L’ÉCOLOGIE ENTRE CONSENSUS ET GUERRE CIVILE
Introduction
Philippe Meyer :
Au milieu de crises énergétique et alimentaire, après une saison de canicules, d’incendies et de sécheresses, l'écologie s’impose comme une priorité dans toutes les études d’opinion. Si le GIEC appelait, début avril, à des mesures immédiates, radicales et dans tous les secteurs pour « garantir un avenir vivable », si la réponse du gouvernement français « progresse », elle reste « insuffisante », a averti le Haut Conseil pour le climat, dans son rapport annuel. Candidat à sa réélection, Emmanuel Macron, avait affirmé le 16 avril « la politique que je mènerai dans les cinq ans à venir sera écologique ou ne sera pas ». Il a installé à la tête du gouvernement une Première ministre directement chargée de la planification écologique et énergétique : Elisabeth Borne, ancienne ministre de la transition écologique lors du premier quinquennat. Dans son discours de politique générale à l’Assemblée nationale, le 6 juillet, elle a annoncé « des transformations radicales dans notre manière de produire, de nous loger, de nous déplacer, de consommer ». Toutefois, l’urgence écologique n’a été évoquée qu’en troisième position – après l’enjeu du pouvoir d’achat et le défi du plein-emploi. et Christophe Béchu, le nouveau ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, a été rétrogradé, dans l’ordre protocolaire, de la cinquième place occupée par sa prédécesseure, Amélie de Montchalin, à la dixième place. Autre innovation du gouvernement, la création d’un secrétariat général à la planification écologique, rattaché à la Première ministre afin d’aller « deux fois plus vite » pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.
Dans l’opposition, La France Insoumise revendique de porter, tout autant sinon plus qu’Europe écologie les verts, un projet pour le climat, tandis que depuis leur échec à la présidentielle (4,63 %), les écologistes cherchent à réorganiser leur parti pour tenter de gagner des batailles politiques et plus seulement d’opinion. C'est l'enjeu de leur prochain congrès prévu le premier week-end de décembre. Déjà, un florilège de prémotions a commencé à voir le jour. La motion majoritaire, Grandir ensemble a lancé fin juillet une demande de « référendum d'initiative militante » invitant les 13.000 adhérents écologistes à se prononcer sur un « nouveau parti de l'écologie politique » pour en faire une « machine de guerre » électorale.
Dans les médias, les tribunes en faveur de l’écologie se multiplient : des élus écologistes tels l’eurodéputée Karima Delli et le député du Val-d’Oise Aurélien Taché, appellent à s’appuyer sur les militants de terrain pour inventer une écologie renouvelée, radicale et pragmatique. D’autres militants de l’environnement, dont Corinne Lepage, appellent à faire émerger une écologie politique innovante, et regrettent que l’écologie politique, telle qu’elle est représentée en France, se réduise à un mouvement ancré à l’extrême gauche. A droite, certains plaident en faveur d’une écologie positive. A chacun son écologie.
Kontildondit ?
Lucile Schmid :
Aujourd’hui, l’écologie est partout. Elle est proclamée dans les institutions, ainsi que dans toutes les familles politiques, qu’il s’agisse de la droite ou de la gauche. On avait beaucoup dit que la droite était en retard, mais j’ai vu que Yann Wehrling, ancien secrétaire national des Verts, voulait créer un parti « A droite les écologistes ». Chacun prétend donc représenter l’écologie.
Au-delà des institutions et de la sphère politique, elle est aussi partout dans notre vie quotidienne, et implique de forts changements de comportement. C’est l’une des difficultés auxquelles nous faisons face : il faut organiser à la fois l’écologie des politiques publiques, mais aussi une écologie qui transforme notre vie de tous les jours. Et ce n’est pas simple.
Enfin, l’écologie fait irruption dans notre quotidien, mais sous forme d’urgences et de catastrophes. On l’a vu cet été, nous avons l’impression que le ciel est déjà en train de nous tomber sur la tête et que de toutes façons, quelles que soient les mesures prises, on n’arrivera pas à transformer suffisamment vite la société pour faire face à des défis d’une telle ampleur, qui pourraient faire des millions de morts au Sud de la planète, et en France provoquer des catastrophes humaines.
