BROUILLE FRANCO-ALLEMANDE
Introduction
Philippe Meyer :
A trois mois du soixantième anniversaire du traité de l’Élysée, qui a scellé la réconciliation entre la France et l’Allemagne, et jeté les bases de la coopération entre les deux pays, les relations bilatérales entre Paris et Berlin sont au point bas. Les sujets de discorde se sont accumulés ces dernières semaines, poussant au report inopiné à janvier 2023 du conseil des ministres franco-allemand prévu à Fontainebleau le 26 octobre, le premier depuis l'accession du dirigeant social-démocrate Olaf Scholz au pouvoir. Il s'agit d'une décision sans précédent depuis l'institution de ces rendez-vous annuels instaurés en 2003 par Jacques Chirac dans le cadre du traité de l'Élysée. Une annulation symptomatique d'un « dialogue dysfonctionnel », estime Éric-André Martin, secrétaire général du Comité d'étude des relations franco-allemandes. La liste des différends qui secoue le « couple » franco-allemand mais qu'on appelle ainsi seulement du côté français, est aujourd'hui très longue.
Dans la Défense, plusieurs projets communs font du surplace, qu’il s’agisse de l’avion du futur ou de la prochaine génération de chars. Le projet de bouclier antimissiles conduit par l’Allemagne au sein d’un groupe de 14 pays dont les États-Unis et Israël, mais sans la France qui mène le sien propre, a tendu encore un peu plus les relations. Dans l’énergie, au nom de la défense des mécanismes du marché, Berlin bloque sur le principe d’un plafonnement du prix du gaz poussé par la France, tandis que Paris ne veut pas entendre parler d’un projet de gazoduc reliant l’Espagne au reste de l’Europe pour alimenter l’industrie allemande. Sur le plan économique, la France n’a pas apprécié que le chancelier allemand annonce sans prévenir un plan de soutien à son économie de 200 milliards d’euros, interprété comme une remise en question des principes de concurrence au sein de l’Union européenne. Paris est également agacé par le refus allemand d'un financement communautaire des dépenses énergétiques de l'UE, qui serait analogue au fonds de relance mis en place naguère par Angela Merkel et Emmanuel Macron dans le cadre de la pandémie de Covid-19. Même le rythme de la construction européenne fait l’objet de débats. Quand Berlin défend un élargissement vers l’est, Paris plaide pour un approfondissement de l’intégration, sans craindre une Europe à plusieurs vitesses. La guerre en Ukraine est en train de modifier les équilibres en Europe, déplaçant son centre de gravité vers l’est.
En conséquence, seule une entrevue restreinte entre le président Emmanuel Macron et le chancelier Olaf Scholz a finalement été organisée à Paris, le 26 octobre. A l’issue de celle-ci, la France et l'Allemagne ont salué un « dialogue constructif » malgré l'annulation de la conférence de presse commune. L’Élysée a ajouté que la rencontre avait conduit à la mise en place de groupes de travail en matière d’énergie, de défense et d’innovation.
Kontildondit ?
Nicolas Baverez :
Rien ne va plus entre Paris et Berlin. La discussion des dirigeants des deux pays n’a donné lieu à aucune déclaration commune. La liste des contentieux est impressionnante, et concerne pratiquement tous les aspects de ce qui touche à l’Europe.
Au point de vue économique, les divergences concernent la gestion du choc énergétique, le plan de soutien géant de l’Allemagne, qui est en train d’injecter 8% de son PIB pour soutenir en priorité son industrie et ses entreprises, et non ses ménages, ce qui crée une distorsion dans le reste de l’Europe. Enfin, le chancelier Scholz a accepté d’ouvrir le port d’Hambourg à la Chine, l’Allemagne continue donc de protéger son modèle mercantiliste avec la Chine, quelle que soit la dérive autoritaire du régime.
En ce qui concerne la Défense, le nombre de divergences est tout aussi impressionnant. L’avion et le char du futur, mais aussi le dôme de fer proposé à l’Europe orientale. Et bien sûr, le fait que l’Allemagne entend devenir le principal partenaire des Etats-Unis dans le domaine des équipements conventionnels, et la principale plateforme logistique de l’Alliance atlantique à l’horizon 2030.
Enfin, il y eut le discours de Prague du chancelier. On pouvait penser que c’était une réponse au discours de la Sorbonne du président français, mais ce ne fut pas le cas puisque la France n’y a quasiment jamais été citée, et que l’Allemagne y est décrite comme une union à 30 ou 36, régie par la majorité qualifiée, ce qui signifie qu’elle a d’emblée une quinzaine de pays prêts à la suivre, comme dans le cas du dôme de fer. En face la France est seule, et l’Europe méditerranéenne considérablement marginalisée.
