L’agriculture
Introduction
Philippe Meyer :
Avec plus de la moitié de son territoire couvert par des activités agricoles, et une production représentant 18% du total européen, la France est le premier pays agricole de l’Union européenne. Alors qu’on compte aujourd’hui environ 400 000 exploitations en France, leur nombre ne cesse de décroître, à un rythme de 2% par an, tandis que leur surface s’étend davantage. 10% des plus grandes exploitations représentent ainsi 45% de la production nationale. La part de l’emploi agricole a fortement diminué en quarante ans, passant de 7% en 1982 à 1,5% aujourd’hui.
Cette baisse du nombre d’agriculteurs s’accompagne d’un vieillissement de la profession, dont un tiers des représentants a plus de 60 ans ou atteindra cet âge d’ici cinq ans. La jeune génération représente une faible proportion, avec seulement 1% des agriculteurs âgés de moins de 25 ans, ce qui est imputable en partie à l’allongement des études : un agriculteur sur deux est aujourd’hui titulaire du baccalauréat et plus de 25% sont diplômés de l’enseignement supérieur.
Confronté au défi de nourrir 9,7 milliards d’humains à l’horizon 2050 tout en prenant en compte les questions environnementales, le secteur agricole connait des évolutions importantes. L’agriculture biologique se développe en France et représente désormais 8,5% de la surface agricole. La nécessité d’investir pour la mise aux normes des outils de production et l’achat d’instrument plus performants, associée à une augmentation du coût de la terre, a conduit à une augmentation du taux d’endettement des agriculteurs, qui est passé de 35% en moyenne en 1990 à 43% en 2015.
Cet endettement a accéléré la financiarisation de l’agriculture, avec des fonds d’investissement et des groupes industriels agroalimentaires effectuant des placements dans le foncier agricole, considéré comme un actif sûr, ou entrant dans le capital d’exploitations importantes. Si les corporate farms, détenues uniquement par des actionnaires, représentent encore une portion infime des exploitations en France, de plus en plus de fermes sortent du modèle familial pour adopter un mode de fonctionnement s’apparentant à celui de firmes industrielles.
Au-delà de ces entreprises agricoles, la situation économique des agriculteurs demeure préoccupante, avec près d’un ménage agricole sur cinq vivant sous le seuil de pauvreté. Pour répondre à ce problème, le Parlement a adopté en octobre 2021 la loi EGALIM 2 visant à protéger la rémunération des agriculteurs. Elle prévoit entre autres une sanctuarisation du prix des matières premières au profit des agriculteurs et instaure une clause de révision automatique des prix dans les négociations entre producteurs et acheteurs.
Florence Pinton, vous êtes enseignante et chercheuse en sociologie rurale – vous avez été formée chez et par Henri Mendras - et en sociologie de l’environnement. Vous vous intéressez aux conditions d’accès aux ressources naturelles et à leur mode de valorisation, aux politiques de conservation de la biodiversité et à la diffusion de l’agroécologie dans les systèmes agricoles, au Nord comme au Sud. Vous travaillez et vous avez travaillé en France, singulièrement en Bourgogne, mais aussi au Brésil, l’un de vos centres d’intérêt est la transition écologique et les « « systèmes agricoles alternatifs ». Avant de nous y intéresser, que dire de ce qu’est, en France, le type d’agriculture que nous considérons comme le plus prégnant : l’agriculture familiale ?
Kontildondit ?
Florence Pinton :
Il est important en effet de revenir sur cette notion d’agriculture familiale en France, car c’est le concept sur lequel s’est appuyée toute la période de modernisation agricole, qui a permis le passage des paysans aux agriculteurs. C’est une idée qui n’est pas propre à la seule France, elle a été abondamment décrite (par la littérature notamment) à l’arrivée du capitalisme dans l’agriculture familiale, et ses effets sur son mode de fonctionnement.
J’aimerais partir de quelques constats pour éclairer ce que pourra être son avenir en France, en tant qu’organisation sociale et économique. Je précise cependant que je ne suis pas économiste, je ne traiterai donc pas de l’efficacité comparée de différents modèles, mais de formes sociales observables sur tout le territoire.
