Thématique : les Téméraires, avec Bart Van Loo / n°260 / 28 août 2022

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LES TÉMÉRAIRES

Introduction

Philippe Meyer :
Bart Van Loo, vous êtes écrivain, vous avez enseigné le français et écrit plusieurs livres sur l’histoire et la littérature française. Vous êtes aussi Belge, néerlandophone, et marié à une Bourguignonne. Votre dernier livre est dédié à votre femme : « À mon épouse bourguignonne, rentrée chez elle en Flandre ». Dans cet ouvrage vous retracez l’histoire des ducs de Bourgogne et montrez leur rôle dans la genèse des Plats Pays, qui deviendraient plus tard les Pays-Bas et la Belgique. Ce livre, traduit en français sous le titre Les Téméraires. Quand la Bourgogne défiait l’Europe, s’est vendu à plus de 300 000 exemplaires dans plusieurs pays européens.
Remarquant que la Bourgogne est souvent laissée pour compte dans l’histoire de France, et également mal connue en Belgique, vous avez entrepris de revenir sur les traces des ducs bourguignons : Philippe le Hardi, Jean sans Peur, Philippe le Bon et Charles le Téméraire.  Bien que vous ayez fait des études de philologie romane, c’est ici plus en conteur que vous traversez les siècles, de l’arrivée des Burgondes en Occident en 506 à la naissance de Charles Quint en 1500.
Le duché de Bourgogne est né autour de la région française du même nom, et même plus précisément de la Bourgogne-Franche-Comté « réunifiée » par la réforme administrative de 2016 qui a reproduit de manière fortuite des frontières proches de celles du royaume de Gondebaud aux Ve et VIe siècles. Mais les efforts des ducs de Bourgogne aux XIVe et XVe siècles se sont surtout déployés vers les Plats Pays : des terres marécageuses des Flandres, ils ont su faire une région prospère que vous qualifiez même de berceau du capitalisme en Europe occidentale. Les ducs de Bourgogne ont progressivement unifié ces territoires qui forment ce qu’on appelle à partir de Charles le Téméraire les « Dix-Sept Provinces » et qui deviendront au XVIe siècle les Pays-Bas espagnols et les Provinces-Unies. Ils y mènent des réformes juridiques, financières, et répriment fréquemment les soulèvements des villes comme Bruges et Gand.
L’histoire du duché de Bourgogne que vous racontez, c’est aussi celle de ses rapports avec la France, marqués par des guerres et des meurtres. Celui de Jean sans Peur qui ordonne l’assassinat de Louis d’Orléans en 1407, avant d’être à son tour exécuté en 1419, en présence du Dauphin de France, le futur Charles VII. En pleine Guerre de Cent Ans, l’Angleterre s’immisce dans ces rivalités, et les Bourguignons oscillent entre alliances avec les Anglais et réconciliation avec la France, comme ce fut le cas à Arras en 1435.  Votre fresque retrace toutes les stratégies d’alliance et de mariages qui ont permis, le hasard aidant, que le dernier bourguignon soit aussi le plus grand roi de l’époque moderne, régnant sur un empire immense, Charles Quint.
Pour introduire notre conversation, j’aimerais vous demander, Bart Van Loo, quel accueil ce livre qui aborde à la fois l’histoire des Pays-Bas, de la Belgique, de la France et, dans une moindre mesure de l’Angleterre, a reçu dans ces différents pays.

Kontildondit ?