Ce n’est pas la première fois qu’il y a des tensions. D’abord, cette expression du « couple » franco-allemand est une illusion, que les Français se plaisent à répéter pour masquer le déclassement du pays. Cela fait penser au Royaume-Uni ne cessant parler de la « relation spéciale » avec les Etats-Unis, tout aussi déséquilibrée et chimérique. Mais les tensions ne datent pas d’hier. La relation Chirac-Schröder avait très mal commencé, et Mitterrand-Kohl n’était guère mieux au moment de la chute du mur ou à propos de l’ex-Yougoslavie. Mais aujourd’hui, les choses sont plus graves. D’abord, l’Allemagne n’est plus un nain politique depuis la réunification, et si elle arrive à ses fins, va redevenir la première puissance conventionnelle du continent. Ensuite, la France aussi a changé : il y a aujourd’hui 15% d’écart de richesse par habitant avec l’Allemagne, le pays est surendetté et ne tient que par l’Euro, sans lequel elle subirait le sort du Royaume-Uni. Le déficit public de notre pays se monte à 6% de son PIB, et plus encore pour son déficit commercial. Bref, un modèle insoutenable. Enfin, l’Europe a changé elle aussi, et se reconfigure plus à l’Est et au Nord.
En 1965, le général de Gaulle expliquait que les Européens étaient « des bâtisseurs de cathédrales » et que l’Europe était une forme de cathédrale, dont les fondations étaient la réconciliation franco-allemande. Le problème est que le franco-allemand, s’il reste indispensable pour faire bouger l’Europe, ne suffit plus.
L’Allemagne parviendra-t-elle à changer son modèle mercantiliste ? Je crois que oui, car les Allemands sont capables de discuter de leurs problèmes. La France parviendra-t-elle à se redresser sans subir un choc financier ? C’est malheureusement moins probable. Les désaccords de cette semaine jettent un vrai doute sur la capacité à faire émerger une union politique, seule véritable réponse à ces chocs en chaîne et à la menace existentielle que la Russie fait peser sur notre sécurité.
Lucile Schmid :
Il me semble que voir la France faible par rapport à l’Allemagne forte est une sorte de préjugé permanent dans ce débat : nous serions ceux qui portent la vision politique, mais malheureusement nous serions également des « nains économiques » par rapport à l’Allemagne. Il ne faut pas sous-estimer l’importance du choc économique que subissent nos voisins : on a vu leur dépendance au gaz russe, par exemple. Par ailleurs, ce pays qui a fait le choix d’une économie industrielle est-il adapté à la marche du monde d’aujourd’hui, et notamment aux enjeux de transition écologique ? La question mérite d’être posée.
Le choix de Berlin de consacrer 200 milliards d’euros à l’amortissement du choc énergétique reflète aussi que le pouvoir est occupé par une coalition, faite de bric et de broc, qu’on n’imaginerait pas une seconde en France. Olaf Scholz est un chancelier sous tension. Tension économique, à court terme avec la crise énergétique, mais peut-être aussi à moyen terme avec le modèle économique du pays. En outre, le chancelier semble manquer singulièrement de vision. Là-dessus, je pourrais pour une fois défendre Emmanuel Macron : on a vu qu’au moment de la crise de la Covid, Mme Merkel avait suivi les intuitions du président français. S’il y a des tensions autour de la vision européenne, on peut au moins faire crédit à la France d’avoir une vision plus claire du devenir de l’Europe. On le sait, elle repose sur l’intégration, sur un noyau dur par rapport à l’élargissement à l’Est voulu par les Allemands. Mais cet élargissement est en quelque sorte imposé à l’Allemagne par sa géographie, il ne découle pas d’une vision politique. Il y a aujourd’hui des tensions entre les l’Allemagne et les pays traditionnellement dans sa zone d’influence. Ceux-ci reprochent au chancelier de s’être montré trop conciliant avec Vladimir Poutine, pour des raisons économiques.
Olaf Scholz est un dirigeant relativement affaibli, et la coalition empêche d’avoir un projet clair dans un moment particulièrement compliqué. Certes, les finances publiques allemandes sont dans un bien meilleur état que les nôtres, mais sont-elles le seul indicateur à prendre en compte au moment où les incertitudes géopolitiques sont si grandes ? La France au moins a une vision, ce devrait aussi être mis à son crédit, car la récente crise sanitaire nous a montrés qu’il fallait aussi parfois faire fi des anciennes règles.
