JUAN CARLOS, AVEC LAURENCE DEBRAY
Introduction
Philippe Meyer :
Laurence Debray, vous êtes auteure, historienne et réalisatrice de documentaires. Juan Carlos est une figure qui vous intéresse de longue date : vous avez consacré votre mémoire de maîtrise en Sorbonne à son rôle dans la transition démocratique espagnole, puis vous avez écrit un premier livre à son sujet en espagnol en 2000. En 2013, vous avez publié une biographie en français de Juan Carlos d’Espagne chez Perrin et, plus récemment, vous lui avez consacré un roman, Mon roi déchu, paru chez Stock en 2021.
Votre rapport à Juan Carlos est teinté d’affection : vous racontez avoir accroché un portrait de lui dans votre chambre, que votre père Régis Debray a remplacé par une photo de François Mitterrand. Mais, dépassant l’admiration de la jeune fille, vous avez enquêté sur ce personnage clé de la transition démocratique espagnole.
Dans la biographie que vous avez consacré à Juan Carlos, vous brossez, le portrait d’« un homme devenu animal politique au bénéfice de la démocratie » et vous affirmez que ce monarque vous a « redonné confiance dans la politique », insistant sur la capacité qu’a eue son régime, en apparence désuet, à assurer une transition progressive de l’Espagne après la mort de Franco.
Vous revenez sur l’enfance et la formation de Juan Carlos, qui devient très jeune un objet de négociations entre son propre père, Don Juan, et Franco, qui dirige l’Espagne depuis 1936. Juan Carlos comprend mieux que son père la nécessité de s’accommoder avec le franquisme pour que les Bourbon puissent revenir au pouvoir en Espagne et, face à un père qui promeut un modèle de monarchie constitutionnelle libérale, Juan Carlos n’a pas de mal à adopter un discours conservateur conforme aux souhaits du dictateur. Ces efforts sont récompensés : en 1969, Franco désigne Juan Carlos comme son successeur. Il devient roi d’Espagne en novembre 1975 et, malgré l’indifférence du peuple espagnol et la méfiance de l’opinion publique étrangère à son égard, il entreprend de démocratiser le régime. Juan Carlos autorise les partis politiques en 1977 puis dote l’Espagne d’une Constitution limitant les pouvoirs du roi en 1978.
Le héros de la transition démocratique espagnole a depuis perdu de sa superbe, fragilisé par différents épisodes ayant déplu aux Espagnols, de la chasse à l’éléphant au Botswana aux scandales financiers touchants la famille royale, en passant par ses aventures extra-conjugales. Juan Carlos a abdiqué en 2014, cédant le trône à son fils Felipe. Soupçonné de corruption, il s’est ensuite exilé à Abu Dhabi en 2020. Laurence Debray, vous avez rencontré ce roi déchu dans son exil à Abu Dhabi et en avez tiré un roman paru en 2021.
Dans une lettre ouverte adressée à Juan Carlos en 2020, publiée dans le quotidien El Mundo (puis en français dans Le Figaro), vous invitiez l’ancien monarque à relativiser l’opprobre qui le frappe en Espagne : « Dans quelques décennies, une autre génération d’Espagnols se souviendra de vous comme l’homme qui incarna la réconciliation, la modernisation, la démocratie. Peut-être même qu’ils vous remercieront ». Pour introduire notre conversation, j’aimerais donc vous demander, Laurence Debray, si vous croyez véritablement que Juan Carlos va faire l’objet d’un retour en grâce dans la mémoire espagnole.
Kontildondit ?
Laurence Debray :
Je crois qu’il va falloir laisser passer un peu de temps … Les Espagnols sont encore dans la déception, il y a presque un sentiment de trahison. Il y a une grande passion pour Juan Carlos, parce que lui-même entretenait une relation très directe à son peuple, le désenchantement a donc été brutal et radical. Depuis, le pays a tourné le dos à l’ancien monarque, désormais un peu encombrant pour le Roi actuel, son fils. Par conséquent, je crois qu’il faudra un long processus de mémoire et de réexamen du passé, que les Espagnols ne sont pas prêts à mener aujourd’hui. Ils ont eux aussi un peu oublié d’où ils venaient. Qu’à la mort de Franco (en 1975), l’Espagne était quasiment un pays en voie de développement, en pleine crise économique, que le pays était une dictature fermée sur elle-même depuis 40 ans. Juan Carlos a été le moteur de la démocratisation et du changement, mais tout cela est encore mal assimilé, pour le moment, l’heure est à l’auto-critique, il s’agit de pointer les défauts de la transition, ses échecs et ses manques. Les Espagnols ont encore un peu de mal à être fiers de leur passé.