Bart Van Loo :
J’ai écrit plusieurs livres sur l’Histoire et la Culture françaises, j’ai voyagé sur les traces de Balzac, de Maupassant, j’ai fait un livre sur la cuisine littéraire, un autre sur la pornographie et l’érotisme français, une Histoire chantée de France, qui associe certains évènements historiques à certains chanteurs et certaines chansons. J’ai donc en quelque sorte tout donné pour la France, mon entourage en Belgique me surnomme « l’über-francophile ». Étant Belge moi-même, je me suis demandé comment ce pays était devenu ce qu’il est devenu, et me suis penché sur mes propres racines. Et il se trouve que pour les expliquer, il me faut à nouveau faire un détour par la France. J’ai pu constater que mes racines septentrionales étaient bien liées à mon regard méridional, dirigé vers la France.
Ce livre a en effet connu un grand succès en langue néerlandaise. Pourquoi ? Évidemment, j’espère personnellement que c’est parce qu’il est bon, mais je crois qu’il y a une autre raison : quand j’étais petit, on nous apprenait à l’école que le début de notre histoire était la séparation entre le Nord et le Sud, (c’est à dire entre les Pays-Bas et la Belgique), due aux Espagnols et aux tensions religieuses entre protestants et catholiques. C’est triste : ça commence par un divorce. J’ai regardé cela de plus près et ai découvert qu’il y a tout un pan de l’Histoire dont on ne parle jamais. Car présenter le début comme un divorce laisse entendre qu’avant cela, nous étions réunis. Or ce n’était pas le cas. Si l’on regarde la carte d’Europe à la fin du Moyen-Age, on voit sur le continent d’un côté la France, de l’autre le Saint Empire Romain Germanique, et entre les deux, une frontière qui était censée durer éternellement. Alors la Flandre, le Brabant, la Hollande, la Zélande, tout cela existait mais appartenait à l’un de ces deux « blocs ». Et on avait l’impression qu’il en irait toujours ainsi.
Mais au cours des XIVème et XVème siècle, on vit émerger un nouvel « Etat » entre ces deux superpuissances. C’est ce que j’appelle « le plat pays », berceau de ce qui deviendra plus tard la Belgique et les Pays-Bas. Et j’ai découvert une chose étonnante : c’était le fruit du travail des Ducs de Bourgogne, entièrement oubliés, invisibilisés dans les romans nationaux de nos pays d’aujourd’hui. Pourquoi ne nous a-t-on jamais raconté cette histoire ? Avant le Siècle d’Or tant vanté de Rembrandt et Vermeer, il y eut cet autre Siècle d’Or bourguignon, cette histoire originelle oubliée. Je crois que c’est un facteur important du succès du livre.
Puis le livre a été traduit. En allemand d’abord, et il s’est très bien vendu outre-Rhin. Il a également généré beaucoup de critiques. Le style de mon travail n’est pas un style universitaire classique. Je ne suis pas non plus Alexandre Dumas ou Maurice Druon, mais je crois qu’il y a un entre-deux, que j’appelle « l’épopée scientifique ». C’est ce que je m’efforce d’écrire. Mais en Allemagne, un professeur a dit « ce livre se lit très bien. Parfois trop bien ». Je trouve cela très intéressant, comme si un travail, parce qu’il a un certain intérêt pour l’humour et les détails croustillants, devait être considéré comme moins sérieux. Je ne suis pas d’accord avec cela, je considère que pour être sérieux, il faut être drôle, et inversement.
Au Royaume-Uni, l’accueil a été encore plus impressionnant : des pages entières dans le Times, élu parmi les meilleurs livres de l’année. Il semble que ce style, entre le livre d’Histoire et le roman historique, soit bien plus prisé là-bas. Une critique du Sunday indépendant a titré : « we forgot the Burgundians ».
En France, les critiques ont été bonnes, mais il y en eut moins dans les grands journaux qu’au Royaume-Uni. Ceci étant dit, les ventes se portent bien, probablement à cause du succès en Belgique. J’aimerais donc à mon tour vous poser une question : est-ce que les critiques moins nombreuses en France sont dues au style qui n’entre pas dans la doxa universitaire ? Ou est-ce parce que l’idée instaurée par Jules Michelet au XIXème siècle, selon laquelle les Bourguignons (que j’appelle « les Téméraires »), ont vendu la France aux Anglais en 1420, et parce qu’il y a quelque chose de l’ordre de la rancune ? Je crois que l’intérêt de mon livre consiste à proposer une vision septentrionale de la guerre de Cent Ans, un peu oubliée dans l’historiographie française.