Marc-Olivier Padis :
Je me demande si nous n’avons pas affaire à des problèmes d’ajustement de début de mandat de la part d’Olaf Scholz. On se souvient qu’au début du mandat de Sarkozy, il y avait eu une hésitation du même ordre : « faut-il vraiment privilégier la relation franco-allemande ? Pourquoi ne pas essayer de chercher ailleurs ? » Ici, C’est du côté de l’Espagne que regarde M. Scholz, espérant peut-être contourner l’inévitable relation franco-allemande. Qui comme le rappelait Nicolas, est tout de même perçue très différemment à Berlin et à Paris, on en parle beaucoup plus en France qu’en Allemagne. Un récent exemple personnel me l’a encore prouvé : j’étais à un colloque à Berlin sur l’Europe ce mois-ci, et lors d’une table ronde, Wolfgang Schmidt, le principal conseiller politique d’Olaf Scholz, a parlé de l’Europe pendant trois quarts d’heure, en disant « aujourd’hui l’Allemagne est la puissance centrale en Europe ; étant donnée la première place économique du pays, il est normal d’être le leader européen ». C’est un discours complètement nouveau, que n’aurait jamais tenu Angela Merkel. Il n’a pas évoqué la France une seule fois. On sent bien un changement de ton et d’ambiance à Berlin, particulièrement au moment où la question ukrainienne fait tourner tous les regards vers l’Est.
Malgré tout cela, l’Allemagne ne me paraît pas à moi non plus dans une telle position de force. Si l’on résume très brutalement la situation, les Allemands disent : « Premièrement, nous allons construire notre Défense avec les Etats-Unis ». Sauf que si Trump revient, les Allemands sentent ben que cela ne va pas se passer comme cela. « Deuxièmement, nous négocions notre énergie avec la Russie » Tout le monde comprend pourquoi ce n’est plus possible. « Troisièmement, le commerce se négocie avec la Chine ». Olaf Scholz se déplace en Chine (tout comme le faisait très souvent Mme Merkel), refusant de s’y présenter avec Emmanuel Macron, ce qui aurait pourtant fait une belle image. Il s’y rend avec tous les hommes d’affaires allemands, et essaie de préserver la relation commerciale, mais là aussi on sent bien que les choses ont changé côté chinois. Plusieurs piliers du modèle allemand sont très fragilisés. En outre, les Allemands ont dû accepter des propositions françaises très fortes. Olaf Scholz reprend le terme de « souveraineté européenne », forgé par Emmanuel Macron, les Allemands parlent aussi d’autonomie stratégique, ils ont accepté le principe de l’endettement commun, pourtant complètement contraire à leur orthodoxie économique, et celui de communauté politique européenne.
Entre France et Allemagne, il y a d’abord une asymétrie institutionnelle. Le président de la République française dispose d’une marge de manœuvre considérable sur les questions européennes et peut prendre toutes sortes d’initiatives sur la relation franco-allemande. Le chancelier allemand ne peut pas en faire autant, le contrat de coalition qui l’a mis au pouvoir l’en empêche, et par ailleurs la culture parlementaire en Allemagne est très forte, y compris sur les questions européennes.
Mais surtout, si l’on cultive tant la relation franco-allemande côté français, c’est parce qu’on a peur non seulement du décrochage, mais aussi que l’Allemagne fasse cavalier seul. Quant aux Allemands, ils craignent toujours d’être entraînés par la France dans des projets qu’elle ne maîtrise pas, où ils ne feraient que payer tandis que le pilotage est français. C’est pour cela que l’idée d’industrie militaire européenne passe mal : les Allemands ont toujours l’impression qu’on leur demande de sortir le portefeuille alors que nous ne sommes pas exemplaires, ni en termes budgétaires, ni en matière de stratégie industrielle ou de gouvernance interne.
Jean-Louis Bourlanges :
Je crois que vous avez raison d’être pessimistes, tant sur l’Allemagne que sur la France. La situation est mauvaise des deux côtés. En Allemagne, le chancelier Scholz est au cœur même de toutes les erreurs des quinze dernières années. Celles de Mme Merkel auxquelles il avait donné son accord, ainsi que les choix contestables du SPD. Le choix de l’abandon du nucléaire, avec des conséquences calamiteuses sur l’émission des gaz à effet de serre. Le choix de la Russie, avec des conséquences calamiteuses en matière d’indépendance. Et le choix chinois, qui montre clairement ses limites. Le pouvoir chinois a changé de nature, et l’ère de Deng Xiaoping est décidément révolue. Il y a un an, quand je recevais mes homologues des Etats baltes à l’Assemblée nationale, ils étaient extrêmement inquiets de la complaisance de l’Allemagne vis-à-vis de Poutine.
