Deuxième tour : plus de questions que de réponses / n°243 / 1er mai 2022

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DEUXIÈME TOUR : PLUS DE QUESTIONS QUE DE RÉPONSES

Introduction

Philippe Meyer :
Emmanuel Macron a été réélu président de la République, dimanche 24 avril, avec 58,54 % des voix contre 41,46% à Marine Le Pen. Un doublé auquel aucun président sortant n’était parvenu sous la Ve République, hors période de cohabitation, depuis Charles de Gaulle, en 1965. Toutefois, avec 18,7 millions de voix, Emmanuel Macron a perdu presque 2 millions de suffrages en cinq ans, tandis qu’avec près de 13,3 millions de voix – 2,7 millions de plus qu’en 2017 –, Marine Le Pen a établi le meilleur score de l’extrême droite à une élection, toutes périodes confondues. Le taux d’abstention a atteint 28,01 % approchant le record établi au second tour de l’élection présidentielle de 1969 (31,1 %). Ce dernier opposait alors deux candidats de droite, Georges Pompidou et Alain Poher.  Si on ajoute à ces 28,01%, les votes blancs et nuls, on passe à 34% du corps électoral, soit 16,7 millions de personnes. Une abstention principalement le fait des jeunes. Selon un sondage Ipsos-Sopra Steria, 42% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon au premier tour se sont reportés sur le président sortant tandis que 17% ont fait le choix de Marine Le Pen. Alors que le vote Macron agrège les deux bouts de la pyramide des âges, une part de la jeunesse et la quasi-totalité des retraités, celui de Mme Le Pen concentre les tranches du milieu, soit une très grande partie de la population active. Selon cette enquête, les électeurs d’Emmanuel Macron le soutiennent pour deux raisons principales : la confiance qu’il suscite (36 %) et la logique de barrage à l’extrême droite (39 %). Ses idées ne mobilisent que 25 % de ses soutiens. La candidate du Rassemblement national, elle, capte 42 % de son électorat sur l’adhésion à son idéologie.
La représentante du RN est parvenue, en jouant sur la défiance des antivaccins, à conquérir les Antilles et la Guyane dans une parfaite inversion du rapport de force avec Emmanuel Macron en 2017 : elle a récolté 69,60% en Guadeloupe (contre 24,87% il y a cinq ans), 60,87% en Martinique (contre 22,45%), 60,70% en Guyane (contre 35,11% en 2017). Elle est aussi arrivée en tête dans plusieurs départements de métropole, dont l'Oise, la Somme, les Vosges, la Meuse, les Pyrénées-Orientales, le Gard, le Var ou le Vaucluse, contre les seuls Pas-de-Calais et Aisne en 2017.
Une enquête Ifop réalisée le jour du premier tour indiquait que la problématique numéro un était la santé (71%), puis le pouvoir d'achat (68%), la sécurité (60%), l'éducation (59%) le terrorisme (57%) le chômage (49%), la lutte contre l'immigration clandestine (47%) et enfin l'environnement (44%). Les thématiques régaliennes n'ont donc pas disparu des préoccupations, elles restent toujours en toile de fond. Si on compare à 2017, la préoccupation « santé » a bondi de 9 points (sous l'effet de la pandémie), le pouvoir d'achat de 8 points, la délinquance de 4. Le terrorisme a lui baissé de 9 points et la lutte contre le chômage de 20 points. Les élections législatives se dérouleront les 12 et 19 juin prochain.

Kontildondit ?

