COLÈRES SOCIALES, GILETJAUNISATION, RÉFORMES SANS CONFRONTATION
Introduction
Philippe Meyer :
À ce jour, les syndicats font front commun contre les projets de réforme des retraites et le report de l'âge légal de départ. Après la grève cet automne des salariés des raffineries de pétrole, celle des contrôleurs de train au moment des fêtes et, aujourd’hui, celle des médecins libéraux et ses conséquences sur l'engorgement des services d'urgence à l'hôpital, avec le retour annoncé ou fantasmé des Gilets jaunes « partout en France », le climat social, dans un contexte d’inflation et donc de baisse du pouvoir d'achat, est devenu inflammable, d’autant que nombre de services publics sont défaillants, notamment ceux de la santé et des transports. Le maintien d'un bouclier tarifaire sur le gaz et l'électricité permet de contenir les factures d'énergie des ménages. Si l’inflation vient de connaître deux mois consécutifs de baisse en Europe, la hausse des prix des produits alimentaires se poursuit et le chômage pourrait remonter de son faible niveau actuel en raison du ralentissement de la croissance. Un contexte compliqué pour faire accepter une réforme des retraites à laquelle deux tiers des Français se disent opposés.
A quelques jours de la présentation de cette réforme mardi prochain, l'exécutif a poursuivi son opération de déminage. La Première ministre a indiqué, le 3 janvier, le retrait de la partie controversée du décret sur l’assurance-chômage qui prévoyait de réduire de 40 % la durée d’indemnisation lorsque le taux de chômage passerait sous la barre de 6 % de la population active. Elisabeth Borne a précisé que 65 ans n’était pas « totem ». et que « d'autres solutions peuvent permettre aussi d'atteindre l'équilibre de notre système de retraites à l'horizon 2030 » . Il pourrait s’agir d’un rehaussement à 64 ans de l’âge du départ, doublé d'une accélération de la réforme Touraine pour arriver à 43 annuités de cotisation. Mais les syndicats, après avoir été reçus cette semaine à Matignon, et une bonne partie de l'opinion publique, restent vivement opposés au projet du gouvernement.
Le directeur général Opinion de l'Ifop, Frédéric Dabi a indiqué sur Europe 1 le 2 janvier que seuls 22 % des Français soutiennent un âge de départ légal à la retraite fixé à 65 ans. Le même jour sur France inter, le directeur général délégué d'Ipsos France, Brice Teinturier a constaté que « 36 % des Français disent appartenir à une France en colère et plus de 50 % se disent mécontents ». Rien n'assure toutefois que cette contestation se traduise dans la rue. Et pour cause, « le contexte actuel n'est pas très favorable à des dynamiques collectives », juge le patron d'Ipsos. La FSU « appelle l'ensemble des agent-es concourant au service public d'éducation à une journée d'action le 17 janvier » pour « les salaires et la retraite ». Côté partis politiques, la France Insoumise appelle à une « Marche pour nos retraites » à Paris le 21 janvier prochain.
Kontildondit ?
Lucile Schmid :
Je commencerai par un paradoxe : on ne cesse aujourd’hui de parler de « giletjaunisation » de notre vie démocratique, or les Gilets jaunes ne font pas le plein quand il s’agit de manifester, nous l’avons constaté samedi dernier. Cette question renvoie évidemment à quelque chose d’autre que le simple de nombre de manifestants, c’est à dire au malaise entre la société française et ceux qui la gouvernent. On nous dit qu’il s’agit d’un mal français : la fameuse tension entre la société et les élites, dont on parle depuis des décennies. A-t-on franchi une nouvelle étape avec ce terme de « giletjaunisation » ?
Le lien est incontestablement abîmé entre la société française et les institutions, alors même que tous disent avoir un objectif commun : sauver le modèle social français. Pourtant la colère monte, et on a le sentiment qu’au nom de cette sauvegarde d’un modèle social, on va adopter des réformes qui vont vers moins de social, et peut-être même vers l’accroissement des privilèges. En ce début de deuxième mandat, Emmanuel Macron prendra-t-il le risque d’être le président des riches ?