Premier constat : en 2014, les Nations-Unies insistaient encore sur la prédominance des petites et moyennes exploitations familiales à l’échelle mondiale. Le modèle familial a été largement consacré par les politiques du XXème siècle. Mais pour le XXIème siècle, il ne semble plus aller de soi. Les travaux de François Purseigle ont par exemple montré que de façon progressive et presque invisible, une « agriculture de firme » est apparue. De quoi s’agit-il ? Ce sont des modèles agricoles qui tendent à se rapprocher d’autres secteurs économiques classiques dans leur organisation.
Au début du XXIème siècle, l’agriculture a subi un certain nombre de dérégulations, le paysage agricole d’aujourd’hui a été relativement déstabilisé dans les dernières décennies. Il y a la mondialisation des agricultures, mais il faut aussi rappeler l’importance de la crise économique de 2008, qui a conduit à une crise alimentaire importante. Enfin, la financiarisation est le dernier élément d’érosion de ce modèle agricole traditionnel.
Il y a aujourd’hui une très grande diversité de situations à travers le monde et à travers chaque pays. Les enjeux de productivité et de compétitivité sont de plus en plus grands, face à la dérégulation du secteur, et ils restent les principaux moteurs de développement de l’agriculture. Mais on a également assisté à une remise en cause du modèle agricole productiviste classique. La crise alimentaire dont je parlais a nourri les débats sur la sécurité alimentaire aux différentes échelles.
Dans son développement, l’agriculture productiviste a été adossée à l’industrie agro-alimentaire, ce qui a eu pour effet de dissocier complètement la production de l’alimentation. Ce sont deux sphères économiques qui sont complètement séparées pour le consommateur. L’enjeu n’est donc plus tant d’assurer une certaine quantité et une certaine qualité, afin de garantir la sécurité alimentaire, mais plutôt de travailler à l’accès et à la sécurité de l’approvisionnement. C’est ainsi que les questions de sécurité alimentaire deviennent des questions de souveraineté alimentaire. Nous en parlons par exemple en ce moment avec la crise ukrainienne, et la montée des prix des denrées agricoles.
Richard Werly :
Vous évoquez le visage mondial de l’agriculture, ou les grandes tendances mondiales qui la façonnent. Si vous regardez de plus près l’Europe et plus particulièrement l’agriculture française, diriez-vous qu’elle a fait de la résistance ces 50 dernières années, ou bien qu’elle s’est pliée au modèle globalisé ?
Florence Pinton :
L’agriculture française a beaucoup résisté, et cela a conduit à une situation sur laquelle nous reviendrons certainement. Pour expliquer cette résistance, il faut rappeler quelques éléments historiques. A propos des impacts de la modernisation, il y a deux sources d’information importantes : le recensement agricole qui s’effectue en France tous les dix ans. Le dernier en date est sorti en 2021, c’est à dire que jusqu’à l’année dernière, on vivait sur les données de 2010. D’autre part, il y a l’excellent travail effectué par le Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE), qui reprend toutes ces données, les discute et donne un panorama sur les évolutions et le devenir de l’agriculture française, avec éventuellement des préconisations. C’est un panorama avec lequel on peut ne pas être d’accord, mais il est précieux.
Les statistiques agricoles françaises peuvent être largement questionnées aujourd’hui. Du point de vue de l’agriculture, les indicateurs de ces statistiques, c’est à dire ce qu’elles essayent de rendre visibles, ne sont pas tout à fait armés pour saisir de façon pertinente toutes les évolutions en cours. Ces statistiques ont été construites pour saisir le référentiel français, celui de l‘agriculture familiale. Mais du coup, elle ne sont pas toujours en mesure de saisir les innovations. De fait, je ne pourrais par exemple pas vous donner de chiffres précis sur les agricultures alternatives, l’agriculture de firme, etc. Les statistiques sont donc formatées par l’agriculture familiale, les syndicats agricoles la revendiquent, et même les politiques publiques, à l’échelle du ministère de l‘agriculture, sont encore largement construites sur ce référentiel (même si c’est en train de changer un peu).