Richard Werly :
Étonnant pays que la France où, en lisant les articles de presse ou en écoutant les commentaires, on pourrait croire qu’Emmanuel Macron a perdu l’élection. Il a remporté l’élection, mais il l’a perdue, car les 58,5% des suffrages exprimés en sa faveur ne sont pas des suffrages d’adhésion, en tous cas une majorité de ses électeurs l’a choisi pour faire barrage à l’extrême-droite. Il l’a perdue parce qu’un troisième tour social se prépare, face auquel il n’est pas équipé, ni sur le plan personnel, ni sur le plan gouvernemental. Il l’a enfin perdue parce qu’il n’a pas compris la France. Voilà ce qu’on lit et ce qu’on entend.
Personnellement, je pense que cette approche en dit long sur l’état du pays après le second tour. Elle prouve d’abord l’ampleur de la défiance, qui n’est pas seulement envers M. Macron mais envers toutes les institutions, et leur capacité à accoucher de solutions. C’est aussi une défiance des électeurs envers eux-mêmes. Certains de ceux qui ont voté Macron, à peine ont-ils mis leur bulletin dans l’urne, s’empressent de faire savoir qu’ils ne l’ont fait que pour faire barrage à Marine Le Pen. Pour ma part, je vois une victoire claire et nette du président sortant. Qui aurait pensé à 58,5% ? Samedi matin, la veille du vote, l’IFOP a fait (comme à chaque élection présidentielle) un petit-déjeuner briefing sur l’ultime sondage (qui n’est pas publié à cause la période de réserve électorale). Ce sondage donnait 55,5% à M. Macron et 46,5% à Mme Le Pen. Personne ne présageait que le score monterait de 3%.
Cette victoire, si claire et nette soit-elle, pose évidemment un certain nombre de questions au président de la République. Trois sont décisives, et je pense qu’un début de réponse va se profiler dans les jours à venir, puisque le nouveau mandat présidentiel commence le 14 mai à 0h01. Le président a annoncé qu’il garderait Jean Castex encore quelques jours, même si celui-ci a déjà signé la fameuse lettre de démission, mais à la fin de la semaine prochaine, on peut s’attendre à un nouveau chef de gouvernement.
La première question posée à Emmanuel Macron est : peut-il changer, en tant qu’homme ? Ce n’est pas une question triviale, car une bonne partie des critiques fait montre d’un niveau de colère et de haine rarement vu en France. Et ce sentiment anti-Macron repose beaucoup sur sa personne, sur ce qu’il semble incarner. Sera-t-il capable de donner des signes d’une personnalité moins « clivante », moins « arrogante », moins « hors-sol », moins « président des riches » ?
Deuxième question : peut-il présider autrement ? Le système français est ainsi fait qu’il concentre tous les pouvoirs à l’Elysée. Même si une bonne partie des électeurs ne vous soutient pas (alors même qu’ils ont voté pour vous), vous vous retrouvez de facto avec tous les leviers en main. La question se pose, indépendamment du résultat des législatives et d’une éventuelle situation de cohabitation. C’est un vrai défi, il s’est engagé à nommer un Premier ministre prioritairement engagé sur l’écologie, mais ce n’est pas seulement sa couleur politique qui sera en jeu, mais aussi sa personnalité : s’agira-t-il de quelqu’un qui négocie et qui rassemble ?
Enfin, est-ce qu’en début de quinquennat, peut-être même dans sa première année, Emmanuel Macron pourra répondre à la question de cette France fracturée ? On sait qu’il n’y aura pas de troisième mandat, il dispose donc d’une marge de manœuvre importante pour faire des réformes. Je vois un curseur symbolique : les retraites. Il s’agit d’une réforme très importante dans son corpus intellectuel (il veut être l’homme qui modernise la France), il veut repousser l’âge légal de départ en retraite, il l’a encore dit pendant sa campagne. Mais comment va-t-il s’y prendre ? Lancera-t-il une grande consultation ? Invitera-t-il les Français à voter par référendum ? La méthodologie employée sur ce dossier sera très révélatrice de ce second quinquennat.

Lucile Schmid :
Quand il avait été élu en 2017, Emmanuel Macron avait mis en scène cette incroyable traversée de la cour du Louvre, se félicitant de son audace, et établissant ainsi un pouvoir jupitérien. Dans son discours de victoire de dimanche dernier, il a dit : « les années à venir à coup sûr ne seront pas tranquilles ». Il a reconnu que sa victoire ne valait pas soutien à son projet pour bon nombre de ses électeurs. Assurément, quelque chose a changé.
Dans sa façon de s’exprimer, très littéraire et nuancée, il y a une certaine forme de prise de recul, loin de 2017. En termes de résultats, les écarts par rapport à Mme Le Pen sont importants. Le débat de l’entre-deux tours nous avait déjà éclairés sur le décalage de niveau de maîtrise sur les différents dossiers, mais pas sur l’influence que ce décalage aurait sur les résultats. On voit bien qu’une majorité assez nette de Français ne veut pas de Mme Le Pen comme présidente. Quelle que soit la façon dont on nous la présente, « dédiabolisée », « normalisée » l’écart est net. Même si 42% des électeurs de M. Mélenchon votent Macron « en se bouchant le nez », il s’agit toujours d’un barrage républicain contre l’extrême-droite. Certes, il est moins important qu’en 2002 où Jacques Chirac avait obtenu 80% des suffrages, mais il est encore là. D’autre part, le nombre des abstentionnistes et des votes blancs est plus important que le nombre des électeurs de Mme Le Pen.