Aujourd’hui, si le décalage entre le discours et les actes apparaît criant, ce n’est pas seulement parce qu’Emmanuel Macron ne serait pas assez écolo, ou parce que les Verts ne sont pas au gouvernement. On voit bien qu’il y a des tensions et des contradictions au sein même de la société, autour de l’idée de transformation de notre mode de vie. Le débat sur la décroissance l’a montré, mais il y en a d’autres, plus pratiques, qui sont devant nous, comme celui sur l’agriculture. Un tiers des agriculteurs sont au RSA, il y a là une urgence sociale, et dans ces conditions, comment allons-nous pouvoir transformer notre modèle agricole pour le rendre écologiquement viable ? Il y a le débat sur les éoliennes : comment transformer notre paysage pour y installer une nouvelle industrie, plus économe que le nucléaire en termes de déchets ? Pourra-t-elle remplacer cette industrie que nous vous développé depuis les années 1970 ? Il y a évidemment le débat des Gilets Jaunes, et je suis frappée par le fait qu’aujourd’hui, quand on veut faire le lien entre justice sociale et actions écologiques, on parle de bouclier. « Bouclier tarifaire », « bouclier mobilité », comme s’il s’agissait de se défendre face à l’écologie, arrivée par effraction dans nos vies.
Il y a évidemment la question de la méthode. Comment faire, entre une écologie « d’en haut » et une écologie à laquelle aspire la société ? Il y a un lien à faire entre l’Etat, les institutions, et une société qui doit se poser la question de ses responsabilités. Le tout est aussi à articuler avec la lutte contre les inégalités et nos valeurs républicaines.
Akram Belkaïd :
Au début des années 1970, avant le premier sommet de la Terre, il y avait eu une série de rapports assez alarmants, qui prédisaient à peu près ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui, avec une seule erreur : les prédictions portaient plutôt sur le début des années 2000. C’est pourquoi il y a une vingtaine d’années, beaucoup de publications très productivistes et orientées sur le marché avaient pu dire que les écologistes s’étaient trompés. Or on voit bien aujourd’hui, après l’été 2022 en France, mais aussi l’été 2021, qui fut particulièrement meurtrier au sud de la Méditerranée, que nous sommes rattrapés.
J’ai parfois l’impression qu’il est déjà trop tard ; autrement dit qu’il ne s’agit plus de nous préparer mais de nous adapter. Tout se passe comme si nous étions déjà dépassés par la célérité de la dégradation. Le discours consiste désormais à réfléchir sur la manière « d’encaisser » les étés caniculaires ou la fréquences des phénomènes météorologiques extrêmes. Tout cela est minimisé, dans un souci louable de ne pas effrayer les gens, mais il est peut-être temps de réfléchir sur des mesures d’urgence, ce qui n’empêche pas une réflexion plus profonde sur la manière de mettre les transformations écologiques au cœur des politiques publiques.
Isabelle de Gaulmyn :
Comme Lucile et Akram, je suis moi aussi frappée par le sentiment général d’impuissance qui s’empare de nous quand on aborde ces questions. Il y a d’ailleurs tout un vocabulaire apocalyptique que les journaux ont beaucoup utilisé cet été « la France ravagée par le feu », etc. C’est évidemment propice à provoquer en nous l’idée que « c’est foutu ».
Par rapport à ce sentiment, je suis frappée par deux choses que fait le gouvernement. La première est que nous ne savons pas si les mesures qui sont prises le sont à cause de la crise climatique ou à cause de la crise ukrainienne. Il y a une certaine confusion : si l’on nous demande d’économiser, c’est parce que nous ne pouvons plus nous fournir en gaz russe. C’est tout de même problématique, car cela entraîne l’idée qu’une fois la crise ukrainienne finie, tout redeviendra comme avant. Ajoutons à cela un concept un peu douteux apparu récemment chez les écologistes, celui d’une « écologie de guerre », dont on ne sait pas trop ce qu’il contient, et qui ajoute à la confusion.
Il y a d’autre part un aspect de plus en plus moral. On l’a vu récemment avec une chose anecdotique : cette affaire du PSG qui disait qu’ils allaient se rendre à leurs matchs en char à voile plutôt qu’en avion. Mais l’écologie commence à prendre les atours d’une religion : on est écologiste ou on ne l’est pas, il y a les bons écolos et les mauvais. Sans doute, mais c’est un terrain de réflexion dangereux, car on est toujours plus mauvais que quelqu’un. Vous jouez au golf, vous êtes un monstre, vous avez une moto vous êtes horrible, etc. Plutôt que d’être dans un cadre rationnel et planifié (on va tous vers la voiture électrique en tant de temps, on interdit telle et telle chose et on module en fonction des revenus, etc.), on passe notre temps à se faire la morale et à s’accuser les uns les autres. C’est à mon avis contre-productif.