Face à tout cela, l’Allemagne doit réagir. Elle le fait à sa manière habituelle : à un problème qualitatif, elle propose une réponse quantitative. On ne sait pas très bien quel choix alternatif faire, donc on en met plus sur la table. Vis-à-vis de l’OTAN c’est très clair. Les Allemands ne veulent pas se couper complètement des Russes, ni des Chinois, et entendent acheter du matériel américain. En France, c’est considéré comme scandaleux, mais en réalité cela ne l’est pas. Etant donné le rôle crucial des Etats-Unis dans la sécurité de l’Europe, il n’est pas invraisemblable que nous ayons du matériel américain. Ce qui serait scandaleux, ce serait d’avoir du « tout-américain », mais reconnaissons que du « tout-européen » n’est pas possible. Les Allemands ont bien compris cela. Ils comptent donc apaiser les Américains de cette manière. C’est aussi pourquoi ils accordent à la Chine l’accès à Hambourg.
Autre réaction : la géopolitique. Ils disent : « nous sommes au centre de l’Europe » Le discours de Prague est effectivement assez bêtement anti-français. L’agacement face à l’expression de « couple » est compréhensible, mais de là à faire comme si nous n’existions même pas … C’est pour le moins maladroit. Mais c’est une affirmation géopolitique précise : vers le Nord, les Allemands disent : « Nous sommes pour l’OTAN ». Là, les pays baltes applaudissent. Le bloc France-Italie-Espagne était assez conséquent, mais l’arrivée de Mme Meloni l’affaiblit, et l’Allemagne se sert de cela aussi. Enfin, le sérieux budgétaire est le dernier atout dont se targue l’Allemagne.
Mais quand on a mis tout cela bout à bout, on s’aperçoit que c’est l’Europe tout entière qui est en difficulté. Sur l’énergie bien sûr, qu’elle paie à des tarifs prohibitifs. Sur la sécurité, ensuite : il se peut que le Congrès américain change de majorité dans quelques jours, que deviendra la garantie américaine alors ? Sur la technologie, enfin, l’Europe est en retard. Face à tout cela, il reste les fondamentaux : c’est l’Union européenne qui sera la seule solution. Quand les crises nerveuses actuelles du chancelier seront passées, le culbuto devrait tout de même revenir à une entente franco-allemande.
Lucile Schmid :
La guerre en Ukraine est dans une nouvelle phase, et l’on voit bien que du côté de la Pologne et des Etats baltes, il y a l’idée de soutenir le président Zelensky jusqu’au bout. Dans ce cas précis, il faut à tout prix que la France et l’Allemagne trouvent le moyen d’installer une possibilité de négociation afin que nous ne soyons pas contaminés par la guerre. C’est un point important sur lequel nos deux pays seront contraints de s’entendre.
Nicolas Baverez :
Les dirigeants sont faibles des deux côtés. Olaf Scholz a une coalition improbable et très lourde, Emmanuel Macron est en majorité relative, non rééligible, et de plus en plus éloigné des réalités du pays. Les modèles des deux pays sont caduques : la décroissance par la dette publique à la française est terminée, mais le modèle mercantiliste allemand est lui aussi à bout de souffle.
Si j’évoquais les finances publiques des deux pays, ce n’était pas pour louer une fourmi d’un côté et blâmer une cigale de l’autre, c’est parce que cela donne des marges de manœuvre différentes. Aujourd’hui, l’Allemagne peut consacrer 100 milliards à sa Défense et 200 à ses entreprises. La France ne le peut absolument pas. L’état des finances publiques est intéressant car il donne des moyens, pour faire des transitions et pour faire bouger les modèles. Si l’on a pu reconstruire et moderniser l’Allemagne, la France et l’Italie après 1945, c’est parce que des moyens sont arrivés avec le plan Marshall.
C’est la France qui est isolée aujourd’hui. Même s’il y a une forte tension à propos de la complaisance de l’Allemagne face à la Russie de Poutine, il n’empêche que l’Allemagne a autour d’elle une majorité de pays qui savent qu’elle est tout à fait cruciale. Sur le plan économique, industriel, stratégique, l’Europe est aujourd’hui la grande perdante. Elle est pourtant la seule solution pour les états qui la composent. Il faut donc absolument s’entendre. Il faut remettre les modèles en question, mais aussi parvenir à travailler ensemble.
Jean-Louis Bourlanges :
Je ne crois pas que nous soyons si seuls que cela, ni que l’Allemagne soit si populaire. En Ukraine, l’Allemagne est très mal vue. La Pologne est très ambivalente et a d’évidents problèmes de priorités mais on ne peut pas dire qu’elle soit à la remorque de l’Allemagne. Les Etats baltes se méfient de la tolérance de l’Allemagne à Poutine. Sur le nucléaire enfin, nous avons tout de même ramené beaucoup de pays d’Europe centrale sur les idées françaises. Scholz a très habilement appuyé sur tous les endroits qui nous faisaient mal, mais nous avons tout de même quelques atouts.