Jean-Louis Bourlanges :
A propos de votre style, je trouve tout à fait éclairant que vous le décriviez comme une « troisième voie ». Évidemment, c’est sans doute dû à mon biais de centriste, mais je crois que ce qui caractérise votre livre, ce sont deux choses. D’une part, le côté storyteller, qui plaît beaucoup aux Britanniques. Prosper de Barante, le grand historien du XIXème siècle spécialiste de la Bourgogne, faisait la même chose. Si les Français perdent le goût de l’Histoire, c’est sans doute aussi parce qu’on ne leur raconte plus d’histoires. Mais il n’y a pas que cela : vous avez également un côté linguiste qui donne à votre littérature une épaisseur tout à fait singulière. L’abondance des références au contemporain donne un contact culturel immédiat, non seulement à des gens décalés géographiquement par rapport au centre de la France, mais aussi décalés par l’époque. Ainsi, le XVème siècle surgit en vous lisant. Le livre est donc non seulement agréable à lire, mais il est aussi intéressant et riche sur le plan culturel.
Quant à la question de fond que vous posez, je crois que c’est parce que la Bourgogne, dans sa double variante, bourguignonne et « plat pays », séduit les Anglais. N’oublions pas que c’est la Bourgogne qui a vendu Jeanne d’Arc aux Anglais, ce qui est un péché majeur pour les Français. Ensuite vous racontez comment ce personnage-clef qu’est Philippe le Hardi de Bourgogne (à ne pas confondre avec le roi de France du même nom), est à l’origine d’un décentrage de l’héritage bourguignon, en le tournant très largement vers la Flandre. Ainsi l’historien Jacques Bainville dira que ce qui a rendu impossible l’entreprise napoléonienne était qu’il était mandaté pour rendre la Belgique à la France, ce dont les Britanniques ne voulaient pas entendre parler. La Bourgogne, c’est le roman noir de l’Histoire française, c’en est l’envers diabolique. Il y a d’ailleurs un effort qui échappe complètement à la conscience française : créer une monarchie tempérée. Ce n’est pas seulement un Etat souverain, c’est la volonté de créer une monarchie plus participative, plus respectueuse des corps intermédiaires, un modèle qui n’est pas du tout celui de l’absolutisme. Il me semble que ce point est un angle mort dans la perception française.
J’ai l’impression qu’il y a deux éléments dans l’histoire que vous racontez. Le premier est la façon dont la Bourgogne stricto sensu (grosso modo la région Bourgogne-Franche-Comté actuelle) a été récupérée par la France au terme du règle de Louis XI. L’autre concerne les Pays-Bas, qui échappent à la couronne de France, et engendreront une nouvelle fracture religieuse, entre la Flandre catholique et les Provinces-Unies protestantes. Il y a également une fracture sociale : la Bourgogne reste dans un régime français, malgré des revendications de la bourgeoisie. La difficulté de Philippe le Hardi est d’avoir dû se heurter à la fois à une méfiance à l’égard de la France, et à une méfiance à l’égard de l’aristocratie. Il y a certainement une grande difficulté pour la France à comprendre l’entreprise de Philippe le Hardi, la vocation de la Flandre à rejoindre le royaume de France. La Bourgogne est à la fois prise dans cette dénonciation féodale et dans la dissidence par rapport au grand récit national français.

