GUERRE EN UKRAINE, APRÈS L’ANNEXION DE QUATRE RÉGIONS
Introduction
Philippe Meyer :
Face aux succès de la contre-offensive ukrainienne, notamment entre Kharkiv et Izioum, ces dernières semaines, Vladimir Poutine a choisi l'escalade. Après avoir annoncé la tenue de référendums dans quatre régions ukrainiennes contrôlées par Moscou en Ukraine, après avoir décrété le 21 septembre la « mobilisation partielle » des réservistes de son armée, entre 300.000 et 1 million d'hommes selon les sources - une initiative sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale – le président russe a de nouveau procédé à un chantage nucléaire.
L’appel à la mobilisation a provoqué un vent de panique en Russie : des manifestations contre l'appel sous les drapeaux se sont déroulées dans une quarantaine de villes du pays, notamment au Daguestan, dans le Caucase, l'une des régions ayant payé le plus fort tribut à la guerre en Ukraine en hommes tombés au front. Plusieurs centres d'appel sous les drapeaux à Nijni-Novgorod, Orenbourg et Saint-Pétersbourg, ont été incendié. Plus de 2.400 personnes ont été arrêtées depuis l'annonce de la mobilisation. Des milliers de jeunes Russes se sont rués dans les aéroports et aux frontières pour tenter d'échapper à l’enrôlement. Cette nouvelle vague d'exode a déferlé sur les pays voisins, telle la Géorgie, avant que certains ne ferment leurs frontières, à l'exemple de la Finlande et des pays Baltes. Le Kazakhstan a indiqué mardi que 98.000 Russes avaient déjà trouvé refuge sur son territoire. Les scrutins ont été organisés en urgence du 23 au 27 septembre, dans les régions de Zaporijjia, Kherson, Louhansk et Donetsk. Mardi, les autorités prorusses revendiquaient la victoire avec 93%, 87%, 98% et 99% de « oui » à l'annexion à la Russie. Les fraudes et les pressions ont été patentes : les agents électoraux se sont déplacés au domicile des électeurs, accompagnés de soldats ; les bureaux de vote, également placés sous haute surveillance, ne disposaient souvent pas d'isoloirs. Qualifiés de « mascarades » par Paris et de « simulacres » par l'Ukraine, ils ont suscité de la réprobation jusqu'à Pékin et Ankara.
Vendredi Poutine a officialisé l'annexion des quatre régions ukrainiennes et promis de les défendre « par tous les moyens possibles » tout en se disant prêt à retourner à la table des négociations. Il s’est ensuite livré à une diatribe non plus contre Kiev mais contre l’Occident tout entier, accusant les Etats-Unis et l’Union européenne d’être des puissances « russophobes », « haïssant la vérité » et « colonisatrices », qui imposent un « diktat sur le monde » en usant de « racisme », de « barbarie » et même de « satanisme ».
Peu après, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a annoncé que son pays était candidat à rejoindre au plus vite l’Otan. Pour Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du Centre Russie-Nouveaux Etats indépendants, à l’Institut français des relations internationales, « le risque d’une confrontation potentielle directe entre la Russie et l’OTAN n’a jamais été si élevé ».
Kontildondit ?
Jean-Louis Bourlanges :
J’étais cette semaine dans une délégation parlementaire conduite par Mme Braun-Pivet, la présidente de l’Assemblée nationale, avec des collègues de la Commission de la Défense et de la Commission des Affaires européennes, ainsi que la députée locale des Français de l’étranger. Nous avons d’abord été en Pologne, qui est une sorte d’avant-poste de la guerre. Puis nous nous sommes rendus à Kyiv par les moyens ordinaires, c’est à dire en voiture jusqu’à la frontière polonaise, puis en train pour un trajet d’environ 14 heures. C’est un train qui ferait penser à l’Orient-Express d’Agatha Christie, mais sans le luxe : on est tous ensemble, on se dit qu’un crime pourrait être commis. L’atmosphère était très chaleureuse, à la fois entre nous et de la part de nos hôtes.
A Kyiv, nous avons rencontré les interlocuteurs les plus notoires, à commencer par le président Zelensky, qui fait très forte impression sur le plan personnel, bien plus que lorsqu’on le voit à la télévision. C’est un homme qui a énormément de charme, très sympathique, on voit à la malice de son regard qu’il est d’une grande mobilité intellectuelle, il a le talent d’un grand acteur pour charmer ses interlocuteurs : il regarde les membres de la délégation un par un, et crée avec chacun une relation personnelle. Sa personnalité fait figure de contraire exact de celle du poisson froid auquel il est confronté, M. Poutine pour ne pas le nommer.