TRANSITION ÉCOLOGIQUE : QUEL PILOTE QUELLES ÉTAPES ?
Introduction
Philippe Meyer :
Candidat à sa réélection, Emmanuel Macron avait promis « mon second mandat sera écologique ou ne sera pas ». Ancienne ministre de la Transition écologique, la Première ministre a présenté le 21 octobre la méthode du gouvernement pour « planifier » la transition écologique. « Un défi immense » souligne-t-elle, alors que « nous devons faire en huit ans plus que ce que nous avons fait en trente-deux ans ». Pour atteindre les objectifs de sortie des énergies fossiles, de réduction de 55 % de nos émissions de gaz à effet de serre dès 2030 et de neutralité carbone en 2050, Elisabeth Borne appelle à une mobilisation générale, sous la bannière « France nation verte ». Elle se déclinera à travers vingt-deux chantiers, allant du transport au logement, en passant par la façon de produire, de consommer, mais aussi par la préservation de la biodiversité et des écosystèmes. Ils feront chacun l'objet d’un « plan d'actions ». Aux ministres en charge d'engager des concertations avec les acteurs économiques et politiques concernés avant mi-novembre, pour aboutir d'ici la fin de l'année à des feuilles de routes de la transition. Indicateurs, tableaux de bord et rendez-vous réguliers doivent permettre de suivre l'avancement des différents chantiers. Grâce à un site Internet on pourra connaître l'avancement des mesures à partir de la fin de l'année. Certaines ont déjà été lancées, comme le plan sobriété ou le projet de loi sur les énergies renouvelables qui doit venir en débat le 31 octobre au Sénat. Les milliards investis, dans la rénovation thermique des bâtiments, dans le plan vélo, dans l’hydrogène, étant déjà connus, la Première ministre a tracé de grandes lignes sans rentrer dans le détail des mesures : développement des véhicules électriques, du train, de l'avion bas carbone, du recyclage, d'une nouvelle gestion de l'eau, de l'hydrogène, de l'isolation des bâtiments, des investissements verts ...
Parallèlement, le gouvernement prévoit sept chantiers « transversaux » : financements, accompagnement social, emplois, sobriété, exemplarité des services publics et planification territoriale. Ces « chantiers » seront pilotés directement depuis Matignon, sous l'égide du Secrétariat général à la planification écologique créé fin mai et dirigé par Antoine Peillon. Afin de plancher sur les mesures, le gouvernement s'appuiera sur un Conseil national de la refondation climat et biodiversité - un organe supplémentaire de consultation lancé le 21 octobre - regroupant des représentants de la société civile et des secteurs économiques. À terme, il devrait se décliner à l'échelon territorial. Etat, collectivités locales, entreprises et ménages, tous doivent apporter leur contribution et faire converger leurs efforts.
Les plans climat dont s’est déjà dotée la France s’enchaînent : après la stratégie nationale bas carbone, le plan national d’adaptation au changement climatique, bientôt la loi de programmation énergie climat qui doit être adoptée d’ici juillet 2023.
Kontildondit ?
Lucile Schmid :
La guerre en Ukraine se révèle être un moment de vérité pour la question de la transition écologique, dont on a le sentiment d’avoir entendu parler pendant des années sans que rien n’ait réellement été pratiqué. Les discours ont été nombreux mais les actes n’ont pas suivi. Or la guerre a déclenché un bouclier tarifaire sur l’essence, et remet en cause un certain nombre d’éléments de la transition agricole. On découvre avec cruauté, juste après un été cauchemardesque, que la catastrophe n’est plus cantonnée aux pays du Sud, et que nous sommes dans un réel fragmenté où la guerre nous empêche de réaliser la nécessaire transition. Elisabeth Borne est entrée dans cette planification écologique sur la pointe des pieds. Elle a passé son temps à dire qu’il fallait concerter, et à toujours repousser à un calendrier qui n’était jamais celui du moment. Un sentiment de « en même temps » qui déçoit à l’avance, et qu’il va bien falloir surmonter. Pour cela, quelques remarques.
D’abord, l’écologie des politiques publiques n’est pas pas la transition écologique. L’Etat peut faire un certain nombre de choses, mais la transition écologique, elle, ne peut se faire qu’avec tout le monde. Etat, entreprises, particuliers … Tous sont nécessaires. A un moment où la société française est particulièrement fragmentée, et où, pour appeler un chat un chat, tout le monde s’engueule avec tout le monde, c’est un problème évident.