Le modèle craque. Et malgré le « quoi qu’il en coûte », il n’a pas été réparé. Comment allons-nous faire sur la question du service public ? On a le sentiment que pour préserver ce qui fait la cohérence de notre société, le « quoi qu’il en coûte » ne suffit pas.
Il faut se situer à la fois dans le temps social et dans le temps politique. Plusieurs commentateurs nous disent que le président de la République a réussi à éviter le « 3ème tour social » pendant son premier quinquennat, mais que c’est désormais ce qui le menace. La manifestation contre la réforme des retraites a réussi à présenter un font uni du côté des syndicats, CFDT incluse.
On ne cesse de nous dire qu’il faut ressusciter les corps intermédiaires, que c’est là ce qui manque entre la société française et les institutions. Les syndicats, les associations, les élus locaux, tout ce qui peut faire le lien entre le sommet et la base. Or, et nous l’avons vu avec la grève dans les raffineries ou celle des contrôleurs de la SNCF, aujourd’hui les syndicats ne parviennent plus à représenter ceux qu’ils défendent. La SNCF reste un bastion syndical, et pourtant la CGT et SUD-Rail ont été dépassés par le mouvement des contrôleurs. Parce que pendant des années, les contrôleurs ont dénoncé la dégradation de leurs conditions de travail, mais le corporatisme des syndicats a créé un défaut de représentativité. Ceux qui se disent corps intermédiaires n’ont plus la capacité de représenter alors même qu’à l’Assemblée nationale nous assistons à des batailles rangées. Qui peut aujourd’hui représenter les Français ? Cette question renvoie à l’ensemble du système politique, et pas au seul Emmanuel Macron.
Richard Werly :
La réforme des retraites qui sera bientôt annoncée sera sans doute un bon miroir. Pour moi, trois fautes expliquent l’impossibilité de surmonter le malaise social français.
D’abord, et c’est particulièrement visible depuis l’étranger, ni le président de la République ni le gouvernement n’ont trouvé de bons arguments pour convaincre. Or c’est très problématique quand on fait de la politique, a fortiori avec un sujet aussi capital que les retraites. En Suisse, nous avons eu des votations à ce sujet, et les Suisses ont repoussé l’âge de la retraite. Mais ils n’ont pas voté cela parce qu’ils seraient disciplinés ou très préoccupés de l’état des comptes publics, ils l’ont fait car on les a convaincus. En France, il y a un vrai déficit d’argumentation. Tant que le gouvernement n’aura pas trouvé de solides arguments, défendables au-delà du pré carré de la majorité parlementaire présidentielle, je ne vois pas comment le malaise pourrait se dissiper.
Ensuite, il y a un problème de méthode. Lucile expliquait que les syndicats sont débordés, mais même sans cela, le gouvernement ne sait toujours pas travailler avec les partenaires sociaux désignés. La faute incombe-t-elle au gouvernement ou aux dits partenaires sociaux ? C’est un autre débat mais quoi qu’il en soit, et étant donnés les échecs du premier quinquennat dans ce domaine, on aurait pu espérer un meilleur mode de fonctionnement, or c’est encore très insuffisant.
Enfin, il y a le problème des solutions. Qu’il s’agisse de l’assurance-chômage ou de la santé (et nous verrons avec les retraites), on n’annonce que des solutions partielles. Autrement dit des pansements. J’ai par exemple sursauté en entendant Emmanuel Macron déclarer que pour simplifier, à la tête des hôpitaux, on mettrait désormais des tandems …
Tant qu’il n’y aura pas des arguments, une méthode et des solutions crédibles, le malaise social n’est pas près de s’apaiser. On peut au contraire craindre qu’il ne s’envenime, car sur ce front, aucune éclaircie n’est en vue.
