladimir Poutine, nous sommes une puissance mondiale, mais nous sommes également centraux au niveau régional ». Tous les dirigeants d’Asie Centrale étaient là. On peut dire qu’en ce sens, ce fut un succès, même si ces Jeux n’ont pas eu l’ampleur de ceux de 2008. J’ai pu lire ici et là que ceux-ci étaient la manifestation d’une Chine ouverte et libérale, mais ce n’était absolument pas le cas. Il y a eu les arrestations de ceux qui avaient dénoncé le lait contaminé, et dans la foulée, l’arrestation de Liu Xiaobo et sa condamnation à 11 ans de prison. Ce n’était donc pas du tout le libéralisme à l’époque. Mais il est vrai qu’aujourd’hui, ces Jeux d’hiver ont lieu dans une période de glaciation …
Marc-Olivier Padis :
J’aimerais revenir sur Xi Jinping et le fonctionnement du PCC, pour autant qu’on puisse le comprendre et le décrire. Pendant longtemps, il y avait une espèce de régulation interne, avec pas plus de deux mandats présidentiels possibles, et un certain renouvellement des instances dirigeantes. Comme une espèce de consensus interne qui laissait quelques marges de manœuvre. On a le sentiment que quelque chose s’est déréglé, qui a permis à Xi de changer la Constitution, de faire un troisième mandat et de s’imposer comme l’homme fort exclusif, à l’opposé de ce pouvoir plus collégial. Que s’est-il passé à l’intérieur du PCC pour qu’on en arrive là ?
Jean-Philippe Béja :
La suppression de la limite de deux mandats concerne le président de la République. Mais soyons clairs : le président de la République en Chine, ce n’est rien. Ce qui donne à Xi Jinping son pouvoir, ce n’est pas ce mandat, c’est sa position de Secrétaire Général du Parti. Et dans la charte du Parti, il n’est inscrit nulle part que le nombre de mandats est limité à deux. C’est une pratique, et qui est d’ailleurs plutôt récente. Le seul à avoir fait deux mandants pleins, c’est Hu Jintao, le prédécesseur de Xi. Mais c’était apparu comme une règle tacite : à la fin du premier mandat, le Secrétaire Général fait entrer son successeur au comité permanent du bureau politique ; c’était la position de Xi Jinping entre 2007 et 2012.
Que s’est-il passé ? D’une part, en 2011, le PIB de la Chine a dépassé celui du Japon, et le pays est devenu la deuxième puissance économique mondiale. Mais il y a autre chose : la leçon tirée du Parti communiste soviétique. Au milieu des années 2000 en Chine, on était dans la direction collégiale, avec un dirigeant faible. Hu Jintao n’était pas le chef de la grande faction, il y avait derrière lui Xi Jinping, déjà important bien que sans position officielle, et qui avait imposé un certain nombre de ses partisans à l’intérieur du comité permanent. Il y avait en outre des féodalités à l’intérieur du Parti. C’est ainsi que Zhou Yongkang, responsable de la sécurité sera condamné à la prison à vie.
Et surtout, il y avait quelque chose d’insupportable pour un parti léniniste : un manque d’unité véritable quant à la ligne politique. Entre 2007 et 2012, à Chongquing, dans le sud-ouest du pays, il y eut une grande campagne anti-corruption, visant les mafias. « On chante le rouge et on frappe le noir ». On fait l’apologie de la période maoïste, avec un dirigeant très charismatique Bo Xilai, et cette ligne politique est plutôt de type socialiste : on va dans une certaine mesure aider les pauvres, mais tout passe par le contrôle du Parti. Parallèlement à cela, il y a dans le Guangdong (vers Hong Kong) plusieurs incidents où l’on semble arriver à s’accommoder avec la société civile. Ainsi, lors de la grande grève des ouvriers de Honda en 2010, après avoir envoyé le syndicats réprimer la grève (car en Chine, les ouvriers syndiqués, vêtus de jaune, sont ceux qui répriment les grèves) on a fini par trouver une arrangement conduisant à des augmentations significatives de salaire. Dans les campagnes, un village a renvoyé son chef corrompu et en a élu un autre. Le nouveau est arrêté, mais on négocie avec les paysans révoltés et au bout du compte on trouve un compromis. Les organisations de Hong Kong de soutien aux ouvriers ne sont pas vues nécessairement comme des ennemies, mais permettent au contraire de résoudre les contradictions dans une province où il y a de fortes inégalités (à cause d’un très fort développement économique).