Lionel Zinsou :
Je suis frappé dans les commentaires par une série d’idées reçues. Je vois la trace de l’une d’elles quand Richard évoque la « haine » à l’encontre d’Emmanuel Macron. Je crois qu’il est important de dissiper cette idée d’une détestation de M. Macron. Certes, les chiffres n’expliquent pas tout, mais il est tout de même le président sortant qui bénéficie de la cote de confiance et de popularité la plus élevée, et de très loin. Dans la dernière année d’un quinquennat difficile marqué par des crises fortes, finir avec une cote de popularité oscillant entre 40 et 46% est sans précédent. C’est être deux fois plus apprécié que Sarkozy et trois fois plus que Hollande dans la même période. Quant à son premier Premier ministre, Edouard Philippe, avec un peu de recul et peut-être grâce à son humour et à ses qualités littéraires, il est le Premier ministre le plus populaire en sortie de charge, avec 56% d’approbation de son action, alors qu’il s’agissait de la période la plus réformatrice du quinquennat. Et dans ces 56%, il y 49% de soutien chez ceux qui se classent à gauche. Alors qu’il est issu des rangs d’un centre droit modéré, lieutenant d’Alain Juppé.
Je ne crois pas du tout à un déferlement de haine. Elle est de toutes façons très difficile de la mesurer. Je me demande où les commentateurs trouvent les indicateurs de mesure de la haine … S’il y a une mesure chiffrée en revanche, c’est la cote de confiance et de popularité, et elle est très parlante.
D’autre part, Emmanuel Macron n’est pas Jupiter. Il ne s’agit pas d’un homme seul gouvernant avec une poignée de technocrates. C’est au contraire quelqu’un qui est entouré d’une garde rapprochée de gauche. Il est en réalité au pouvoir depuis 10 ans, car il était l’un des collaborateurs privilégiés de François Hollande (même s’il n’en a pas gardé que des bons souvenirs). Il y a à côté de lui MM. Le Drian, Castaner … Les membres les plus populaires de son gouvernement : Olivier Véran, (ex-député socialiste de Grenoble), Gabriel Attal (ex-membre du cabinet de Marisol Touraine). Il est aussi très entouré par la droite modérée , avec MM. Philippe, Darmanin … Sa victoire n’est pas isolée mais collective.
Le score de M. Macron est très élevé, il n’avait effectivement été prévu par personne, il s’agit de l’un des présidents les mieux élus, quand bien même M. Mélenchon, le soir des résultats, a prétendu le contraire, jouant sur le nombre d’exprimés par rapport au nombre d’inscrits.
La dernière idée à dissiper consiste à dire qu’il y aura un troisième tour social. A chaque quinquennat, on nous annonce que le président sera contesté dans la rue à la rentrée sociale. La dernière fois, il y avait des ordonnances sur le marché du travail, on passait en force. M. Mélenchon et le secrétaire général de la CGT nous promettaient un automne de « grève générale illimitée ». « L’illimité » a duré une journée, et le « général » n’a compté que la RATP et la SNCF. Bref il n’y a pas eu du tout de rentrée sociale. Nous sommes dans une situation sociale et conjoncturelle bien meilleure que ne le pensent les gens, qui croient que nous vivons une tragédie économique. Nous sommes au niveau de chômage (et notamment de chômage des jeunes) le plus bas depuis 20 ans, c’est aussi ce qui explique pourquoi cette cette question a tant régressé parmi les priorités des Français. Le risque d’un troisième tour est donc à mon avis extrêmement faible. Cela dit, je reconnais que c’est une vision bénino-vaudoise, loin d’être partagée par tous les Français.