Par rapport à ces deux problèmes (l’Ukraine et la moralisation à outrance), je trouve que nous manquons de clarifications gouvernementales, d’un cap. Il me semble que le niveau européen est plus clair que le niveau français, avec des objectifs et des investissements, des taxes sur les produits pétroliers … Le gouvernement français devrait s’en inspirer.
Jean-Louis Bourlanges :
Si nous n’avons sans doute pas mesuré assez rapidement l’ampleur des problèmes posés par le réchauffement climatique, il faut préciser qu’il y a un écart entre la perception que nous avons de la dégradation et le sentiment de l’impuissance à y faire face. Et cet écart ne cesse de s’accroître. Il y a toujours eu des climato-sceptiques, mais ils sont proportionnellement très peu nombreux. Très vite, nous avons assez bien mesuré que nous faisions face à un danger absolument massif, même si nous avons pu sous-estimer le rythme de la dégradation. Mais nous n’avons pas fait le rapport entre ce problème et la mobilisation nécessaire pour y faire face. Il me semble que cela s’est aggravé ces derniers temps. Je pense que plus personne ne peut sérieusement contester l’ampleur du réchauffement, ni que les activités humaines y jouent un rôle essentiel. Tout le monde en est conscient, mais les écologistes en tirent une espèce de discours maoïste, c’est à dire de radicalité révolutionnaire, fondamentalement inadéquat par rapport au problème à résoudre.
Les jeunes, très sensibles à ces problématiques (et à raison puisque c’est sur eux que retomberont les conséquences de l’inaction de ma génération) se mobilisent mais sur un mode crispation qui ne me paraît pas adapté aux données du problème.
Il y a d’abord un constat d’urgence : la température monte indubitablement, à cause des émissions de gaz à effet de serre. Face à ce constat, il me semble qu’il y a trois niveaux dans la protestation écologique. Le premier niveau est réformiste: il consiste à faire en sorte de faire payer les émetteurs. Cette démarche est inscrite depuis très longtemps dans l’esprit de la fonction publique. Je me rappelle Pierre Massé, commissaire au plan dans les années 1960, avait fait une analyse sur les ambivalences du développement, et avait dit que la planification française ne pouvait plus être conçue en termes de flux, qu’il fallait la faire en termes de stocks. C’est ce qui a conduit à la création par Georges Pompidou, pourtant conservateur, d’un ministère de l’environnement. L’état d’esprit était là, même si l’on n’en a pas du tout tiré les conséquences qu’on aurait dû. Reconnaissons par ailleurs que le socialisme bolchévique a été tout aussi calamiteux que le capitalisme face à ces questions.
Le deuxième niveau est l’exigence révolutionnaire. On dit : « le problème, c’est le capitalisme ». D’une part c’est faux, ce n’est pas le capitalisme en soi qui pose problème, c’est un système non régulé . Et s’il n’est pas régulé, c’est pour des raisons politiques : on n’a pas d’outil politique à cette échelle et pouvant mobiliser de tels moyens. La politique est réglée par 192 Etats souverains qui n’ont de comptes à rendre à personne. Mais on a un discours qui réclame une révolution mondiale, et c’est tout à fait catastrophique, car si l’on attend que le capitalisme soit éliminé et que la révolution mondiale soit faite, la planète a largement le temps de chauffer ...
Le troisième niveau est la critique civilisationnelle. La critique révolutionnaire mettait en cause la domination bourgeoise, mais la critique civilisationnelle, elle, remet en cause 12 000 ans de civilisation depuis le néolithique. On revient sur l’idée cartésienne de l’homme qui serait « comme maître et possesseur de la nature ». Idée qui constitue d’ailleurs le point commun entre Marx, Descartes et la civilisation bourgeoise.
On voit que le discours écologique d’aujourd’hui emprunte à ces différentes strates. Le discours réformiste c’est la première strate, qui implique une révolution scientifique dont les écologistes ont peur (utilisation de l’énergie nucléaire, OGM, etc.). Mais on y trouve aussi une idée anti-capitaliste, empruntée au deuxième niveau, et même du troisième niveau, avec le discours sur la sobriété, par exemple. Personne ne conteste qu’elle est nécessaire, mais il y a un peu l’idée de la fin d’un certain mode de vie et d’une remise en question très profonde. Dans cette confusion idéologique générale, il est évidement très difficile de faire émerger une politique rationnelle.