Bart Van Loo :
La date cruciale de toute cette histoire fut le 19 juin 1369, quand Philippe le Hardi quitte la Bourgogne pour venir se marier à Gand, avec la plus riche héritière d’Europe, Marguerite de Male. Il faut savoir que le roi d’Angleterre avait tout fait pour marier ses fils avec elle. Si sur le champ de bataille les Bourguignons et les Français se font souvent battre, quand il s’agit de batailles matrimoniales, les Bourguignons se défendent bien mieux. Le pacte est alors scellé, dont émergera ce nouvel Etat flamand bourguignon.
Philippe le Hardi se retrouve alors dans une situation complexe : il est entre la France et la Bourgogne. Son frère aîné Charles V, roi de France, lui donne toutes les villes du Nord conquises. Plus tard, il les lui réclame, mais Philippe refuse de les rendre. Situation délicate. On sent déjà là une idée d’autonomie ou en tous cas d’indépendance de la part de Philippe vis-à-vis de son frère qu’il adore pourtant.
De plus, il se retrouve entre l’Angleterre et la France, car c’est la guerre de Cent Ans. La Flandre est reliée féodalement à la France, mais économiquement à l’Angleterre. Là encore, il est entre le marteau et l’enclume. En outre, il va rencontrer quelque chose qui n’existe pas à Paris : la puissance des villes. Il s’agit d’une véritable puissance à l’intérieur de l’Etat. Philippe doit donc constamment négocier avec elles, parfois se battre. Il fera en sorte de monter les Brugeois contre les Gantois, car si les deux villes avaient fait front commun, elles auraient sans aucun doute pu battre le duc.
Philippe arrive donc en Flandre en fin politique. Il va de plus marier son fils Jean sans Peur à la Hollande, et c’est là qu’émerge le concept de ce que j’appelle « les plats pays ». Mais ce n’est pas tout ! Nous parlons depuis le début de géopolitique et c’est évidemment crucial, mais Philippe le Hardi fera également beaucoup pour l’art et les artistes. Il va créer la Chartreuse de Champmol, une abbaye aux portes de Dijon. Et pour décorer ce monastère, il fera appel aux meilleurs artistes des plats pays. C’est là aussi que cette histoire devient européenne. Claus Sluter, tailleur de pierres, vient de Haarlem, Melchior Broederlam, peintre, vient d’Ypres, Jean Malouel, peintre, vient de Nimègue, Jacques de Baerze, sculpteur sur bois, vient de Termonde … En tant qu’ambassadeurs de « pays » du Nord, se retrouvent sur un chantier artistique, sur lequel ils parleront entre eux leur langue, le thiois (ou moyen-néerlandais). C’est la première fois qu’on voit le concept des plats pays en action.
C’est dans les arts que sont nés les gens du Nord. Avant que l’union politique, monétaire et judiciaire ne soit accomplie par le petit-fils de Philippe, il y avait déjà cette union dans le monde artistique. Dans les plats pays, l’art précède la politique. N’est-ce pas la plus magnifique des origines ?

Philippe Meyer :
Sans doute aurais-je dû commencer par là, mais on voit dans votre livre qu’avec la Bourgogne, on n’est pas passé loin de l’Europe. D’une Europe dans laquelle le rapport entre le pouvoir central et les différentes provinces des Etats aurait été radicalement différent. Ce n’est pas votre sujet, mais on peut lire en filigrane la richesse des provinces, ainsi que le dynamisme des villes. C’est un des points qui m’ont le plus intéressés : je lis l’Histoire de la Bourgogne tout en me disant : « est-ce qu’on ne serait pas passé à côté de quelque chose ? »

Bart Van Loo :
C’est toute la problématique de Philippe le Bon. Il va s’installer de plus en plus à Bruxelles. Si les ducs sont dans les débuts dans la Bourgogne géographique, ils vont petit à petit la délaisser au profit de la Flandre, beaucoup plus riche, et dont les villes requièrent une présence constante et vigilante. Il faut donc imaginer Philippe le Bon au faîte de sa puissance : il vient de conquérir la Hollande, la Zélande, le Luxembourg, d’acheter le comté de Namur. Il est donc dans son palais, sur son trône, avec tous ces pays dans son sac. Mais ce n’est pas parce qu’on met plusieurs pays dans un sac que l’on crée automatiquement un sentiment d’unité. C’est une problématique européenne bien connue.
Comme l’a déjà fait l’Union Européenne, pour survivre Philippe le Bon va réformer sur le plan juridique, créer un euro avant l’heure, le Vierland. C’est à dire une monnaie commune, valable dans des endroits où les gens ne parlent pas la même langue. Il va même créer les Etats généraux des plats pays à Bruges, le 8 janvier 1464.