David Djaïz :
Si l’on regarde l’histoire de l’agriculture française ces 150 dernières années, on a l’impression d’une série de modernisations contrariées. C’est à dire qu’elles prennent la forme d’un compromis avec les forces productives, notamment la paysannerie. La première de ces modernisations est celle que décrit l’historien américain Eugen Weber dans son livre : « la fin des terroirs ». La deuxième est décrite par Henri Mendras dans « la fin des paysans ». On voit que dans les deux cas, une sorte de compromis socio-politique s’établit entre l’Etat et les paysans. Sous la IIIème République c’est très clair, avec la volonté de ne pas trop favoriser l’industrie, de perturber le moins possible l’équation agricole classique, largement familiale et vivrière. Sous la IVème, puis la Vème République, on a le remembrement, le recours au crédit, l’achat de machines, mais on reste tout de même dans le modèle familial.
Quel serait selon vous le projet pour l’agriculture aujourd’hui, compte tenu de ce qu’ont été ces deux vagues de modernisation ? On a un peu l’impression de la quadrature du cercle : il faut à la fois une agriculture moins émettrice de gaz à effet de serre, plus respectueuse des écosystèmes, mais toujours aussi performante. Il faut enfin assurer un revenu décent, ce qui est loin d’être la cas aujourd’hui. Si bien que chaque fois qu’on discute avec un agriculteur, on a le sentiment d’une spirale de malheur : ils sont à la fois invectivés par le monde écologique, qui leur reproche tous les maux ; ils n’ont pas de modèle économique vraiment viable, leur modèle est de moins en moins performant à l’exportation, etc.
Quel serait le compromis socio-politique à effectuer avec le monde agricole au XXIème siècle en France ?
Florence Pinton :
C’est une question très difficile car elle brasse énormément de sujets. A propos des agriculteurs « mal-aimés », il faut d’abord dire que si la modernisation agricole a permis ce passage de la paysannerie à l’agriculture, l’imaginaire français est encore très attaché à ce modèle paysan. Cette modernisation a professionnalisé la paysannerie, mais ce faisant elle a aussi exclu beaucoup de gens, et tout cela fut assez douloureux. L’Etat a mis des moyens absolument gigantesques dans cette modernisation, c’est tout un appareil de développement agricole qui s’est mis en place, encore présent aujourd’hui, avec les chambres de l’agriculture, par exemple. De tout ceci a émergé un groupe professionnel : les agriculteurs. Quand on parle aujourd’hui d’agriculture, le discours est le plus souvent porté par ces organisations professionnelles, qui sont effectivement dans des situations difficiles.
Il y a effectivement un phénomène récent d’agribashing. C’est un néologisme repris par la FNSEA pour désigner les actes de violence exercés par la société civile dans son ensemble contre l’agriculture. C’est l’expression du rejet du modèle agricole conventionnel par une partie des citoyens, qui ont de nouvelles exigences et attentes, effectivement liées aux questions environnementales. Ces héritiers de la modernisation agricole se retrouvent donc quasiment contraints de justifier leurs pratiques, mais aussi de les transformer.
En France, il y a eu un changement politique important avec la loi d’avenir de 2014, qui inscrit le modèle agro-écologique comme le projet agricole français. C’est normalement une posture en rupture avec ce qu’avait été la modernisation agricole, sauf que cette fois-ci on n’y met pas les mêmes moyens. L’appareil agricole classique est donc peu équipé pour faire face à cette exigence de transition écologique. L’agro-écologie va donc à la fois apporter de nombreux espoirs à toute la société, tout en se heurtant à des difficultés de changements de pratique avec les professionnels du secteur. Cette dimension agro-écologique est un facteur transversal très important pour comprendre les évolutions du secteur.