Tous nos interlocuteurs partageaient les mêmes points communs : la fierté des victoires, la détermination, la bonne humeur, la satisfaction d’être soutenus par des amis. Pour ce qui est des relations avec la France, j’imagine qu’il doit forcément exister quelques contentieux, mais cela n’est jamais apparu, l’accueil réservé à notre délégation était très chaleureux, et ils sont très élogieux à propos du président Macron.
Nous étions là avant que les Russes ne se replient à Lyman, et il faut bien voir que c’était un point clef. Ces dernières semaines, il y a eu de grands succès ukrainiens tactiques, notamment dans le Nord. Ils ont cependant été très coûteux, en ressources mais aussi en hommes. Mais avec la reprise de Lyman, l’armée ukrainienne semble être en mesure de faire une manœuvre de contournement qui pourrait menacer sérieusement le dispositif russe plus au Sud.
Nous avons pu voir un peu comment fonctionnait l’armée ukrainienne, et c’est très différent de chez nous. C’est fondé sur l’initiative individuelle, la débrouillardise et l’esprit de corps. On a beaucoup dit que les Ukrainiens étaient corrompus, mais la débrouillardise c’est l’envers de la corruption : un combattant ukrainien doit acheter son propre équipement, un peu comme les mousquetaires de Louis XIII. Un soldat peut se faire réprimander car il n’a pas apporté son couteau. Là où ils sont déployés, ils sont extrêmement autonomes et imaginatifs. Ils dépouillent évidemment tout le matériel russe possible pour s’équiper eux-mêmes, bref le niveau de motivation est extraordinaire, exactement le contraire de l’armée russe. Les combattants ukrainiens ont un moral d’acier, du bas de l’échelle jusqu’en haut.
Sur le plan politique, ce qui ressortait clairement des propos de Zelensky est l’extrême fermeté : il ne négociera pas avec Poutine. Il a manifestement haussé le ton après les quatre pseudo-référendums organisés par la Russie dans les provinces de l’Est. Pour qu’une négociation soit envisageable, il faut changer le maître du Kremlin, reconnaissons que ce n’est pas gagné … Ensuite, il y a la demande d’adhésion à l’OTAN, qui est un problème intéressant. Est-ce envisageable ? Il est certain qu’à l’issue de la guerre, une adhésion à l’OTAN pourrait être une garantie de sécurité pour les Ukrainiens, même si ce n’est pas la seule. Mais les garanties apportées à Budapest en 1994 (où nous n’étions pas partie prenante, contrairement aux Américains et aux Britanniques, qui avaient promis beaucoup, dont le maintien de la frontière). Les Ukrainiens ont donc des raisons légitimes d’être méfiants. Tant que la guerre a lieu, en revanche, l’adhésion à l’OTAN est plus problématique, car l’article 5 de l’alliance atlantique implique une entraide des Etats membres. Si on l’interprète au sens strict, si un Etat membre est attaqué, c’est toute l’alliance qui l’est. Dans ce cas de figure, nous serions tous en guerre ouverte contre la Russie, une guerre dont nous ne voulons pas, non par lâcheté, mais par souci de responsabilité : nous ne voulons pas engager une guerre mondiale. Il faudrait donc interpréter l’article 5 d’une manière beaucoup plus lâche et se contenter de fournir une aide à l’Ukraine. Mais ce n’est pas non plus souhaitable, car personne dans l’OTAN n’a intérêt à ce que l’article 5 ne soit pas dissuasif pour quiconque songerait à attaquer l’alliance. L’interpréter aussi lâchement serait donc très dommageable.