Béatrice Giblin :
Je suis frappée par deux expressions qui reviennent constamment dans les débats : les Français sont en colère et ils ont peur. On nous en rebat les oreilles et pourtant, cela n’entraîne pas une véritable mobilisation d’envergure. La grève dans les raffineries a beaucoup fait parler d’elle, ou celle des contrôleurs SNCF, mais c’est parce que ce sont des postes stratégiques. Peu de gens étaient en réalité mobilisés.
On nous promet une grande mobilisation, mais cela a plutôt l’air d’un pari de la part des syndicats. Sauf que ces syndicats ont de moins en moins de prise sur les salariés, comme l’expliquait Lucile. Je suis donc un peu perplexe sur leur capacité à mobiliser massivement. On parle de Laurent Berger en disant : « même lui ! » Pourquoi pas, mais je rappelle que la CFDT a tenu un récent congrès, au cours duquel la base lui a clairement signifié qu’il n’était pas question de toucher aux 62 ans. Dans ces conditions, que peut-il faire ? Il est bien obligé de représenter ses propres troupes, il ne peut absolument pas aller contre.
C’est également un pari pour LFI et toute la Nupes, qui ont annoncé un grand rassemblement le 21 janvier prochain. Les syndicats ont d’ores et déjà demandé à ce qu’on ne vienne pas marcher sur leurs plate-bandes, et prévenu que les luttes ne convergeraient pas. On sait par ailleurs que les socialistes vont y aller à reculons.
Troisième pari : celui du gouvernement, qui mise sur une mobilisation faible. Il y aura un accord avec LR, on essaiera de faire passer la réforme rapidement, et puis il suffira d’attendre que les choses se calment. Les médecins libéraux n’étaient pas tous en grève, une partie seulement : les médecins de demain. Je rappelle que si on manque de médecins, c’est parce que ce sont les médecins qui ont imposé un numerus clausus après 1968. Si on manque de médecins, c’est parce que des médecins n’ont pas voulu partager le gâteau de la sécurité sociale. Et puis ils refusent de déléguer des actes simples à des infirmiers, comme la vaccination par exemple. C’est ainsi que nous avons une médecine dite « libérale », en réalité entièrement financée par la sécurité sociale.
Jean-Louis Bourlanges :
C’est vrai, le numerus clausus a été le fait des médecins d’une part, mais aussi de Bercy, qui se réjouissait des économies que cela lui ferait faire. Ce fut la combinaison d’une pathologie sociale et d’une pathologie étatique, très françaises.
Et la situation actuelle est le reflet d’une aggravation des pathologies françaises. La première d’entre elles est la nostalgie. Nous sommes dans un monde qui devient très dur, dans lequel il faut travailler davantage, travailler mieux, et relever de nombreux défis. Derrière cette obsession du maintien à 62 ans de l’âge de départ à la retraite, et le rêve de son retour à 60 ans, il y a vraiment la réplique de Faust à Marguerite : « reste encore un instant, tu es si belle ! » On veut prolonger le plus possible un passé qu’on estime heureux. Nous travaillons moins longtemps que les autres, et cela se voit dans notre commerce extérieur. Le déficit commercial français signifie une chose : nous consommons plus que nous ne produisons. Il faut rétablir cet équilibre, pas seulement par la quantité de travail, mais aussi par la qualité. D’où les deux piliers : le temps de travail, mais aussi la formation, la recherche, etc.
Deuxième pathologie : en France, l’argent n’a pas de prix. Pour les Français, il pousse dans les arbres. Et évidemment, cette tendance s’est accentuée après le « quoi qu’il en coûte », même si celui-ci pouvait se justifier. Si vous écoutez par exemple M. Mélenchon, il n’y a pas de dette, ou il suffit de l’abolir. Tout discours sur le rééquilibrage financier est jugé incompréhensible et technocratique.