Donc au sud-est, négociations avec la société civile, tandis qu’au sud-ouest, c’est un revival néo-maoïste. Où est la ligne du Parti là-dedans ? Dans l’intervalle, la corruption se développe à une très grande échelle. Rappelez-vous, le gendre de Brejnev en Ouzbékistan, et la période de stagnation. A la veille de l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012, la presse commençait à voir une certaine stagnation, après la décennie dorée pendant laquelle la Chine avait connue une croissance extraordinaire. « Stagnation » était le mot utilisé par Gorbatchev pour caractériser l’ère brejnevienne. Peu après son arrivée au pouvoir, Xi Jinping fait circuler un film sur l’effondrement de l‘union soviétique, dont la conclusion est « il n’y a pas un vrai mec qui s’est levé » (c’est difficilement traduisible, mais il n’y a pas de connotation familière en chinois), et c’est pour ça que l’URSS est tombée. Ce « vrai mec » sera évidemment Xi Jinping. Il utilisera des méthodes plus staliniennes que maoïstes pour lutter contre la corruption, réhabiliter la période révolutionnaire (c’est donc la politique de Bo Xilai qui est choisie) et surtout rétablir l’unité du parti, car une formation léniniste ne saurait avoir deux lignes politiques.
Lucile Schmid :
Vos travaux sont largement consacrés aux relations entre la société et le pouvoir en Chine, et notamment à l’aspiration à la démocratie et à l’épanouissement individuel. La Chine est une puissance mondiale de premier plan, mais cela ne garantit pas pour autant le bonheur des individus. A vous entendre, on prend même conscience du décalage : la puissance du régime s’affirme au détriment des libertés du peuple.
Nous avons évoqué en introduction le système de crédit social qui est mis en place depuis 2020, avec ses 600 millions de caméras. D’après ce que j’ai pu comprendre, il s’agit de contrôler la société, mais c’est aussi au fond un peu anarchique, dans la mesure où c’est autant appliqué aux personnes physiques qu’aux personnes morales, notamment aux entreprises. C’est censé être géré par de l’intelligence artificielle, mais les critères sont très hétérogènes, et varient en fonction du lieu d’application et des autorités locales. Ce système est-il conçu comme la cheville ouvrière de la re-totalitarisation dont vous nous parliez, ou est-il au fond assez chimérique ? Est-il possible de le contourner ? On sait qu’il y a un système de notation, faisant penser aux épisodes les plus cauchemardesques de la série Black Mirror. Sommes-nous réellement dans une telle science-fiction ? Et comment les citoyens peuvent-ils y résister ?
Jean-Philippe Béja :
Vous avez raison de pointer tout cela, car quand on parle du crédit social, on s’imagine un système entièrement centralisé et fonctionnant à la perfection. Mais rappelons-nous que le contrôle maoïste n’était pas non plus total, ni celui de Staline. Tout filet a des mailles, un contrôle total n’existe pas. Malgré l’intelligence artificielle et les robots, il y a toujours au bout du compte quelques humains derrière. Et là où il y a des humains, il y a des sentiments et des rapports humains, qui permettent d’échapper à tout cela.
Pour autant, la tentative de contrôle total existe bel et bien. Elle n’est effectivement pas centralisée, il y a des entreprises et des administrations qui contrôlent le crédit social. Dans certains districts, des expériences sont menées pour tester tel ou tel point. J’étais récemment avec un ami, qui m’avait invité à dîner au restaurant. A la fin du repas, il sort son téléphone pour payer. Je m’en étonne, et mon ami me dit : « oui, c’est la servitude volontaire. C’est plus pratique, mais ma femme sait tout ce que je dépense ». Il y a un aspect pratique dans le contrôle social. Il y a un réel déficit de confiance en Chine : les gens ne se font pas confiance. C’est la première chose qu’on vous dit à propos de la Révolution culturelle : elle a ruiné cet élément essentiel de la société. On vous prévient toujours quand vous allez en Chine : « faites attention, il y a beaucoup d’escrocs ! » C’est d’ailleurs plutôt vrai, je me suis moi-même fait arnaquer plusieurs fois. Dans une certaine mesure, le contrôle social vise à remédier à cela, et il jouit donc d’une certaine popularité. Cela vous permet d’être sûr de votre interlocuteur lors d’une transaction. Il y a évidemment un lourd prix à payer en termes de libertés politiques, mais c’est pour vous expliquer à quel point les choses sont complexes. Mao disait : « Un se divise en deux ».
