LES RELATIONS ENTRE LA FRANCE ET LES ETATS-UNIS
Introduction
Philippe Meyer :
Du 30 novembre au 2 décembre, le président de la République Emmanuel Macron était aux États-Unis en visite d'État, la première pour le président Joe Biden depuis son élection, en 2020, la seconde pour son homologue français pour qui Donald Trump avait déployé ce cérémonial en 2018.
Il y a un peu plus d'un an, en septembre 2021, un clash diplomatique avait éclaté entre Paris et Washington, lorsque l'Australie était revenue sur sa promesse d'acheter des sous-marins français pour leur préférer ceux de l'alliance militaire Aukus (qui regroupe l'Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni). En réaction, Emmanuel Macron avait rappelé les ambassadeurs à Washington et Canberra et fait lanterner sept jours Joe Biden avant de le prendre au téléphone.
Aujourd’hui, la Maison-Blanche et l'Élysée ont décidé de mettre l'accent sur trois axes de partenariat franco-américain : le spatial, le nucléaire (« sujets d'excellence américaine et française ») et la transition écologique. Sur le conflit en Ukraine, les alliés ont multiplié les efforts de concertation depuis le déclenchement des hostilités par la Russie, voici dix mois. Le soutien de Washington et Paris envers Kyiv reste prioritaire, tout comme le souhait d’éviter l’escalade avec Moscou. Les deux pays ont appelé l'Ukraine à être ouverte à des négociations de paix. Mais, d'ici là, Emmanuel Macron cherche comment équilibrer les conséquences des sanctions prises contre la Russie, dont l'Europe, contrairement aux États-Unis, paie aujourd'hui le prix fort en matière d'énergie. Paris et Washington sont en désaccord sur le comportement à adopter face à la Chine. Si, pour le Pentagone et le Département d'État, elle constitue la menace absolue, la France se veut plus mesurée, et refuse tout agenda géopolitique imposé et voit d'un mauvais œil la volonté américaine de faire de l’OTAN une arme anti-Pékin, tandis que le concept d'autonomie stratégique européenne cher à Emmanuel Macron est vilipendé à Washington. Au cœur de la rencontre entre le chef d’Etat français et son homologue américain figurait également l’épineux sujet de l’Inflation Reduction Act (IRA), ce vaste plan de subventions et de bonifications fiscales accordées aux industriels américains pour accélérer la transition énergétique. Un plan « super agressif », a déclaré Emmanuel Macron, mercredi, devant des élus américains. Les États-Unis ont promis d’étudier le sujet pour aboutir à une solution qui convienne à leurs alliés européens. Les deux dirigeants ont confié à un groupe de travail le soin d'harmoniser les politiques économiques et de trouver des solutions pratiques sur les sujets qui fâchent. Cette équipe se rendra à Washington la semaine prochaine.
Kontildondit ?
Jean-Louis Bourlanges :
J’ai eu l’honneur d’être dans les bagages du président de la République pour cette visite, j’ai donc pu assister en direct à un évènement important, avec la même acuité que Fabrice, le héros de La chartreuse de Parme pendant la bataille de Waterloo. Et Stendhal explique bien que lorsque vous êtes au cœur de la bataille, vous n’y comprenez absolument rien. C’est exactement ce qui m’est arrivé. Cependant François Bujon de l’Estang, qui a connu au cours de sa carrière plusieurs visites d’Etat, me disait avant l’émission que c’est tout à fait normal et que je ne dois pas m’en inquiéter. Ce qu’on retire d’une mission pareille, c’est plutôt ce que Victor Hugo appelle les « choses vues ». C’est à dire le spectacle assez extraordinaire d’une très grande puissance (Washington D.C. est une capitale impériale), un cérémonial extrêmement rigoureux, avec des mesures de sécurité et une bureaucratisation ahurissantes. Cela fait songer au dicton selon lequel les Américains sont des Allemands qui parlent anglais … Mais malgré tout cela, l’atmosphère était très chaleureuse, très élégante, les interlocuteurs très agréables, à commencer par le Secrétaire d’Etat qui parle un français parfait, et la très sympathique First Lady. J’étais placé à côté du chef de la majorité Démocrate au Sénat, aussi intelligent que sympathique, je me disais que les hommes politiques américains sont très admirables, particulièrement les membres des la Chambre des Représentants, qui doivent être réélus tous les deux ans et pour cela mobiliser des sommes faramineuses … Bref nous avons vécu un moment particulièrement agréable quant à la forme.
