PAP NDIAYE : NOUVEAU MINISTRE OU NOUVELLE POLITIQUE ?
Introduction
Philippe Meyer :
La nomination, le 20 mai, de Pap Ndiaye comme ministre de l’Éducation nationale et de la jeunesse a provoqué une vague de critiques venant de l’extrême-droite et d'une partie du monde intellectuel. L'historien de 56 ans, jusqu'ici à la tête du Musée national de l'histoire de l'immigration, serait un « indigéniste assumé » pour Marine Le Pen, tandis qu’Éric Zemmour déclare : « Emmanuel Macron avait dit qu'il fallait déconstruire l'histoire de France. Pap Ndiaye va s'en charger. » Une partie du monde intellectuel reproche à l'auteur de La Condition noire. Essai sur une minorité française, d'avoir importé des États-Unis - où il a étudié - une analyse des minorités sous le prisme des études américaines, faisant la part belle à la notion de « race ». « L'arrivée de Pap Ndiaye tranche assurément avec le républicanisme radical de M. Blanquer, souligne le sociologue Michel Wieviorka. Mais arrêtons de caricaturer une pensée nuancée et complexe sur un champ politique jusque-là ignoré dans notre pays : la condition noire. »
Ce chercheur reconnu, né d'un père sénégalais et d'une mère française, est ancien élève de l'École normale supérieure de Saint-Cloud, agrégé d'histoire et titulaire d'un doctorat de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il a passé sept ans aux États-Unis à l’université de Virginie. Professeur à Sciences Po et à l'EHESS, il est spécialiste des questions liées aux minorités. Sa participation à la fondation du Conseil représentatif des associations noires (CRAN) en 2005 et ses prises de position en faveur des statistiques ethniques et de politiques de discriminations positives font polémique. M. Ndiaye, « est une personnalité extrêmement respectée, un très grand universitaire », a souligné le député du MoDem, Jean-Louis Bourlanges, avant d’estimer au sujet de sa nomination : « Nous passons quand même d’une culture politique exigeante en matière de laïcité à une culture politique très différente. […] Je ne voudrais pas que les valeurs fondamentales de laïcité et la liberté de l’esprit ne soient pas défendues avec la même énergie ».
Principal syndicat enseignant du second degré, le Snes-FSU s'est félicité, à travers cette nomination, d'une « rupture avec Jean-Michel Blanquer à plus d'un titre ». Mais « l'Éducation nationale ne se gouverne pas uniquement à coup de symboles », a mis en garde le syndicat.
La Première ministre Elisabeth Borne défend « la compétence, l’énergie et la détermination » de son ministre « un républicain très engagé, quelqu’un qui croit aux valeurs de la République et c’est bien évidemment ce qu’il va porter en tant que ministre de l’éducation nationale ». Sa sœur, l’écrivaine Marie Ndiaye, prix Goncourt 2009, le définit comme « l'homme du consensus, ou du compromis ».
Kontildondit ?
Marc-Olivier Padis :
J’ai été très surpris par la manière dont cette nomination a été accueillie, comme si Pap Ndiaye était un militant installé dans une posture victimaire, alors que c’est un historien, un chercheur dont les travaux sont reconnus aussi bien en France que dans le reste du monde. Il me semble qu’il y a eu une confusion entre ses thèmes de travail, qui sont effectivement des controverses liées aux minorités, et ses propres positions. Ce qui m’a surpris encore davantage, c’est que malgré l’abondance d’articles dans la presse, aucun ne faisait référence à son livre. J’ai donc décidé de le lire, et j’y ai découvert beaucoup de réponses à ces polémiques, ainsi que des positions très éloignées de celles qu’on lui prête.
Pour le dire tout de suite, à partir du titre, La Condition noire, essai sur une minorité française, le pari intellectuel est réussi : il parvient à mettre de côté la question de la race, et à étudier une situation sociale. Il y a tout un débat académique sur le thème faut-il prendre en compte dans les minorités les situations raciales ou les situations de classe ? et M. Ndiaye montre qu’en ce qui concerne les Noirs en France, il s’agit de décrire la situation sociale d’un groupe minoritaire, qui est vu par les autres en fonction de la couleur de peau. Ce n’est qu’à cette condition qu’on peut faire une Histoire sans recourir aux notions d’identité ou de communauté ; c’est très bien expliqué dans le livre. Il étudie un groupe de personnes qui ont en commun une expérience sociale, qu’ils le veuillent ou non : celle d’être considérés d’abord à l’aune de leur couleur de peau. C’est cette expérience partagée que décrit le livre. Elle s’accompagne malheureusement le plus souvent d’une réticence à considérer les Noirs comme des Français à part entière, alors qu’ils revendiquent justement leur appartenance à la communauté nationale. Les Noirs en France ont donc une expérience commune de déni et de discrimination.