Les instruments du contrôle social ont existé dès les débuts de la République Populaire de Chine. J’ai travaillé il y a longtemps sur les quatre éléments du contrôle social : le Comité de quartier qui s’occupe de vous, et qui prend la forme de vieilles dames portant un brassard rouge, qui surveillent vos fréquentations. Vous avez d’autre part le dossier de chacun, contenant tout ce que vous avez pu dire. Cela s’était beaucoup relâché pendant les années de la réforme, entre 1978 et 2012. Mais cela existe encore. Il y avait également la « danwei », l’unité de travail, moins importante depuis qu’il y a beaucoup d’entreprises privées, mais aux entreprises privées aussi, on demande de suivre leurs employés. Car chaque entreprise privée doit avoir un comité du Parti. Enfin, il y a le livret de résidence, qui permettait de tracer tout le monde. Le système d’aujourd’hui n’est qu’une amélioration technique de tout cela, une numérisation, en somme, mais cela ne change pas fondamentalement de nature. C’est parce que tout cet appareil de surveillance d’Etat existe déjà qu’un système tel que celui du crédit social peut exister. C’est indéniablement un élément de la re-totalitarisation, ce que certains appellent « totalitarisme 2.0 », ou « cyber-totalitarisme », mais la haute technologie ne change pas fondamentalement les vieilles recettes : il s’agit toujours du même type de contrôle social.
Il est vrai cependant qu’il est considérablement plus difficile d’y échapper. Les mailles du filet sont plus serrées. Les interstices dont je parlais plus haut pouvaient prendre la forme des divergences politiques que j’évoquais à propos de Hu Jintao. C’est dans ces zones grises que pouvait exister une société civile, qui recevait des financements de la part d’ONG internationales. En 2016, il y eut une loi, largement copiée sur celle de Poutine, qui précise que seules les ONG ayant un bureau officiel en Chine peuvent financer les ONG chinoises. On nous répète toujours qu’il y a en Chine plus de trois millions d’ONG, on oublie de préciser que la plupart sont fausses. Les ONG s’enregistraient en tant qu’entreprises, car elles ne parvenaient pas à obtenir le statut d’ONG, mais elles existaient réellement et travaillaient. En chinois, on dit : « accrocher une tête de mouton et vendre de la viande de chien ». C’était l’une des tactiques pour passer entre les mailles du filet. Aucun contrôle, si impressionnant soit-il, n’est jamais total. Mais sous le deuxième mandat de Xi, depuis 2017, il est indubitable que le contrôle s’est nettement resserré. Il reste encore des avocats des droits de l’Homme et des protestations, mais il y a eu une très forte rafle en 2015 et beaucoup d’arrestations.
Philippe Meyer :
Ce contrôle social existait en URSS, et il s’est prolongé bien au-delà de Staline. Pour montrer la capillarité d’un tel système, je cite souvent l’exemple d’une institutrice qui mit zéro à une copie sans faute d’un élève dont le père venait de se faire arrêter pour parasitisme social. L’une des voix de la résistance de l’autre côté du rideau de fer étaient les « Anekdot », ces blagues par lesquelles le peuple exprimait son sentiment à l’égard du régime et des dirigeants. Est-ce que des choses similaires existent ou ont existé en Chine ?
Si le système soviétique a fini par s’effondrer, c’est d’abord pour des rasions économiques. En Chine, cela ne semble pas être le cas. Par conséquent, quelle genre de brèche peut-on espérer dans le système ? Il y a évidemment la corruption, un moyen d’affaiblir les dictatures, même s’il se traduit souvent par un contrôle resserré sur les populations. Il y a également les rivalités internes entre puissants. En voyez-vous d’autres ?
Jean-Philippe Béja :
L’équivalent des « Anekdot » existe en Chine. Le sens de l’humour y est moins développé qu’en Russie, c’est davantage dans la littérature et la poésie que l’opposition au pouvoir s’exprime. Mais le socialisme a les mêmes effets partout, et certaines étaient directement importées de l’Union Soviétique.
La différence majeure avec la période soviétique, c’est internet. Régulièrement, on y dénonce des scandales. L’un des derniers en date est celui d’une femme d’origine vietnamienne qui s’est cadenassée les lèvres. Elle avait été vendue à un paysan d’une autre région, qui la battait sans que personne ne proteste. La photo de cette femme aux lèvres cadenassées a été publiée sur internet, et vue des millions de fois. Le commentaire était à peu près : « on nous parle de prospérité commune (l’un des mots d’ordre de Xi Jinping), et regardez où nous en sommes ». Cela a mobilisé des millions de gens, créé des émeutes et des protestations multiples.