Philippe Meyer :
Le raisonnement de Jean-Luc Mélenchon sur le rapport entre le nombre de voix et le nombre d’inscrits peut aussi s’appliquer à lui-même et à ses élus …

Nicole Gnesotto :
J’aimerais partager l’optimisme de Lionel, mais je crains de me montrer plus circonspecte. Trois chiffres me paraissent importants parmi la myriade dont nous avons été abreuvés à l’occasion de ces élections.
D’abord : 5 millions. C’est le nombre de voix qui séparent Emmanuel Macron de Marine Le Pen. C’est énorme. La victoire de Macron est incontestable, à défaut d’être belle. J’y insiste car il existe une mouvance (un peu comparable à ce qui s’est produit aux Etats-Unis) pour faire croire que l’élection était illégitime. Parce que l’abstention était grande, parce que beaucoup des électeurs de Macron n’adhèrent pas à son programme ni à ses idées, etc. Il faut absolument s’inscrire en faux contre tout cela. Emmanuel Macron a certainement un problème de représentativité, car il incarne une certaine élite française de centre-droit, mais pas de légitimité.
Ensuite : 8 points. C’est la progression de Marine Le Pen entre le second tour de 2017 et celui de 2022. Cela représente environ 2,7 millions d’électeurs supplémentaires. Là encore, c’est énorme. Cela prouve que quelle que soit l’ampleur de la victoire d’Emmanuel Macron, l’extrême-droite française est non seulement bien installée, mais aussi parfaitement normalisée. C’est là où je ne partage pas l’analyse de Richard : 58,5% contre l’extrême-droite, ce n’est pas une belle victoire. Les 80% de Chirac l’étaient, les 66% de Macron en 2017 l’étaient encore, mais certainement pas les 58,5% de dimanche dernier. C’est un chiffre très inquiétant. Et quand on sait que l’extrême-droite fait son meilleur score dans la classe des actifs (25-55 ans), il y a de quoi prendre peur pour l’avenir.
Enfin : 63%. C’est la proportion de Français qui souhaitent qu’Emmanuel Macron n’obtienne pas de majorité aux législatives, d’après plusieurs sondages publiés lundi 25 avril. Autrement dit, ils souhaitent une cohabitation, ou du moins un compromis politique pour gouverner le pays. On sait que Jean-Luc Mélenchon va faire sa campagne sur le thème « élisez-moi Premier ministre », avec l’idée qu’en représentant l’union des gauches, il pourrait obtenir une majorité. Cela me semble personnellement très difficile, mais c’est ce qu’il vise. Marine Le Pen, quant à elle, contrairement à ses précédentes déclarations sur l’arrêt de sa carrière politique en cas de défaite, a annoncé qu’elle mènerait la bataille des législatives, et qu’elle voulait « incarner l’opposition ». Là aussi ce sera difficile. Les Français ont un bon souvenir des précédentes cohabitations, et il y a l’idée que Macron, trop jupitérien, serait tempéré par une cohabitation, bienvenue dans le contrat social et politique. C’est là que je ne partage pas l’analyse de Lionel : je crois que Macron dirige effectivement seul. Même entouré d’une cour, il est solidaire dans sa décision.
Quand il nous dit qu’il veut changer de méthode, j’ai envie de le croire. Car si quelque chose suscite de la haine, c’est bien sa méthode. Et la haine en question n’est pas contradictoire avec sa cote de popularité. 41% de gens se déclarent satisfaits, mais il y en a autant qui le trouvent méprisant. Et ceux-là s’expriment sur les réseaux sociaux qui, on le sait, sont de puissants polarisateurs d’opinion. Le président de la République a vraiment intérêt à changer de méthode. Il a annoncé qu’il le ferait, sans préciser comment (il a simplement dit qu’il ferait davantage de débats). Mais il y a deux façons de changer de méthode. La première est d’avoir un régime plus parlementaire, de laisser plus d’initiative aux députés, y compris à ceux de sa majorité. La seconde est de s’appuyer davantage sur les corps intermédiaires : collectivités territoriales, syndicats, conventions citoyennes. On sait qu’il n’avait pas tenu compte de la convention sur le climat, déclarant qu’il n’allait tout de même pas écouter des gens souhaitant retourner à l’âge de pierre. S’il ne change pas de méthode, il risque d’amener Mme Le Pen à faire 8 points de plus dans cinq ans.