Nicolas Baverez :
Ce conflit est un tournant pour la planète. Jean-Louis a bien décrit les difficultés tactiques de la Russie, qui a perdu plus de 80 000 hommes (morts ou blessés) sur les 200 000 engagés à l’origine dans le conflit. Il y a également l’aspect stratégique, et là aussi, Vladimir Poutine est dans une situation d’échec à peu près complet. L’Ukraine est désormais une nation, attachée aux valeurs démocratiques, et bien ancrée dans l’Europe et dans l’Occident. Le Japon et l’Allemagne réarment, l’Europe aussi, l’OTAN est sorti de son état de mort cérébrale et déploie 300 000 hommes, les Etats-Unis sont de retour en Europe avec 120 000 hommes et jusque dans les pays du Sud, habituellement plutôt favorables au narratif russe, des fissures commencent à apparaître. Le récent sommet de Samarcande l’a montré : la Chine, l’Inde et la Turquie ont fait valoir que la guerre n’était pas une bonne idée.
Comment Vladimir Poutine a-t-il décidé de réagir à cette situation de blocage ? Par l’escalade et la fuite en avant. L’énorme mobilisation d’abord, qui a engendré un exode massif des jeunes Russes, l’annexion de quatre province, avec la menace nucléaire brandie, le sabotage des gazoducs (qui n’est pas sans rappeler l’incendie du Reichstag) qui n’est rien d’autre qu’un message de la Russie : elle peut menacer toutes les infrastructures du continent européen, non seulement les gazoducs mais aussi les câbles internet sous-marins. Il y a enfin l’idée que c’est la fin de l’Occident, avec un discours d’escalade particulièrement spectaculaire.
Que peut-on faire ? Il faut évidemment continuer à aider l’Ukraine, tout en évitant soigneusement de créer une situation de cobelligérance. Il faut également travailler à la Défense de l’Europe, car le problème n’est pas que militaire : c’est toute la résilience des infrastructures et des sociétés qu’il s’agit de sécuriser. Nous devons commencer à travailler sur l’ébranlement du camp des empires autoritaires : il y a dorénavant une différence d’approche entre la Chine et la Russie, le Sud est de plus en plus mal à l’aise avec les actions de Moscou, qui fait exactement ce qu’il dénonce : une entreprise coloniale sous parapluie nucléaire.
La situation appelle à mon avis à un repositionnement très profond de la diplomatie française. On a passé des mois à expliquer que le problème venait de l’humiliation de la Russie, on s’est trompé. Quand on prétend être une puissance d’équilibre dans un monde désormais en guerre (entre les démocraties et les empires autoritaires), il faut se poser certaines questions. Être si loin de l’Europe du Nord et de l’Europe Orientale (qui aujourd’hui donne le la) est un vrai problème. Il faut réparer le lien entre la France et les pays du Sud, notamment en Afrique.
Lucile Schmid :
Avec la récente mobilisation, le lien entre la guerre en Ukraine et la société russe est passé de la virtualité à la réalité. Des dizaines de milliers de jeunes Russes fuient aujourd’hui la conscription (ce qui a entraîné la fermeture des frontières des pays baltes et de la Finlande), mais il y a aussi eu des révoltes, des centres de recrutement incendiés, Alla Pougatcheva, cette chanteuse russe très populaire qui a déclaré « si c’est ainsi, alors je suis prête à être appelée agent de l’étranger ». La dissociation entre Poutine et la société russe commence à apparaître. Certains emploient même l’expression de Churchill : « combats de dogues sous un tapis » pour décrire ce qui s’y passe. Comment va évoluer la relation de Vladimir Poutine à ses généraux ? Le narratif selon lequel les Russes étaient pour la guerre est désormais clairement remis en cause, et pas seulement dans les grandes villes. Pour enrôler plus largement, Poutine a aussi facilité l’accès à la nationalité russe à des étrangers venant du Caucase. Cette conscription est bien une fuite en avant.
Et puis il y a la menace nucléaire. Vladimir Poutine l’agite depuis les débuts du conflit. Il escompte que les démocraties occidentales, averses au risque, vont plier. Mais le sujet nucléaire va au-delà. Avant son indépendance, l’Ukraine avait des ogives nucléaires sur son territoire. En 1994, elle les a renvoyées en Russie, sous couvert d’une garantie de protection de son territoire, promise par le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Si l’Ukraine n’était plus protégée par le nucléaire, elle le serait pas l’Occident, telle était la promesse. La position du président Zelensky est d’autant plus forte qu’elle repose sur un engrangement international.
Nos stratégies en matière de dissuasion sont en train d’évoluer. Il nous faut par conséquent rester vigilants sur les questions de limitation et de contrôle des armements nucléaires. La question de la menace nucléaire est en train de redevenir dangereusement concrète.