Lucile Schmid :
Notre conversation montre à quel point il est difficile de lier écologie et politique. Dans l’écologie, il faut faire une place importante aux sciences et au fait scientifique, mais c’est aussi quelque chose qui échappe à l’action publique classique. Isabelle espère qu’on arrive à planifier au niveau français comme on le fait au niveau européen, mais je crains que ce ne soit très difficile, car la culture politique s’est construite à l’échelle nationale, et cela résiste différemment en France, en Espagne ou en Italie, en fonction du modèle de société local. Si l’on ne cesse de citer l’Allemagne comme modèle écologique (même s’il y a des limites très importantes sur la question du charbon), c’est parce que c’est un Etat très décentralisé, et que la vision institutionnelle des citoyens y est très différente.
L’enjeu est d’articuler écologie et politique, voire écologie et démocratie. On voit une floraison de partis politiques qui se disent « je serai celui qui représentera l’écologie politique », il me semble que c’est une erreur fondamentale, parce que de longue date, l’écologie est politique, sans pour autant être dans les partis. Il faut se rappeler que ce sont d’abord des scientifiques qui dès les années 1950, nous ont alerté sur le dérèglement climatique. Il faut aussi rappeler que les partis « Verts » des différents pays sont longtemps restés marginaux, et que ce sont les ONG qui se disaient apolitiques, qui portaient des messages politiques forts.
Aujourd’hui, la question consiste à savoir comment on fait de la politique avec la société, mais aussi comment on fait fleurir un nouvel esprit des institutions, et pas seulement des politiques publiques. Comment l’Etat peut s’ouvrir à la société, comment les jeunes qui interpellent peuvent occuper une fonction de responsabilité, et pas seulement de lanceur d’alerte. La question nous est posée à tous, et l’enjeu est celui de l’articulation entre responsabilité individuelle et collective. Hans Jonas écrivait dès 1990 Le principe responsabilité à l’usage des décideurs, il serait temps qu’il soit lu, pas seulement par les décideurs politiques, mais aussi par chaque citoyen, pour participer à la structuration d’une nouvelle société. Une société de la responsabilité.
Akram Belkaïd :
Sur la tentation révolutionnaire, je pense qu’elle est compréhensible pour un jeune aujourd’hui, parce qu’il faut bien reconnaître que jusqu’à présent, les choses ne sont guère allées au-delà des discours. Certes, on a des gouvernements et des annonces toujours plus fermes, mais à part les effets d’annonce et les résolutions, bien malin qui pourrait déceler des changements profonds et structurels, annonçant le début d’une nouvelle ère. Et beaucoup de gens en ont conscience. Les débats sur les jets privés sont symptomatiques. On peut déplorer une société de la surveillance, mais il faut bien reconnaître que l’impact de ce genre de sujet est absolument énorme dans une partie de la population, notamment la jeunesse, qui entre dans la vie adulte avec l’idée que l’empreinte carbone est quelque chose qui n’est non seulement pas anodin, mais même pas secondaire, qu’il y a certaines choses qui ne peuvent plus être acceptées au XXIème siècle.
Il en va de même pour les gens qui vivent au bord de la Méditerranée. On a parlé pendant l’été de ces Marseillais qui protestent contre la présence permanente de ces énormes bateaux de croisière, qui mouillent au port un jour ou deux, laissant leurs moteurs diesel tourner en permanence pour que chaque coursive du bateau soit climatisée … En un mot, tant qu’il n’y aura pas à un moment donné des actions claires montrant une réelle volonté de rupture, tant qu’il n’y aura pas une pression sur ce capitalisme et sur certaines entreprises, on aura le sentiment que la dite pression est reportée sur les individus. Les entreprises sont tout de mêmes bien plus émettrices de gaz à effet de serre, or elles sont moins contraintes.
Isabelle de Gaulmyn :
Par rapport au changement civilisationnel dont parlait Jean-Louis, je pense qu’il y a tout de même des choses qui ont déjà profondément changé, tant au niveau collectif qu’individuel. Il me semble que le terme de « sobriété », quand il est bien compris, est tout de même intéressant. Il ne signifie pas qu’on va retourner dans les cavernes, mais que la poursuite de notre développement tient désormais compte des limites. C’est tout de même assez nouveau dans un système économique dont le la maxime consistait à dire qu’on pouvait toujours faire plus. Certes, culturellement, il y a toujours eu des limites, on peut penser au sabbat, au dimanche, ces temps d’arrêt que les civilisations se sont imposées à elles-mêmes. Je crois qu’un changement civilisationnel a eu lieu, au moins dans les têtes.