Richard Werly :
Sur le vote Le Pen, il est vrai que je n’ai pas la même lecture que Nicole. Certes, son score s’est sensiblement amélioré depuis 2017. N’oublions pas cependant que contrairement à 2017, il existait cette fois-ci une vraie dynamique anti-Macron, et que par conséquent elle a bénéficié d’un vote qui n’était pas idéologiquement d’extrême-droite. On ne peut pas dire qu’il y a un candidat qui a une petite partie de votes d’adhésion et une partie de votes de rejet de l’extrême-droite, tandis que la candidate d’en face n’aurait de son côté que des votes d’adhésion. Non, Marine Le Pen n’a pas 42% des votants français d’accord avec elle. 42% des mélenchonistes du premier tour ont par exemple voté Le Pen. Sans tous ces anti-Macron, je pense que son score baisse à un niveau pas si éloigné de celui de 2017.
Deux choses me préoccupent quand j’observe ces résultats. Premièrement, il y a un vote ahurissant, celui des territoires d’Outre-mer, et notamment celui des Antilles. Certes l’abstention y est très forte, mais que la majorité des habitants de la Guyane, de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Réunion, qui sont Noirs, donnent la majorité à Mme Le Pen, candidate d’extrême-droite et xénophobe, révèle un divorce avec la République et un sentiment d’abandon qui interrogent beaucoup. Évidemment, la pandémie et les antivax s’en sont mêlés, mais je crois qu’il faut vraiment s’interroger car il y a là une population traditionnellement très attachée à la République.
Deuxièmement, avec les législatives qui se préparent, il y a l’idée qu’il faudrait au fond combattre les institutions de la Vème République, et ne pas donner au président les moyens de gouverner. Mais les institutions n’ont pas été conçues ainsi. Le président élu est censé pouvoir mener l’action qu’il a proposée aux Français. Je ne me prononce pas sur les vertus de la cohabitation, on sait que les Français en ont effectivement gardé de bons souvenirs, mais je suis perplexe face à ce raisonnement selon lequel il faut tout de suite bloquer le président qu’on vient d’élire. C’est inquiétant car cela annonce une crise institutionnelle. Etant donné le contexte international et les défis posés à l’Europe, ce serait particulièrement malvenu.

Lucile Schmid :
Rappelons-nous qu’en 2017, Emmanuel Macron avait promis d’ouvrir un nouveau cycle politique. 70% des députés de l’Assemblée Nationale étaient nouveaux, et après un mandat marqué par plusieurs crises, qu’il n’avait pas prévues (ni lui ni personne), on voit bien que l’espace-temps politique français est aujourd’hui complètement bouleversé. Cette élection française si particulière, censée être une élection d’exception, a été bouleversée par l’état du monde. Je rappelle que M. Macron est en ce moment également président du Conseil de l’Union Européenne, cela fait beaucoup de bouleversements, et beaucoup de tâtonnements par rapport à ce qu’était l’espace-temps des institutions de la Vème République.
Cela peut expliquer un certain nombre de choses contradictoires. D’emblée, M. Mélenchon a expliqué que ce président assez largement élu était en réalité illégitime, et qu’il fallait « l’élire » lui comme Premier ministre. C’est inédit en France. Il y a eu des cohabitations, mais cette idée « d’élire » un Premier ministre est troublante, nous ne sommes ni en Allemagne ni au Royaume-Uni.
Il n’y a pas eu de véritable campagne présidentielle. Le président Macron n’a réellement fait campagne qu’entre les deux tours, et en reprenant des thèmes portés par d’autres candidats. C’est ainsi que Valérie Pécresse l’a accusé de plagiat, qu’il a repris un slogan de Philippe Poutou, « nos vies valent plus que leurs profits », qu’il a dit qu’il serait un président écologiste (alors que son bilan écologique est extrêmement critiqué) et qu’il prendrait un Premier ministre de gauche, en modifiant l’organigramme du gouvernement en installant deux vice-Premiers ministres spécialement affectés aux questions écologiques. Il a donc dit énormément de choses, et cela pose la question de la confiance de manière plus pressante. Ces discours seront-ils suivi par les actes ? Parce que les discours de 2017 ne se sont pas traduits par beaucoup d’actes. Certes, le monde a vécu des crises particulièrement importantes, mais son premier mandat n’a pas correspondu aux promesses. Au fond, quand il reconnaît que tous ceux qui ont voté pour lui ne soutiennent pas son projet, on est en droit de se demander quel est le projet.