Marc-Olivier Padis :
J’ai été très frappé par la description qu’a faite Jean-Louis de l’état d’esprit des ukrainiens : très mobilisés, refusant de négocier avec Poutine, comptant récupérer la totalité de leur territoire (y compris la Crimée). Cela pose la question des perspectives, et notamment de l’issue de cette guerre. Comment l’entrevoir ?
Au préalable, il faut prendre la mesure de l’irrationalité d’un des deux acteurs, en l’occurrence du « poisson froid ». J’ai été très frappé cette semaine par le discours post-mobilisation du président russe : discours paranoïaque, contre l’Occident « sataniste » (celui-là même où les oligarques russes envoient leurs enfants étudier et font leurs investissements immobiliers). Il faut prendre la mesure du caractère proprement délirant de cette propagande, là où les affaires diplomatiques font habituellement usage de prudence et de circonspection. Ici, c’est tout à fait grotesque, le mensonge est omniprésent, la mobilisation est très chaotique, le système de décision absolument indéchiffrable, le cercle du pouvoir au Kremlin est très énigmatique, avec son lot de morts inexpliquées, une société opaque et une armée dont l’état est impossible à déterminer. Quelle attitude adopter face un adversaire pareil ? Il est évident que c’est e rapport de forces et la violence qui dominent.
Si l’on s’entête à prêter au président russe un peu de rationalité, il y a tout de même deux faits intéressants. D’abord, il y a la poursuite d’une stratégie, celle des « référendums » dans les régions de l’Est de l’Ukraine, et les annexions. Il s’agit donc de conquête territoriale. Il ne s’agit plus d’annexer l’ensemble de l’Ukraine ou de la faire disparaître en tant que nation, mais de conquérir certains territoires. Il y aurait donc des buts de guerre. Évidemment, Poutine pourrait recalibrer sa propagande en disant que c’était ce qu’il voulait depuis le début, et personne ne se risquerait à le contredire. Dans son discours de cette semaine, il a lancé des appels à la négociation et au cessez-le-feu. Par conséquent on peut se dire qu’il s’agit peut-être là d’un terme acceptable à cette aventure. Et pourtant, il y avait en même temps ce discours de haine (car il n’y a pas d’autre mot) contre l’Occident, il s’est lancé dans une liste : de l’esclavage à la bombe d’Hiroshima, rien n’y manquait. Ajoutons à cela le sabotage de Nord Stream, mettant en péril des infrastructures critiques. Et bien sûr il agite la menace nucléaire. On a donc cette contradiction entre un appel à la négociation et cette logorrhée haineuse. Je ne vois pas très bien comment équilibrer ces deux éléments. Il est en tous cas certain qu’on ne peut pas baisser la garde, qu’il faut rester dans le rapport de forces, surtout quand le pays attaqué a la volonté de se battre, et qu’on est en mesure de lui en fournir les moyens. Dans le fond, c’est le statu quo.
Jean-Louis Bourlanges :
La violence du discours de Poutine était en effet très impressionnante, mais à mon avis il s’agissait d’un commencement. Je veux dire par là qu’il jetait les bases de quelque chose qui pourrait commencer à ressembler à une sortie « honorable » de la guerre. La violence anti-occidentale est effectivement extrême, mais elle n’a rien de nouveau, ce sont les « injures as usual ». Contre l’Occident, la référence fondamentale est bien plus nationaliste qu’idéologique. Cette diatribe est en réalité une plongée dans le passé russe très profond. Car c’est une très vieille affaire que ce schisme entre Orient et Occident, remontant à Alexandre le Grand, confirmé à la bataille d’Actium avec la victoire de l’Occident sur l’armée d’Antoine et de Cléopâtre, reconfirmé à la séparation de l‘empire romain en deux blocs, et maximisé par le schisme orthodoxe au XIème siècle. C’est donc une division très profonde que Poutine réactualise, avec des thèmes empruntés aux mœurs.