Pour ce qui est du fond, c’est très simple : tout ce qui va est la même chose que tout ce qui ne va pas. Ce qui ne va pas, c’est la Chine. Nous sortons de l’affaire des sous-marins australiens, et arrivons avec l’idée que la France se pose en puissance d’équilibre, sans que cette nouvelle option n’ait été sérieusement analysée. D’ailleurs, notons que de temps en temps, « équilibre » s’écrit au pluriel, avec un « s », d’autres fois non. Cela inquiète évidemment les Etats-Unis qui craignent un rapprochement entre le Chine et la France, tandis que nous nous acharnons à les rassurer : nous ne voulons que d’un rapport équilibré, car affronter la Chine frontalement ne profiterait à personne. Des coopérations sont nécessaires, en matière économique et écologique notamment. Et ce qui va, c’est aussi la Chine, car à côté de l’Allemagne, nous sommes dans une position intermédiaire et équilibrée. Par son voyage en Chine (où il refusa d’être accompagné du président Macron), le chancelier Scholz a montré le caractère profondément industriel du patriotisme allemand, ainsi que la nécessité de maintenir des liens très étroits avec Pékin.
Ce qui ne va pas, c’est l’armée, et ce qui va, c’est la Défense. Avec beaucoup d’incertitudes néanmoins. Car bien au-delà de l’affaire des sous-marins, il y avait le pivot américain vers l’Asie, et la concurrence systémique que Trump avait cru déceler entre l’Allemagne et les USA. Tout cela faisait craindre que nous ne soyons au bord d’un désengagement américain en Europe. Mais les Américains, qui ont toujours cru à une complémentarité des rôles, ont reconnu que nous sommes désormais la nation en Europe qui est la plus centrale sur les enjeux de Défense.
Troisième accord / désaccord : l’Ukraine. Nous avons donné le sentiment d’être plus modérés et prudents dans notre solidarité avec l’Ukraine. Mais là encore, les Américains réalisent qu’une approche prudente et mesurée face à la Russie est souhaitable, car tout le monde sait qu’il faudra bien un jour ou l’autre négocier une sortie de crise.
Enfin, il y a le problème de l’IRA (Inflation Réduction Act), les mesures américains prises face à l’inflation. Ces investissements massifs des Américains dans leur industrie vont nous poser des problèmes, car ils engendrent une concurrence tout à fait déloyale. Il y a là quelque chose de très grave, et malgré les bonnes paroles, il paraît très difficile d’imaginer une inflexion américaine sur ce point, capital pour toute la stratégie de politique intérieure de l’administration Biden.
François Bujon de l’Estang :
La visite d’Etat s’est en effet bien passée, mais dans ce genre d’exercice, il ne peut en aller autrement. Il y avait plusieurs sujets particulièrement épineux : le prix du gaz, et surtout cet IRA qui donnera aux industries américaines des avantages que nous estimons injustes. Il est vrai que sur ce point, la visite n’a pas donné de résultats et ne pouvait pas en donner : il est hors de question que l’administration Démocrate retouche quoi que ce soit à cette loi qu’elle a eu énormément de mal à faire voter, et qui est un succès majeur du président Biden. Le président américain a dit qu’il y aurait quelques réglages à faire ça et là, mais ne nous leurrons pas, on sait bien que rien ne changera.
Le reste s’est bien passé, car nous sommes dans une période où la relation franco-américaine est bonne. Cette relation a deux siècles, et elle a quelques singularités. D’abord, la France a fait au cours de son Histoire la guerre à presque tout le monde, mais jamais aux Etats-Unis. En revanche, la relation a toujours été tumultueuse. Elle est névralgique sur le plan de la diplomatie mais elle est névrotique sur le plan général. Nous avons une capacité tout à fait étonnante à « monter dans les tours » et à changer les désaccords en conflits en un rien de temps.