Nicolas Baverez :
L’Espagne a vécu plusieurs chocs dans son histoire récente. D’abord, l’éclatement du modèle économique fondé sur la bulle économique immobilière et financière, en 2008. Et plus récemment, la pandémie. Quel regard Juan Carlos porte-t-il sur l’Espagne depuis Abu Dhabi ?
Laurence Debray :
Il y a évidemment eu la crise économique et la pandémie, mais à mon avis pour Juan Carlos, le plus gros choc a été le mouvement sécessionniste catalan. La couronne incarne l’unité du pays. Le jour de sa mort, Franco a demandé à Juan Carlos une seule chose : maintenir l’unité du pays.
Par la suite, le monarque s’est efforcé de faire des compromis, en donnant beaucoup de pouvoir aux « autonomies ». Mais l’espèce de coup d’Etat institutionnel récent, et le fait que les Catalans ne veulent plus s’inscrire dans la solidarité nationale a été un grand choc.
Les crises économiques en Espagne, il y en a eu beaucoup, même si celle de 2008 était particulièrement sévère. Quant à la pandémie, il ne l’a vécue que de loin … Mais Juan Carlos est de toutes façons désormais bien loin de la réalité quotidienne de l’Espagne, même s’il reste au contact de l’actualité, il ne « sent » plus le pays comme il pouvait le faire sur place.
Lucile Schmid :
Pour nous Français, cette question d’une figure royale organisant la transition démocratique est assez mystérieuse. Je trouve très intéressant votre récit des étapes de ce chemin, qui est à la fois institutionnel pour le pays, et certainement psychologique pour Juan Carlos. J’aimerais que vous reveniez sur ces étapes.
Vous racontez qu’en 1947, Franco fait voter le fait que l’Espagne est un royaume, mais que c’est lui le souverain. Vous expliquez ensuite comment Juan Carlos fut « donné en gage » pour aller faire son éducation. Qui fut d’ailleurs plutôt réussie, puisqu’il apprend à la fois la discipline militaire, mais aussi les sciences humaines et acquiert des connaissance techniques. Vous racontez enfin comment Juan Carlos va réussir à convaincre Franco de faire de lui son héritier, alors même que son père était un ennemi du dictateur.
Pouvez-vous revenir sur tout cela : comment se mêlent dans l’Histoire espagnole, l’idée du royaume et la place de Franco, ainsi que la façon dont Juan Carlos va circonvenir le dictateur pour opérer la transition démocratique ?
Laurence Debray :
Le destin de cet homme est totalement romanesque, en effet. Après une guerre civile et la chute de la République espagnole, Franco revient à la forme d’Etat antérieure, c’est à dire la monarchie. Je rappelle qu’Alphonse XIII (le grand-père de Juan Carlos) est parti en exil en 1931, suite à des élections municipales qui donnèrent la majorité aux républicains dans les provinces (pas dans les grandes villes). Il part pour éviter un bain de sang, mais reste titulaire des droits dynastiques.
Alphonse XIII avait une très bonne relation avec Franco, dont il fit son plus jeune général, parraina le mariage, etc. Pendant la guerre civile, Franco embarque avec lui les monarchistes, qui espéraient que Franco victorieux ramènerait Alphonse XIII au pouvoir. Sauf qu’évidemment, Franco garde le pouvoir pour lui-même, et « règne » donc sur l’Espagne sans être véritablement Roi ; il commence à distribuer des titres nobiliaires, bref rien ne l’arrête …
Alphonse XIII prend conscience qu’il ne reverra jamais son pays et se laisse mourir, en 1941. Il désigne pour lui succéder son seul fils sain (les autres sont hémophiles), le benjamin, Don Juan, comte de Barcelone. Celui-ci est marin, et c’est sur un bateau en Inde qu’il apprend qu’il est désigné pour prendre la succession des droits dynastiques. Pendant la seconde guerre mondiale, puisque Franco est du côté d’Hitler et de Mussolini, Don Juan pense vraiment que les Alliés vont le remettre au pouvoir. Mais la guerre froide s’installe, il comprend qu’il ne règnera pas, et s’installe donc au Portugal, pour ne pas être trop éloigné de son pays.