Troisième pathologie : la mise en cause des élites. Il est vrai qu’on en parle depuis toujours, mais on constate tout de même un effondrement global de tout ce qui structurait l’opinion, à droite et à gauche. À gauche, le Parti communiste était une formidable machine à unir des intellectuels, des responsables d’entreprises, des ouvriers spécialisés jusqu’aux manœuvres. A droite, l’effondrement massif de la hiérarchie catholique, et les dégâts que cela a engendré sur une certaine forme de surmoi. Quand vous êtes coupé de tout cela, vous remplacez la revendication de solidarité par celle d’égalité, et d’une égalité fondée sur le ressentiment. Évidement, l’individualisme bonapartiste de Macron accentue ce phénomène, et ne répond pas au besoin de corps intermédiaires.
Enfin, sur la valeur travail, il y a un raisonnement très important, même si l’énoncer fait généralement perdre les élections. Il y a l’idée que le temps de cotisation est une période qui s’achève par une libération. Si vous payez pendant un certain nombre d’années, vous êtes quitte de l’obligation de travailler, même si vous êtes en bonne forme physique et/ou mentale. Et cette idée de « libération » fait évidemment qu’on l’espère le plus tôt possible, pour pouvoir profiter le plus longtemps possible d’une condition de rentier. C’est marcusien, pas marxiste : il faut libérer l’Homme du travail, et non le libérer par le travail. Or la base du contrat social, c’est de travailler (dans de bonnes conditions) tant que vous avez la force physique, intellectuelle et morale de le faire, puisque c’est la contrepartie de ce que vous donne la société. Au bout du compte, ces quelques années de rente sont payées par les jeunes. Mais je crois qu’au bout du compte, les Français ont du bon sens, et que les raisons pour lesquelles ces réformes sont nécessaires sont fortes. C’est un pari que fait le gouvernement, entre le bon sens et les pulsions. Il est très incertain, mais pas nécessairement perdu.
Lucile Schmid :
A propos du déficit d’arguments dans les réformes de structure, je rappelle que quand Emmanuel Macron a commencé à parler de réforme des retraites, il a abordé la question de l’égalité, de la remise à plat du système. Il y avait l’idée d’installer un régime juste. Aujourd’hui, c’est le rétrécissement des perspectives qui provoque la grogne des Français. Après un quinquennat, on a réalisé que cette réforme n’allait être que comptable, qu’elle ne bénéficierait pas à ceux qui ont commencé à travailler jeunes et qui ont un corps usé. Je suis en désaccord total avec Jean-Louis sur la retraite envisagée comme une rente. Je pense que beaucoup de choses dépendent du type de travail que l’on a exercé, de la pénibilité, mais aussi de la façon dont on veut s’occuper de ses vieux parents ou de ses petits-enfants. Tous ces éléments sont d’autant plus importants que l’emploi des seniors en France est très problématique : quand vous perdez votre travail à 55 ans en France, vous êtes bien mal parti … C’est pourquoi aborder la question des retraites par le seul prisme financier est un problème fondamental, car il s’agit en réalité d’une question de justice.
La réforme des retraites ne pourra passer que grâce à un accord avec LR. On sent revenir dans cette affaire de petits jeux politiciens, qui au fond dérangent profondément les Français. Quand on veut faire une réforme de structure, il faut non seulement de bons arguments, mais aussi de la faisabilité. Je ne crois pas du tout que le sujet soit la « rente ».