Jacques Chirac disait qu’il y avait dans la vie des hauts et des bas, et que sa grand-mère conseillait de « mépriser les hauts, et repriser les bas ». Ici, nous sommes dans un haut. Il ne s’agit pas de le mépriser, mais de reconnaître que si les choses se passent bien, c’est aussi une question de circonstances. Nous avons eu des bas très récemment, avec l’affaire des sous-marins et de l’AUKUS qui provoqua une sévère brouille diplomatique, à l’origine de cette visite d’Etat. Nous avons un peu tendance à nous gargariser du fait que c’est la première visite d’Etat qu’ait faite le président Biden, la deuxième à laquelle participa le président Macron, et que tout cela révélait la place exceptionnelle qu’occupe la France dans le cœur des Etats-Unis. Or c’est très exagéré. Si le président Biden a choisi de recevoir le président Macron, c’est essentiellement pour clore la brouille de 2021. Ce sont des bonnes manières, et non le signe d’un statut particulier. Quant au plan des relations euro-américaines, cette visite française fait sens aussi, car le contexte a complètement changé depuis l’invasion russe en Ukraine. D’un seul coup, la focale a été ramené sur l’Europe, et les Etats-Unis qui ne regardaient plus que la Chine et se désengageaient de tous les autres théâtres d’opérations, sont revenus massivement en Europe. Après un tel changement de paradigme, il faut bien un interlocuteur européen. Qui, alors ? Les Britanniques sont hors-jeu. L’administration Obama avait confié l’avenir de l’Europe à Mme Merkel, mais aujourd’hui, la coalition au pouvoir outre-Rhin n’a pas encore fait ses preuves, et la visite du chancelier à Pékin n’a pas été du goût des Américains. Dans ces conditions, la France est l’interlocutrice idéale. Cette visite d’Etat était donc une très bonne occasion. M. Macron a pu faire valoir au président Biden que l’intérêt des Etats-Unis était d’avoir une Europe aussi forte que possible.
Lucile Schmid :
Cette visite d’Etat était aussi présentée comme une visite de travail, mais on a vu que le protocole, aussi rigide que millimétré, l’a emporté sur le travail. Il me semble que la rencontre entre Joe Biden et Emmanuel Macron révèle tout de même un statut assez particulier de la France vis-à-vis des Etats-Unis. Il s’agit de deux puissances dotées d’une vision globale. On peut ainsi s’entretenir de l’Asie-Pacifique ou de la Chine, même si l’on n’est pas d’accord. On sait que la position du président Biden sur la Chine est plus proche de celle de M. Macron que de celle d’Olaf Scholz. Rappelons que la Chine est le deuxième partenaire commercial de l‘Allemagne, mais seulement le cinquième pour la France, il s’agit donc de situations asymétriques.
Souvenons-nous de ce qu’était la « bromance » entre Emmanuel Macron et Donald Trump. Avec Joe Biden, il ne s’agit pas de cela. A l’évidence le protocole intervient, et même les formules amicales sont qualifiées « d’amitiés diplomatiques ». Il y a pourtant un savoir-faire indéniable de Joe Biden dans cette visite, avec ce dîner dans un restaurant italien (donc européen) sur les bords du Potomac. Quant à Emmanuel Macron, il est resté fidèle à lui-même, il a « parlé vrai » comme le soulignait l’Elysée. Mais est-ce que cela a véritablement servi à quelque chose ? L’IRA est le principal accomplissement législatif de Joe Biden, il est évident qu’il n’y aura pas de changement là-dessus. Emmanuel Macron s’est en revanche montré très audacieux puisqu’il a rencontré Elon Musk à la Nouvelle-Orléans, en dehors de tout protocole cette fois. Ils ont parlé voitures électriques, batteries, alors que le désaccord sur l’IRA portait précisément sur ces sujets. Il me semble qu’à Washington, Joe Biden a accompli ses objectifs et qu’Emmanuel Macron, malgré un très bon discours, a été un peu acculé. En Louisiane en revanche, il a su rebondir, et montré qu’il était quelqu’un qu’on ne pouvait corseter dans le protocole.