En revanche, il ne parle pas de l’arme nucléaire, il prend soin de laisser ses sbires le faire à sa place. Mais l’arme nucléaire est absurde, elle ne peut pas être utilisée sauf dans un moment de délire irrationnel. Certes, on sait qu’aucun leader politique n’est à l’abri d’un moment de délire irrationnel, mais ce serait se brouiller avec l’ensemble du monde, pour ne gagner aucun objectif militaire, bref cela n’a que des inconvénients. L’arme nucléaire n’est profitable qu’en tant que menace. Ce qui s’est produit en mer Baltique nous le montre ; il nous envoie le message : « je peux vous pourrir la vie pendant longtemps ». Son discours s’adressait à son peuple, il s’agissait de dire « ceux qui sont morts ne sont pas morts en vain, nous avons élargi le périmètre de la Russie éternelle. Comme nous avons obtenu quelque chose, nous pouvons peut-être cesser l’opération ». Il peut espérer rallier son peuple, tout en divisant l’opinion occidentale, trouver en Allemagne ou en France (très pénétrée de la propagande poutinienne) un écho favorable à l’idée qu’il faut en sortir, et que la partition de l’Ukraine n’est au fond pas si mal. Si nous en arrivons là, la décision ultime sera évidemment celle des américains, susceptibles eux aussi d’être tentés d’en finir vite, afin de reprendre les affaires courantes avec M. Xi.
La seule réaction, c’est surtout de ne pas céder à ce chantage, et maintenir intacte notre cohésion. C’est ce qui explique la montée en puissance diplomatique et stratégique de Volodymyr Zelensky : il n’est pas question de cautionner ces référendums totalement illégaux et immoraux. Je pense cependant que le discours du Kremlin n’était pas un discours d’escalade, mais au contraire de préparation à une sortie qui soit acceptable pour les Russes. Même si elle ne le sera évidemment pas pour les Ukrainiens.
Lucile Schmid :
On est en effet passé d’une guerre de conquête à une guerre d’annexion. Mais comme il est hors de question pour les Ukrainiens de négocier avec Poutine, la condition sine qua non à une négociation est donc que le président russe quitte le pouvoir. Poutine peut donc bien préparer une sortie acceptable, mais elle n’aura pas lieu pour autant. Avec les sabotages de Nord Stream, nous voyons à quel point nous avons eu à nos portes pendant très longtemps une puissance hostile, que nous avons ménagée. En sabotant Nord Stream 1 et 2, la fédération russe a d’une certaine manière déclaré la guerre à l’Union Européenne.
PEUT-ON DÉPENSER SUR TOUS LES FRONTS : DÉFENSE, ÉCOLOGIE, ÉDUCATION, SANTÉ ?
Introduction
Philippe Meyer :
Le 26 septembre, le ministre de l'Économie Bruno Le Maire a présenté un budget 2023 de « protection » et de « plein emploi », calculé « à l’euro près ». Le projet de loi de finances entérine une hausse de 24 milliards des crédits ministériels et une augmentation des effectifs de l'État de plus de 10.000 postes l'an prochain. Le bouclier tarifaire sera reconduit en 2023, mais les particuliers devront encaisser une augmentation de 15 % des factures de gaz et d'électricité.
Le ministère du Travail et de l'Emploi en passant de 14,5 à 20,7 milliards d'euros, bénéficie de la hausse de crédits la plus importante. Ses effectifs devraient aussi gonfler d'un millier de personnes. L'éducation voit son budget renforcé et passe de 56,5 milliards d'euros à 60,2 milliards. Avec la dégradation spectaculaire de l'équilibre international, le budget des armées a été augmenté de 3 milliards et atteindra 43,9 milliards d'euros. Le ministère de l'Agriculture sera doté d'un budget de 5,987 milliards d'euros, en hausse de plus de 20%. Dans ce budget qui fait la part belle aux ministères régaliens, celui de la Justice voit sa dotation passer de 8,9 à 9,6 milliards d'euros. Cette augmentation s'explique principalement par le recrutement de 2.300 personnels supplémentaires. Le budget 2023 du ministère des Outre-mer est en hausse de 11%, atteignant les 2,4 milliards d'euros de crédits budgétaires, avec notamment une augmentation des crédits du service militaire adapté. Avec la création de 3.100 postes supplémentaires, le ministère de l'Intérieur est celui qui enregistrera la plus grande hausse d’effectifs en 2023. Le budget alloué aux « Sécurités » passe ainsi de 14,7 à 15,8 milliards d'euros. Les quelques rares ministères perdants sont celui de l'Économie qui voit ses crédits passer de 4,1 à 3,7 milliards d'euros et la suppression de 508 postes ; le budget du ministère des Anciens combattants passe, lui, de 2,1 à 1,9 milliard d'euros. Enfin, certains plans d'investissements vont réduire la voilure en 2023. Au total, l'exécutif prévoit un bond des dépenses de près de 40 milliards d'euros entre la loi de finances initiale en 2022 et le projet de loi de finances 2023 passant de 461,5 milliards d'euros à 500,2 milliards d'euros l'année prochaine. Cette enveloppe pourrait être amenée à gonfler en fonction de l'évolution du contexte géopolitique et des prix de l'énergie. Le Haut Conseil des finances publiques, un organisme indépendant rattaché à la Cour des comptes a jugé « peu ambitieuse » la trajectoire de maîtrise des finances publiques sur les cinq prochaines années. Il estime que « l'effort de la maîtrise de la dépense n'est que partiellement documenté ». En 2022, le taux d'endettement public est de 116 % du PIB, le déficit public de l'ordre de 5,5 % du PIB.