Richard Werly :
Si l’on regarde le faible état de mobilisation sociale, on pourrait déduire qu’il existe une forme de majorité silencieuse dans le pays en faveur de la réforme. Donc, pour reprendre les termes de Jean-Louis, le « bon sens » serait en train de gagner. Mais il ne peut pas gagner tout seul, il faut l’accompagner d’arguments, de méthode, mais aussi d’une récompense. Et là, n’en déplaise à Jean-Louis, je crois qu’il y a un vrai problème de donnant-donnant. La difficulté avec Emmanuel Macron est encore une fois la même : il a peut-être de bonnes intuitions sur l’avenir et les nécessités de réformes, mais il n’y a jamais de réciproque, de sentiment que les réformes entreprises vont bénéficier à l’ensemble de la population. Et le tricotage politicien avec la droite (bouger tel curseur pour contenter untel) est totalement désastreux, car cela ne fait que transformer cette réforme (à mes yeux essentielle) en manœuvre politicienne, voire politicarde. C’est un repoussoir absolu pour la population.
Béatrice Giblin :
Pourquoi se focalise-t-on autant sur l’âge de départ ? Pourquoi ne pas seulement raisonner en annuités ? Plus on commence à travailler tôt, plus tôt on peut s’arrêter. Il y a déjà des gens qui doivent travailler jusqu’à 65 ans pour avoir leur retraite à taux plein. J’ai beaucoup de mal à comprendre pourquoi il faudrait absolument repousser cet âge. Car ce serait effectivement très injuste pour ceux qui ont commencé tôt, et ce sont souvent ceux dont les conditions de travail sont les plus difficiles, ou qui n’ont pas un travail gratifiant ou épanouissant. C’est aussi pour cela que l’on n’arrive pas à argumenter de façon crédible, car il y a là une injustice qui sauterait aux yeux.
Jean-Louis Bourlanges :
Je m’insurge contre l’interprétation que Lucile a fait de mes propos, sur la « rente ». Il faut partir du raisonnement suivant : quelle est la place du travail dans la vie ? En réalité, on ne commence pas à travailler « tard », on commence à trois ans. On travaille d’un bout à l’autre de sa vie, jusqu’à ce qu’on ne soit plus en capacité de le faire. C’est un problème philosophique : se satisfaire d’une durée de cotisation. « On fait tant d’années, et puis on est quitte ». Mais non ! Il est vrai que le chiffre de 65 ans est devenu un fétichisme, et qu’en réalité la seule chose qui compte c’est la capacité de travail des seniors. Or celle-ci est déterminée par la nature du travail, et par l’état du travailleur, autrement dit par la pénibilité. Il faut évidemment la prendre en compte. Mais la durée de cotisation est elle aussi un fétichisme, car en réalité les gens commencent à travailler à trois ans. On me rétorquera qu’il ne s’agit pas du même travail, et on aura raison. Mais on ferait mieux de réfléchir à l’inégalité des revenus, des conditions de travail, des promotions … Il y a des tas de choses à faire pour transformer la condition des travailleurs. Mais dire « je fais 40 ans et j’arrête », alors qu’on est peut-être en pleine forme, c’est une philosophie qui est erronée. Mais nous savons bien que la société française a cessé d’être marxiste pour devenir marcusienne : elle veut se libérer du travail et non par le travail. Sans doute suis-je le dernier marxiste français …
XI JINPING DANS UNE IMPASSE ?
Introduction
Philippe Meyer :
Début 2020, lorsque la pandémie a éclaté, Pékin a inventé la stratégie du confinement, et sa politique “zéro Covid” semble avoir d’abord été un succès sanitaire. Mais près de trois ans plus tard cette politique portée par Xi Jinping a sapé l’économie et coupé le pays d’un monde qui, lui, a continué son chemin. Au lendemain du 20ème congrès du Parti communiste chinois, fin octobre, qui a consacré le pouvoir absolu de Xi Jinping, la Chine a été confrontée à une vague de protestation contre la stratégie zéro Covid, d’une ampleur sans précédent depuis le mouvement de Tiananmen, en 1989. La colère sociale a gagné l'ensemble du pays après l’incendie le 24 novembre à Urumqi, la capitale régionale du Xinjiang, d’un immeuble confiné et cadenassé qui a fait au moins dix morts. Des manifestations violentes contre les confinements sans fin et les tests quotidiens se sont déroulées à l'intérieur des villes dans plus de quinze provinces, dans une centaine d'universités et dans des usines géantes, comme celle de Foxconn, à Zhengzhou. Beaucoup de citoyens ont réclamé ouvertement la démocratie, la fin du système de parti unique et le départ de Xi Jinping.