Marc-Olivier Padis :
A propos de la relation des Français à leurs agriculteurs, on constate que s’ils sont mal aimés aujourd’hui, ce n’était pas le cas pendant la période de modernisation. Bien que très difficile pour eux, ils s’en étaient emparés avec beaucoup de courage, d’ambition et de fierté. Il y avait cette idée qu’ils allaient nourrir la population et garantir la souveraineté alimentaire. Ce qu’ils ont fait. On a le sentiment que cette relation est aujourd’hui principalement faite d’incompréhension, entre des Français majoritairement urbains, qui ont perdu la relation avec le terroir, et des métiers qui se sont beaucoup technicisé (dans l’élevage notamment), loin de l’imagerie de la ferme traditionnelle.
Ce modèle issu de la modernisation est aujourd’hui dans une impasse : les agriculteurs ne gagnent pas vraiment leur vie, sont mal considérés, etc. On se demande si un nouveau paradigme peut émerger autour de la transition agricole. Vous nous avez déjà dit qu’il était difficile de définir les pratiques agricoles alternatives. Pouvez-vous nous dire pourquoi ? Il semble que du point de vue des subventions ou des labels, côté consommateur, on a l’impression que des choses existent.
Florence Pinton :
Avant d’aborder cette question de l‘agriculture alternative, il me faut développer quelques points. D’abord, la spécificité de l’activité agricole, c’est d’être indissociable des processus biologiques : le paysan travaille avec du vivant. C’est pourtant un débat qui a eu lieu parmi les économistes, certains pensent que cela ne va pas forcément de soi, ou du moins que l’activité agricole est exactement semblable à celle d’autres secteurs économiques. C’est ainsi que, paradoxalement, cette dimension de proximité avec les processus biologiques a été totalement ignorée par la modernisation agricole. En France, il s’est agi de générer une forme d’autonomie de l’activité agricole par rapport aux processus naturels, voire par rapport aux territoires où elle s’inscrivait. C’est ce qu’on a appelé l’agriculture « hors-sol ». Il y avait l’idée d’émanciper l’agriculture d’un certain nombre de contraintes naturelles.
Or cette dimension de proximité avec le vivant, étant données la crise écologique que nous vivons, est revenue très fort dans le paysage agricole, avec l’agro-écologie dont je parlais plus haut. Les agriculteurs sont donc confrontés pour la deuxième fois à un changement de référentiel technique très important. Pendant la modernisation, c’était celui de l’agro-chimie, désormais il faut intégrer l’écologie.
Les agriculteurs doivent donc changer de pratique. Pendant près de 50 ans, ils ont suivi la modernisation agricole en adoptant le référentiel de productivité, et voilà qu’on leur demande autre chose. Les travaux de l’INRA ont montré que mener à bien ce projet agro-écologique nécessiterait de repenser totalement les systèmes agricoles. C’est donc une prise de risque très grande pour les agriculteurs, qui sont déjà affiliés à des filières et à des marchés, ils ne peuvent pas tout changer du jour au lendemain. Ce sont ces fortes prises de risque qui posent des difficultés à une grande majorité d’agriculteurs « conventionnels » (j’entends par là : issus de la modernisation agricole).
Une alternative consiste à se dire « je ne peux pas prendre le risque de changer entièrement mon système, je vais donc l’optimiser en y intégrant des éléments écologiques, et en m’appuyant sur les nouvelles technologies ». C’est ce que j’appelle « l’agro-écologie faible », que d’autres qualifient péjorativement de « verdissement ».
Nous sommes dans une situation de crise importante. Traditionnellement, on devenait agriculteur car on était fille ou fils d’agriculteur. Cela a fonctionné pendant des années, jusqu’à ce que les enfants d’agriculteurs, compte tenu des difficultés que connaissaient leurs parents, voyant la difficulté du métier, veuillent faire autre chose. Il y a donc un problème de cessation de l‘activité agricole, avec un vieillissement de la population, ainsi qu’un problème de transmission. Qui va reprendre les exploitations ? Le métier n’est plus attractif. Le CESE insiste beaucoup là-dessus : les solutions viendraient des politiques publiques, avec d’un côté l’aide à la cessation d’activité pour les agriculteurs, et l’aide à la reprise et à la transmission pour les candidats à la reprise des exploitations. Car celles-ci supposent désormais des capitaux absolument colossaux.