Lionel Zinsou :
Je vois que vous êtes sensible au protocole « impérial » des Etats-Unis. Il se trouve que le premier chef d’Etat reçu par le président Nixon était mon oncle, président du Dahomey en 1969. La « première visite d’Etat » est donc un honneur qu’ont partagé beaucoup de nations, qui n’ont pas forcément besoin d’être des puissances nucléaires. D’autre part les visites d’Etat ont ceci de particulier qu’elles sont préparées si méticuleusement que le jour J, les conversations ne consistent plus qu’à acter tout ce qu’on a prévu. On a par exemple 42 minutes pour discuter de problèmes aussi vastes que fondamentaux … Mais derrière il y a des mois de travail, et un rythme extraordinaire.
Les Etats-Unis savent aussi être des hôtes assez désagréables quand ils le veulent. Ainsi, l’actuel président du Bénin Patrice Talon n’a pas été reçu par le président Trump, qui considérait que nous n’étions peut-être pas assez démocratiques (ce qui est tout de même assez singulier). C’est donc le Secrétaire d’Etat (Mike Pompeo à l’époque) qui l’avait reçu, en tout et pour tout 14 minutes. Une visite d’Etat est donc un exercice assez particulier.
Celle du président Macron a été un grand succès, tout comme l’avait été sa précédente, d’ailleurs. Cela fait du bien à l’opinion publique française, qui a parfois le sentiment de ne plus être une grande puissance, qui vit une sorte de « blues du déclin », qu’une telle visite vient démentir.
La presse a parlé de « retour au protectionnisme américain ». Pour ma part, je ne crois pas qu’il s’agisse de cela, mais plutôt d’un déni de la concurrence loyale. Mais alors, que dire du programme européen de Green Compact de 750 milliards pour les industries et l’effort de transition énergétique ? C’est tout de même assez proche … Il y a là un non-dit assez curieux.
L’automobile est au cœur du système. La France refuse généralement d’admettre qu’elle est le pays au monde qui achète le plus d’actifs productifs à l’étranger : dans la mondialisation, la place de la France consiste à acheter les actifs productifs des autres. Par exemple, si l’état-major de Chrysler est à Rueil, c’est parce que l’entreprise appartient au groupe Stellantis, c’est à dire à Peugeot. Carlos Ghosn était le patron de Nissan US, car Nissan était contrôlé par Renault. Les usines d’Airbus en Amérique du Nord sont très importantes pour servir les commandes américaines. Ne nous y trompons pas, les entreprises européennes ont à l’intérieur des Etats-Unis des positions importantes. Quant au protectionnisme, il faut garder en tête que le déficit commercial américain n’a jamais été si élevé, 860 milliards de dollars en 2021. S’il y a un repli protectionniste de la part des Américains, le moins que l’on puisse dire est que cela ne fonctionne pas. Évidemment, leur déficit commercial ne leur pose aucun problème puisqu’ils le payent en dollars qu’ils émettent eux-mêmes, et que cette devise est incontournable sur le marché mondial. On est donc en réalité très loin du protectionnisme et même de la réduction des échanges avec la Chine. Il y a bien sûr un discours politique selon lequel la Chine est l’ennemi stratégique, mais c’est aussi le principal fournisseur des USA, ainsi que le financier de la dette publique américaine. La relation avec la Chine est donc bien plus complexe et nuancée qu’une simple rivalité binaire.
Jean-Louis Bourlanges :
A propos de la modification du climat des relations depuis la crise ukrainienne, l’ambassadeur de France Philippe Étienne, quand il avait été rappelé lors de l’affaire de l’AUKUS, avait demandé à la Commission des Affaires Étrangères de l’Assemblée de faire un voyage aux Etats-Unis le plus tôt possible. Nous étions donc allés à Washington en novembre 2021, et l’atmosphère y était très différente. Tous les membres de la délégation étaient solidaires de la position française, qui énervait beaucoup le président de la Commission des Affaires Étrangères du Sénat américain, Bob Menendez. Il considérait que l’affaire des sous-marins était une opération commerciale tout à fait normale, et surtout il était furieux de nos remarques sur le retrait des Etats-Unis de l’Afghanistan. Il y avait là une humiliation qui ne passait pas. C’était il y a tout juste un an. Dans la visite de cette semaine, j’ai retrouvé Bob Menendez, cette fois tout à fait affable et enjoué. Le changement d’attitude était radical.