Les confinements à répétition ont miné l'économie chinoise et sapé son attractivité. La désorganisation de la production et l'effondrement de la demande intérieure limiteront la croissance, qui était de 9,5 % par an lors de l'accession au pouvoir de Xi Jinping en 2012, à 2 à 3 % au cours de la décennie 2020, contre 4,5 % en Asie et 7 % en Inde. Le ralentissement de l'activité génère déjà un fort chômage, qui touche notamment 20 % des jeunes, tandis que la population connaît un vieillissement accéléré sans système de retraite ni de santé pour y faire face. La population active pourrait être divisée par deux en un demi-siècle.
Sous la pression de la rue et d’une économie en déclin, Pékin a annoncé le 7 décembre une mise à l’écart de facto de la politique zéro Covid. En vingt-quatre heures, la Chine est passée de l’injonction « protéger la vie quoi qu’il en coûte » à « privilégier l’économie à tout prix », et de « l’État prend soin de toi » à « chacun prend soin de soi ». Officiellement, ce n’est pas la politique qui a changé, c’est le virus, martèle la propagande. Jusqu’au 6 décembre, celui-ci était une pneumonie mortelle. Depuis le 7, la Chine l’assimile à une grippe, voire à un simple rhume. Cependant, les hôpitaux et les crématoriums sont débordés et les autorités jugent « impossible » de quantifier l’épidémie.
Kontildondit ?
Béatrice Giblin :
On a été surpris (et plutôt agréablement, il faut bien le reconnaître) de voir le nombre de ces jeunes Chinois qui ont protesté contre le régime à la suite de cet affreux incendie. Ce dernier est apparu comme criminel, puisque les habitants de cet immeuble en flamme y étaient enfermés. Cette protestation s’est propagée à presque toutes les grandes villes chinoises. Le fait que le mouvement ait démarré dans le Xinjiang est intéressant, puisque c’est la région des Ouïghours, une zone dans laquelle le contrôle de l’appareil d’Etat est particulièrement strict. Et puis cela s’est propagé comme une traînée de poudre, de façon totalement inattendue. L’image de ces protestataires brandissant des feuilles blanches, pour contourner la censure, était particulièrement frappante.
Or le gouvernement chinois a lâché du lest, contre tout attente. Et depuis le 29 novembre, on n’a plus vent de manifestations. Que réclamaient les protestataires ? La fin de la politique zéro Covid certes, mais aussi davantage de liberté d’expression, voire de dégager Xi Jinping, ce qui était totalement inattendu. Au point qu’on a même pu se demander s’ils étaient tout à fait conscients de l’ampleur de leur revendication, et du niveau de répression qu’elle allait entraîner.
Tout cela s’est produit un mois après la grande théâtralisation du 20ème congrès, au cours duquel Xi est apparu en majesté, contrôlant absolument tout. Le contraste était donc tout à fait saisissant.
Pour autant, la Chine est-elle dans une impasse ? Je trouve le terme trop fort, car je ne pense pas que le régime risque de s’effondrer à court ou même moyen terme. En revanche il est vrai qu’il fait face à de très graves problèmes. Le chômage des jeunes, et la fuite des Chinois, un exil volontaire, parfois de familles entières.