Jean-Louis Bourlanges :
Je crois que des changements profonds sont en cours, simplement leur rythme n’est pas du tout celui que beaucoup de gens (notamment les jeunes générations) ressentent comme nécessaire. Nous voulons changer dix mille ans de civilisation d’un coup de baguette magique, et je ne crois pas que ce soit possible. Je crois au contraire que le « hâte-toi lentement » n’a jamais été aussi nécessaire. Une approche brusque de ces questions ne ferait qu’aggraver les choses. L’entreprise que nous avons commencée est de longue haleine, elle mettra du temps à porter ses fruits, on parle de plusieurs décennies. Évidemment, pour des raisons structurelle, on ne peut être sûrs qu’elle sera menée à terme dans de bonnes conditions. Le premier des problèmes qui nous est posé est le rééquilibrage entre l’intensité de l’angoisse ressentie et le souci d’accompagner la transition d’une société qui remet profondément en cause toutes ses habitudes. Il faut le faire intelligemment si l’on ne veut pas créer des fractures profondes.
Je ne suis pas du tout d’accord avec l’analyse d’Akram sur les entreprises ou les bateaux de croisière dans le port de Marseille. Évidemment que ces bateaux posent problème, mais la vraie question, c’est : qui contrôle la Méditerranée ? Aucun des Etats qui la borde ne mène une politique concertée et cohérente. C’est donc un problème d’espace politique. Mais le raisonnement est symptomatique d’une certaine rêverie française, un fantasme d’autarcie, un colbertisme culturel qui consiste à croire qu’en faisant des réformes intérieures, on va régler des problèmes globaux. Il y a des problèmes pour lesquels nous ne disposons pas des bons outils à l’échelle nationale. Quand nous nous réunissons de façon internationale pour les COP, on se contente de dire aux uns et aux autres : « engagez-vous à faire ceci et cela ». Mais cela ne marchera pas, pas plus aux Etats-Unis qu’en Inde.
Pour ces questions, il faut d’abord savoir si l’on s’appuie sur la science ou sur la décroissance, car ce sont deux choix très différents. Pour ma part, je crois que ce sont les progrès scientifiques qui nous permettront une transition écologique. Les écologistes sont comme les médecins de Molière, ils ont un logiciel globalement faux face à une pathologie grave.
Lucile Schmid :
Sur la question des ruptures civilisationnelles, je rappelle qu’il y a eu de très longue date (y compris chez les présocratiques) des penseurs de l’intégration des liens entre Nature et Humanité. Ce n’est absolument pas quelque chose qu’on découvre en ce moment. On pense évidemment à Rousseau, mais je renvoie aussi au remarquable livre de Serge Audier, La société écologique et ses ennemis (éd. La Découverte, 2017). Serge Audier est d’abord historien, et il revient sur la façon ont au XIXème siècle, les pensées de gauche se sont construites autour de la production, en éliminant les autres pensées, qui sans être décroissantes, prenaient en compte la Nature, et n’allaient absolument pas de pair avec la révolution industrielle. L’enjeu est aussi notre relation au progrès, et notamment au progrès technologique. Mais nous ne découvrons pas ces questions ; jusqu’à présent la réflexion sur ces questions s’était surtout faite marginalement, dans de petites communautés. Elle doit aujourd’hui passer au niveau national et international. C’est l’une des erreurs des écologistes politiques : avoir beaucoup trop privilégié les questions locales, au détriment d’une réflexion globale.
Isabelle s’étonnait que l’écologie nous arrive par la question de l’Ukraine. Pour ma part, je trouve intéressante cette entrée par effraction, par le biais de la géopolitique ou du Covid. L’enjeu du symbole dont nous parlait Akram est là : on ne parviendra pas à faire croire que les dirigeants sont de bonne foi sur ces questions tant qu’il n’y aura pas eu un acte de rupture symbolique. La planification est nécessaire, mais s’il s’agit de construire un autre imaginaire, il va falloir aussi du symbole. Si on laisse les symboles de côté, on aura toujours l’impression qu’on défend une forme de rente.