Le livre se concentre sur la question des discriminations plutôt que sur la lutte antiraciste, il fait l’Histoire d’une minorité, et non d’une communauté, et observe une expérience commune et non pas une identité. L’auteur effectue donc une série de déplacements importants, non seulement du point de vue de la méthodologie, mais aussi pour le débat public, puisque M. Ndiaye met en place des catégories qui devraient nous aider à le mener de manière plus apaisée.
On lui a reproché son Histoire de la colonisation. Et de fait, le troisième chapitre de son livre est intitulé Une Histoire des populations noires en France depuis le XVIIIème siècle, où il montre très bien que c’est une Histoire qui ne peut être que lacunaire, car on manque de travaux, de monographies, de documents de recherches. Il y a donc un champ à ouvrir. Le fait qu’on lui reproche une espèce de dérive américaine quand il propose d’ouvrir un chantier est assez stupéfiant.
Un dernier reproche lui est adressé, particulièrement sophistiqué : le parcours personnel de Pap Ndiaye serait la preuve de la vacuité de sa démarche. Etant lui-même un produit de la méritocratie française, son parcours prouverait que le mérite est bien reconnu en France, en dépit des catégories et des appartenances. Or l’excès même des réactions politiques à sa nomination montre bien qu’il existe une force de résistance contre la promotion sociale, bien plus forte que ce que nous promet le récit enchanté de la République aveugle aux différences. On voit bien qu’il ne suffit pas de répéter que tout le monde peut réussir en France et qu’il n’y a pas de problème pour laisser de côté des revendications de personnes qui se sentent discriminées. Par ailleurs, il y a désormais des travaux nombreux, du Défenseur des droits, du Ministère du Travail, des enquêtes sur le logement, qui sont sans appel : il existe en France des discriminations liées à la couleur de peau, et il faut s’attaquer à ce problème.
Quelle sera la feuille de route de ce ministre ? Car M. Ndiaye n’était pas connu pour avoir travaillé sur la politique de l’Education nationale. Je remarque que dans les engagements du président de la République, il y a l’idée de gouverner autrement, en menant de grandes consultations. La feuille de route de Pap Ndiaye consistera probablement à créer un consensus en France à propos de l’École, à travers une grande consultation nationale.
Nicole Gnesotto :
A lire la polémique sur la nomination du nouveau ministre, on pouvait se demander s’il s’agissait d’une énorme pierre jetée aux valeurs républicaines, ou plus simplement d’une tempête dans un verre d’eau. Je penche plutôt pour cette seconde hypothèse, mais elle est révélatrice d’un fait assez grave : la gauche française est incapable d’animer un autre discours que celui de l’intersectionnalité minoritaire. A travers ces polémiques, c’est évidemment Emmanuel Macron qui est critiqué, mais il l’est avec deux arguments absolument contradictoires. A l’extrême-droite, on accuse sa cohérence dans une politique de déconstruction nationale, tandis que du côté des intellectuels et d’une partie de la gauche classique, on l’accuse à l’inverse de n’avoir aucune cohérence sur l’Education nationale, puisqu’il nomme d’abord M. Blanquer, chantre de la laïcité absolue et de l’égalitarisme républicain appliqué à la lettre, pour nommer ensuite M. Ndiaye, plus sensible aux minorités et aux discriminations. Emmanuel Macron est donc trop cohérent pour les uns, pas assez pour les autres.
Le ministre lui-même est assez singulier. Il est jeune, a des traits presque poupins, il est pour le moment muet, il semble très étonné de la polémique qu’il suscite, on a l’impression qu’il débarque totalement. Quand on regarde son parcours en revanche, il est tout le contraire d’une mise en cause des valeurs de l’Ecole républicaine, il en est au contraire le meilleur représentant. C’est l’exemple type de ce que l’Ecole pouvait donner de meilleur il y a encore quelques décennies, l’ascenseur social. Son parcours est brillant, il est passé par les meilleures écoles et y a enseigné (Sciences Po, agrégation d’Histoire).