Lionel Zinsou :
Je suis heureux que Richard ait souligné que l’extrême-droite n’a sans doute pas monté autant qu’on le craint. Car il s’agit là aussi d’un vote utile, dans lequel on a trouvé d’anciens électeurs de François Fillon, ainsi que des Insoumis, et une poignée d’écologistes. Ils ont exprimé une colère, mais certainement pas une adhésion aux grandes valeurs de l’extrême-droite. Quand on revient au noyau dur, c’est à dire les intentions de vote, avant que le mouvement de vote utile ne prenne de l’ampleur, on est autour de 15% ou 16%. Avec les 7% de M. Zemmour, on peut se faire une idée assez juste de ce que représente vraiment l’extrême-droite en France. Il n’y a pas eu de montée significative des extrêmes, et c’est un point important, car M. Macron incarne une coalition.
Beaucoup de gens refusent de le voir, mais ce n’est pas un centriste. C’est quelqu’un qui a coalisé les socio-démocrates, notamment ceux que le Parti Socialiste a perdus, avec des éléments centristes, les gens du Modem, et d’autres de la droite républicaine, incarnés par le Premier ministre Edouard Philippe. Si nous étions en Allemagne, cela s’appellerait une grande coalition. Nous sommes dans une formule assez semblable à celle des dernières années de Mme Merkel, où des SPD côtoyaient des CDU. Il y a ainsi dans LREM des socialistes partisans d’une économie de marché, et des gens de la droite républicaine.
Qu’on ait une poussée des extrêmes réels eut été assez normal (mais il se trouve que leur score reflète plus des votes utiles). Parce que quand vous avez ce genre de coalition, il se produit des choses comme on a pu en voir ne Allemagne : l’AfD se forme et 80 députés d’extrême-droite entrent au Bundestag. Quand une coalition droite-gauche gouverne, l’opposition s’extrémise. Ici, ce fut assez contenu.
Pour les législatives à venir, il s’agit de la même coalition. Avec une identité probablement plus forte, puisque les anciens LR vont rallier le mouvement Horizons d’Edouard Philippe, et qu’à gauche, Territoires de progrès s’est renforcé d’un certain nombre de soutiens. Le nombre des socio-démocrates et des libéraux s’accroît, donc la grande coalition va continuer.
Ce qu’il y a d’un peu surprenant, un peu burlesque aussi, bien dans l’esprit français, est que les trois candidats clairement battus ont tous exprimé une immense satisfaction de leur « victoire ». Mme Le Pen et M. Mélenchon ont considéré qu’il s’agissait d’une grande victoire et qu’ils allaient évidemment remporter les législatives, et voilà que M. Zemmour a pris la parole (ce qui est rare pour quelqu’un qui n’a que 7%) et a appelé à une grande union des droites, pour honorer sa prophétie (charmante, mais un peu singulière) : « le lundi 25 avril, je serai soit président de la République, soit chef de l’opposition ». Nous voici donc avec trois Premiers ministres rêvés, qui n’ont aucune chance de l’être.
Je pense pour ma part que les Français aiment les coalitions davantage que les cohabitations. Ils aiment le « en même temps », ils aiment prendre des choses dans les deux camps modérés. Mais les projections de législatives, circonscription par circonscription, donnent au maximum 100 députés à Jean-Luc Mélenchon, et encore, dans l’hypothèse d’une grande coalition réussie de toutes les gauches (ce qui est très optimiste). Pour Mme Le Pen, c’est à peu près la même chose, 105 députés au grand maximum. Quant à M. Zemmour, j’ai bien peur qu’il ne lui faille attendre un peu avant qu’il ne devienne Premier ministre.
A moins que les sondages ne se trompent beaucoup, il n’y aura pas autre chose que la tradition républicaine. On aura peut-être une modification des institutions, dans laquelle on découplera les législatives des présidentielles, mais dans la séquence actuelle, ce n’est pas la peine d’attendre un troisième tour politique en juin, pas plus qu’un troisième tour social à l’automne.