EXTRÊME DROITE SUÉDOISE ET ITALIENNE
Introduction
Philippe Meyer :
En Suède, à l’issue des élections législatives du 11 septembre, le bloc composé de la droite libérale conservatrice et de l’extrême droite l’a emporté avec 176 députés contre 173 pour le centre gauche et les Verts. Le parti d’extrême droite les Démocrates de Suède (DS) est devenu la première force à droite et le deuxième parti du pays derrière les sociaux-démocrates, avec 20,5 % des voix. Créé en 1988 par d'anciens néonazis du parti Reich nordique, le mouvement les Démocrates de Suède a connu une progression fulgurante : 5 % des suffrages en 2010, 12 % en 2018 et aujourd’hui plus de 20%. Pour la première fois dans l'histoire du pays, les sondages d'opinion indiquent que la criminalité est la principale préoccupation des Suédois. En cause, la multiplication, cet été, des règlements de comptes entre bandes criminelles et l'insécurité croissante dans les banlieues et dans les centres-villes qui ont contribué à relancer les Démocrates de Suède. Chef de SD depuis dix-sept ans, Jimmie Akesson n'a eu de cesse de critiquer « l'islamisation » du pays et de dénoncer « le laxisme » des gouvernements successifs dans le domaine de l'immigration. Dans ce pays, 20 % des 10 millions d'habitants sont nés à l'étranger, selon des statistiques officielles de fin 2021, soit un doublement en deux décennies. Le fait est que l'extrême droite n'est plus pestiférée comme elle l'a longtemps été, tant sur la scène politique que dans les médias suédois. « En Suède, lier immigration et insécurité a longtemps été perçu comme un discours extrémiste, voire dangereux. Ce n'est plus le cas », observe Anders Hellström, professeur associé à l'Institut de recherche sur les migrations et la diversité à l'université de Malmö. En politique étrangère, le SD a renoncé au « Swexit » mais reste fortement eurosceptique alors que la Suède accédera en janvier à la présidence de l'Union européenne.
En Italie, la jeune leader d'extrême droite italienne Giorgia Meloni, caracole en tête des sondages pour les législatives du 25 septembre prochain. Elle pourrait devenir la première femme présidente du Conseil du pays. Son parti, Fratelli d'Italia, est crédité d'environ 25% des intentions de vote. Il domine la coalition de droite composée de la Ligue de Matteo Salvini (12,9%) et de Forza Italia de Silvio Berlusconi (11,4%). Son programme : la protection de la famille traditionnelle contre les droits LGBTQIA +, un souverainisme exacerbé contre le « danger chinois », un euroscepticisme virulent avec pour cible les technocrates bruxellois, enfin une lutte inflexible contre l'immigration qu’illustre son projet d'instaurer un blocus naval au large des côtes africaines. Elle refuse catégoriquement de retirer La flamme (fasciste) du Mouvement social italien qui trône sur l'emblème de Fratelli d'Italia. Si elle ne plaide plus pour la sortie de l'Union européenne et l'abandon de l'euro elle prône cependant une révision des traités pour recouvrer plus de souveraineté économique ainsi qu'une renégociation des priorités du plan de relance.
Kontildondit ?
Isabelle de Gaulmyn :
Je vais commencer par un détour par la Hongrie. En préparant cette émission, j’ai vu que le Parlement européen avait voté une motion de défiance contre la Hongrie, en qualifiant ce régime « d’autocratie électorale », un terme que je ne suis pas sûre de comprendre tant il me paraît compliqué. Par conséquent je m’interroge. Est-ce qu’il n’y a pas d’abord, à propos de l’extrême-droite en Europe, une difficulté à savoir nommer ? On utilise l’Histoire, on dit ce sont des néo-fascistes, des néo-nazis, en même temps, tous les articles passent leur temps à dire « attention, ce n’est pas vraiment l’extrême-droite, c’est un peu différent ». Les partis suédois et italien dont il est question ont effectivement la Hongrie en ligne de mire, ils ne renoncent pas au système parlementaire mais s’en servent, ils ne renoncent pas non plus au système européen, je trouve donc qu’il est un peu réducteur de leur coller l’étiquette bien connue « d’extrême-droite » alors qu’ils semblent être plus complexes que cela.
Leur point commun est la peur de l’autre, de l’étranger, de l’immigration. Il est à craindre qu’ils mettent dans le même panier le migrant qui commettra un petit larcin parce qu’il est dans une situation désespérée et les réseaux mafieux que nous ont amenés un certain nombre de migrations, et qui sont en train de prendre possession de nos villes. Peut-être y a-t-il une insuffisance de réponse de la part des autres partis démocratiques, qui n’ont pas su voir que ces migrants ont aussi amené une forme d’insécurité, de trafics, contre lesquels on ne parvient pas à lutter. Je pense qu’il faut prendre tout cela au sérieux, plutôt que de toujours se référer au passé. Ce sont mes interrogations, je reconnais ne pas avoir de réponses, mais j’avoue être en peine de définir cette extrême-droite.