Philippe Meyer :
Dans le problème de la reprise d’une exploitation agricole, il me semble que l’aménagement du territoire joue aussi un rôle considérable. Etant donnés les appétits en matière de loisirs ou de culture des nouvelles générations, il me semble que la rareté ou la médiocrité des politiques d’aménagement du territoire dans ces secteurs peut contribuer à expliquer la relative déshérence des transmissions familiales d’exploitations agricoles ?
Florence Pinton :
Avant même la question de l’aménagement du territoire, il y a la question du foncier agricole en France : les questions de zonage, de répartition des terres agricoles sur le territoire français. En parlant de l’aménagement, je pense d’abord à cet enjeu majeur pour l’agriculture de demain, que personnellement je considère comme le véritable nerf de la guerre.
A l’échelle du territoire, que devient une exploitation qui se libère ? Grosso modo, on a 10% qui revient à l’artificialisation des terres, 40% à l’agrandissement, et les 50% restants vont à de nouveaux installés. C’est très schématique, beaucoup d’autres facteurs entrent évidemment en jeu, mais en moyenne c’est à peu près cela.
On peut alors faire deux constats. L’un est proposé au milieu agricole, l’autre concerne davantage l’aménagement du territoire, notamment par le rôle qu’y jouent les collectivités territoriales. En France, environ 60 000 hectares par an vont à l’urbanisation, ils sont donc perdus par l’agriculture. Mais le reste des terres est repris, et de nouveaux acteurs arrivent. Il y a d’un côté les investisseurs, dotés du capital économique nécessaire, qui vont être à l’origine de nouvelles formes d’agriculture, très innovantes et très mal connues en France (car très peu étudiées, on n’a pas de véritables statistiques). Elles reposent sur des organisations très différentes. Peut-on par exemple les classer dans les « agricultures alternatives » ? De l’autre côté, de nombreux candidats voulant reprendre une exploitation. On estime aujourd’hui que 70% d’entre eux sont des enfants d’agriculteurs. Les autres sont hors cadre familiaux, et il y en a même certains parmi eux qui ne sont même pas issus du tout du monde agricole. Ils ont des profils très variés, des niveaux d’étude souvent élevés (il y a beaucoup de reconversions professionnelles), ils viennent souvent d’un milieu urbain. Ces candidats-là changent le profil des petites exploitations agricole d’aujourd’hui, et leur apportent un regain de vitalité ; il s’agit souvent d’agriculture bio, de proximité, etc.
David Djaïz :
Sully le disait déjà, pas besoin des mines d’or du Pérou, la France a déjà la culture et l’élevage. La monarchie administrative française a longtemps été puissante et peuplée parce que le pays était bien nourri. On l’a évoqué tout à l’heure à propos de la IIIème République et de la modernisation : l’agriculture a toujours été au cœur du projet national.
Dans ce que vous venez de décrire, on décèle (même si c’est encore mal documenté) deux tendances. L’une va vers une hyperconcentration capitalistique, à de la spéculation foncière (car ce sont des actifs promis à une forte prise de valeur). Une autre va vers la mode de la permaculture, ce fantasme d’une agriculture autosuffisante et vivrière, un culte du petit, avec des projets parfois avortés. Mais il me semble qu’il manque un élément dans ce panorama : un effort de cadrage national. Au moment de la modernisation, il s’agissait d’assurer l’indépendance alimentaire et la performance à l’export. Je ne vois pas aujourd’hui dans le débat public une réflexion sur la place de l’agriculture dans notre contrat social. Je suis pourtant persuadé qu’avec les transitions qu’il nous faut accomplir, cette place devrait être centrale.
Florence Pinton :
Je vais vous répondre d’après mes observations, mais aussi d’après un sentiment personnel, qui je l’avoue n’est pas étayé sur assez de données. J’espère donc ne pas faire hurler certains de mes collègues chercheurs.
Quand je parle à mes étudiants de l’agriculture française, je leur explique que curieusement la France manque d’un projet agricole clair. L’agriculture régresse d’un point de vue économique, on importe de plus en plus, bref nous sommes dans une phase de perte de vitesse, loin de l’époque où l’agriculture était envisagée comme fer de lance. Ce dont nous parlons là n’est pas encore précisément documenté, mais il est clair que la volonté des gouvernements à venir sera décisive. Le projet agricole de demain pourra varier considérablement selon les orientations politiques.