Nicole Gnesotto :
Croire que la France est devenu un pays pacifié, à l’allemande, alors qu’il y a une grève par jour et une manifestation par semaine est sans doute très agréable, mais ce n’est hélas pas la réalité. J’aimerais personnellement beaucoup que la France adopte ce modèle de négociations permanentes, y compris avec les syndicats, mais on ce n’est pas ce qui semble se profiler. C’est peut-être un objectif d’Emmanuel Macron, mais certainement pas le résultat auquel il est arrivé.
J’aimerais revenir sur le titre qui m’a paru les plus juste parmi tous les commentaires que j’ai lus cette semaine. C’est celui de L’Obs : « la victoire en flippant ». Je l’ai dit plus haut, je pense que c’est une très belle victoire, et il faut la défendre en tant que telle, mais elle arrive accompagnée de plusieurs raisons de s’inquiéter sérieusement. J’en vois cinq.
La première est le score de Marine Le Pen. Je ne suis absolument pas d’accord avec vous quand vous dites que le RN ne progresse pas. Quand on voit le report des votes, si 17% des électeurs de M. Mélenchon et 25% de ceux de Mme Pécresse ont voté Le Pen, il n’y a qu’une alternative : soit ils ont une haine d’Emmanuel Macron (ce que vous niiez), soit ils soutiennent Mme Le Pen. On ne peut donc pas dire qu’elle n’a pas progressé. C’est à mon avis une erreur politique majeure que de ne pas s’inquiéter de Mme Le Pen. A force de banaliser ce qui se passe en Hongrie ou aux Etats-Unis (respectivement Orbán et Trump), on va finir par la porter au pouvoir.
La deuxième est l’indifférence démocratique en France. 28% d’abstention est un chiffre énorme, sans parler des bulletins blancs ou nuls. Il y a une vraie crise de la démocratie parlementaire représentative dans ce pays. Emmanuel Macron doit absolument changer de méthode s’il veut maintenir la possibilité d’une créativité politique.
La troisième, ce sont les élections législatives. Je veux bien penser que le scénario le plus probable soit une majorité présidentielle, mais je ne pense pas qu’elle sera très forte. Et surtout, je crains le scénario d’une absence de vraie majorité, sans possibilité de réelle cohabitation. Si tout le monde fait environ 20%, que se passerait-il ? On aurait alors la IVème République dans la Vème. C’est à dire que pour chaque grand projet, il faudrait négocier entre les différents groupes.
La quatrième est le contexte international. Il ne dépend pas de la France, mais il réduit énormément la marge de manœuvre du président de la République. Sur le prix de l’énergie par exemple, il n’en a aucune. Cette situation internationale fait d’Emmanuel Macron un président quasiment sans pouvoir (ce n’est pas le seul, c’est valable pour d’autres chefs d’Etats européens). C’est très inquiétant pour l’humeur sociale. Lionel pense qu’il n’y aura pas de troisième tour dans la rue. Pour ma part, je crois que tous les gilets jaunes n’ont pas encore été rangés dans les voitures, que la hausse des prix va se faire sentir de façon dramatique chez les plus précaires, que la fracture de la France est une réalité, entre une France urbaine, élitiste, éduquée, embourgeoisée et une autre rurale ou périurbaine avec des difficultés de fin de mois.
Enfin, la cinquième, ce sont les élections européennes dans deux ans. Si Emmanuel Macron n’arrive pas à recréer une dynamique pro-européenne, l’avenir de l’Europe est très noir, car les votes LFI et RN sont tous deux des votes anti-européens.

Les brèves

La ferme des animaux

Philippe Meyer

"Nous avons tous des livres que nous sommes sûrs de bien connaître. On les a lus, on les a beaucoup aimés, on les cite même quelques fois. Et puis un beau jour, ils tombent de votre bibliothèque, et vous vous dites : « tiens ? ». Vous les re-feuilletez, puis les relisez, et vous apercevez à quel point tout le bien que vous en pensiez, toute l’importance qu’ils ont pu avoir dans votre formation était fondés, et que vous en avez sans doute un peu affadi ou perdu la puissance en les laissant sur l’étagère. Ce fut le cas de ce livre de George Orwell que je viens de relire."