Marc-Olivier Padis :
J’aimerais revenir un peu en arrière sur la question de votre écriture. Pour donner une idée du plaisir qu’il y a à vous lire, je peux donner l’exemple de la construction du livre : la première partie couvre 1000 ans (406 - 1369), puis un siècle, puis une décennie, puis une année, et enfin une seule journée. C’est très inhabituel, et assez enthousiasmant. L’attention que vous portez aux artistes et aux œuvres est palpable et très enrichissante.
Je ne suis pas surpris par la réception du livre en Allemagne, où la dichotomie est forte entre l’Histoire savante et les récits. En France, je crois que nous avons moins ce clivage, car notre école historique compte aussi de grands écrivains, même si on a reproché à l’Ecole des Annales d’avoir un peu délaissé l’Histoire évènementielle, Fernand Braudel ou Lucien Febvre sont tout de même des orfèvres de la langue, et on pourrait en citer beaucoup d’autres. Mais il est vrai que votre intérêt pour l’art apporte quelque chose de plus. Je ne connaissais pas par exemple la Chartreuse de Champmol, alors que je suis né à Dijon … Votre livre regorge de ce genre de découvertes.
Pour simplifier, on pourrait dire qu’on est passé en France de l’Histoire de la longue durée à la micro-Histoire, où l’on peut faire de la monographie urbaine, des choses de ce genre. Dans le contexte français, l’échelle que vous choisissez est tout à fait inhabituelle. Et bien sûr cette échelle régionale a mauvaise réputation dans la tradition politique française.
La question qui vous intéresse est la généalogie de votre pays. Un lecteur français est je crois davantage intéressée par cette perspective décalée sur l’Histoire de France, à travers cette région mal-aimée. Nous avons un récit national à la Michelet, mais avec au moins deux éléments tout à fait inhabituels. En simplifiant encore beaucoup, on pourrait dire qu’on a d’abord la construction de la continuité territoriale, qui s’élargit progressivement, jusqu’à rejoindre le territoire du présent. C’est d’ailleurs assez problématique car téléologique, on part de la fin pour expliquer la progression … Le deuxième point problématique est celui de la « frontière naturelle », car il n’y en a pas au Nord. Ce qui est difficile à comprendre pour nous, c’est d’avoir affaire à des territoires qui n’ont pas de continuité. Que ce soit entre la Bourgogne et les plats pays, ou même entre la Belgique et les Pays-Bas, il s’agit finalement d’arriver à construire une homogénéité territoriale.

Bart Van Loo :
Je crois que c’est une autre façon de décrire l’Histoire de France, car il ne s’agit pas seulement des plats pays. Il s’agit bien davantage de la France que de l’Angleterre ou du Saint Empire Romain Germanique. La France est au cœur du livre : dérouler le fil des ducs de Valois, c’est aussi dérouler le fil des rois Valois. Philippe le Hardi et son frère Charles V de France, Charles VI, son frère Louis d’Orléans et leur cousin Jean sans Peur (Jean Ier de Bourgogne), les deux meurtres, la guerre entre Armagnacs et Bourguignons. Tout cela est en plein dans la grande Histoire de France. Avec Philippe le Bon et la création des plats pays, on commence à s’en affranchir, mais on y revient avec Charles le Téméraire et Louis XI. Je crois que c’est pour vous un grand roi ?

Jean-Louis Bourlanges :
Oui on l’aime bien, car il est méchant, et efficace. Il incarne cette illusion fondamentale de la bourgeoisie française, selon laquelle quand on est cynique, on est automatiquement intelligent. Cela va de Louis XI à Hubert Védrine …