Philippe Meyer :
Veillons cependant à ne pas donner l’idée que M. Ndiaye est issu d’un milieu particulièrement défavorisé. Il vient d’une famille de la classe moyenne, qui fournit traditionnellement de bons élèves.
Nicole Gnesotto :
C’est vrai, mais tous les gens venant des classes moyennes n’ont pas un parcours aussi brillant. Pour moi, il est un symbole de l’efficacité de l’Ecole républicaine quand elle fonctionnait. Dès lors, l’accuser de vouloir la détruire me paraît assez aberrant. Je ne vois pas non plus en quoi il serait un déconstructeur de la laïcité. Pour l’anecdote, sa compagne est la petite-fille de René Pléven, président du Conseil sous la IVème République.
Sa nomination est sans doute symptomatique d’une prise de conscience d’Emmanuel Macron : l’Ecole républicaine telle que l’incarnait Jean-Michel Blanquer ne fonctionne pas. Le système de promotion sociale est bloqué (toutes les études le montrent depuis longtemps), l’échec universitaire est absolument prégnant (plus de 60% en première année). Il faut donc réformer de fond en comble, et pas seulement de façon à ce que les enseignants se sentent mieux, il faut carrément revoir le modèle tout entier, qui ne fonctionne plus. Et je crois que quelqu’un comme M. Ndiaye, au profil plutôt silencieux et modeste, peut se révéler un atout pour le président de la République.
Pourquoi l’avoir nommé sachant que cela susciterait de telles polémiques ? Il y a une réponse opportuniste : siphonner des voix à la gauche radicale, mais à mon avis c’est davantage une réponse politique, comparable à ce qu’avait fait François Mitterrand en mettant des communistes au gouvernement. Il avait ainsi cassé la dynamique en faveur du PCF. En nommant quelqu’un de sensible aux arguments du wokisme, il espère peut-être banaliser tout cela dans une culture commune.
Nicolas Baverez :
Pap Ndiaye est un symbole, et effectivement les symboles concentrent les foudres. Il est vrai que dans un gouvernement placé sous le signe de la continuité, il est le principal signe d’une volonté de changement. Je partage tout ce qui a été dit à propos des critiques dont il est l’objet, totalement démesurées. Quand on lit ce qu’il a écrit ou qu’on observe ce qu’il a fait à la direction du Musée de l’Immigration, on s’aperçoit qu’il n’est absolument pas un militant radical. Comme le fait remarquer sa sœur, Pap Ndiaye est plutôt l’homme de la tentative de compromis et de la conciliation. Son parcours est effectivement placé sous le signe de la méritocratie républicaine, tout en étant ouvert aux black studies, il y a une volonté de penser et d’améliorer la situation de la minorité noire en France.
Sur l’homme, les critiques les plus virulentes sont venues de l’extrême-droite, mais certains militants de gauche radicaux ont tout de même mis en cause son choix de devenir ministre, ce qui là encore tendrait à confirmer qu’il s’agit plutôt d’un homme de la conciliation.
Si les critiques sur la personne de M. Ndiaye sont totalement disproportionnées, le vrai problème reste le suivant : quelle politique pour l’Education ? Il est incontestable que cette nomination contraste très fortement avec celle de Jean-Michel Blanquer. Ce sont deux politiques, peut-être pas totalement irréconciliables, mais tout de même très différentes. Ce qui est dommage, c’est le silence. L’Education est clairement l’un des dossiers les plus cruciaux de ce quinquennat, c’est l’un des leviers de la désintégration de la nation, on sait à quel point notre pays est fracturé, la remise en route de l’Education est donc fondamentale, non seulement pour l’économie et la compétitivité, mais aussi pour la cohésion sociale et le destin de la liberté. Je suis frappé qu’au-delà de ce coup de communication et du voyage à Marseille où le président a parlé de « l’école du futur » (expression magnifique, mais dont on ne sait absolument pas ce qu’elle désigne), on n’entende rien de clair. Pour ma part, je trouve le silence du ministre plus inquiétant que bienvenu.