Ceci étant dit, je crois malgré tout que « les agriculteurs » ne constituent plus un groupe social homogène, et qu’on n’a pas de modèle agricole dominant (l’exploitation familiale de taille moyenne s’érode chaque jour davantage). Nous sommes confrontés à une extrême diversification des modèles agricoles, et on peut faire l’hypothèse de leur coexistence. C’est peut-être très optimiste, voire naïf, car il y a incontestablement des rapports de force, du lobbying, etc. Pour le moment en tous cas, c’est tout ce que je me risquerai à dire.
Richard Werly :
Quand on parle de l’agriculture, et a fortiori en France, on touche à quelque chose de très fort dans l’imaginaire collectif. On se souvient d’affiches électorales avec des paysages bucoliques en arrière-plan par exemple. D’après vous, cet imaginaire agricole est-il toujours très présent, ou est-il en train de s’archipelliser, parallèlement à la profession ? L’image de l’agriculteur que tout le monde avait il y a encore quelques décennies existe-t-elle encore ?
Florence Pinton :
Je suis d’une génération qui a vécu avec cet imaginaire paysan, mais je ne suis pas sûre que nos enfants l’aient. Cela me semble être une question générationnelle avant d’être géographique, car cela touche aussi les jeunes en milieu rural. C’est en tous cas l’expérience que je peux avoir en Bourgogne. Il y a un réel attachement à l’activité agricole, il faut qu’elle soit vivante, il faut que le territoire produise son alimentation, la question de la reterritorialisation est importante. On voit ainsi une profusion d’innovations, de collaborations, d’efforts pour essayer de redonner corps à une agriculture de proximité, mais aussi à une capacité de résilience alimentaire (sécuriser la durabilité de l‘accès à l’alimentation). Ces formes nouvelles se développent parce que les jeunes générations s’inquiètent du nombre d’exploitations agricoles non reprises, et c’est ainsi que des projets agricoles se développent, visant à transformer l’activité de façon plus transversale que sectorielle.
L’imaginaire a tout de même changé, les questions environnementales ont pris le relais. La question des paysages par exemple est importante.
David Djaïz :
Je ne suis pas persuadé que la jeune génération soit en délicatesse avec l’agriculture, il me semble au contraire qu’elle en a une image romantique. Il y a par exemple ce film, « Paul dans sa vie » (documentaire de Rémi Mauger, 2006), qui suit un paysan du Cotentin ayant obstinément refusé la modernisation ; il en est l’un des exclus. Il y a beaucoup de gens comme cela, mais ils ne sont pas très vocaux ou audibles dans le débat public, on les a moins entendus que d’autres professions, comme les artisans ou les commerçants.
Il existe aujourd’hui une espèce d’extase à propos de la ruralité, vue soit comme un pays de Cocagne, fait d’écotourisme et de chambres d’hôtes dans lesquelles on va « se recréer », soit comme une exaltation de la petite paysannerie parcellaire d’avant la modernisation, sur fond de permaculture. Mais c’est souvent le fait de gens qui ne savent pas ce qu’est la production, et les savoir-faire techniques dont elle dépend. J’ai des amis qui ont tenté la reconversion dans la permaculture et ont renoncé au bout de six mois, après avoir fait l’expérience de la quantité de travail nécessaire (7 jours sur 7 à raison de 12 à 14 heures de travail quotidien), et de la technicité du travail. Si l’on veut renouveler un contrat entre ce pays et la ruralité, il faut pouvoir enseigner ce qu’est véritablement la production agricole aujourd’hui. A mon avis, on est moins dans un désamour que dans une représentation de carte postale.