Bart Van Loo :
Louis XI parvient à reprendre la Bourgogne (en réalité il n’a rien fait, sinon sponsoriser les Suisses qui ont vaincu le Charles le Téméraire à Nancy), mais il y a une faillite énorme dont vous ne parlez jamais en France : il n’a pas pris le Nord. C’est à dire qu’il a échoué à conquérir la Flandre, la région la plus riche, celle qu’il visait. Il faudrait l’écrire en rouge dans vos livres d’Histoire, à côté de ses traits de personnalité, en effet fort peu sympathiques.
La Flandre semblait pourtant une proie facile une fois Charles le Téméraire éliminé. En Bourgogne, on se rend bien vite aux Français, mais dans le Nord, il n’en va pas de même. Toutes ces villes qui ont donné tant de fil à retordre aux ducs se réunissent en Etats généraux, avec Marie de Bourgogne (l’héritière de Charles) et vont se dire qu’elles sont Bourguignonnes dans l’âme, qu’elles veulent rester ensemble. Marie épouse Maximilien d’Autriche et ils vont résister.
Cette identité bourguignonne est née d’un ennemi commun. Cela ne peut que rappeler ce qui se passe en ce moment à l’échelle européenne. Pour les Français, l’Histoire de la Bourgogne s’arrête à la mort de Charles le Téméraire. Ce n’est pas vrai.

Jean-Louis Bourlanges :
Votre livre montre bien que si Philippe le Hardi est la pièce centrale de cette histoire, c’est parce qu’avec son frère Charles V, ils veulent arriver jusqu’en Flandre. Ils essaieront au moyen d’une union matrimoniale avec Marguerite de Male, la « soufflant » aux Anglais. Mais l’histoire se terminera par la rupture entre la Bourgogne et les plats pays, après la défaite de Charles le Téméraire. En tant que Français, il faut donc s’interroger sur les raisons possibles à cela. Il y en a plusieurs.
D’abord, des évènements très forts : Jean sans Peur, sans doute moins avisé que son père Philippe le Hardi, fait assassiner Louis d’Orléans, créant ainsi un irrémédiable. Un autre irrémédiable se reproduit quelques années plus tard quand le Dauphin, futur Charles VII, fait assassiner Jean sans Peur. C’est le crime de la rue Barbette qui crée chez les Valois ce qui sera deux cents ans plus tard la rivalité entre les Habsbourg et la couronne de France. Puis Philippe le Bon (Philippe III de Bourgogne, fils de Jean sans Peur) est relevé de l’hommage au roi de France (il se refuse à rendre hommage à Charles VII, l’assassin de son père). Dernier évènement notable : la félonie de Louis XI vis-à-vis de sa filleule Marie de Bourgogne, après la mort de Charles le Téméraire. C’est ce qui donnera la solidarité entre la Bourgogne et l’empire, qui aboutira à cette grande lutte entre la maison de France et les Habsbourg. A la fin de votre livre vous qualifiez Charles Quint de « dernier des Bourguignons ». Effectivement au soir de sa vie, l’empereur dit à son fils Philippe II « n’oubliez pas que nous sommes d’abord de Bourgogne ».
Ou bien, Philippe le Hardi et Charles V n’ont-ils pas tout simplement eu les yeux plus gros que le ventre ? Est-ce pour des raisons sociologiques, politiques, géopolitiques que la Flandre n’avait pas vocation à rentrer dans l’escarcelle du roi de France ? Est-ce l’Histoire longue qui a conduit à ce résultat, ou la suite des mésaventures que j’ai rappelées ?

Bart Van Loo :
Comme toujours, c’est les deux. On retombe ainsi sur le biais téléologique dont parlais Marc-Olivier. Je pourrais personnellement décréter que la création des plats pays était le dessein des ducs de Bourgogne, mais évidemment je n’en sais rien. J’aimerais beaucoup pouvoir demander à Philippe le Hardi s’il avait cette idée depuis le début. Je ne le crois pas. Philippe le Hardi était un prince français. Il parlait français. Mais il a tout de suite vu qu’il fallait composer avec les néerlandophones, étant donnée la richesse des terres du Nord. Il a cherché un précepteur néerlandophone pour son fils Jean sans Peur. C’est très important, cela s’est perpétué à travers les siècles, car nous autres flamands avons longtemps demandé à nos dirigeants (souvent francophones) de nous parler dans notre langue. Je crois que c’est par des soubresauts, par des coups de génie, par des coups de bonheur qu’a émergé cette incroyable création, le grand règne de Philippe le Bon, épaulé par son chancelier Nicolas Rolin.
Il y a pour moi un fait tout à fait symptomatique du traitement de l’Histoire. Je ne sais pas si vous êtes déjà allés à Montereau-Fault-Yonne, mais le pont où fut assassiné Jean sans Peur y est toujours. Il faut y chercher une minuscule pancarte pour apprendre que le 10 septembre 1419, le duc Jean Ier de Bourgogne a été assassiné. Il faut se pencher pour la voir. Une fois qu’on se redresse, on constate qu’on est à l’ombre d’une énorme statue équestre … de Napoléon. Voilà la France résumée en une seule image.