Jusqu’en 2012-2013, à chaque conflit avec le pouvoir, les gens filmaient sur leur téléphone et diffusaient sur internet. La censure s’est beaucoup durcie depuis, aujourd’hui une loi fait que si vous transférerez 500 fois une phrase condamnée, vous risquez trois ans de prison, ou si vous l’une de vos publications est cliquée 3000 fois. C’est dans une certaine mesure un moyen de protestation. Il y avait aussi les avocats défenseurs des droits de l‘Homme, même si beaucoup ont été arrêtés.
Un exemple de cette résistance internaute. Le 4 juin est la date du massacre de la place Tian’anmen en 1989. Le régime fait toujours pour l’effacer, et donc il efface tout ce qui fait mention de « 6 » et de « 4 » sur internet. Vous ne pouvez pas avoir 64 ans, par exemple … Qu’ont fait les internautes ? Ils parlent du « 35 mai ». Il n’y a évidemment que 31 jours en mai, mais 31 + 4 … cela donne le 4 juin.
Il y a une autre« Anekdot », sur laquelle Ai Weiwei s’est fait connaître. Hu Jintao disait « nous devons créer la société d’harmonie ». En chinois, le mot « harmonie » est un homonyme du mot qui désigne le « crabe d’eau douce », une spécialité de la région de Shanghaï. Tout le monde disait donc : « un jour, nous aurons tous des crabes d’eau douce ». La langue chinoise a peu de phonèmes et se prête donc particulièrement bien à ce genre de choses : un changement de ton et vous modifiez très facilement le sens. Il y a des milliers de choses comme cela, très difficiles à traduire car elles font référence à des poèmes ou des proverbes traditionnels.
Le fait que l’économie continue à se développer limite effectivement les ardeurs révolutionnaires. Quand les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes, ils se soulèvent plus facilement que quand ils risquent toutes leurs possessions durement acquises. Cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas critiques à l’égard du régime. Cela dit, et je le vois avec les nouvelles générations d’étudiants chinois, il y a une vraie montée du nationalisme. Le pays est en train de devenir plus solide et plus riche, et cela a un réel impact sur les étudiants et les nouvelles classes moyennes, qui soutiennent le régime davantage qu’auparavant. Dans les années 1980, elles espéraient plus de libéralisation, il est vrai que c’est moins clair aujourd’hui.
Isabelle de Gaulmyn :
A propos de ce nationalisme, tout le monde pense aujourd’hui à Taïwan, surtout quand on voit la Russie de Poutine. Comment évaluez-vous le risque d’une « intervention » chinoise à Taïwan ? Le discours sur la « Chine unifiée » (comprenant Taïwan) est-il bien reçu par la population ? Il y a le problème de la puissance nucléaire, un aspect important de l’antagonisme avec les Etats-Unis. La Chine peut-elle aujourd’hui jouer de la dissuasion nucléaire pour arriver à ses fins à propos de Taïwan ?
Jean-Philippe Béja :
Instrumentaliser la peur que provoque une frappe nucléaire, oui, certainement. C’est même la moindre des choses, si j’ose dire. Si j’étais cynique, je dirais même que Xi Jinping a laissé filer une occasion avec l’invasion de l’Ukraine. S’il avait attaqué Taïwan le 24 février, tous les yeux de la planète étaient rivés ailleurs …
La rhétorique de la réunification avec Taïwan est évidemment un moyen de mobiliser le nationalisme et de laisse sa place dans l’Histoire. Il y a déjà eu une « réunification » avec Hong Kong (bien qu’on parle plutôt de « retour à la mère patrie » dans ce cas), sur laquelle Xi s’est montré très violent. Mais avec une violence « légale ». Contrairement à ce qu’un certain nombre de journalistes racontaient en 2019, il n’y a pas eu besoin d’envoyer l’armée à Hong Kong, parce qu’elle y était déjà. Les velléités d’Hong Kong ont été complètement étouffées, c’est une forme de terreur qui y règne désormais.