Je crois que le Comte de Barcelone a eu conscience du temps historique. Il réalisa que son fils Juan Carlos ne pouvait pas être élevé comme un prince portugais, ou suisse (où ils passèrent la guerre), ou italien (Juan Carlos est né à Rome). Il accepte donc de négocier avec Franco, avec qui il s’entend très mal car Juan est plutôt anglophile et libéral. Le compromis est le suivant : Juan Carlos, à l’âge de dix ans, sera élevé en Espagne, en tant que prince espagnol. Mais à ce moment là, rien ne laisse penser qu’il succèdera à Franco à la tête du pays, il a simplement la possibilité d’étudier en Espagne. Juan Carlos dira qu’il devint alors « une balle de ping-pong » entre Franco et Don Juan. Dès que les relations se tendent, il revient au Portugal, ne retournant en Espagne que lorsque cela va mieux. Dès l’âge de dix ans, il apprend donc à jouer avec ces deux mondes. L’un est franquiste, très fermé, très catholique, très conservateur, et très critique de la monarchie (crier « vive le Roi » est alors passible de prison), l’autre est un monde plus international, libéral, etc. C’est donc un apprentissage presque schizophrénique.
Franco n’a pas eu de fils (seulement une fille), et ses petits-enfants sont très jeunes. Je pense que petit à petit s’est développée une relation presque filiale entre Juan Carlos et lui. Franco s’habitue à l’enfant, lui forge un parcours exceptionnel, puisque Juan Carlos fait les trois armées (ce qui n’arrive normalement jamais). Don Juan ne voulait pas cela, il souhaitait que son fils étudie dans une grande université internationale. Mais Franco tenait à ce que le prince soit avant tout un militaire. On verra pendant la tentative de coup d’Etat du 23 février 1981 que ce passé militaire s’avèrera crucial.
Franco ne révèle jamais ses plans. Juan Carlos ne sait donc pas ce que l’avenir lui réserve. Il y a des concurrents à la succession de Franco, notamment un cousin qui épousa la petite-fille de Franco, il y a les carlistes … Tout peut arriver.
Ce n’est qu’à trente ans, en 1969, que Juan Carlos est désigné successeur. Sans avoir aucune idée du délai ou de la façon dont cela arrivera. Faudra-t-il attendre la mort de Franco ? Ou bien celui-ci a-t-il prévu de se retirer ? Personne ne le sait. Juan Carlos joue la prudence et ne parlera jamais de ses intentions ni de ses projets en tant que futur souverain. Il ne dira jamais s’il souhaite démocratiser le pays, par exemple. C’est de là que lui est venue cette réputation d’être bête : c’est parce qu’il ne parle jamais. Il a donc cette image du grand dadais derrière un Franco tout petit (et de plus en plus diminué physiquement).
Juan Carlos m’a dit : « à la mort de Franco en 1975, on aurait aussi bien pu m’arrêter que m’apporter la couronne. Je ne savais pas ce qui allait se passer ». Juan Carlos a donc toujours avancé dans le brouillard, dans une totale incertitude. On apprendra bien plus tard que du vivant de Franco, en 1971, il avait pris contact avec le Parti Communiste Espagnol, évidemment illégal. Il avait fait plusieurs manœuvres secrètes très compliquées via la Roumanie pour leur dire « un jour, je vous légaliserai ». Il joue donc sur tous les plans.
Philippe Meyer :
Une anecdote : en 1981, après que Juan Carlos est devenu définitivement fréquentable par sa résistance au coup d’Etat, il visite avec François Mitterrand une exposition de photographies, où figure un cliché très souvent montré, où il apparaît précisément comme le « grand nigaud » que vous décriviez, la marionnette de Franco. S’arrêtant devant la photo, Juan Carlos se tourne vers Mitterrand et lui dit : « on a l’air idiot quand on attend, n’est-ce pas monsieur le président ? »
Nicolas Baverez :
Après l’accession au pouvoir, il y eut la transition démocratique. J’aimerais que vous nous parliez des relations de Juan Carlos avec deux des hommes cruciaux de cette transition, Adolfo Suárez et Santiago Carrillo. J’aimerais aussi avoir votre avis sur la révision qui est faite aujourd’hui à propos de cette période, qui fut longtemps considérée comme exemplaire. Il y eut d’abord le processus de démocratisation de l’Espagne, le rôle-clef du Roi lors de la tentative de coup d’Etat du colonel Tejero, et la vitesse de réintégration dans les démocraties développées, l’adhésion à l’Union Européenne, à l’OTAN. Tout cela est allé très vite, mais il y a une remise en question de cette période, notamment de la part de Podemos et du Parti socialiste espagnol.
Laurence Debray :
La transition a été possible grâce au fait que le Roi et les principaux partis politiques ont regardé vers l’avenir. Il n’y a pas eu de grand procès à la mort de Franco, on s’est contenté de réintégrer (les professeurs communistes qui avaient été bannis, par exemple). Mais il n’y eut ni purge, ni procès. Il fallait oublier la guerre civile et les atrocités qui ont touché toutes les familles espagnoles. Il s’agissait de faire revenir tout le monde pour pouvoir construire une nouvelle Espagne.