Ensuite, à propos de l’articulation entre liberté, contrainte et renoncement, ce gouvernement est toujours sur la pointe des pieds, à cause de l‘épisode des Gilets Jaunes, qui quatre ans après n’a pas été surmonté, voire a pris davantage d’ampleur avec les récentes grèves. On a le sentiment que les contradictions entre les enjeux de justice sociale et ceux de la transition écologique n’ont jamais été aussi grandes. C’est un autre facteur de paralysie.
Réaliser la transition écologique implique de parler avec ses adversaires. Droite, gauche, tous les camps devront discuter et sans doute imaginer des choses communes. Il ne suffit pas d’une planification technocratique pour donner une réalité à cette transition. C’est particulièrement contradictoire avec la façon dont la politique française se vit, notamment dans un moment aussi tendu.
Enfin, il faut un autre esprit des institutions. Au lieu de considérer que les Français résistent à cette transition, on ferait mieux d’admettre que c’est aussi au sommet de l’Etat que se situent les difficultés et les contradictions : sur les questions agricoles ou de transition énergétique notamment. La société française n’est pas uniquement composée de rétifs au changement, de gens qui ne veulent pas se transformer. Notre pays est fait de gens ou de communautés qui sont traversés par des contradictions. Il s’agit d’inverser la relation entre la société et l’Etat. Se servir de la créativité de la société est essentiel, ce n’est pas une planification martelée d’en haut qui fera la transition écologique, c’est un élan, un souffle. Ce souffle n’a jamais été aussi absent dans la relation entre les dirigeants et la société. C’est le principal problème.
Marc-Olivier Padis :
J’ai des accords et des désaccords avec Lucile. Oui, la transition écologique doit se faire avec tout le monde, car au bout du compte, ce sont les usages qui nous permettent de la réaliser. Dans la mobilité, dans le travail, dans l’alimentation. Je pense moi aussi qu’il faut changer l’esprit des institutions, en revanche je pense que c’est précisément ce qui est en cours. Le fait d’avoir confié à la Première ministre (qui était auparavant ministre de la transition écologique) ce dossier-là, c’est à dire à la personne qui mène les arbitrages inter-ministériels, c’est donner la garantie que la question écologique ne soit pas sacrifiée au moment de ces arbitrages, comme elle l’a toujours été jusqu’à présent. Et puis la création du secrétariat général à la planification écologique donne aussi une arme particulière pour mener à bien les actions nécessaires.
J’ai deux désaccords. D’abord, la guerre en Ukraine ne nous empêche pas de mener la transition, elle l’accélère. La taxe carbone est là : le prix de l’énergie a augmenté. Certes, le bouclier tarifaire amortit l’inflation, et nous payons l’énergie moins cher que certains de nos voisins, mais tout le monde paye l’énergie plus cher, et donc tout le monde a pris conscience que l’énergie avait un coût, et qu’il ne s’agissait pas d’une fantaisie venue de Bercy. Ensuite, mon principal désaccord concerne l’action de la Première ministre. Je ne considère pas du tout qu’elle avance sur la pointe des pieds. Je pense que des décisions absolument structurantes ont déjà été prises, et que nous en percevons d’ores et déjà les effets. Par exemple, on a beaucoup dit à propos de la convention citoyenne pour le climat que c’était un gadget, et/ou que la montagne avait accouché d’une souris. Sauf qu’elle a tout de même donné une loi, la loi « climat et résilience » qui a décidé trois choses. D’abord, la création de zones à faibles émissions, ensuite le projet « zéro artificialisation nette » et enfin l’interdiction de la location de passoires thermiques en 2028. Aujourd’hui, sur ces trois sujets, on entend les élus locaux dire « attention, on va beaucoup trop loin, beaucoup trop fort, beaucoup trop vite ». Alors qu’on entend partout qu’on n’a rien fait …
Les zones de faible émission, c’est l’interdiction d’accès aux centres-villes pour les véhicules trop polluants. Cela signifie qu’il faut adapter la mobilité et l’urbanisme des villes de façon accélérée. Très peu de villes ont commencé. Paris est l’une d’entre elles, et on a vu avec quelles difficultés, et quelles conséquences sur la popularité de la maire. La majorité des villes de France prennent aujourd’hui conscience qu’elles ne sont absolument pas prêtes à interdire l’accès aux véhicules utilitaires en centre-ville. Les négociations s’annoncent redoutablement difficiles.