A un moment où la France est en apesanteur, où il n’y a pas davantage de débat législatif qu’il n’y a eu de débat présidentiel, l’action du gouvernement est pour le moment dans un flou complet. Il n’y a pas de projet pour ce quinquennat, pas d’explicitation des objectifs donnés aux politiques publiques. On ne sait rien d’un effort financier pour l’Education, par exemple, or celui-ci est vital, surtout dans l’enseignement supérieur. Quelle forme prendra l’autonomie des établissements ? Que renforce-t-on ? Que change-t-on dans formation des enseignants ? Dans leur rémunération ? Dans leurs conditions de travail ? Comment remet-on la connaissance au cœur du système ? Que devient la liberté académique, bien malmenée ces dernières années ? Silence total sur toutes ces questions. Les mauvaises polémiques sur la personne du ministre masquent l’absence de débat autour du projet pour l’Education nationale.
Richard Werly :
Un étranger comme moi trouve d’abord assez extraordinaire que l’on attribue à une seule personne, en l’occurrence le nouveau ministre, la charge entière de renouveler toute l’Education nationale d’un pays comme la France. Si vous regardez des pays voisins, les ministres de l’éducation sont plutôt choisis pour leur compétence. Ensuite, on attend d’eux qu’ils fassent converger les forces en présence (syndicats, professeurs, parents d’élèves) pour une action collective.
Côté compétence, M. Ndiaye est très qualifié, il connaît les sujets d’éducation. Je comprends l’émotion (qu’elle soit positive ou négative) suscitée par sa nomination, mais je pense que c’est lui faire porter trop de choses que d’imaginer que le ministre de l’Education nationale va réformer de fond en comble tout le système éducatif. C’est ce qui est d’ailleurs arrivé à son prédécesseur : M. Blanquer avait promis beaucoup de réformes, mais n’a pu les accomplir, parce qu’il était aux prises avec la machine éducative, qui vue de l’étranger paraît passablement grippée. Le problème le plus prégnant étant les conditions de travail des enseignants , mal payés, démotivés, confrontés à des situations compliquées qu’ils ne savent pas gérer, devant parfois faire face à des injonctions qu’ils ne savent ou ne peuvent pas satisfaire (sur la laïcité par exemple).
M. Ndiaye se retrouve donc avec un fardeau incroyablement lourd, et peut-être le meilleur service à lui rendre serait de le laisser habiter la fonction, et d’attendre ses premières mesures avant de lui tomber dessus.
Je n’ai pas lu son livre et ne le connais pas personnellement. Contrairement à Nicole cependant, je ne le vois pas du tout comme un produit de la méritocratie républicaine. C’est un enfant de la classe moyenne qui a fort bien réussi. Sa mère est enseignante et l’on sait que cela améliore les chances de réussite scolaire pour les enfants de tous les pays. Cela n’enlève rien à ses mérites ou à sa réussite, mais il n’est pas pour moi le parfait exemple de l’ascenseur social. D’autre part, on en fait le symbole de la cause de la minorité noire, mais à regarder son parcours, il semble qu’avant ses études aux Etats-Unis, il était plutôt mainstream, c’est son passage aux USA qui l’a intéressé à ces questions. D’autre part, comme le faisait remarquer Marc-Olivier, son livre n’a rien de radical ou révolutionnaire. Pour moi, je le vois comme une personnalité assez consensuelle, bien plus en tous cas que la réputation qui lui est faite.
Enfin, ce n’est pas lui faire injure que de dire qu’il n’est que l’instrument d’un coup politique d’Emmanuel Macron. Cet instrument se révèlera-t-il dans la fonction, justifiant sa nomination ? Nous verrons.
Ce « coup » a une vertu, car l’affichage en politique est aujourd’hui devenu un élément essentiel. Ici, le message est clair : un Noir est à la tête de l’Education nationale ; cela rappelle des grandes figures intellectuelles françaises, on pense à Léopold Sédar Senghor ou à Aimé Césaire, c’est aussi un message adressé à l’Afrique francophone, je pense que du point de vue de l’affichage, le coup est très réussi : on montre une République métissée, multiculturelle. Prenons garde à ne pas faire de M. Ndiaye un symbole trop important dans le débat public, car il risquerait de ployer sous la charge, et les initiatives qu’il pourrait prendre s’en trouveraient gênées.
Il me semble que sa tâche principale va consister à pacifier le monde de l’enseignement, et j’ai l’impression qu’après M. Blanquer qui voulait brusquer ce monde, M. Ndiaye sera peut-être celui qui rendra la clef de la machine aux enseignants.