Quant au protectionnisme, nous faisons aux Etats-Unis à peu près le même reproche que nous faisons à l’Allemagne. Il est vrai qu’il est un peu étrange de reprocher aux Etats-Unis un plan similaire en de nombreux points au plan européen. Mme Vestager, la commissaire européenne à la concurrence, a d’ailleurs rappelé qu’il fallait absolument éviter une guerre commerciale avec les Etats-Unis. Mais la différence entre le plan européen et le plan américain, c’est la planche à billets. Les Américains l’ont, et pas nous.
Quant à la Chine, ce que dit Lionel est vrai pour le moment, mais il n’est pas du tout sûr que la situation soit la même dans 4 ou 5 ans. La concentration des Américains sur la guerre technologique aura par exemple à coup sûr des conséquences.
QUE RESTE-T-IL DU MACRONISME ET DE LA MACRONIE ?
Introduction
Philippe Meyer :
Réélu en avril, le président Macron a entamé un second mandat sans avoir de majorité dans une Assemblée nationale où les oppositions sont déterminées et combattives. Le projet d’une gouvernance par le compromis et par des alliances « au cas par cas », à la manière illustrée par Michel Rocard entre 1988 et 1991, s’est transformé en utilisation à répétition du 49.3 Une large majorité des amendements déposés par les oppositions n’ont pas été retenus par le gouvernement, même lorsqu’ils avaient été votés par une majorité de députés.
Pensé à l’origine comme un dépassement du « clivage gauche-droite », le macronisme apparaît aujourd’hui englué dans cet antagonisme. La main tendue par le président de la République, lors du JT de France 2 le 26 octobre dernier, à droite aux députés LR et à gauche aux députés du petit groupe Libertés Indépendants Outre-mer et Territoires n’a pas encore été saisie. Des dissensions se manifestent dans la majorité. En se fondant dans la maison commune « Renaissance », l’aile gauche de la Macronie, le groupe Territoire et Progrès du Ministre du Travail Olivier Dussopt a perdu ceux de ses membres mécontents de leur manque d’influence sur l’agenda de la majorité, dont ils jugent que la réforme de l’assurance chômage, le report de la date du départ à la retraite ou une nouvelle loi sur l’immigration la fait pencher à droite.
L’incertitude créée par cette Assemblée inédite et par une scène internationale instable et imprévisible depuis l’agression russe en Ukraine pèse sur le gouvernement qui doit faire face pêle-mêle à la crise du système de santé, à l’augmentation de la dette, à la misère de l’institution judiciaire, à l’inflation, à la dégradation des transports en commun, et à des difficultés d’approvisionnement en énergie, qui l’ont conduit à mettre en place un plan de coupures d’électricité cet hiver. Selon une étude récente d’Opinion-Way pour les Echos, 70% des Français trouvent « peu lisible » la politique énergétique du gouvernement. Il en est de même sur l’écologie et le dérèglement climatique où 53% des Français jugent « insuffisante » l’action de l’exécutif, alors que le président voulait faire de ce sujet une des priorités de son second mandat.
La crédibilité de la Macronie portée, à ses débuts, par un désir d’exemplarité, est malmenée par les mises en examen du secrétaire général de la présidence Alexis Kohler et du ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti, tous deux maintenus à leur poste alors que le président avait annoncé, à l’orée de son mandat, qu’il réclamerait la démission de tout responsable inquiété par la justice. Le rebond de l’affaire McKinsey, les Uber Files qui touchent directement Emmanuel Macron et l’enquête ouverte sur ses comptes de campagne, en 2017 et en 2022, sont autant d’éléments qui alourdissent un climat lourd et tendu.
Kontildondit ?