Marc-Olivier Padis :
On a beaucoup parlé des exploitations agricoles, mais comme vous le disiez plus haut, les agriculteurs sont pris dans des filières. Il y a un amont et un aval de leur travail. En amont, des sociétés qui leur vendent le matériel. Certaines machines sont très coûteuses et nécessitent des emprunts, il y a les engrais, etc. En aval, il y a les collecteurs, les transformateurs et les distributeurs, qui ont la main sur les prix. Je suis toujours étonné qu’on parle si peu de l’ensemble de cette chaîne, même de la part des agriculteurs. Par exemple, ils sont peu nombreux à dire que quand vous achetez une pomme dans un magasin, ils ne touchent pas plus de 10% de son prix de vente. Il y a par exemple tout un débat sur le coût trop élevé pour le consommateur des produits bio. Mais qui sait que 90% du prix de vente d’une pomme bio va à d’autres acteurs que l’agriculteur ? Ce n’est pas à lui de faire l’effort, mais à l’amont et à l’aval.
Florence Pinton :
Je ne suis pas tout à fait d’accord sur ce que disait David à propos de la repaysannisation, la permaculture, le retour au maraîchage, les savoir-faire nécessaires et tout ce genre de choses.
Sur la question des filières, je dois d’abord vous dire qu’elle n’est pas dans mon champ de recherches, si ce n’est dans le cadre des systèmes alternatifs. Ceux-ci ne concernent pas que les petites exploitations agricoles, les grosses firmes innovantes mettent elles aussi en place des micro-circuits, pour retravailler la question de la chaîne des valeurs.
La notion de circuit court est très importante. Il existe d’autres formes de commercialisation ; il suffit de se promener dans Paris pour que vous saute aux yeux le nombre de magasins de producteurs. Les agriculteurs ne sont pas des commerçants, mais ils s’organisent pour sortir de ces filières conventionnelles longues. Elles sont encore très présentes évidemment, mais il y a de réelles tentatives, pour que l’agriculteur soit mieux rémunéré sans pour autant que le prix n’augmente trop pour le consommateur. Ce circuit court peut prendre une forme très engagée et militante, comme l’AMAP (Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne ou Association pour le Maintien d’une Agriculture de Proximité) : le consommateur s’engage à acheter un certain volume de produits tous les mois. C’est une forme de contractualisation. C’est encore assez marginal mais il y a tout de même un essor notable.
Marc-Olivier Padis :
Pour en donner une idée, je discutais récemment avec le maire d’une ville de banlieue parisienne à propos de l’achat de nourriture bio pour les cantines scolaires de sa ville. Il me disait qu’en région parisienne, il n’existe plus de produits disponibles en assez grandes quantités car les AMAP ont absorbé l’ensemble de la production bio en Ile-de-France.
Florence Pinton :
Oui, cela montre qu’il existe un réel espace pour ces tentatives. A condition de mettre en place des outils qui permettent aux gens de s’installer. Car la demande d’installation est très grande. Vous parliez de tous ceux qui échouent, mais il y en a qui restent !
David Djaïz :
Je dissipe un malentendu : j’adore la permaculture, et je trouve cela passionnant. Ce qui m’interpelle, c’est qu’il n’existe pas de cadrage national, or il faut fixer des objectifs de production. Il bien nourrir les gens ! Pour le moment, il me semble que chacun est en train de réinventer la roue dans sa micro parcelle … Il existe des études selon lesquelles si l’on passait tout en bio, il n’y aurait d’abord pas suffisamment de surface agricole disponible, et surtout les rendements seraient insuffisants pour nourrir la population.
Florence Pinton :
Un professionnel agricole en France est appelé « actif agricole ». Ce terme est lié au fait que le professionnel en question est capable de répondre à un certain nombre de normes, de projets, de revenus, etc. Dans ces demandes de retours à la terre, il y a énormément de gens qui ne peuvent pas accéder à ces aides prévues pour les agriculteurs. C’est en partie pour cela que certains renoncent. Peut-être pourrait-on redéfinir aujourd’hui encore ce qu’on entend par « actif agricole » (même si la notion a déjà été élargie en 2014), afin que ces gens puissent eux aussi bénéficier des aides de l’Etat et des politiques publiques. Faire en sorte que l’offre et la demande se rencontrent davantage, en somme.