Philippe Meyer :
Ne devrait-on pas parler de la manière dont le président de la République procède à de plus en plus de nominations de gens qui n’ont pas d’expérience politique, et qui de surcroît lui devront tout, puisqu’ils n’ont aucune légitimité due au suffrage universel ? Dans le cas de Pap Ndiaye, il s’agit de lui confier un ministère dans lequel les syndicats jouent un rôle considérable. Or négocier avec des syndicats, c’est un métier. Que M. Ndiaye n’a pas eu l’occasion de pratiquer auparavant. Nous l’avions reçu à l’époque où cette émission était radiophonique, et l’entretien fut particulièrement intéressant. Il a les qualités d’un historien probe, c’est à dire qu’il n’essaie pas de déformer les choses pour les faire entrer dans son idéologie, il s’efforce de trouver une vérité. Cela en fait un intellectuel de grande valeur, mais cela ne l’arme absolument pas pour la tâche qui l’attend, comme pouvait l’être Jean-Michel Blanquer qui avait occupé de hautes fonctions dans l’Education nationale.
Ne devrait-on pas aussi rappeler qu’à cause du déficit de candidats aux différents concours de recrutement dans l’Education nationale, certaines académies (Versailles pour ne pas la nommer) organisent du job-dating ? J’ai personnellement grandi dans l’académie de Versailles, j’ai l’impression que mon instituteur de CM2, à qui j’ai l’impression de devoir énormément, doit se retourner dans sa tombe quand il voit ce qui s’y passe. Pap Ndiaye est-il armé pour affronter des choses pareilles ?
Marc-Olivier Padis :
Mais quel poids lourd politique en France a sérieusement investi la question de l’École ces dernières années ? Peut-on en citer un seul, dont on se dirait « mais c’est évidemment celui-là qu’il faudrait à ce poste » ? Je signale au passage que M. Jean-Marc Huart est directeur de cabinet du nouveau ministre, qu’il était précédemment directeur général de l’enseignement scolaire (comme l’avait été M. Blanquer) et qu’il va piloter la machine.
Je reviens sur le manque de cohérence qu’on reproche à Macron, le fait de passer de M. Blanquer à M. Ndiaye. Je ne me souviens pas qu’au moment de la nomination de M. Blanquer, celui-ci était vu comme un fer de lance de la laïcité. On le considérait alors comme l’homme qui avait pragmatiquement identifié quelques points difficiles, comme l’apprentissage de la lecture à l’école primaire. Il avait fait un livre où il parlait essentiellement du primaire, un peu du collège et pas du tout du lycée. M. Blanquer n’avait donc pas été nommé pour incarner la laïcité à l’Ecole. Et je ne suis pas sûr que la laïcité soit mise en cause avec son départ, c’est plutôt que Blanquer était encore plus jupitérien qu’Emmanuel Macron lui-même. Il était très brusque, sa gestion de la Covid a laissé à désirer, il n’est pas irréprochable. Comme Richard, je pense qu’il est absurde d’espérer qu’une seule personne va changer une administration de 900 000 fonctionnaires. Il y a beaucoup de choses à négocier, sur le lien avec les parents, sur le travail des élèves, sur le climat scolaire … Il faut identifier les sujets, et créer ce que nous ne savons pas faire en France : une méthode pour créer du consensus, à propos d’un projet d’éducation à long terme, sur 10 ou 15 ans.
Philippe Meyer :
Je signale à nos auditeurs que Jean-Michel Blanquer a écrit un autre livre, une biographie de Michel Baroin, l’ancien Grand Maître du Grand Orient de France et compagnon de route politique de Jacques Chirac.
Nicole Gnesotto :
Quand on regarde les ministres de l’Education nationale précédents, de François Bayrou à Ségolène Royal en passant par Najat Vallaud-Belkacem, on s’aperçoit qu’on a eu tous les profils : aussi bien des hauts fonctionnaires très compétents sur le système que des personnalités totalement inexpérimentées dans ce domaine.
M. Ndiaye connaît très bien le milieu universitaire, et c’est celui qui est en échec le plus manifeste. Si l’on regarde par exemple l’écart entre la réussite à l’université en France par rapport à la moyenne européenne, c’est assez inquiétant. Souhaitons que l’expérience du nouveau ministre en ce domaine lui soit profitable.