Mais cela n’a pas pour autant été oublié, et le prix de tout cela se paie en ce moment. Il fallait un devoir de mémoire, il fallait ouvrir les fosses communes et les commissions de réconciliation. Le problème est que tout cela est utilisé par les partis politiques, qui se sont engouffrés dans ces controverses davantage pour revenir à l’ancien antagonisme de la guerre civile que par volonté de réconciliation nationale.
La transition démocratique n’a pu être construite que sur l’oubli, les Espagnols n’auraient pas pu faire autrement. Quand j’ai demandé à Juan Carlos ce que lui avait apporté Franco, il m’a dit « une classe moyenne ». C’est cette classe moyenne qui voulait intégrer l’Europe, normaliser son statut, être capable de voyager, etc. C’était le moteur qui a soutenu Juan Carlos dans ses efforts.
Juan Carlos s’est très vite lancé dans cette phase de transition. D’abord parce qu’il craignait un possible retour de la guerre civile, et il y eut des moment particulièrement tendus, comme l’assassinat d’avocats communistes en plein Madrid. Il a fallu un enchaînement de compromis très délicats et très rapides, car toute une société poussait vers ce changement.
Le monarque a misé sur deux personnes, auxquelles personne ne s’attendait. D’abord Adolfo Suárez, qui était alors un inconnu. Il avait été directeur de la télévision espagnole, et président du Mouvement National, c’est à dire le parti unique. Il connaissait donc très bien les rouages du franquisme. Il avait le même âge que Juan Carlos, les deux hommes s’entendaient très bien, et Juan Carlos a compris que pour défaire le régime de l’intérieur, il fallait quelqu’un qui le connaisse parfaitement, tout en étant assez jeune pour comprendre qu’il fallait changer et aller de l’avant. Suárez a donc été la cheville ouvrière du changement, c’est lui qui est parvenu à convaincre les franquistes de « se faire hara-kiri ». Quand Juan Carlos l’a désigné, tout le monde a poussé des cris d’orfraie : « quelle immense erreur ! Nommer un franquiste … » A posteriori, il est incontestable que Juan Carlos a eu un flair remarquable, pour détecter ses meilleurs alliés. Quant à Santiago Carrillo, Juan Carlos ne le connaissait pas, mais il était tout de même l’incarnation du diable : communiste, il venait des forces armées espagnoles, véritablement l’homme à abattre. Il était arrivé en Espagne clandestinement (avec un passeport au nom de « Giscard » et une perruque !) Il s’était fait arrêter et emprisonner. C’était donc un problème pour Juan Carlos, car il cristallisait des sentiments liés à la guerre civile. Mais il est parvenu à le faire libérer et à désamorcer les situations.
Tout s’est donc enchaîné très vite, mais peut-être trop vite, puisqu’il y a cette tentative de coup d’Etat en 1981. Peut-être que les forces armées n’étaient pas prêtes à accepter des changements aussi grands aussi rapidement, et surtout avec la menace constante de l’ETA, qui faisait chaque année des centaines de morts, et n’a jamais aidé la démocratisation du pays.
Philippe Meyer :
J’aimerais que nous nous arrêtions une seconde car un bon tiers de nos auditeurs a moins de 35 ans. J’imagine qu’ils sont donc surpris par le fait que Juan Carlos vous a « réconcilié avec la politique » ; pour eux Juan Carlos est sans doute l’homme qui va faire des chasses à l’éléphant, part à Abu Dhabi, etc. Pour ma part, j’ai l’impression que tout ce que vous venez de nous raconter est une description de ce qu’est la politique. C’est à dire une nécessité de composer avec des forces antagonistes, de trouver un point d’équilibre à partir duquel il sera possible de bâtir quelque chose. Vous nous demandiez avant que l’émission de commence ce qui nous intéressait en Juan Carlos. Pour ma part, les années de la transition démocratique espagnole ont été l’illustration de l’une des phrases-clefs de notre ami Max Gallo « la seule loi de l’Histoire, c’est la surprise ». Il y a le récit de cette rencontre entre Juan Carlos et Manuel Prado y Colon de Carvajal, descendant de Christophe Colomb, dont le père avait été assassiné par les communistes. Le Roi d’Espagne lui fait non seulement rencontrer Santiago Carrillo, mais il obtient aussi qu’il lui serre la main … Il y a une série de choses comme cela qui relèvent d’un roman d’Alexandre Dumas.