Et bien sûr, le changement d’image de la Chine dans le reste du monde. Pas en Afrique, certes, mais déjà en Asie et très fortement en Occident. L’image de ce pays plutôt bienveillant, non ingérant et favorable au développement de tout un chacun a fait long feu. Désormais, on voit un impérialisme préoccupant, un dangereux nationalisme, dont il faut impérativement se méfier. C’est sans doute le phénomène le plus significatif, car il change les rapports de force. Les Etats-Unis « ferment » le secteur de la technologie aux Chinois, les tensions sont réelles et très fortes, on le voit évidemment avec Taïwan. La position de la Chine par rapport à l’agression russe en Ukraine est elle aussi révélatrice : Pékin ne soutient pas ouvertement l’invasion, mais dans les faits ne s’y oppose pas. On est donc dans un moment de basculement potentiel.
Richard Werly :
Il y a indubitablement eu un basculement narratif. Au fond, on ne sait pas ce qui est en train de se passer, ni quelles seront les conséquences de la fin du confinement chinois et des régulations sanitaires. Mais le changement narratif n’est pas que là. Xi Jinping a bâti son pouvoir sur un succès, sur l’idée qu’il était l’homme qui donnerait à la Chine les clefs de son avenir. Cet avenir devait passer par une récupération de Hong Kong et de Taïwan. Succès militaire et succès économique. Or on a exactement l’inverse, puisque le régime a échoué sur au moins deux niveaux : il n’a pas su produire un vaccin efficace, au contraire des autres grandes puissances, et puis il n’a pas su faire adhérer sa population à la politique de confinement.
Quelles conséquences tirer de ce basculement narratif ? Si l’on estime qu’il y a aujourd’hui une confrontation programmée entre la Chine et l’Occident, alors on ne peut que se réjouir des revers actuels de l’adversaire. Le régime chinois est en train de s’affaiblir, et devient vulnérable. Comme il a d’énormes contraintes économiques, cette vulnérabilité va le pousser à des concessions, et c’est peut-être le moment d’en profiter. Ce cynisme n’est peut-être pas très honorable, mais il semble que ce soit le moment d’imposer à la Chine un certain nombre de choses. C’est pourquoi j’ai été stupéfait d’entendre que l’Union européenne proposait de donner des vaccins à la Chine. Qu’on aide à vacciner les Chinois, évidemment, mais pourquoi ne pas proposer les vaccins à prix coûtant ? Pourquoi faudrait-il qu’on les offre à la deuxième puissance économique mondiale, qui a largement les moyens de se les payer ? Bruxelles marche sur la tête.
On peut regretter que la géopolitique soit faite de rapports de force, mais si on l’admet, il faut jouer le jeu et obtenir des avancées quand une occasion se présente. On peut au contraire considérer que le rapport n’a pas à être une rivalité, et qu’un partenariat vaut beaucoup mieux. Pourquoi pas, mais n’oublions pas qu’avec Xi Jinping, il n’y aura jamais de donnant-donnant, et que les intérêts chinois passeront toujours les premiers.
Lucile Schmid :
La période actuelle a au moins le mérite de déconstruire un fantasme, qui fait envier à certains la « force » des dictatures. On sait bien que les démocraties sont fragiles, mais à regarder aujourd’hui Xi ou Poutine, on s’aperçoit que les régimes autoritaires le sont tout autant. Rappelons-nous que quand la pandémie a éclaté, on nous assurait que le régime chinois allait en tirer des bénéfices politiques et économiques. Souvenons-nous également de la façon dont l’OMS hésitait à dire que la pandémie venait de Chine. Le changement narratif concerne aussi la façon dont on compare démocraties et dictatures.
Nous réalisons par exemple à quel point Xi Jinping a pris une posture différente de ses prédécesseurs quand il a pris ses fonctions : il a assumé le nationalisme, l’autoritarisme et la personnalisation du pouvoir. Et pourtant, la société chinoise, malgré le manque de libertés, parvient à trouver des ressorts démocratiques puissants. Quand ces étudiants brandissent leurs feuilles blanches pour faire un pied-de-nez à la censure, nous sommes tout à fait saisis par la force de ce geste, par cet irrépressible élan de liberté et de démocratie.