Plusieurs partis d'opposition (Nupes, Rassemblement national) ont déjà fait savoir qu'ils n'allaient pas voter ce budget.
Kontildondit ?
Nicolas Baverez :
Contrairement à ce qui a été dit, le « quoi qu’il en coûte » continue. Il n’est plus sanitaire mais énergétique et anti-inflationniste. Nous allons dépenser 500 milliards d’euros, et avoir un déficit public de 158 milliards en 2023, ce qui signifie qu’aujourd’hui un tiers des dépenses sont couvertes par la dette, que la France empruntera un montant record de 270 milliards d’euros l’an prochain, que le déficit sera autour de 6% du PIB et la dette publique d’environ 112,5%. Il n’y a aucun effort de maîtrise des dépenses puisque presque tous les ministères connaissent une augmentation assez significative de leur budget.
Il s’agit donc de la continuation d’une politique engagée depuis 40 ans, où l’on préfère la dette publique dans un modèle de décroissance à crédit. La croissance était de 5,6% dans les années 1960, de 2,2% dans les années 1980, de 1,6% dans les années 2000, et nulle depuis 2019. La dette publique de son côté était de 20% du PIB en 1980, 58% en 2000, 85% en 2010 et 115% en 2020. A voir ces quarante dernières années, on se dit que tout cela a vocation à continuer tranquillement. Or je crois que ce ne peut plus être le cas.
Le monde est en train de changer, c’est pourquoi ce budget est dangereux, car il révèle un déni. D’abord, le ralentissement de l’économie est généralisé : tous les grands pôles de l’économie mondiale vont ralentir l’an prochain. Les Etats-Unis sont en récession avec la montée des taux ; en Chine, ce n’est guère mieux avec la politique zéro Covid, plus le krach immobilier : grâce à M. Xi Jinping, le pays est passé de 10% de croissance par an à 0% ; la zone euro sera en récession elle aussi à cause de la crise de l’énergie ; enfin les émergents vont avoir des problèmes majeurs de dette avec la montée du dollar.
La politique habituelle n’était possible que dans un monde qui n’était pas inflationniste. La charge de la dette en France se montait à 23 milliards d’euros en 2020, ce sera 52 milliards en 2023. Le retour de l’inflation (qui sera durable) empirera les choses, car nos emprunts sont beaucoup indexés sur l’inflation.
Enfin, nous sommes dans un monde très conflictuel, où la mondialisation est en train de se fragmenter et d’exploser. Nous irons vers une récession en 2023, parce qu’il y a un risque social évident, parce qu’il y a un risque politique de faible gouvernabilité, et un risque financier élevé.
Le discours constamment répété ne tient plus, nous en avons un exemple avec ce qui se passe au Royaume-Uni : un gouvernement conservateur a réussi à créer une panique financière en trois jours, avec un budget complètement déraisonnable : plus de 100 milliards de livres de soutien énergétique dont on ignore la distribution exacte ; 45 milliards de baisses d’impôts absurdes pour les plus riches, alors qu’il s’agit déjà du pays le plus inégalitaire d’Europe ; le tout sur fond d’effondrement de la livre, et d’obligation pour la Banque d’Angleterre d’intervenir en catastrophe, à hauteur de 65 milliards de livres, pour tenter d’éviter l’effondrement des fonds de pension britanniques.
La France a jusqu’à présent été protégée par l’euro, par la force de l’Allemagne et par la faiblesse de l‘Italie. Il est déraisonnable de croire qu’il en ira encore ainsi longtemps.