Lucile Schmid :
Et qui se confondent presque avec le roman national. Vous nous avez raconté comment il fut mis à dix ans dans ce monde de Franco, puis dut attendre en agissant de façon invisible et silencieuse, sans savoir ce qu’il allait devenir. C’est ce qui me frappe personnellement : à quel point la politique peut être éloignée du politiquement correct. Il y a dans la déchéance récente de Juan Carlos un élément tragique qui est lui aussi éclairant, mais il faut garder à l’esprit que la politique, ce n’est pas seulement l’image d’un homme qui a tué un éléphant au Botswana, qui a reçu beaucoup d’argent et a eu des maîtresses. Car rien de tout cela ne signifie que Juan Carlos n’est pas un démocrate.
Dans vos entretiens avec l’ancien Roi d’Espagne, vous lui demandez inlassablement comment il envisage qu’on puisse lui rendre raison. Il vous répond à un moment : « les institutions sont là pour le montrer ». Comme s’il souhaitait laisser faire l’Histoire. Nous voyons bien que l’époque actuelle ne raisonne plus comme cela. Nous sommes à l’heure du narcissisme, des tweets et des invectives personnelles sur les réseaux sociaux. L’espace-temps démocratique semble avoir changé de nature. Juan Carlos semble en dehors de cet espace-temps là. Quelle enseignement nous donne-t-il sur la façon d’être un homme politique aujourd’hui ?
Laurence Debray :
Il est totalement hermétique aux valeurs du XXIème siècle. Le tweet, la transparence à l’extrême, le « court-termisme » des réseaux sociaux, tout cela lui est absolument étranger. Il a grandi dans le sens de l’Histoire, ce qui lui importe, ce sont les institutions qu’il aura laissées à l’Espagne, car il pense vraiment que c’est là-dessus qu’il sera jugé. Car cela gêne peut-être un peu les Espagnols, mais il reste le père de la démocratie espagnole et de la Constitution. Il n’a jamais essayé de forger sa légende, mais c’est quelqu’un qui a toujours été très direct. Il n’a jamais menti aux Espagnols, dans le sens où tout le monde savait qu’il avait une vie extra-conjugale intense. Je me souviens qu’à l’époque où j’habitais en Espagne à la fin des années 1980, cela ne choquait pas grand-monde … Tout le monde savait qu’il fréquentait plutôt de riches entrepreneurs que des artistes ou des intellectuels. Il n’a pas essayé de s’inventer un personnage public.
En revanche, il n’a pas compris que cela ne se faisait plus, qu’était arrivé un moment où les Espagnols ne tolèreraient plus tout cela. Que chasser l’éléphant n’était plus acceptable, a fortiori pendant une crise économique. Son monde est resté ancré dans le XXème siècle.
Il ne veut absolument pas personnaliser son héritage. C’est à dire qu’il estime dangereux de faire dépendre les institutions d’une personne. C’est la Couronne qui importe. Pour lui, c’est la monarchie qui a rétabli la démocratie espagnole, et non Juan Carlos. Il est persuadé que ç’aurait pu être son père, si celui-ci n’avait pas été évincé par Franco. La Couronne est une véritable transcendance pour Juan Carlos. Et si tous ses écarts, si navrants soient-ils, l’ont poussé à l’exil, c’est aussi pour cela : il ne veut pas gêner la Couronne. Il est donc au milieu du désert, mène une vie absolument privée, sans aucune photo … Malgré tout, il est aujourd’hui en Espagne un absent omniprésent : le moindre début de rumeur à son propos devient une bombe médiatique.
Nicolas Baverez :
N’est-ce pas précisément là la continuité de ce destin hors-norme ? La transition démocratique, puis cette forme de déchéance. Juan Carlos a choisi d’abdiquer en 2014, il s’est exilé en 2020, et l’a fait pour préserver la monarchie espagnole. Il me semble que la cohérence est là. Il accepte une vie qui doit certainement lui coûter beaucoup, pour ne pas gêner son fils Felipe VI, avec lequel les relations sont quasiment coupées. On voit d’ailleurs que le monarque actuel s’efforce de prendre le contrepied exact de son père, en affichant une très grande transparence financière.
Laurence Debray :
Felipe VI m’a expliqué cela. Les membres de cette famille ont le sentiment d’être les maillons d’une chaîne. Leur but est que la chaîne tienne, et de pouvoir y ajouter des maillons. La plus grande fierté de Juan Carlos est d’avoir pu donner la Couronne à son fils, et dans le Palais Royal. Lui n’a pu la recevoir de son père, et c’est une de ses plus grandes blessures. Il n’avait pas de légitimité dynastique réelle, même s’il a acquis une légitimité politique. Son père avait dû faire une cérémonie, certes très émouvante, mais quasiment secrète.