Lucile Schmid :
Au contraire d’Isabelle, je trouve essentiel de se repencher sur l’histoire politique des deux pays en question. Georgian Meloni vient du MSI, c’est à dire un parti néo-fasciste créé en 1946, à un moment où on évite soigneusement de poser la question des liens entre fascisme et nazisme. Il y a une vraie filiation entre le MSI et Fratelli d’Italia, le parti qu’elle crée en 2012. Ne pas traiter les erreurs et les crimes du passé donne aujourd’hui des non-dits collectifs assez troublants.
Je suis moi aussi frappée par le vocabulaire : comment un parti néo-nazi créé en 1988 peut-il s’appeler « Démocrates de Suède » ? Car enfin, le nazisme n’est pas la démocratie, et cette manière de détourner l’usage du terme démocratie (comme le fait aussi Vladimir Poutine) est très intéressante. On n’a jamais vraiment exploré le contenu des termes qu’on utilise, et je pense que s’il est plus compliqué de les qualifier aujourd’hui d’extrême-droite, c’est tout simplement parce qu’ils ont mis « démocrates » dans leur nom.
Ces leaders d’extrême-droite suédois ou italiens sont de la même génération, ils ont une quarantaine d’années, ils font de la politique sur les réseaux sociaux, d’une manière où l’incarnation masque le contenu. Ils disent « nous avons changé », mais il est permis d’en douter. On observe en tous cas qu’ils sont très clairement anti-musulmans. Et comme ils assimilent musulmans et migrants, nous devenons progressivement anti-musulmans et anti-migrants. Mais par ailleurs, ils se disent démocrates, affirment qu’ils ont changé sur l’Europe. Georgia Meloni a par exemple un slogan que je trouve très intéressant : « je suis Georgia. Je suis une femme, je suis une mère de famille, je suis catholique, je suis italienne, je suis fière de moi-même » A partir de là, l’identification à Giorgia peut se faire dans tous les milieux.
C’est la même chose côté suédois : les Démocrates Suédois sont en train de prendre de l’importance chez les ouvriers, chez les conservateurs, chez les classes moyennes … On s’identifie au leader sans aller voir les contenus ou le lien avec l’histoire politique du pays.
Akram Belkaïd :
C’est un vrai défi auquel nous faisons face, et effectivement la temporalité y joue un rôle. Dans des sociétés européennes de tradition chrétienne, cette irruption de gens miséreux qui ont fui leur pays d’origine (à cause de la misère et / ou de la guerre), dont la majorité est de confession musulmane, pose un problème de fond, et qui n’est pas passager. L’Europe est vulnérable à des évolutions géopolitiques qui parfois dépassent les Européens. Ainsi, il y a encore quelques jours, la presse tunisienne rapportait une explosion du nombre de départs d’embarcations à destination de l’Italie, remplies de jeunes Tunisiens qui ne croient plus en l’avenir de leur pays. Bien entendu, il y aussi les réseaux mafieux parfaitement organisés qu’Isabelle mentionnait plus haut. Les bases de ces réseaux de trafic sont souvent en Europe de l’Est, parfois en Italie, et là aussi on a l’impression que la lutte contre ces mafias ne donne aucun résultat.
Dès lors, il se crée un ressentiment à l’égard de l’immigration dans les sociétés, accolé à la remise en cause de l’image démographique des sociétés européennes. Ces partis-là exploitent ce ressentiment. Ils ne sont pas simplement contre l’immigration, ils sont également opposés à une partie de leurs concitoyens, les musulmans par exemple, qu’ils amalgament avec les immigrés … C’est aussi cela qui crée le danger, car c’est une cohésion nationale qui est remise en cause. Or aujourd’hui, il y a un discours qui ne fait pas la nuance entre ceux qui sont établis depuis des générations et ceux qui arrivent. C’est ce qui permet d’ostraciser toute forme d’altérité, tout ce qui s’écarte de la vision que décrivait Lucile de la femme catholique, la ménagère traditionnelle, qui fait des pâtes à son mari, etc.
Jean-Louis Bourlanges :
Ces évolutions européennes ne sont pas seulement des progrès de l’extrême-droite, elles sont aussi le signe d’un effondrement de la droite traditionnelle, y compris en France. Les situations sont tout à fait nouvelles. En Suède, les socio-démocrates ont fait un bon score, la Première ministre est sortie renforcée sur le plan de son image personnelle, c’est le parti modéré (libéral conservateur) qui a le plus écopé dans cette histoire.