Lucile Schmid :
Quand Bruno Le Maire a présenté ce budget, il a insisté sur l’incertitude. Incertitude du monde et de cette guerre à nos portes, mais aussi incertitude quant à ce qui va se passer par rapport à l’inflation. Pourtant le budget qui nous est présenté semble ne pas tenir compte de cette incertitude.
Je suis de mon côté frappée par la difficulté qu’il y a à établir une stratégie dans le cadre d’un budget annuel. De nombreuses critiques se sont élevées pour reprocher à ce budget un manque de cap. Le ministre de l’Economie nous présente ce budget comme celui d’une politique de l’offre. On constate qu’il correspond surtout aux promesse électorales : augmentation des dépenses dans tous les domaines, de la Défense à l’Ecologie en passant bien sûr par l’Education, la Santé, le Travail et l’Agriculture. On crée 10 000 postes de fonctionnaires, notamment dans les ministères régaliens : policiers, gendarmes, Justice.
Un député chargé de déceler les économies possibles dans ce budget déclarait récemment quil allait employer la méthode des trois « e » : efficience, économie, écologie. Personnellement je ne vois pas très bien le rapport entre ces trois mots, mais on nous assure que ces critères seront présentés à la discussion budgétaire. Rappelons que le gouvernement actuel ne dispose plus que d’une majorité relative, et que les deux oppositions ont déjà déclaré qu’elles ne voteraient pas ce budget. Même si le gouvernement ne veut pas en entendre parler, on va donc sans doute vers une adoption sans vote, au moyen de l’article 49.3. Des deux côtés de l’opposition, les critiques fusent pour des raisons inverses. A droite, il y a l’idée qu’il ne s’agit pas d’une vraie politique de l’offre, et à gauche qu’on ne taxe pas les super-profits et qu’il n’y a pas de cap écologique.
Taxer les super-profits, c’est évidemment ne pas pratiquer la politique de l’offre. Et mettre un cap sur la question de l’écologie, ce serait donner à ce thème une portée stratégique qu’il n’a pas aujourd’hui. Certes, le ministère voit son budget largement augmenté, mais les mesures annoncées sont plutôt « au fil de l’eau » : on nous promet une meilleure isolation des logements et davantage de véhicules zéro émissions, c’est certes bienvenu, mais ce n’est pas structurel. Le véritable enjeu écologique c’est la transformation de notre appareil productif, et rien ne laisse supposer cela dans ce budget.
Le seul budget qui semble un peu stratégique est celui de la Défense : on y prend en compte à la fois les équipements, mais aussi le renseignement et la cyber-sécurité. Il faut apprendre à rendre les budgets stratégiques dans d’autres domaines, on ne peut plus se contenter de traiter les urgences.
Marc-Olivier Padis :
Comme en arrive-t-on a des situations pareilles ? Ce n’est pas seulement la faute du gouvernement actuel, la vraie question est de savoir pourquoi notre système politique n’est pas capable de créer un consensus sur le budget de la nation. Pourquoi la campagne présidentielle et législative n’a-t-elle pas dégagé ces priorités ? A l’époque où nous la commentions, nous voyions bien qu’aucun sujet n’émergeait vraiment, et cela, de tous les côtés de l’échiquier politique. Le paradoxe est que l’on a aujourd’hui un budget qui devrait contenter tout le monde, et qui ne satisfera pourtant personne. C’est tout de même spectaculaire : il va falloir un 49.3 pour faire passer un budget qui augmente les portefeuilles de presque tous les ministères !
Cette absence de capacité à créer un consensus est très frappante. Je l’illustrerai par un exemple qui n’est que très peu commenté, celui du budget pour l’apprentissage. Il dépend du ministère du Travail (et non de l’Enseignement supérieur). Ce budget passe de 14,5 à 20,7 milliards. Il y a donc un effort tout à fait massif, ciblé sur l’apprentissage. Personnellement, je trouve que c’est une très bonne chose, même à moyen et à long terme, car cela peut provoquer un changement culturel : on avait jusque là assez peu recours à l’apprentissage en France, alors qu’on voit que cela fonctionne partout ailleurs. L’apprentissage répond à un double dilemme qu’on n’arrive pas à résoudre dans l’enseignement supérieur. Premier dilemme : comment augmenter la participation dans l’enseignement supérieur sans engager les jeunes dans des filières peu porteuses ? On sait que l’apprentissage mène à la réussite, même pour ceux qui ont eu des difficultés avec le système scolaire. Second dilemme : comment allonger les études sans privilégier les élèves qui ont déjà le mieux tiré parti des systèmes scolaires classiques ? Là aussi, l’apprentissage est la solution. Donc l’apprentissage est bon pour la formation initiale supérieure, bon pour les entreprises et globalement pour la société. Il ne recueille pas le consensus pour autant. En contrepartie, il est visiblement difficile pour l’opposition d’avoir un angle d’attaques mordant sur un consensus qui dégage peu de priorités.