Il est certain que Felipe fait l’inverse de son père. Il a pris soin de préciser dans son discours d’intronisation qu’il s’agit d’une « nouvelle monarchie pour des temps nouveaux ». Il publie donc les comptes de la maison royale, son patrimoine privé … une transparence des chiffres. Pas de transparence personnelle, en revanche. Personne ne sait vraiment qui il est. L’inverse exact de son père, en somme, qui disait tout ce qu’il pensait (avec tous les moments embarrassants que cela implique), parlait à tous les journalistes, etc. Les choix de Felipe sont peut-être la seule manière de se préserver un peu à l’heure des réseaux sociaux : il a érigé un mur infranchissable, celui d’une vie personnelle très réglée, très lisse et très propre, où rien ne dépasse.
Nicolas Baverez :
Les deux hommes partagent en tous cas une même préoccupation : l’unité de l’Espagne, très fortement ébranlée par l’indépendantisme catalan. Mais une grande différence entre les deux me paraît être la dimension internationale de Juan Carlos : il fut une présence diplomatique conséquente, une voix qui a beaucoup compté, en Amérique latine, mais aussi au Moyen-Orient et en Europe. On a l’impression que Felipe est nettement plus réservé sur ce plan, que son empreinte internationale est bien moindre.
Laurence Debray :
Juan Carlos parle cinq langues, cela facilite donc considérablement ce genre d’activité … Il a toujours misé sur tous ses réseaux familiaux : il connaissait les familles royales du monde entier et s’est toujours efforcé d’avoir leur soutien, et de maintenir des relations amicales avec tous les chefs d’Etat qu’il a pu rencontrer. La France a joué un grand rôle dans la transition, le président Giscard l’a tout de suite soutenu, mais les relations ont également été très bonnes avec les Allemands, les Italiens … Juan Carlos a compris qu’après 40 ans d’isolement franquiste, il fallait jouer la carte de l’international pour que l’Espagne puisse de nouveau briller.
Il a voulu faire avec l’Amérique latine une espèce d’ensemble, de communauté fraternelle. Il a donc organisé tous les deux ans ces grands sommets ibéro-américains. Au Moyen-Orient, il est très ami avec toutes les familles royales. Il a compris que l’Espagne devait sortir de l’isolement, et ce fut sa meilleure carte car la Constitution lui octroyait ce rôle : il n’avait plus de rôle exécutif en Espagne, mais il était de fait le premier ambassadeur du pays. Toutes les entreprises espagnoles en ont profité, car il embarquait à chaque fois un avion entier de chefs d’entreprise.
Les choses sont plus compliquées pour Felipe aujourd’hui pour deux raisons. D’abord parce qu’il est « plus » Espagnol, au sens où il n’a pas vécu en exil. Il a été élevé en Espagne et dans la langue espagnole, a épousé une Espagnole, bref il n’a pas l’aisance internationale de son père. Ensuite, son gouvernement a une forte composante républicaine, qui limite son rôle. Par exemple, il y a récemment eu une crise entre l’Espagne et le Maroc. Le Roi Felipe s’est empressé de se proposer comme médiateur avec le Roi du Maroc, et le gouvernement ne l’a pas autorisé. Il ne s’est pas imposé face à un gouvernement qui entend limiter son rôle politique.
Philippe Meyer :
Dans l’inventaire des réussites de Juan Carlos, le fait que son fils lui ait succédé n’est pas la moindre. Il faut se souvenir que même au moment où Juan Carlos était au sommet de sa popularité, la plupart des commentateurs disaient que cette popularité n’était attachée qu’à sa personne, non à la fonction du Roi, et encore moins à la monarchie.
A propos de son rôle international, les gens qui l’ont rencontré sont frappés par son côté sympathique et direct, mais aussi par le fait qu’à un moment donné survient inévitablement un plafond de verre : il s’agit du Roi d’Espagne, descendant de Louis XIV, apparenté à la Reine Victoria, etc. Il a été élevé dans une espèce de « nid » de Rois ou de Rois déchus, certes pauvres comme Job, mais pas « du même monde ».