Avec Xi Jinping, on a tout de même une situation où le père Ubu le dispute à Kafka. On vaccine d’abord les actifs, les agents des douanes et ceux qui manipulent les poissons et les légumes car « le virus vient de l’extérieur ». C’est ce déni de réalité qui saute aujourd’hui à la tête des dictateurs. Cela donne un certain espoir : peut-être ces protestations ne finiront-elles pas comme celles de Hong Kong il y a quelques mois.
Jean-Louis Bourlanges :
Il est vrai que les dictatures sont incapables de relever certains défis, mais cela ne les rend pas pour autant fragiles. Quelles que soient les difficultés de la Chine ou de l’Iran, on voit bien que ces régimes ne sont pas près de tomber.
Quand Xi Jinping a pris le pouvoir en 2013, la bascule a été très impressionnante. Sur le plan idéologique, il y eut d’abord un abandon total du « libéralisme » de Deng Xiaoping, et un retour à ce que le marxisme a de plus inhumain, à cette espèce de chape de plomb. On croyait tout cela dans les poubelles de l’Histoire, et on n’imaginait pas pouvoir y retourner. Je me souviens être allé à Canton dans les années 2000, et j’y avais ressenti une atmosphère de relative libéralisation. Depuis, la vis s’est très fortement resserrée, accompagnée d’une mobilisation très inquiétante de ressources technologiques aux relents dystopiques. Un refus de l’humanisme, pouvant réellement déboucher sur « le meilleur des mondes » d’Huxley.
Sur le plan économique, la reprise en main étatique s’est révélée assez catastrophique, et défavorable à l’innovation scientifique, comme en témoigne la pandémie. Et sur le plan international, le nationalisme est très agressif, avec un corps diplomatique n’hésitant pas à utiliser l’insulte. Tout cela est prodigieusement absurde, car cela ne produit que des résultats négatifs. Le modèle de Xi consiste à compenser un dissensus par un surcroît de violences.
Comment réagir face à cela ? Je crois que les Américains ont raison sur un point précis : dire que nous avons affaire à davantage qu’une rivalité, il ne s’agit ni plus ni moins que d’une menace faite à nos valeurs les plus fondamentales : liberté et droits humains. Même aux pires heures du système soviétique, on reconnaissait que le stalinisme était une horreur, mais on continuait à se réclamer de l’humanisme. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
C’est pourquoi je me méfie un peu de cette notion que cultive le président Macron, celle de « puissance d’équilibre ». Je ne crois pas qu’il soit possible de se tenir « entre » les deux superpuissances. En revanche il est vrai que nos intérêts ne sont pas toujours parfaitement alignés avec ceux de nos alliés. Par exemple quand les Etats-Unis font leur Inflation Réduction Act pour lutter contre la Chine, l’Europe prend une balle perdue. C’est d’ailleurs un énorme problème pour l’UE que d’adopter une attitude commune vis-à-vis de la Chine, car l’Allemagne est très profondément engagée dans des collaborations et des partenariats avec Pékin. Dans ces conditions, défendre nos intérêts est très acrobatique : il nous faut ménager nos voisins, nos alliés, les opportunistes, ceux qui ne veulent pas mettre tous leurs œufs dans le même panier. Mais ne nous illusionnons pas : nous ne pourrons pas être un continent « intermédiaire ».
Béatrice Giblin :
La Chine se voyait devenir la première puissance mondiale dans un délai assez court. C’était l’objectif affiché de Xi, qui s’accompagnait du nationalisme idoine. On se disait que le pays avait tout son temps, et que ce modèle allait gagner tôt ou tard. Si le moment est si important, c’est parce que c’est précisément cette idée qui est remise en cause. On sait qu’un certain nombre d’Etats (notamment africains) suivent la Chine. Mais si elle est en difficulté, les équilibres géopolitiques du monde peuvent changer beaucoup plus vite qu’on ne l’imaginait.