Lucile Schmid :
Le macronisme est à la fois un mouvement et une famille politique, tandis que la macronie est un réseau de proches d’Emmanuel Macron, de sympathisants, en tous cas de personnes qui se reconnaissent des affinités avec le chef de l’Etat. Il est important de se rappeler ce que recouvrait la promesse de 2017, portée à l’époque par un individu à qui on ne prédisait aucune chance de victoire. Rappelons aussi que cette victoire fut en grande partie due aux circonstances : François Hollande ne se représentait pas, et François Fillon a été écarté de la course. Dans la promesse d’Emmanuel Macron, il y avait des choses concernant le paysage politique, au premier rang desquelles cette volonté de dépasser le clivage droite-gauche traditionnel. Renouvellement sociologique, rajeunissement et audace. Et sur le plan international, une promesse de rayonnement de la France, et une vraie ambition européenne.
Le paysage politique actuel a bien changé, il paraît beaucoup plus désolé. D’abord, il y a une indéniable difficulté d’Emmanuel Macron à créer autour de lui du collectif. On le voit bien, plutôt qu’un « dépassement » de la droite et de la gauche, il s’est plutôt agi de débauchages individuels, de ralliements de personnalités. Le changement de nom de la formation (« En Marche » (doté des mêmes initiales que le président, il fallait oser), s’est rebaptisé « Renaissance », mais cela n’a pas résolu le problème. Sans doute faut-il y voir le signe que les partis politiques ne sont plus aujourd’hui le type d’organisation adéquat pour créer du mouvement et de la famille politique. Cela touche en premier lieu le macronisme et la macronie.
On voit par ailleurs que les Français ont eu la volonté de rééquilibrer les institutions. En 2017, la majorité absolue avait été accordée aux députés d’En Marche, alors même que la plupart d’entre eux étaient tout nouveaux. Ce n’est pas ce qui s’est passé en juin dernier, et la question de l’existence même d’un véritable parti se pose.
Enfin, il y a un problème « d’aile gauche » de la macronie. Car il ne suffit pas de créer des groupuscules ayant le mot « progrès » dans leur nom pour que quelque chose existe. Clairement, l’asymétrie s’est installé dans la macronie entre la droite et la gauche. Là encore, la promesse de dépassement n’a pas été tenue. Pis encore, il semble ne même pas y avoir la capacité de créer du consensus, ni même des compromis.
Telles sont les limites actuelles de la situation politique. A l’Assemblée nationale, ce sont des batailles rangées, ou des alliances improbables (entre LFI et RN, par exemple, à propos d’une motion de censure). Emmanuel Macron avait fait la promesse de changer la scène politique française. Il ne l’a pas tenue, mais aucun de ses opposants non plus n’a réussi à changer. Au fond, la deuxième élection d’Emmanuel Macron a révélé qu’il ne suffisait pas d’un homme pour restaurer la vitalité démocratique en France. Ainsi, on peut aujourd’hui s’interroger sur l’existence de la macronie, mais aussi sur celle du socialisme, ou d’une famille politique réellement consistante à droite. Au fond, dans ce deuxième mandat qui commence à peine, c’est l’ensemble de la scène politique française qui est sollicité, et doit montrer sa capacité à résister à la montée des populismes, et particulièrement à l’enracinement du Rassemblement National.