Ensuite, le terme « zéro artificialisation nette », qui signifie la fin de l’étalement urbain : arrêter de construire des pavillons sur les terres agricoles à la périphérie de nos villes et de nos villages. Cela implique un changement radical de l’urbanisme, il faut re-densifier les centres des agglomérations. Les maires qui donnent les permis de construire sont en plein désarroi face à ces obligations qui arrivent très vite. Là aussi, un sujet politiquement explosif s’annonce.
La fin de location pour les passoires thermiques, enfin. On va dire aux propriétaires : « vous n’avez pas réalisé les travaux d’isolation, vous n’avez pas enlevé votre chaudière au fioul, vous ne pouvez plus louer votre bien ». On va donc retirer des biens du marché de la location privée, déjà très tendu.
Rien que sur ces trois dossiers, qui touchent la vie quotidienne des Français, on voit que des décisions très difficiles s’annoncent, et que des adaptation absolument majeures, et très pressées, sont nécessaires.
Philippe Meyer :
A propos des centres-villes, je me demande si l’on ne voit pas déjà arriver quelque choose qui ressemble à de la conscription : la possibilité d’acheter le droit de faire ce qui est défendu. A Paris par exemple, on voit quelque chose de similaire. On interdit les vieux véhicules polluants, mais on peut avoir des terrasses chauffées dans les cafés, si l’on paye une taxe particulière. Je crains que ce genre de comportement n’ait encore de beaux jours devant lui …
Nicolas Baverez :
A la veille de la COP27, les tensions sont très visibles. Les +1,5°C de réchauffements vont être très vite atteints, et selon le GIEC, nous devrions être entre +2,6°C et +2,8°C d’ici à 2100. La guerre d’Ukraine est paradoxale : il est vrai qu’elle envoie un signal très fort sur le prix de l’énergie, mais pour l’instant, il y a une course de vitesse pour essayer de trouver d’autres sources d’énergie fossile. Le tiers de l’énergie consommée l’an prochain en Allemagne viendra du charbon et de la lignite, ce qui est une aberration, à la fois écologique et économique.
J’aimerais revenir sur la planification. Effectivement, le mot sonne très bien dans un moment de retournement complet, après une longue séquence de néo-libéralisme. Mais ce retour du plan est-il pour autant justifié ? A mon avis oui, car s’il y a un domaine où un plan est nécessaire, c’est bien la transition écologique. Celle-ci suppose de faire bouger un modèle. Cela nécessite de la cohérence et une vision de long terme. Le court-terme est propice aux décision contre-productives: le bouclier tarifaire signifie qu’on investit 2% du PIB dans la subvention des énergies fossiles, c’est à peu près ce qu’on peut faire de pire. C’est sans doute nécessaire, et on devrait mieux le cibler sur les gens qui en ont le plus besoin, mais si l’on veut passer ce genre de cap, il va falloir voir plus loin que les urgences du moment. Le plan peut y contribuer.
Il peut aussi permettre de mobiliser. Rappelons-nous de celui de Jean Monnet en 1946. Tous les éléments d’aujourd’hui étaient présents, mais chez Monnet, il y avait une ligne claire et des priorités : la reconstruction et la production. Il y avait également une vraie méthode pour associer toutes les forces vives et la société. Et puis il y a eu l’argent américain. Aujourd’hui, on n’a pas de vrai cap, mais 22 chantiers qui partent dans tous les sens, sans véritable lien de l’un à l’autre. On a une logique keynésienne de subvention des ménages, mais pas de réelle réflexion sur l’offre. On a un pilotage extrêmement centralisé, mais pas d’association des citoyens. Par conséquent, la planification fonctionne à vide.
Si l’on veut réussir la transition écologique, il faut des changements profonds. D’abord réintégrer nos actions dans l’instauration progressive d’une taxe carbone, centrer les choses sur l’offre, et se poser la question du capital. Cette transition va coûter 100 milliards par an. Comment va-t-on mobiliser de telles sommes ? L’argent public ne suffira pas, surtout dans un pays déjà surendetté. Enfin, il y a la dimension européenne. On en voit déjà certaines aberrations : pour le moment, la transition écologique signifie qu’on va donner tout le marché européen des voitures à la Chine. Tout le monde réclame des véhicules électriques à cor et à cri, mais personne n’est capable de produire de façon décarbonée l’électricité qui les alimentera. C’est aussi pour cela qu’un plan est nécessaire, il faut arrêter de prendre des décisions de façon si autoritaire, sans les accompagner des politiques industrielles qui les rendent soutenables et efficaces.