Révolution

Richard Werly

"Je me suis pour ma part replongé dans le livre qu’Emmanuel Macron avait publié fin 2016. L’ouvrage était supposé être en même temps son programme et l’autobiographie par laquelle il se présentait aux électeurs. A le relire, je me suis aperçu qu’il y a une chose qui explique sans doute beaucoup du divorce (ou du moins de l’incompatibilité) entre Emmanuel Macron et une partie de la France : il est obsédé par l’avenir. Il y pense sans cesse. Je ne dis pas qu’il le pense bien, mais il regarde devant lui, et est prêt à prendre des risques. Or il y a en France (et cette observation a été confirmée par tous les voyages que j’ai faits pour travailler sur mon livre à propos de la ligne de démarcation) une France immobile, qui vit avec hantise la modernité et de l’avenir. "

Crise de la connaissance et connaissance de la crise

Nicole Gnesotto

"Je vous recommande ce gros livre que vient de publier le Conservatoire National des Arts et Métiers. Il regroupe les réflexions de 44 professeurs du CNAM, faites pendant les confinement, à propos de la façon dont les crises multiples que nous traversons remettent en cause nos connaissances traditionnelles. L’ouvrage est en trois parties : la crise des connaissances sur la santé, sur l’économie, et sur la géopolitique. C’est un ouvrage collectif, plusieurs analyses sont vraiment remarquables ; il est préfacé par Arnaud Fontanet, qui occupe la chaire d’épidémiologie."

La France contre elle-même

Lucile Schmid

"Je ne m’étais pas du tout concerté avec Richard Werly, mais il se trouve que je comptais moi aussi parler de son livre … Ce que j’ai aimé dans ce voyage le long de l’ancienne ligne de démarcation mise en place pendant l’occupation, c’est qu’on y croise des Français qui connaissent leur Histoire, et d’autres qui ne la connaissent pas, et notamment un certain nombre de Gilets Jaunes, qui ne savent pas que Vichy était sur la ligne de démarcation. C’est à mon avis très éclairant sur la possibilité ou l’impossibilité de penser son avenir."

Se libérer de la domination des chiffres

Lucile Schmid

"Si je vous conseille ce livre, ce n’est pas seulement parce que j’ai regardé le débat d’entre-deux tours, où Emmanuel Macron maîtrisait tous les chiffres par rapport à Marine Le Pen qui semblait paniquer dès qu’il s’agissait d’en évoquer un. On apprend la construction qu’il y a derrière chaque chiffre, sinon idéologique du moins philosophique, notamment à propos du chômage ou de l’inflation. Il y a une anecdote passionnante sur la façon dont l’Insee a retenu pendant plusieurs mois le calcul de la baisse du chômage en France entre 2004 et 2006. Nicolas Sarkozy expliquait qu’il avait baissé de deux points, et l’Insee a accepté de donner ces chiffres en septembre 2007 (après l’élection présidentielle) : les deux points s’étaient réduits à un demi-point. Cela nous montre comment la technocratie est utile en démocratie, comment nous devons veiller à empêcher la manipulation des chiffres."

La fièvre des urnes 2500 ans de passions électorales

Lionel Zinsou

"J’aimerais rendre hommage à la fondation Michalski qui accueille notre conversation de cette semaine. Elle est consacrée à l’écriture et à la littérature, il fallait donc trouver un livre qui va étonner beaucoup de gens, et peut-être les passionner. Il est signé d’un spécialiste de la rhétorique, et au demeurant un de mes amis de lycée et de l’Ecole normale. Alors certes, son champ d’expertise est très pointu, puisqu’il s’agit de la rhétorique hellénistique tardive. Comme je trouve que les commentateurs de scrutins sont souvent trop pris dans l’instant et dans l’immédiateté, je cous recommande cette lecture. On s’aperçoit que les élections sont toujours des histoires de passion. Aussi bien à l’époque des Gracques où la passion politique poussait au meurtre ou au suicide, qu’aujourd’hui où nous avons eu une campagne remarquablement calme et sans violence. Les dimensions de soif de justice, de désir de revanche sont toujours là, il s’agit d’histoires passionnelles. En France, ce sont les meilleurs orateurs qui ont fait les meilleurs scores aux élections. Emmanuel Macron est incontestablement brillant de ce point de vue, ses éloges funèbres sont par exemple excellents. Mme Le Pen était secrétaire de la conférence des avocats, elle est indubitablement une bonne oratrice. M. Mélechon a des qualités d’orateur exceptionnelles, au point d’inventer les hologrammes pour dire en douze endroits à la fois, en captivant tout le monde, des choses plutôt inefficaces. M. Zemmour a lui aussi fasciné les foules. La rhétorique est un élément absolument central du succès politique. "