Marc-Olivier Padis :
Votre livre nous apprend beaucoup sur les liens économiques entre le Nord et le Royaume-Uni. L’intensité de l’activité économique est réellement impressionnante. Vous avez parlé des villes. Fernand Braudel disait : « en Europe, il y a des pays à villes, et des pays à Etats ». La France est évidemment un pays à Etat, tandis que l’Allemagne ou l’Italie sont des pays à villes. Dans les plats pays, ce sont vraiment les villes qui sont les lieux de pouvoir. Vous y décrivez des révoltes ou des massacres très impressionnants de cruauté et même d’irrédentisme.
J’aimerais que vous nous disiez un mot sur l’importance du lien entre les plats pays et l’Angleterre. On comprend que c’est encore aujourd’hui un élément très fort pour ces régions.

Bart Van Loo :
C’est vrai. Et peut-être que c’est ce lien ancestral avec l’Angleterre qui peut y expliquer le succès de mon livre. Mais il faut parler du contexte urbain pour comprendre cette affaire. Il faut s’imaginer qu’en Flandre, juste avant l’arrivée de Philippe le Hardi, il venait d’y avoir un double boom. D’abord un boom industriel avec l’industrie drapière. Comme la laine vient d’Angleterre, il faut de toutes façons garder le contact avec les Anglais. Et puis un boom démographique. En Bourgogne à l’époque, Beaune ou Dijon comptaient quelques milliers d’habitants. Mais Ypres c’était plus de 30 000, Bruges environ 45 000 et Gand presque 70 000. Et c’est surprenant car ces villes sont proches les unes des autres. Sans compter Anvers, Courtrai, Termonde, etc. On a donc une concentration de métropoles. En Flandre à cette époque là, si vous marchez une journée, vous atteignez une autre ville. En France, cela n’a rien à voir.

Jean-Louis Bourlanges :
C’est presque dommage d’aller à pied, car Philippe le Hardi était apparemment un extraordinaire cavalier.

Bart Van Loo :
Oui ! Et j’imagine que ce dut être un choc que de passer de Dijon à Gand. Je travaille en ce moment sur un livre de voyage des Téméraires en Europe. D’Utrecht à Berne (car nous n’avons pas parlé de la Suisse, mais elle est également importante dans cette histoire), de Liège à Beaune, il y a beaucoup à dire … En suivant ces traces, j’ai appris que le record est détenu par Jean sans Peur. Après l’assassinat de la rue Barbette, Jean file directement en Flandre, je n’ai plus le chiffre en tête, mais il a pulvérisé le record. Il faut reconnaître qu’il avait quelques raisons d’être pressé …
Et Philippe le Hardi quant à lui passait très fréquemment d’une ville à l’autre, c’est lui le véritable chevalier, au sens où il a passé une bonne partie de sa vie à cheval.

Jean-Louis Bourlanges :
J’aimerais attirer votre attention sur un point assez particulier qui explique peut-être le malentendu à propos de la Bourgogne : le rapport au luxe, à l’argent, et tout compte fait à la civilisation. Par exemple la description des vêtements que porte Philippe le Bon lors du sacre de Louis XI est extraordinaire. Or les Français ont un rapport plus hostile au luxe (probablement à cause de Louis XIV). La Révolution française s’est faite contre le luxe. Danton s’étonne du côté spartiate de Saint-Just par exemple. Louis XI est un roi de l’humilité vestimentaire, de la pauvreté, etc. Il y a donc un rejet du modèle aristocratique raffiné de la Bourgogne.