Dans les voyages qu’il a faits pour les sommets ibéro-américains, il y a des moments tout à fait étonnants. Je me souviens par exemple qu’il propose un jour à Chávez de « la fermer », interrompant une diatribe interminable. Il y a donc incontestablement des éléments qui tranchent avec son fils, dont on se demande s’il n’est pas devenu le « grand dadais » que son père n’a jamais véritablement été …
Laurence Debray :
Nous verrons, mais Felipe s’est tout de même montré ferme durant la crise catalane. Il a défendu la Constitution et l’unité du pays. Mais il est vrai qu’il y a une question de personnalité. Juan Carlos, en plus d’incarner une généalogie très impressionnante, a acquis sa légitimité politique en résistant à un coup d’Etat et en démocratisant un pays. C’est même assez étonnant pour nous qu’un Roi refuse les pleins pouvoirs hérités de Franco. Sa personnalité surprend, c’est incontestable. Il peut se montrer très sympathique, mais c’est le Roi, et il a toujours conscience de sa place, et de celle de ses interlocuteurs. Il est vrai qu’il a pu dire tout haut ce que tout le monde pensait ou n’osait pas dire, comme avec Chávez. Ce sont aussi ces éclats qui ont fait de lui une personnalité très attachante. Son fils, en se montrant plus sobre, personnalise moins la Couronne, et peut paraître terne en comparaison.
Les Espagnols étaient Juan Carlistes, il faut à présent qu’ils deviennent monarchistes. C’est le défi que Felipe VI doit relever.
Lucile Schmid :
On sent qu’il y a un nœud autour de cette question de la personnalisation. Il a d’abord fallu que Juan Carlos accepte de s’effacer pour circonvenir Franco, puis pour mettre en avant les institutions. Car Franco, c’était le pouvoir personnel. Dans le parcours personnel et politique de Juan Carlos, il s’est agi d’être une personne engagée pour pouvoir s’effacer, c’est tout le paradoxe de ce destin hors norme.
J’aimerais revenir sur sa relation à son fils. Felipe VI est en quelque sorte en train de « tuer le père », au sens où il n’assume pas d’être le fils d’un homme qui a certes fauté, mais a tout de même permis la transition démocratique. En se comportant ainsi, Felipe prend le risque d’effacer complètement la légitimité monarchique en démocratie, de n’apparaître que comme un pantin. Le Roi d’Espagne risque de n’être plus qu’une image, ce « grand dadais » dont parlait Philippe, juste bon à figurer dans ces magazines qu’on lit chez le coiffeur … La personne de Juan Carlos tranche beaucoup : un homme qui n’est pas un intellectuel mais parle plusieurs langues, qui défend les droits du peuple palestinien, ami d’Hussein de Jordanie, emmenant des cargaisons d’entrepreneurs, bref un homme ayant réussi une synthèse impressionnante.
En comparaison, Felipe joue son rôle et respecte les institutions, mais ne parvient pas à leur donner un caractère vivant, à les incarner. Qu’en pensez-vous ?
Laurence Debray :
Quand je parlais à Juan Carlos de son fils, et que je lui demandais quelles étaient leurs grandes différences, il m’a dit : « lui est né dans un palais, et moi en exil ». Je crois que tout est là. Juan Carlos sait d’où il vient, il a dû lutter pour se frayer un chemin.
Le « parricide » de Felipe date d’avant les scandales. Il n’avait par exemple pas invité son père à la cérémonie d’anniversaire des premières élections en Espagne. Tout le monde y était, sauf l’homme qui avait organisé ces premières élections. Le projet vient donc de loin.
En agissant ainsi, Felipe se coupe effectivement de sa légitimité historique. La monarchie espagnole n’est pas comme la monarchie britannique : elle est très récente puisqu’elle remonte à 1975, et ne vient que du père. En se coupant de lui, la légitimité de Felipe est particulièrement fragilisée. Face à la pression du gouvernement et des réseaux sociaux, il aurait pu dire : « oui mon père a fauté, mais il reste mon père, et l’ancien Roi d’Espagne à qui nous devons la Constitution et la démocratie. Il va donc rester sagement dans un palais, et nous laisserons faire la justice ». Je rappelle d’ailleurs que ni la justice espagnole ni la justice suisse n’ont trouvé quoi que ce soit de condamnable. Peut-être que ce n’est pas dans sa personnalité ou son caractère, mais cela prouve en tous cas qu’il a peur, et que cette monarchie reste fragile. Et puis il y a une pression constante du gouvernement, qui est sans doute difficile à vivre au quotidien. Juan Carlos était parvenu à régner remarquablement bien avec le gouvernement socialiste de Felipe González. Ce furent des années foisonnantes, avec l’exposition universelle à Séville, les Jeux Olympiques de 1992, des sommets de la paix pour le Moyen-Orient, l’entrée dans la Communauté Européenne … Il y avait une vraie alliance entre la Couronne et le gouvernement, pour le pays. Cela n’existe plus aujourd’hui.
Nicolas Baverez :
Pensez-vous qu’une réconciliation est possible entre le pays et ce Roi qui fut le père de sa démocratie ? Si oui, comment ? Ou faudra-t-il attendre sa disparition ?