Quant à Taïwan, il faut d’abord rappeler qu’une conquête militaire de l’île ne serait pas facile. Il y a un détroit à franchir, une armée taïwanaise, et des accords avec les Etats-Unis. Je ne sais pas si les Américains seraient prêts à mourir pour Taipei, mais l’idée d’une intervention militaire a tout de même de quoi faire réfléchir. D’autre part, Xi Jinping est obnubilé par le 20ème congrès du PCC qui aura lieu en octobre-novembre. Il faut absolument que cela se passe bien, il ne veut donc pas se lancer dans une opération aussi risquée pour le moment.
C’est quelque chose dont je n’ai pas encore parlé, mais Xi Jinping a des ennemis à l’intérieur du Parti. Beaucoup de gens le détestent, et sa volonté d’être « le » chef a créé des tensions. Même si elles ne se verront véritablement que le jour où il sera remercié, ou s’il n’obtenait pas son troisième mandat.
L’attitude des larges masses est difficilement lisible. J’ai suivi de près ce qui s’est passé à Hong Kong, et beaucoup de gens, soit en 2014 soit en 2019, étaient favorables aux protestations, y voyant une voie que pourrait possiblement suivre le reste du pays. Mais dès que vous exprimiez cela sur internet, vous étiez aussitôt effacé, ou pire. Sur Taïwan, c’est la même chose. Il y a d’un côté cet espèce de nationalisme, mais quand vous parlez avec des gens qui y sont allés, ils voient Taïwan comme la Chine idéale, la Chine qui aurait réussi. La Chine dont ils rêvent, en somme : les gens sont polis, les relations humaines sont bonnes, et la liberté de parole y règne. Évidemment, je reconnais que c’est le point de vue d’une minorité.
Marc-Olivier Padis :
Je voulais vous interroger à propos des Ouïghours. Il y a une mobilisation de plus en plus forte en Europe, la prise de conscience de la persécution des Ouïghours y est de plus en plus répandue. Personnellement je n’arrive pas à comprendre la volonté politique qu’il y a derrière le traitement de ces gens. Comment l’expliquez-vous ?
Jean-Philippe Béja :
Rappelons toujours qu’il ne s’agit pas seulement des Ouïghours. Il y a des Kazakhs, des Ouzbeks, des Kirghizes qui sont également persécutés de la même façon. Les ethnies turques du Xinjiang le sont toutes, et les Ouïghours en font partie, même si ce sont les plus nombreux.
Quelle logique y a-t-il derrière ces persécutions ? Je vous répondrai avec l’exemple de ce qui s’est passé en Mongolie intérieure. Depuis 1949, il n’y a jamais eu l’ombre d’une révolte demandant une réunification avec la Mongolie extérieure, ou disant que le peuple Mongol a dominé la Chine pendant près d’un siècle. Rien de tel, jamais. En septembre 2020, il y a eu des émeutes en Mongolie intérieure, parce qu’on venait d’y supprimer l’enseignement en mongol à l’école. C’est comme ça que cela s’est passé au Tibet également. L’idée qu’il y a derrière tout cela est celle de l’unité de la nation chinoise. Il y a une différence entre l’ethnie Han, dominante, et la nation chinoise. En théorie, la nation chinoise est multinationale, avec 55 minorités, devant donner lieu à l’autonomie. Autonomie très faible, certes, mais pendant les années 1980, on a tiré les leçons de la Révolution culturelle, qui n’était rien d’autre qu’une tentative d’assimilation. On faisait ainsi élever des porcs aux musulmans, on interdisait aux tibétains de cultiver l’orge au profit du riz (ce qui est pourtant impossible à 1000 mètres d’altitude) … Il y avait l’idée que les Han étaient plus avancés.
Vous vous souvenez que Engels évoque les cinq stades successifs de la civilisation : le communisme primitif, l’esclavagisme, le féodalisme, le capitalisme et le socialisme. Les Han étaient socialistes, donc plus avancés que les autres, et il s’agissait de faire rattraper le retard des autres à marche forcée.
Aujourd’hui, pour obtenir la nation unifiée, il s’agit de se débarrasser de « tout ce qui dépasse ». La nation doit être unifiée derrière les Han. Il y a des conflits depuis 1995, mais il est vrai qu’ils se sont systématisés depuis Xi Jinping. C’est la sécurité nationale qui sert de justification. Les spécificités des uns ou des autres sont vues comme de la traîtrise. Pour avoir la sécurité nationale, il faut des gens qui nous ressemblent. Et cela commence par ne plus enseigner les langues des minorités.