Le débat politique est donc un peu atone. Dans le panorama qu’a décrit Nicolas (nous sommes engagés dans de plus en plus de dépenses publiques, sans qu’une régulation ne soit perceptible). Il y a l’option de la transparence, comme avec les avis du Haut Conseil des finances publiques, mais ils ont visiblement peu d’impact. Il y a la construction européenne, et le débat parlementaire. Nous verrons si les critiques de la gauche et de la droite donneront un peu se substance à ce débat, mais cela semble être un vœu pieux.
Jean-Louis Bourlanges :
Quand on est à l’Assemblée nationale, il est vraiment préférable d’être président de la commission des Affaires étrangères comme c’est mon cas, plutôt que rapporteur général du budget. Je n’envie pas mon collègue Jean-René Cazeneuve …
Quelle est l’équation politique que les auteurs de ce budget doivent résoudre ? Sur les besoins, il y a six systèmes de dépense qui ne peuvent qu’augmenter.
Il y a la dette, dont le service ne peut que croître à cause de l’augmentation des taux d’intérêt.
Sur le plan géopolitique, nous devons non seulement maintenir mais développer notre armée et notre Défense.
Sur le plan économique, tout le monde est d’accord sur le fait qu’il faut encourager le système productif. Cela implique de diminuer ou supprimer les impôts de production, d’éviter que le coût énergétique incombe massivement aux entreprises, et enfin de développer les investissements et la recherche.
Sur le pouvoir d’achat, trois défis majeurs : l’inflation, l’énergie, la transition climatique. Je fais partie de ceux qui pensent qu’on ne compense pas l’inflation à coups de subventions budgétaires. Cela dit, il y a tout de même un problème de brusque augmentation des charges, qui est vécu très difficilement. Même chose sur l’énergie. Sur le plan de la transition climatique, il est évident que le coût d’ajustement pèse d’abord sur les faibles revenus, et qu’on ne peut pas se désintéresser de la solvabilité de ces populations, sans quoi nous aurons une explosion sociale.
Sur le plan des services publics, tout le monde reconnaît que les professeurs sont horriblement mal payés et ne disposent pas des moyens nécessaires. Pas plus que la police. Tout le monde reconnaît qu’il n’y a pas assez de greffiers ou de juges. Tout le monde reconnaît que l’hôpital est à bout de souffle. L’ensemble des services publics a donc besoin de moyens importants.
Enfin, pour la transition climatique, nous avons un effort à faire. On nous promet que de la valeur sera créée, mais il y a d’abord une phase ou de la valeur est détruite : un certain nombre d’actifs physiques perdent de la valeur, et il faut les compenser.
Il faut donc beaucoup d’argent. Où le trouver ? Davantage d’impôts ? La droite n’en veut pas. Davantage de travail ? Non seulement la gauche, mais tous les salariés n’en veulent pas. Une réorganisation à long terme et en profondeur de l’ensemble des services publics ? Ce serait nécessaire, mais personne n’en veut dans ce pays. D’où le fait que la campagne présidentielle et législative (que j’ai personnellement vécue très douloureusement) a été absolument dingue : nous avons tous fait campagne (dans la majorité comme dans l’opposition) sur ce qu’on allait faire dans les trois mois qui suivraient l’élection. Le long terme était absolument absent. Nous sommes donc dans une situation de contradiction profonde.
Que faire ? Peut-être commencer par cesser de reprocher au personnel politique de manquer de courage. Car ce n’est pas en ces termes que le problème se pose. L’alternative est la suivante : soit on continue à « bricoler » (enlever un peu ici pour mettre là), soit on provoque une crise politique et sociale, dont les conséquences seraient dramatiques, et favoriseraient très probablement l’arrivée de l’extrême-droite au pouvoir.