Sur la réforme de l’Education, on ne part tout de même pas de zéro. Le président de la République dans son programme de second mandat a mis en avant deux choses. Premièrement, la revalorisation du métier d’enseignant, qui ne saurait être seulement financière. Et deuxièmement, la réforme totale des filières professionnelles, qui ne forment pas aux métiers dont on a besoin. La feuille de route est donc assez claire.
Philippe Meyer :
Mais la question n’est pas de savoir s’il ne connaît rien à l’Education nationale, ou s’il connaît au contraire davantage que ses prédécesseurs. Un ministre, par définition, cela ne connaît rien. Mais c’est capable d’avoir une ligne, et de faire en sorte qu’elle s’inscrive dans la réalité. Pour que les deux points essentiels que souhaite le président adviennent dans la réalité, il ne faut pas un ministre qui connaisse l’Education nationale, mais qui connaisse l’administration et les syndicats. Qui sache comment faire avancer les choses pas à pas.
J’ajoute que la multiplication de nominations qui ne sont que le fait du Prince, au motif « qu’on lui a plu », est un handicap supplémentaire dans un système déjà passablement grippé.
Nicolas Baverez :
Il y a bien sûr les syndicats, les professeurs et une situation à pacifier, mais il ne faut pas oublier qu’il en va de l’Education nationale comme il en va de la Santé : il y a une pédagogie à faire auprès des citoyens. C’est un travail très important et éminemment politique. C’est ce qui m’inquiète : la pression politique sur le ministre pourrait l’empêcher d’agir. Car un ministre n’a pas besoin seulement d’une ligne, mais aussi d’une stratégie, et de la capacité à réaliser. Et on sait qu’en France, le problème de l’Etat est dans l’exécution, car cela nécessite de mobiliser et de convaincre. Nul ne sait pour les moment si Pap Ndiaye sera capable d’accomplir cette tâche profondément politique.
Richard Werly :
Vous pensez que la principale qualité d’un ministre de l’Éducation est de savoir négocier avec les syndicats . Sauf à considérer que le mandat du nouveau ministre consiste précisément à ne pas trop les heurter ni les affronter. Et si le contenu de la feuille de route était de calmer le jeu ? On a l’impression que Jupiter ne veut plus de tumulte.
CRISE ALIMENTAIRE MONDIALE
Introduction
Philippe Meyer :
« Le nombre de personnes souffrant d'insécurité alimentaire grave a doublé, passant de 135 millions avant la pandémie à 276 millions aujourd'hui », observe le Secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres. Le directeur exécutif du Programme alimentaire mondial des Nations unies (PAM), David Beasley alerte : « Les conflits armés, la crise climatique et le Covid-19 ont créé une tempête à laquelle s'ajoute la guerre en Ukraine. Des millions de personnes dans des dizaines de pays sont poussées au bord de la famine ». Le directeur adjoint du PAM, Gian Carlo Cirri rappelle qu’en 2008 « l’augmentation spectaculaire des coûts (des denrées alimentaires) allait provoquer des émeutes de la faim qui, en s'accentuant encore en 2011, allait s'achever avec les Printemps arabes. Le danger de déstabilisation politique et sociétale est aujourd'hui énorme. On le voit déjà au Sri Lanka, au Pérou ou en Tunisie. Certains gouvernements doivent se faire de gros soucis. » La Banque mondiale a annoncé, le 18 mai, qu'elle allait consacrer, au cours des quinze prochains mois, 12 milliards de dollars à de nouveaux projets de réponse à la crise alimentaire. Elle promet plus de 30 milliards de dollars disponibles pour les quinze prochains mois.
En proie à une sécheresse exceptionnelle, l’Inde a annoncé, le 14 mai, suspendre ses exportations de blé, déstabilisant un marché déjà en tension et faisant redouter une envolée des prix. En effet, la sécheresse au Canada et aux Etats-Unis a affecté le « blé d'hiver », tandis que la faible pluviométrie du printemps laisse craindre une baisse des rendements en France. La guerre menée par la Russie en Ukraine a rendu plus critique la situation, les deux pays assurant à eux seuls 30% du commerce mondial de blé. En mars, le panier de produits alimentaires de la FAO avait déjà crû de 33,6 % sur un an, record absolu depuis la création de cet indice il y a plus de trente ans. Hausse des prix et pénuries font planer un risque de famine et de troubles sociaux. Les plus touchés sont l'Afghanistan, l'Éthiopie, la République démocratique du Congo, le Nigeria, le Pakistan, le Yémen, l'Angola et la Somalie. Les trois premiers sont également les pays où le nombre des enfants sous-alimentés est le plus élevé.