Lionel Zinsou :
L’introduction de ce sujet m’a fait penser à un réquisitoire. Aucun des faits énoncés n’avait une connotation positive. Pour ma part, j’ai toujours un regard plus décalé, et parfois étranger, qui me font retenir un certain nombre d’autres faits, que je me permets de rappeler brièvement. Ainsi, je vois le président de la République il y a quelques semaines à Charm el-Cheikh, je le vois rassemblant un certain nombre d’intellectuels et de décideurs à Paris, dans son forum sur la paix et la sécurité. Je le vois en l’espace de quelques jours à Bali, puis à Bangkok, à Djerba sur la francophonie, et puis aux Etats-Unis ces derniers jours … Tout cela nous rappelle que la France n’est pas seulement une puissance mondiale au niveau économique, mais aussi une vraie présence territoriale, et bien sûr diplomatique. Il y a une dimension internationale du macronisme, et je dois reconnaître qu’elle m’étonne. Emmanuel Macron parvient à garder le lien, y compris avec des hostiles. Nous évoquions plus haut Donald Trump, dont il parvient à être l’ami sans être compromis par cette amitié. Citons aussi sa capacité à travailler avec Vladimir Poutine, sans doute utile pour arriver à une résolution du conflit, même si évidemment cela ne le rend pas particulièrement populaire dans les pays d’Europe de l’Est. Somme toute, je pense qu’on a renoué avec une fonction présidentielle qui incarne une puissance française. Les commentaires sur le sentiment anti-français en Afrique, accompagnant le retrait de l‘opération Barkhane au Mali, sont très loin de la réalité, il s’agit plutôt d’un chef-d’œuvre des fake news russes. En réalité, la France a de plus en plus d’influence en Afrique, mais pas tout à fait au même endroit. Bien davantage en Afrique de l’Est ou en Égypte désormais que dans le traditionnel « pré carré » francophone. Mais cela n’en reste pas moins une forte expansion de l’influence française, et elle regardée sévèrement en France. On y entend des choses comme : « tout le monde nous déteste en Afrique, la preuve, notre ambassadeur à Bamako a été expulsé ». C’est certes regrettable, mais rappelons que si nous n’avons pas pu rétorquer, c’est parce que nous avions déjà expulsé l’ambassadeur du Mali deux ans auparavant …
N’oublions donc pas de rappeler cette importante dimension internationale d’Emmauel Macron. La volonté du « en même temps » est fondée sur les deux inspirations philosophiques d’Emmanuel Macron : Paul Ricœur et Machiavel. Et ce « en même temps » si critiqué permet tout de même d’être réélu sans cohabitation (seul président de la Vème République à qui ce soit arrivé). Tout cela est très nettement perçu à l’étranger, et pourtant largement nié dans l’opinion française. Je crois que c’est ce regard mondial qui est le plus pertinent pour traiter de la méthode Macron.
François Bujon de l’Estang :
Je crains que ce que vient de dire Lionel sur la dimension internationale du président français n’ait été également valable pour tous les présidents qui l’ont précédé. Mitterrand, Chirac, Pompidou, sans même parler de de Gaulle, tous avaient une grande présence internationale. D’ailleurs, les présidents de la République adorent incarner l’universalisme de la pensée française, c’est l’un des axes cardinaux de notre présence. En revanche vous faites bien de rappeler que le regard étranger sur la France évolue, et qu’il faut s’y intéresser.
Mais j’en reviens à la question telle que l’a formulée Philippe : « que reste-t-il du macronisme et de la macronie ? » Je trouve paradoxal qu’elle puisse se poser en ces termes alors que nous ne sommes qu’au tout début d’un second mandat. Ce n’est pas un réquisitoire que de reconnaître que les débuts sont difficiles : il n’y a pas de majorité parlementaire, il faut gouverner à coups de 49.3, tout ceci pèse beaucoup.
Au fond, qu’est-ce que le macronisme ? Existe-t-il réellement, au sens où il serait l’expression d’une certaine idée ou d’une certaine méthode ? Il y a un Macron, homme au talent indéniable, mais y a-t-il un macronisme ? Il est sans doute plus facile de dire ce qu’il n’est pas : ni une idéologie, ni un programme politique. Si l’on élimine tout cela, le macronisme est une situation politique, une circonstance inédite : la victoire très rapide et très surprenante d’un individu qui entend déroger au clivage droite-gauche traditionnel, et brouiller les cartes, pour faire apparaître un nouveau jeu politique.
Lénine avait analysé que l’impérialisme était « le stade suprême du capitalisme ». Je le paraphraserai volontiers en disant que « le macronisme est le stade suprême du giscardisme ». Si vous vous souvenez de l’intuition de Giscard, « les Français veulent être gouvernés au centre », et de sa volonté de « faire épouser son siècle à la France », tout y était déjà. Dans les débuts difficiles de ce second mandat, on retrouve même ce qui fut la malédiction du septennat de Giscard : devoir gouverner sans majorité parlementaire. Cette idée de faire disparaître la droite et la gauche, et de faire du « en même temps » est héritée en droite ligne du giscardisme.