Jean-Louis Bourlanges :
Je pense moi aussi que la notion de planification est cruciale, même si ce terme ne plaît sans doute pas à tous. Je crois davantage à la programmation d’un certain nombre d’actions. Nous avons 22 programmes, c’est le contraire d’une planification. Une planification, c’est quelque chose de central, avec un modèle, une déclinaison d’actions en fonction de ce modèle, en pensant les articulations nécessaires entre les différents chantiers. La comparaison avec la planification de Monnet est très juste. Si elle était possible, c’est parce qu’elle était nationale avec un enjeu national, tous les partis politiques acquis au concept productiviste, et des instruments de concertation qui fonctionnaient assez bien.
Nous ne sommes pas du tout dans ce cas de figure. Il y a cinq points qui achoppent. D’abord, il s’agit d’une démarche planétaire. J’entendais Lucile détailler les recherches de solutions françaises, mais pour moi c’est un peu le syndrome du réverbère : on cherche la clef qu’on a perdue sous le réverbère parce que c’est le seul endroit où l’on y voit quelque chose, mais en réalité elle a été perdue ailleurs. Il est évident que ce qui est possible chez nous est très limité par rapport à ce qui est nécessaire à l’échelle planétaire. Ou par rapport à ce que font (ou ne font pas) les Chinois, les Indiens, les Brésiliens ou les Américains. Cela ne ne signifie pas qu’il ne faille pas le faire, mais il faut reconnaître que la partie se joue très largement ailleurs.
Deuxièmement, nous n’avons pas un système institutionnel adapté à ces problématiques. Il n’est pas du tout multilatéral mais seulement multipolaire, et l’agressivité ne cesse d’y croître. Nous n’avons pas de solidarité idéologique. Nous avons cru, avec la chute du bloc soviétique, que nous pourrions construire une espèce de coopération onusienne. Cela n’a pas absolument pas fonctionné et nous en sommes durement revenus. Pas l’ombre d’un consensus à l’horizon.
Nous avons un problème évident de solidarité. A l’intérieur et à l’international. A l’intérieur, on nous promet que la transition écologique sera créatrice de valeurs. Mais ce n’est pas vrai, ou du moins pas à court ou même moyen terme. La transition écologique sera d’abord destructrice de valeurs. Il y a des tas d’éléments de capital fixe qui vont disparaître. Tout cela coûtera beaucoup, et la solidarité sera très nécessaire. Pour l’heure, la mode est au « pas un impôt de plus ». Etant plutôt libéral, je veux bien, mais il faut tout de même admettre que des sommes colossales seront nécessaires, et que si l’on n’organise pas une certaine forme de solidarité, on va vers une guerre sociale.
Sur le plan international, c’est la même chose, nous n’avons absolument pas les moyens ou les instruments d’aider qui que ce soit à faire quoi que ce soit.
Enfin, il y a l’incertitude technologique. On ne sait absolument pas quelle forme prendra tout cela. Alors on se base sur quelques éléments observables, par exemple on débat sur les éoliennes, mais en réalité, nous sommes menacés par le syndrome du Minitel : si on planifie seulement à partir des éléments déjà disponibles, on risque de faire de mauvais choix technologiques ; choisir une voie qui n’est pas la bonne, dépassée par une alternative supérieure … Avoir misé sur le mauvais cheval.
Non seulement nous ne sommes pas sortis de l’auberge, mais l’auberge chauffe …
Lucile Schmid :
Le problème de la transition écologique est qu’elle implique non seulement d’accélérer et de croître dans un certain nombre de secteurs, mais aussi de renoncer à d’autres. Et c’est particulièrement difficile quand on est en charge des politiques publiques. C’est un sujet qui pour le moment n’est pas du tout traité.
Pour répondre à Marc-Olivier, on inscrit aujourd’hui dans la loi des éléments très exigeants, mais qui posent des questions sociales très profondes. C’est le cas avec les zones à faible émission, car on sait que les voitures les plus polluantes sont très souvent les voitures des gens aux revenus les plus modestes. Il en va de même sur l’artificialisation des sols : il faut lier cette question à la crise du logement. Quant à la rénovation thermique, on n’arrive pas à la lancer sérieusement à cause de copropriétés pauvres. Là encore, les passoires énergétiques sont souvent les logements des plus précaires. Cela mène à ce « y a qu’à / faut qu’on » : on inscrit dans la loi des objectifs très ambitieux et très stricts à assez long terme, sur lesquels on revient immanquablement une fois que l’échéance arrive, le nez dans le guidon d’autres urgences.
A l’évidence, les enjeux écologiques sont internationaux et notre marge de manœuvre est très limitée dans de nombreux domaines. Mais il faut pourtant mener cette transition au niveau français, ne serait-ce que par devoir d’exemplarité : nous sommes une grande puissance européenne, on ne peut tout simplement pas laisser tomber.