Quels sont les ingrédients qui composent ces partis ? Ils viennent tous du nazisme. A commencer par le lepénisme français. Quand on étudie la genèse du parti de Jean-Marie Le Pen, on voit que c’est très lié à un héritage nazi, que M. Le Pen lui-même a toujours soigneusement flatté par ses calembours de mauvais goût, par exemple. Mme Meloni est directement issue du MSI, un création fasciste. Mais ces partis sont des organismes génétiquement modifiés. En France, la modification est très claire : Marine Le Pen, c’est un peu le roi Lear, la révolte de la fille contre le père. En Italie, le changement est ancien. Quand le leader du MSI, Giorgio Almirante est mort (en 1988), j’avais été très frappé par quelque chose qui ne se serait pas produit en France : toute la classe politique italienne, y compris le Parti Communiste, était aux obsèques. Ensuite, il y eut l’Alleanza Nazionale, dirigée par Gianfranco Fini, qui s’est notamment opposée à la petite-fille de Mussolini, qui de son côté défendait les positions fascistes classiques. Fini a disparu depuis, et à présent nous avons Giorgia Meloni. Elle est incontestablement douée, le slogan que citait Béatrice est remarquablement bien trouvé, il parvient à cocher absolument toutes les cases.
Côté suédois, c’est la même chose, le parti vient directement du nazisme. Il s’en est peu à peu écarté, mais dès lors une question se pose : doit-on condamner ces partis en raison de leur origine détestable, ou au contraire saluer le fait qu’ils s’en sont écartés ? On peut décider de les considérer pour ce qu’ils sont aujourd’hui, mais même ainsi, ils n’ont rien de particulièrement réjouissant …
Ce que ces partis ont en commun, c’est de revendiquer la lutte contre l’insécurité et d’être opposés à l’immigration. Concrètement, cela se traduit par une détestation des immigrés, et par la même occasion des musulmans. C’est ce point qui révèle une carence fondamentale de nos politiques : notre incapacité à maîtriser les flux migratoires (qu’on les admette ou qu’on les refuse, il faut reconnaître qu’on ne les maîtrise pas), mais aussi une incapacité à traiter les « stocks », c’est à dire les populations déjà présentes. En France, nous ne savons pas « gérer » correctement les six millions de gens d’origine étrangère (de première ou deuxième génération, musulmans ou non). En Suède, c’est le même problème, et cette incapacité à maîtriser la politique migratoire est sévèrement sanctionné dans les urnes.
Autre élément commun : le souverainisme, même s’il y a là aussi des évolutions. Tous ces partis sont d’origine souverainiste, mais ils prennent aujourd’hui leurs distances. Depuis que Tsipras (populiste de gauche) a cessé de s’opposer à l’euro, il a entraîné les autres populistes (à l’exception notable de Mme Le Pen, qui s’est pris les pieds dans le tapis avec cette histoire), qui sont tous devenus favorables à la monnaie commune européenne. Sur ce plan, Mme Meloni n’est pas très claire ; elle dit qu’il faut « revoir les prorités », mais en politique, cela signifie qu’on ne sait pas très bien quoi dire. En réalité, personne ne songerait à repousser les milliards d’euros que l’Italie va recevoir grâce à Draghi et à Bruxelles. L’ambiguïté est patente. C’est la même chose du côté des extrémistes suédois, qui ne savent plus très bien où ils en sont vis-à-vis de l’OTAN et de l’Europe, mais qui savent en tous cas qu’ils ne veulent pas sortir de l’Union. En France, on constate que Mme Le Pen a elle aussi soigneusement rangé son discours anti-européen d’il y a cinq ans.
Il y a deux autres thèmes particulièrement intéressants : l’occidentalisme et le poutinisme. Il existe un choix qui divise profondément la droite partout en Europe, avec deux pôles. L’un est pro-russe (Viktor Orbán), l’autre est anti-russe (les Polonais). Les Suédois qui venaient plutôt d’un milieu favorable à Poutine ont fait le virage. Giorgia Meloni de son côté, fait partie de ces italiens qui estiment qu’il n’est pas possible d’arriver au pouvoir en Italie sans l’appui de la CIA. Je caricature un peu certes, mais elle s’est bien gardée d’adopter les positions poutiniennes de Matteo Salvini, même si son électorat est plutôt poutinien.
Dernier point de convergence : l’attitude face aux LGBTQIA+. Elle est cette fois commune aux Hongrois, aux Polonais, à Meloni, mais pas du tout à Le Pen, moins traditionaliste sur ces questions.