Lucile Schmid :
J’ai deux questions assez différentes. La première concerne les enjeux écologiques. Lors de la COP26, les contributions chinoises ont été très intéressantes, sur les possibilités de décarbonation. On se souvient que la Chine avait choisi de reprendre le leadership mondial de ce que pourrait être une « puissance verte » au moment où le président Trump se montrait climatosceptique. En même temps, on a vu des Jeux Olympiques assez surréalistes, avec une bulle, de la neige entièrement artificielle, des nuages bombardés pour avoir un ciel bleu … On voit bien que cette puissance verte se construit autour de la technologie, et notamment du nucléaire. On sait aussi que la société chinoise s’est souvent révoltée contre le pouvoir central, à propos de questions de santé liées à l’environnement, on sait par exemple que dans certaines régions, la pollution de l‘air est extrême. Cette question écologique travaille-t-elle le lien entre société et pouvoir ? On sait que l’écologie est une carte que le pouvoir joue au niveau international, mais la société chinoise a-t-elle une vision différente de ces enjeux ?
Vous avez parlé de littérature et de poésie, vous nous disiez que c’est au fond comme cela qu’on résiste au pouvoir en Chine. Pourriez-vous nous donner quelques recommandations sur la créativité chinoise ? Quelque chose à lire peut-être ?
Jean-Philippe Béja :
Le développement ultra-rapide du pays ces 40 dernières années a évidemment mis à mal l’environnement. Pékin est par exemple dans une zone semi-aride, on fait tirer des canons à neige alors que la population n’a pas suffisamment d’eau … Les aberrations de ce genre sont nombreuses. Les crises ou les scandales, qu’il s’agisse du lait contaminé, des villages du cancer, de l’eau polluée aux métaux lourds, sont répandus, et la société chinoise en est très consciente. La sûreté alimentaire (savoir ce que vous mangez) est quelque chose qui inquiète tout le monde. Je me rappelle d’un village au fin fond du Sichuan, où les gens me disaient « tu peux manger tranquille, ici on est sûrs de ce qu’on sert, c’est nous qui le produisons ». Mais autrement, les gens n’osent pas manger au restaurant. Et cela, le pouvoir en a pris acte. Les dirigeants savent que c’est quelque chose qui risque d’unifier l’ensemble de la société, les riches comme les pauvres. Les seuls qui échappent à ces problèmes sont les membres du Comité central, qui ont leur propre approvisionnement en eau en air, etc. C’est ce qui explique que les seules ONG qui fonctionnent encore à peu près sont celles qui s’occupent de ces problèmes environnementaux.
Mais il y a aussi cette idée de la modernité qui légitime le pouvoir, et cette idée a un grand poids. C’est une contradiction qu’il faut résoudre. Les enjeux environnementaux ne sont pas qu’une façade pour le pouvoir. Certes, il y a les villages Potemkine pour faire vitrine. Mais le problème est pris très au sérieux, dans la mesure où il est une menace potentielle pour le pouvoir. C’est l’un des rares domaines où il existe une possibilité pour la société de participer. On utilise aussi l’expertise, comme le font les ONG.
J’aimerais dire un mot d’un autre élément de « résistance » dont je n’ai pas encore parlé, et qui est très intéressant. Il s’agit de « s’allonger ». On ne participe plus à cela, on cesse de travailler à la modernisation. La première chose que des Chinois nous disent quand ils découvrent nos sociétés est souvent : « vous ne travaillez pas assez, c’est pourquoi vous êtes décadents, il faut travailler davantage ». Aujourd’hui, une partie de la jeunesse diplômée a décidé de ne plus marcher là dedans. Certains partent à la campagne … Ils refusent d’être embarqués dans cette course frénétique. Et le Parti s’en inquiète. Car si vous ne pouvez plus mobiliser les gens pour arriver à un niveau de vie encore plus élevé, c’est toute la logique du système qui est mise en péril.
Sur des recommandations de lectures, il existe quantité de textes directement politiques, publiés sur internet. L’intellectuel Xu Zhangrun, qui vient d’être publié en français, critique le Parti pour sa gestion de la pandémie. Une professeur d’université en a fait autant à propos du contrôle social. Les textes critiques existent. Côté littérature de fiction, il y a un texte un peu plus ancien, de 2015, publié en français, il s’agit d’une trilogie de science-fiction de l’auteur Liu Cixin, Le problème à trois corps, qui est aussi une remarquable réflexion dystopique sur la Chine.