Laurence Debray :
Pour le moment, le débat porte sur « peut-il revenir en Espagne ? » Juridiquement, il en a tout à fait le droit, mais politiquement c’est une autre affaire. Les maisons royales sont organisées très hiérarchiquement, et le supérieur de Juan Carlos, c’est son fils. Or pour le moment, son fils lui dit qu’il peut revenir, mais seulement quelques jours, pas forcément au palais, et qu’il faut trouver un moment opportun … Bref il essaie de repousser le problème. J’ai essayé de dire aux Espagnols que si le père de la démocratie décède à Abu Dhabi, cela ferait un peu désordre … Car on parle tout de même d’un homme âgé, avec des problèmes de santé et de mobilité, qui a été opéré 20 fois en dix ans, etc. Et quel hommage prépare-t-on pour sa mort ?
Je ne vois pour le moment pas de solution. Il est certain que Juan Carlos ne rêve que d’une chose, c’est de revenir dans son pays. Quant à son héritage, à sa mémoire ou à sa légende, c’est un travail que vont devoir accomplir les Espagnols. Ils ont besoin de se construire un récit national, une Histoire moderne de leur pays. Pour le moment, ils sont davantage préoccupés par des luttes politiciennes intestines. Je rappelle d’ailleurs que l’Histoire est enseignée de manière régionale en Espagne : on parle très peu de l’Histoire du pays, on insiste en revanche beaucoup sur l’Histoire de la Catalogne, celle de l’Andalousie, etc. Inscrire Juan Carlos dans l’Histoire du pays et la mémoire du peuple espagnol sera un processus long, auquel les Espagnols ne me semblent pas encore prêts.
Philippe Meyer :
L’une des choses les plus frappantes à propos du destin de Juan Carlos est qu’il s’agit aujourd’hui de lutter contre la mémoire courte. Il faut faire un véritable effort pour ne pas figer les choses dans les derniers évènements (qui sont en effet controversés). Qui aujourd’hui en Espagne milite pour une mémoire longue ? Qui essaie de rappeler les apports de Juan Carlos ? Il reste tout de même beaucoup de gens qui ont travaillé avec lui, qui ont été surpris par lui … Y a-t-il des gens qui essaient de défendre cette mémoire non superficielle ?
Laurence Debray :
Il existe une génération d’Espagnols qui savent ce qu’ils doivent à Juan Carlos, mais ils ne parlent pas très fort … Il y en a parmi les socialistes du gouvernement de 1982 de Felipe González, c’est le cas d’Alfonso Guerra, notamment. Mais ce n’est pas une mémoire dont on parle beaucoup, et elle a tendance à être instrumentalisée par les partis politiques. Podemos par exemple dit que la transition a été mal faite, qu’il faut une autre Constitution, etc. Il n’y a pas encore la distance par rapport à l’Histoire longue, nécessaire pour bâtir une conscience nationale.
Lucile Schmid :
A propos de l’unité espagnole, je me souviens de la façon dont Carlos Puigdemont s’est enfui à Bruxelles, d’où il exhorte les institutions européennes à prendre parti pour l’indépendance de la Catalogne. La question est complexe, ne révèle-t-elle pas une certaine fragilité des institutions ? Il y a les partis politiques, mais l’Histoire de l’unité démocratique espagnole est au fond assez récente …
Laurence Debray :
Oui. Il y eut d’abord le terrorisme basque, qui a fait des centaines de morts et a duré de longues années. C’est une blessure très profonde pour Juan Carlos, on sent chaque fois qu’il aborde le sujet qu’il s’agit de l’un de ses plus grands échecs.
Ce qui se passe en Catalogne révèle en effet que l’unité du pays est loin d’être acquise. Bon gré mal gré, elle était tout de même incarnée par Franco. Ensuite, ce fut un jeu entre le pouvoir central et politique à Madrid et les différentes régions, qui obtiennent de plus en plus d’autonomie en échange de leur soutien à telle ou telle proposition de loi, ou tel ou tel gouvernement. Chaque région a son lot de privilèges, on en est encore à un niveau de marchandage politique, rien n’est acquis. Les Catalans voulaient d’abord lever leurs propres impôts, sans envoyer l’argent à Madrid.
Il est certain que l’heure est au régionalisme et à l’individualisme. On s’aperçoit que les indépendantistes ont joué avec le feu. Aujourd’hui en Catalogne, on n’arrive même pas à faire respecter la loi des 25% d’enseignement en espagnol … On leur a tellement donné qu’à un moment, ils se sont sentis en droit de tout obtenir. Pour nous Français, une telle autonomie des régions est difficile à imaginer ; sur la seule Éducation nationale, c’est proprement incroyable.