Le secrétaire d'État américain, Antony Blinken, a accusé Moscou de se servir de la nourriture comme d'une arme en Ukraine, en prenant « en otage » les livraisons alimentaires destinées à des millions d'Ukrainiens, mais aussi à des millions de personnes dans le monde dépendantes des exportations du pays. Moscou a rétorqué que ce n'est en aucun cas l'entrée de son armée en Ukraine qui provoquait une crise alimentaire, mais les sanctions occidentales décidées en représailles.
Kontildondit ?
Nicolas Baverez :
L’invasion de l’Ukraine a donc ouvert une nouvelle ère stratégique, c’est le retour de la guerre de haute intensité en Europe. Mais c’est aussi un choc planétaire pour l’énergie et l’alimentation. Sur ce dernier point, on observe trois phénomènes concomitants.
Deuxième phénomène : la sécheresse. Les premières conséquences du réchauffement climatique se font sentir sur les différents continents. En Afrique, mais aussi en Europe et en Amérique du Nord.
Troisième phénomène : le contrôle des exportations mis en place dans une vingtaine de pays. Nous avons évoqué le blé pour l’Inde, mais on aurait pu également mentionner le poulet, le sucre et différentes céréales. Ces politiques se multiplient sur tous les continents elles aussi.
Avec une double conséquence : les prix s’envolent (90% pour le blé, 40% pour les engrais) et des pénuries physiques sont en train de s’installer. Elles touchent durement les pays qui sont importateurs structurels de leur alimentation : les Etats du Sahel, la Corne de l’Afrique, le Maghreb, Madagascar … Il y a désormais 53 pays sous tension, et plus de 200 millions de personnes en situation de précarité alimentaire. On peut penser qu’il y aura à terme une diversification, mais comme la guerre en Ukraine est en train de devenir une longue guerre d’attrition, les années 2022 et 2023 au moins seront très difficiles. D’où la nécessité d’agir, parce que la Russie a imposé un narratif selon lequel la crise alimentaire est le résultat des sanctions occidentales, et non celui de la guerre. C’est une version qui a été largement acceptée par bon nombre des Etats du Sud. Il y a donc une vraie nécessité humanitaire, économique et stratégique à trouver des solutions.
Quelles sont-elles ? On a mobilisé l’aide alimentaire, mais il y a deux autres problèmes très importants. D’abord, le protectionnisme est totalement contre-productif : plus il y en a, plus les prix s’envolent. Ensuite, il faut absolument rouvrir la Mer Noire pour libérer les stocks de céréales ukrainiens, car les acheminer par la route et le fer est très difficile. Deux solutions sont possibles pour cela : la meilleure serait d’obtenir un accord pour rouvrir Odessa sous l’égide de l’ONU. A défaut, il faut organiser des convois maritimes, sous protection des pays riverains (car une intervention de l’OTAN serait trop risquée). Le rôle de la Turquie serait alors décisif.
Nicole Gnesotto :
Un scénario alternatif est envisageable, celui d’une entente entre la Russie et la Turquie, pour une opération maritime dont la Russie tirerait tous les bénéfices : en termes d’image, d’alimentation des pays en détresse, de soutien aux pays africains, etc. Les Nations-Unies se verraient court-circuitées. Or on sait que M. Lavrov doit bientôt se rendre à Ankara …
Cette crise nous montre une fois de plus les risques d’une interdépendance maximale de l’économie mondiale. On l’avait déjà vu avec la Covid et les produits pharmaceutiques (dont certains sont fabriqués à plus de 90% en Chine). C’est le même problème pour l’alimentation. Il s’agit d’un marché très concentré, il y avait dans le monde avant la guerre cinq grands producteurs de céréales : les USA, le Canada, la France, et le « couple » Russie / Ukraine. La crise sur l’un des producteurs se répercute donc aussitôt au niveau mondial. Le protectionnisme n’est peut-être pas la solution, mais la prise en compte de la souveraineté alimentaire est nécessaire.