Par conséquent, tout cela n’est-il pas illusoire ? Derrière cette apparence de renouveau, la droite et la gauche subsistent chez les uns et les autres, et bien sûr dans la société française. Certes, le macronisme a réussi à réduire à la portion congrue les anciens partis de gouvernement, mais rien ne dit qu’ils ne feront pas leur retour triomphal sitôt Macron parti. Car la macronie est bel et bien en crise. Elle n’a jamais réussi à s’implanter, on voit qu’elle est balayée à chaque élection locale. Il me semble que le macronisme est un phénomène transitoire, et que la droite et la gauche reviendront, car elles n’ont en réalité jamais quitté le paysage intellectuel et idéologique de la France.
Jean-Louis Bourlanges :
François a posé la question dans sa vraie dimension : le macronisme existe-t-il en tant qu’entité distincte de la droite et de la gauche ? Cela pose immédiatement un premier problème : la droite et la gauche existent-elles ? Oui et non. Elles existent si l’on pense qu’il y a une certaine tension entre deux concepts : la liberté, qui serait plutôt de droite, et l’égalité, plutôt de gauche. Mais en réalité la liberté vient de la gauche (de la Révolution française), et l’égalité a été fondamentalement assumée par la droite (à travers toutes les variations politiques autour du keynésianisme, le nouveau contrat social, l’ascenseur social, l’égalité des chances, etc.). D’autre part, la droite et la gauche existent comme forces d’agrégations mythologiques. Depuis la Révolution française, et plus précisément depuis la période des Jacobins, il y a l’idée que la France se divise en deux. D’un côté les vertueux, qui ont la légitimité et le monopole de la générosité, et c’est le côté gauche. De l’autre, les coquins et les crétins, qui sont à droite. Il y a deux façons de traiter les coquins et les crétins : on guillotine les coquins, et on éduque les crétins. C’est la matrice mythologique fondamentale de la gauche, qui ne croit pas à la pluralité des intérêts légitimes. Quand on est en situation de divergence, c’est qu’on est en faute morale. Sur ce plan là, le clivage droite-gauche existe toujours profondément.
Mais en réalité, quand on regarde la droite et la gauche telles qu’elles sont aujourd’hui, on s’aperçoit que les divisions sont telles qu’elles ne sont plus en état de fonctionner. A gauche, une seule alternative : refus de l’économie de marché d’un côté et de l’autre un social-libéralisme. A droite, une tension très forte entre un identitarisme autoritaire, hérité de l’Ancien régime (et mâtiné de bonapartisme), et une pensée libérale, très puissante politiquement mais relativement faible dans les milieux populaires.
Face à la montée de cette gauche anticapitaliste et de cette droite identitaire, Macron a estimé possible de rassembler tous ceux qui pouvaient s’accorder sur plusieurs points. La défense de la démocratie représentative, d’un Etat providence, et une organisation multilatérale (européenne et atlantique) de la vie internationale. Je crois que l’idée est bonne, c’est simplement qu’elle se heurte dans la pratique à différentes oppositions.
La mue n’a pas été faite. On n’a pas réussi à donner à la démocratie représentative de nouvelles lettres de noblesse, on reste dans une dérive un peu autoritaire. Ce qui a été tenté en termes de démocratie participative reste très insuffisant. En matière sociale, on a inventé quelque chose de très important : une sorte d’Etat-providence combiné à l’individualisme, une sorte « d’individualisme providentiel », mais on a négligé le problème central de l’ascenseur social. Sur le plan européen, on a affirmé des options très fortes en faveur de l‘Europe, mais on n’a pas de projet européen très clair. Enfin, sur l’écologie, on est resté un peu à la remorque d’un modèle traditionnel, plus utopique que véritablement stratégique. Le macronisme pouvait avoir un avenir, mais les structures partisanes ne sont pas au rendez-vous. Pour le moment le macronisme n’est ni un vrai parti ni même une confédération de partis. Tout reste à faire sur le plan politique, pour que tout puisse continuer sur le plan économique et social.