Bart Van Loo :
Il nous faut dire un mot des fameux banquets bourguignons. Les ducs de Bourgogne adorent les surprises. Par exemple un énorme saumon coiffé d’une tête de cochon. Comme dans Asterix et Obélix, les cochons rôtis arrivent les uns après les autres, mais on les farcit soigneusement de petites saucisses soigneusement reliées entre elles, le ventre est recousu, on jette le cochon assez rudement sur les tréteaux pour que le ventre se redéchire et que les précieuses saucisses se répandent sur les tables comme un interminable chapelet. Il y a les chapons casqués, en armure, à califourchon sur un cochon rôti, et tout cela est porté dans la salle d’apparat par quatre nains hongrois. Il y a 28 musiciens dans un énorme pâté en croûte, on fait des dragons avec des paons et des cracheurs de feu, c’est complètement extravagant.
Cela pose évidemment une question essentielle. Ces anecdotes sont amusantes, mais c’est la petite Histoire. Voyons comment cela se lie à la grande. C’est très simple : c’est la guerre de Cent Ans. La France et l’Angleterre se neutralisent l’une l’autre, et il y a un vide de pouvoir, une vacance. C’est là que les ducs de Bourgogne montent en puissance, ils aimeraient prendre ce vide, mais ces ducs savent très bien qu’ils ne sont pas rois. Ils font donc étalage de splendeur, de façon à ce que tout le monde se dise « ces ducs sont les vrais rois ». C’est de la propagande, même s’il y a un réel amour de la beauté. Les ducs s’entourent de grands artistes. Certes il s’agit de se vanter, de mettre en valeur une puissance peut-être feinte, mais il y a également un amour honnête pour les arts et les artistes.

Philippe Meyer :
Un mot de la Suisse pour finir ?

Bart Van Loo :
Pour mon prochain livre, j’ai suivi les traces de Charles le Téméraire en Suisse. C’est fascinant. Je ne vais pas parler de tous les détails, mais citons la bataille de Grandson, qui n’est même pas une bataille mais une poursuite. Fausse, en plus, car il n’y a presque pas de chevaux côté suisse. Charles y a laissé sa fortune, tout son trésor, le trône, les chasubles ... On y trouve encore des traces. Au musée d’Histoire de Berne, on trouve par exemple la tapisserie aux mille fleurs que j’utilise en couverture du livre. C’est incroyable de se dire que Charles emportait cela avec lui partout, même pendant les campagnes militaires.
Ce sont les Suisses qui, sponsorisés par Louis XI, vont mettre fin à la grande Bourgogne à la bataille de Nancy. On peut d’ailleurs se demander si cette affaire a joué un rôle dans la formation de l’identité nationale suisse, mais ce serait sans doute trop romantique. Ce qu’il y a de vraiment important, c’est qu’à travers les aventures du Téméraire, on voit le rapprochement entre la Suisse germanique et la Suisse francophone. La Suisse francophone faisait partie de la Savoie. Elle fut conquise par les Bernois, et le Téméraire essaya d’y mettre bon ordre. Il n’y parvint pas, fut battu à plate couture, et c’est la première fois que germanophones et francophones s’allièrent ainsi en Suisse.
C’est dans le chœur de la cathédrale de Lausanne qu’après la défaite de Grandson, Charles le Téméraire jura qu’il donnerait sa fille Marie à Maximilien d’Autriche, scellant ainsi le sort de l’Europe pour les siècles à venir. Charles Quint, sans doute le plus grand monarque d’Europe, rêvera toute sa vie de retrouver la Bourgogne, alors qu’il a quasiment toute l’Europe à ses pieds. C’est tout de même triste. Le portrait de cet empereur que je fais dans le livre est celui d’un homme assez médiocre, mais pour être honnête, tout autre dans sa position l’eut été aussi, il avait tout simplement trop de choses sur les épaules.

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