Aujourd’hui, cette notion retrouve son importance, et il est important de constater que la Russie et la Chine ont considérablement augmenté leurs réserves stratégiques alimentaires depuis 2014. En Chine, les stocks sont pleins. La Russie était un pays importateur de céréales, elle est devenue exportatrice. Il n’y avait pas ou très peu d’élevage de volaille en Russie, or elle est aujourd’hui autosuffisante quant à l’approvisionnement en poulets et en porcs. Ce que nous avons du mal à prendre en compte en Europe est devenu la règle chez les deux grandes puissances orientales, et nous devrions nous en inquiéter sérieusement.
Marc-Olivier Padis :
L’Union Européenne est autosuffisante en céréales, Nous avons des stocks, et nous exportons en Afrique du Nord : Algérie, Tunisie et Maroc se fournissent beaucoup en Europe. Ces pays peuvent acheter les céréales, mais ont très peu de capacités de stockage, ils sont donc très dépendants des flux. L’impact du déficit d’exportation sera donc très différencié en fonction des régions du monde, mais l’Europe devrait être relativement épargnée. En revanche, nous serons très touchés par l’augmentation des coûts, à cause de l’augmentation des prix du gaz, très nécessaire aux engrais, aux pesticides et au carburant des engins agricoles. Les hydrocarbures représentent 50% du prix de revient des céréales. Après quoi les céréales sont un élément majeur du prix de revient de la viande …
Le discours russe à propos des sanctions aura ses limites, car l’Union Européenne a pris soin d’exclure l’alimentation des sanctions. Il est donc manifeste que c’est le comportement de la Russie qui est la cause des pénuries mondiales, ainsi que le jeu non coopératif de la Chine et de l’Inde, qui ne communiquent pas sur le montant de leurs stocks, au point qu’on ne sait pas exactement où se trouvent les denrées disponibles aujourd’hui.
Il y a donc un problème de court terme, car c’est en mai et en juin qu’ont lieu les moissons de blé en Ukraine, mais aussi de long terme car si la guerre se prolonge, il faudra des réaménagements très profonds de notre politique agricole.
Richard Werly :
Il y a une urgence pour l’Europe à repenser la Politique Agricole Commune. Cela a déjà été fait à plusieurs reprises auparavant, mais le contexte a radicalement changé. Nous ne pouvons plus continuer à envisager la politique agricole du continent européen de la même manière, alors que nous sommes dans une situation de pénurie mondiale qui sera certainement durable. Premier impératif européen : remettre les ministres de l’Agriculture et les gouvernements autour de la table sur ce sujet, et redéfinir une politique agricole.
Deuxième point crucial : le port ukrainien d’Odessa. L’enjeu est absolument majeur. Si Vladimir Poutine devait réussir son offensive en Ukraine, s’il envisage de prendre Odessa, et si demain l’Ukraine se retrouvait enclavée, nous ne serions pas très loin de la troisième guerre mondiale. Car cela mettrait l’Europe dans une situation absolument intenable.
Pour l’Union Européenne, il est absolument vital que le couloir maritime d’Odessa reste ouvert, et de manière pérenne, pas seulement avec quelques convois sous lourde escorte. Pour le moment, on n’en parle pas ou à peine, mais avec la Mer Noire, Poutine dispose d’un levier absolument déterminant, et très effrayant.
Nicole Gnesotto :
La Politique Agricole Commune doit en effet être revue, et il faudra notamment résoudre la contradiction entre les impératifs agricoles et ceux de l’environnement. La PAC a été revue récemment, et nous sommes censés réduire les surfaces agricoles pour préserver la biodiversité. Nous sommes aussi tenus de produire plus « proprement », sans OGM, sans engrais, etc. Or si nous avons une crise alimentaire durable, ces deux objectifs seront intenables ; il faudra malheureusement davantage de surfaces agricoles, mais aussi plus de rendements (et donc de produits chimiques). C’est un défi de taille.
Marc-Olivier Padis :
C’est un débat qu’il faudrait reprendre plus longuement, mais je ne suis pas d’accord avec Nicole, je pense qu’il ne faut pas opposer les objectifs de production aux objectifs environnementaux. Nous irions droit dans le mur, mais surtout, cela n’aurait pas de sens, car ce n’est pas à l’échelle : les terres qui ont été mises en jachère en Europe représentent environ 5% des terres agricoles, c’est absolument dérisoire par rapport à ce que représente l’Ukraine en termes de capacités de production. L’argument de Nicole est celui qu’utilisent les syndicats agricoles pour contester les directives européennes, mais revenir en arrière sur ce point ne règlerait aucun problème.